[16] CHAPITRE XVI. De la trahison commise à La Roche-Guyon, par Guillaume, beau-frère du roi. — De la mort de Gui et de la prompte vengeance exercée sur Guillaume. Sur un promontoire que forment dans un endroit de difficile accès les rives du grand fleuve de la Seine, est bâti un château non noble, d'un aspect effrayant et qu'on nomme La Roche-Guyon: invisible à sa surface, il est creusé dans une roche élevée; la main habile de celui qui le construisit a coupé sur le penchant de la montagne, et à l'aide d'une étroite ou chétive ouverture, le rocher même, et formé sous terre une habitation d'une très-vaste étendue. C'était autrefois, selon l'opinion générale, soit un antre prophétique où l'on prenait les oracles d'Apollon, soit le lieu dont Lucain dit: "... Nam quamuis Thessala uates Vim faciat fatis, dubium est quid traxerit illuc, Aspiciat Stygias, an quod descenderit, umbras". "... car quoiqu'elle fasse violence aux destins, l'ombre qu'elle évoque peut douter elle-même si elle sort des Enfers ou si elle y entre". {Lucain, Le guerre civile, VI, 651-653} De là peut-être descend-on aux enfers. Ce château souterrain, non moins odieux aux hommes qu'à Dieu, avait pour maître Gui, jeune homme d'un bon caractère: étranger à la méchanceté de ses ancêtres, il en avait interrompu le cours, et se montrait résolu de mener une vie honnête et exempte de toute infâme et vorace rapacité. Surpris à la faveur de la malheureuse position de son funeste château, et massacré par la trahison de son beau-père, le plus scélérat d'entre les plus scélérats, il perdit par une mort imprévue son manoir et sa vie. Guillaume, ce beau-père, Normand d'origine, n'avait pas son égal en perfidie, et on le regardait comme l'ami le plus intime de son gendre. Cet homme, tourmenté d'une noire envie et enfantant d'iniques projets, trouva, le soir d'un certain jour de dimanche, l'occasion favorable d'accomplir ses traîtres desseins; il vint donc, couvert d'une cuirasse et enveloppé d'un manteau, à la tête d'une poignée de scélérats, et se mêla, mais avec des pensées bien différentes, à ceux qui, comme les plus dévots, se rendaient les premiers vers une église qui communiquait à la maison de Gui par une fente du rocher. Tandis que les autres se livraient à la prière, lui feignit pendant quelque temps de prier aussi, mais il examina attentivement par quel chemin il pourrait pénétrer jusqu'à Gui, et se jeta en travers de la porte par laquelle celui-ci se hâtait d'entrer dans l'église; tirant alors son glaive, et secondé par ses criminels associés, il s'abandonne en furieux à sa propre iniquité, attaque, frappe et égorge son gendre sans défiance, et prêt à lui sourire s'il n'eût senti le tranchant de l'épée. La noble épouse de Gui, stupéfaite à cette vue, s'arrache les cheveux; et se déchire les joues, comme le font les femmes dans leur colère, court vers son mari sans s'inquiéter de la mort qui la menace, se précipite sur lui et le couvre de son corps. «Vils bourreaux, massacrez-moi, s'écrie-t-elle, moi malheureuse, et qui ai bien plus mérité le trépas.» Toujours étendue sur son mari, et recevant les coups et les blessures des assassins, elle ajoutait: «De quoi, cher époux, t'es-tu rendu coupable envers ces hommes? Gendre et beau-père, n'étiez-vous donc pas liés d'une indissoluble amitié? Quelle est cette fureur insensée? la frénésie vous transporte.» Les meurtriers la traînant par les cheveux, l'arrachent de dessus son mari, percée par le glaive, meurtrie de coups et le corps presque tout déchiré de blessures; ils font ensuite subir à son mari la mort la plus ignominieuse, et, par une cruauté digne d'Hérode, écrasent contre le rocher ceux des enfants qu'ils trouvent sous leurs mains. Pendant que grinçant des dents et courant çà et là, ils se livrent à leur rage, la malheureuse femme étendue par terre soulève sa tête infortunée et reconnaît le cadavre de son mari; entraînée par son amour, elle rampe à la manière des serpents, autant que le lui permet sa faiblesse, se traîne toute sanglante, arrive jusqu'à ce tronc inanimé, le couvre autant qu'elle le peut des plus doux baisers, comme s'il était encore vivant, pousse de lugubres gémissements, et payant à Gui le seul tribut funèbre qui soit en son pouvoir, elle s'écrie: «Quel bien me reste-t-il encore, cher époux? Est-ce là ce qu'a mérité ton admirable et chaste fidélité envers moi? Est-ce là ce que tu devais t'attirer en renonçant à la vie criminelle qu'ont menée ton père, ton aïeul et ton bisaïeul? Est-ce pour cela que, laissant la pauvreté régner dans ta maison, tu t'es abstenu de tout brigandage envers tes voisins et les pauvres?» Elle dit et retombe sans forces, épuisée par la violence de son chagrin; et nul n'aurait pu distinguer la femme demi-morte du mari entièrement mort: tous deux étaient également baignés dans les flots de leur sang confondu. Après les avoir jetés dehors ainsi que de vils pourceaux, et s'être, comme une bête féroce, rassasié de sang humain, le scélérat Guillaume suspendit enfin sa fureur; admirant alors, plus qu'il n'avait encore fait, la force inexpugnable du rocher, il la loue et examine mûrement en lui-même tout ce qu'elle lui offre de moyens pour exercer de tous côtés ses rapines et répandre à sa volonté la terreur parmi les Français et les Normands. Montrant ensuite sa tête insensée à une fenêtre, il appelle les habitants natifs du pays, et cet homme qui n'a en lui rien de bien, leur promet toute espèce de biens s'ils veulent s'attacher à sa personne; mais c'est en vain, aucun n'entre dans le château. Le matin cependant la nouvelle de ce grand et horrible forfait vole rapidement et excite à la vengeance non seulement le voisinage, mais les gens les plus éloignés; ceux du Vexin, hommes courageux et trèsredoutables dans les combats, violemment animés, rassemblent de toutes parts, chacun selon son pouvoir, de grandes forces en chevaliers et en fantassins, et marchent en toute hâte contre la roche, dans la crainte que le puissant roi des Anglais Henri ne prête plus tard son appui aux perfides meurtriers; ils placent sur le penchant du rocher beaucoup de chevaliers et d'hommes de pied afin d'empêcher que personne entre dans le château ou en sorte, et postent le gros de leur armée de manière à intercepter aux Normands la route par laquelle ils pourraient amener des secours. Cependant ils députent vers le roi Louis, lui font connaître l'action scélérate de Guillaume, et demandent ce qu'il ordonne de faire à cet égard. Ce prince, par un exprès commandement de son autorité royale, leur enjoint de faire subir aux coupables la mort la plus cruelle et la plus honteuse, et promet de les aider, s'il le faut. Leur armée étant demeurée sur les lieux quelques jours, le criminel, voyant qu'elle se renforçait de jour en jour davantage, commence à trembler, réfléchissant alors sur ce qu'il a fait: par suite de sa docilité aux insinuations du démon, il appelle quelques-uns des plus nobles hommes du Vexin, et leur prodigue les plus belles promesses de s'unir à eux, et de servir bien fidèlement le roi des Français, s'ils veulent le laisser en paix dans son rocher. Ceux-ci ayant rejeté ces propositions, et pressant la punition de ce traître, le forcent, dans son abattement, de s'engager à leur remettre le château qu'il occupe, s'ils veulent lui assigner, sous serment, un lieu où il puisse se retirer, et lui garantir toute sécurité pour s'y rendre. Cet engagement fut confirmé par le serment, et quelques Français seulement y souscrivirent. La fin de ce misérable fut donc différée jusqu'au lendemain par cette circonstance; mais le matin quelques-uns des nôtres entrèrent dans le souterrain, outre ceux qui avaient juré l'arrangement, et furent suivis de beaucoup d'autres. Ceux qui étaient encore dehors se mirent alors à pousser de violentes clameurs, et à crier d'une manière effrayante qu'on eût à leur livrer les coupables, et à choisir, ou de le faire sur-le-champ, ou de partager leur supplice, comme complices de leur crime: ceux qui avaient juré la convention résistent, mais ceux qui ne l'avaient pas jurée l'emportent par leur audace et la crainte qu'ils inspirent, foncent le glaive en main dans le château, attaquent les assassins, égorgent pieusement ces impies, coupent aux uns tous les membres, éventrent cruellement les autres, et trouvent trop doux ce qu'il y a de plus cruel, se livrant contre eux à tous les excès de la fureur. On doit croire que la main de Dieu hâta cette punition si prompte du crime, puisque ces malheureux, jetés, tant morts que vivants, par les fenêtres, et couverts de dards innombrables, comme des hérissons, étaient soutenus en l'air par les fers de lance, et y flottaient comme si la terre les rejetait loin d'elle. C'est ainsi que l'on punit de peines extraordinaires un forfait extraordinaire aussi, et que Guillaume qui, vivant, avait montré un cœur pervers, mourut privé de cœur. Son cœur, en effet, arraché de ses entrailles, et tout gonflé de fraude et d'iniquité, fut placé sur le haut d'un pieu, et resta planté dans un certain lieu en témoignage de la vengeance qu'on avait tirée de sa scélératesse. Son cadavre et celui de quelques-uns de ses compagnons, attachés avec des cordes sur des claies faites exprès, furent jetés dans le fleuve de la Seine, afin que si rien ne les empêchait de flotter jusqu'à Rouen, ils fissent voir comment était punie la perfidie, et afin aussi que ces criminels qui, vivants, avaient un moment souillé la France de leur présence corrompue, morts, en infectassent à tout jamais la Normandie, comme la terre natale de telles gens. [17] CHAPITRE XVII. Comment le roi Louis enleva à son frère Philippe, et malgré sa résistance, les châteaux de Mantes et de Montlhéry. Là rareté de la foi fait que l'on rend le mal pour le bien, plus souvent que le bien pour le mal. Cette dernière conduite est divine; la première n'est ni divine ni humaine; cependant on la tient. Ce mauvais penchant se manifesta dans Philippe, fils de cette Angevine qui avait usurpé la place de la légitime épouse. Ce frère du roi Louis avait obtenu de celui-ci, à la sollicitation de leur père commun, à qui Louis ne refusa jamais rien, et à force de douces séductions de la part de sa très noble et très complaisante marâtre, la seigneurie de Montlhéry et celle du château de Mantes dans le cœur même du royaume; mais il se montra si peu reconnaissant de tels bienfaits que, se confiant dans sa haute parenté, il poussa l'audace jusqu'à se révolter. Philippe avait pour oncle Amaury de Montfort, vaillant chevalier et très puissant baron, et pour frère, Foulques, comte d'Angers, et dans la suite roi de Jérusalem. Sa mère, plus considérable encore que ceux-ci, était courageuse, remplie d'agréments, et consommée dans ces admirables artifices, naturels à son sexe, et à l'aide desquels les femmes hardies mettent sous leurs pieds des maris qu'elles ont accablés d'outrages. Elle avait tellement plié à ses volontés l'Angevin son premier mari, quoique entièrement exclu de son lit, qu'il la respectait comme une souveraine, et que le plus souvent, assis sur l'escabeau où elle posait ses pieds, et comme fasciné par ses enchantements, il obéissait aveuglément à ses ordres, ce qui suffisait bien à enorgueillir la mère et les fils; toute cette famille avait l'espoir que, si par quelque accident le roi venait à périr, son frère Philippe lui succéderait, et qu'ainsi la famille, admise au partage des honneurs et du pouvoir, éleverait sa tête orgueilleuse jusqu'au trône du royaume. Comme donc le susdit Philippe, quoique sommé plusieurs fois de comparaître, avait orgueilleusement refusé de se soumettre au jugement de la cour, le roi, fatigué des déprédations exercées contre les pauvres, du tort fait aux églises, et du trouble qui désolait tout ce pays, se hâta de marcher, quoique bien à regret, contre son frère, celui-ci et ses parents, se voyant une troupe nombreuse d'hommes d'armes, avaient annoncé hautement; et avec une grande jactance, qu'ils repousseraient Louis. Cependant, saisis de frayeur, ils quittèrent eux-mêmes le château; le monarque, couvert de sa cuirasse, s'y précipita alors sans perdre un instant, pénétra par le centre même de la place jusqu'à la tour, et se hâta de la cerner et d'en former le siége. Enfin, tout en faisant préparer les béliers pour battre les murs, les pierriers et autres machines propres à lancer des projectiles, il réduisit non sur-le-champ, mais après grand nombre de jours, les assiégés, qui désespéraient d'avoir la vie sauve, à se rendre à discrétion. Cependant la mère de Philippe et son oncle Amaury de Montfort, craignant que l'autre seigneurie, celle de Montlhéry, ne fût également perdue pour eux, la transportèrent à Hugues de Créci, en l'unissant, par les liens du mariage, à la fille d'Amaury. Ils espéraient opposer ainsi au roi de tels obstacles, que tout chemin lui serait fermé par les châteaux de cette seigneurie, par ceux de Gui de Rochefort, frère d'Amaury, et par la puissance de celui-ci qui s'étendait jusqu'à la Normandie, sans que rien l'en séparât. Ils se flattaient qu'outre les maux qu'ils pourraient lui faire chaque jour dans le cœur de Paris, ils lui ôteraient tout moyen de se rendre même à Dreux. Comme donc Hugues, après avoir célébré son mariage, se hâtait d'aller prendre possession du château, le roi le poursuivit avec encore plus de rapidité. A peine, en effet, ce prince aperçut-il Hugues, qu'il pressa audacieusement sa marche vers Arpajon, place principale de cette seigneurie, y entra à la même heure et au même moment que lui, détacha de son parti, et attira dans le sien les gens les plus considérables du pays, déterminés d'un côté par l'espoir qu'ils fondaient sur sa libéralité et sa douceur suffisamment éprouvée; de l'autre, par la crainte que leur inspiraient la tyrannie et la cruauté bien connues de Hugues. Celui-ci et le seigneur Louis demeurèrent là quelques jours à combattre, le premier pour se rendre maître de la seigneurie, le second pour l'empêcher. Mais comme une fourberie en amène une autre, Hugues fut déjoué par l'artifice que voici: Milon de Brai, fils du grand Milon, bien conseillé, se présente, réclame la possession de cette seigneurie, en vertu de ses droits héréditaires, se jette aux pieds du monarque en pleurant et en gémissant, le presse ainsi que ses conseillers par d'instantes prières, et supplie humblement sa munificence royale de lui rendre cette seigneurie, de le rétablir dans l'héritage de ses pères, de le tenir à l'avenir pour son serf et son commensal, et d'user de lui et de sa chose suivant sa volonté. Le roi, condescendant à ces lamentables sollicitations, fait rassembler les habitants, et leur présente Milon comme leur seigneur; il apaise le chagrin qu'ils pouvaient conserver encore, et les remplit d'une aussi grande joie que s'il leur eût fait descendre du ciel la lune et les étoiles. Sans plus tarder, ces gens signifient à Hugues de se retirer, le menaçant d'une mort prompte s'il ne quitte leur ville au plutôt, et déclarent qu'entre eux et leur seigneur naturel, ce ne seront plus la foi ni le serment, mais la force ou la faiblesse qui décideront. Hugues, stupéfait à ces discours, s'enfuit au plus vite: il se flattait de s'être sauvé sans perdre aucun de ses avantages propres; mais de la courte joie de son mariage, il ne remporta que le long opprobre de se voir répudié, non sans grand dommage pour lui, et sans une perte considérable en meubles et en chevaux. Honteusement chassé, il reconnut ainsi ce qu'on gagne à s'unir avec les ennemis de son maître. [18] CHAPITRE XVIII. Comment le roi Louis, après avoir pris Hugues, détruisit le château du Puiset. Comme l'agréable fruit d'un arbre de bonne qualité reproduit sa saveur et son parfum quand on transplante la souche de cet arbre, ou qu'on greffe avec ses branches, de même la méchanceté et l'iniquité, qu'il faudrait partout extirper, se propagent et conservent leur amertume originaire en passant d'une nombreuse suite de scélérats à l'un de leurs descendants. Il en était ainsi de Hugues du Puiset, homme méchant, et riche seulement de sa propre scélératesse et de celle de ses ancêtres. Son père, que distinguait un étonnant orgueil, avait pris les armes et la croix dès le commencement des entreprises formées pour la délivrance de Jérusalem; quant à lui, ayant succédé à son oncle Gui, dans la seigneurie du Puiset, il ne cessait, comme un mauvais rejeton, d'imiter son père en tout genre de malice; il y a plus, ceux que celui-ci ne déchirait qu'à coups de fouet, lui, plus cruel, les perçait de dards. Devenu d'autant plus arrogant qu'il avait impunément opprimé, avec la dernière dureté, de pauvres églises et des monastères, il osa s'avancer jusqu'à cet excès de crime où ceux qui font le mal ne peuvent plus se soutenir, et tombent renversés. Ne tenant en effet aucun compte, ni du roi de tous les hommes, ni du roi des Français, il attaqua la très noble comtesse de Chartres et son fils Thibaut, jeune homme distingué par sa bonté comme par son courage dans les armes, ravagea toutes leurs terres jusqu'aux portes de Chartres, et porta partout le pillage et l'incendie. La noble comtesse et son fils tâchèrent quelque temps de se venger du mieux qu'ils pouvaient; mais ils n'agissaient que lentement, et avec peu de succès, et sans oser jamais s'approcher du Puiset à plus de huit ou dix milles. L'audace de Hugues était en effet si grande, et son impérieux orgueil imposait tellement, que, quoique peu l'aimassent, beaucoup le servaient, et que force gens combattaient pour sa défense, tout en soupirant après sa ruine. Le susdit comte Thibaut reconnut bientôt que, contre un tel ennemi, il avancerait peu par lui-même, mais beaucoup avec le secours du roi. Il se rend donc en toute hâte auprès de ce prince, avec sa noble mère, qui, dans tous les temps, s'était montrée dévouée à ce monarque, le presse avec force prières de l'aider, et lui représente que sa famille s'est acquis des droits à son secours par de nombreux services; puis il rappelle en ces termes quelques-uns des torts de Hugues, de son père, de son aïeul et de ses ancêtres: «Rappelez dans votre mémoire, seigneur roi, comme il convient à la majesté royale de le faire, l'affront ignominieux que votre père a reçu de l'aïeul de Hugues, quand celui-ci, parjure à tous ses serments, repoussa honteusement Philippe loin du Puiset, qu'il attaquait pour venger une foule d'insultes; quand, à l'aide de ses nombreux et scélérats parents, et de leur factieuse confédération, il contraignit l'armée royale à fuir jusqu'à Orléans, prit, et jeta dans d'indignes fers le comte de Nevers, Lancelin de Beaugency, près de cent chevaliers; et même, ce qui ne s'était jamais vu jusqu'alors, quelques évêques.» Continuant le détail de ses accusations, Thibaut expliqua comment, dans l'origine, le château du Puiset, qui ne remontait pas à des temps fort anciens, avait été bâti par la vénérable reine Constance, au milieu du pays, pour le défendre contre toute attaque, et comment ensuite l'aïeul de Hugues l'avait usurpé tout entier, et n'avait laissé au roi, pour sa part, que des insultes à supporter; puis il ajouta que maintenant les gens du pays de Chartres, de Blois, de Châteaudun, qui, d'ordinaire, combattaient sous les bannières de Hugues, non seulement l'abandonnaient, mais étaient encore prêts à servir le roi; que si donc ce prince le voulait, il pourrait facilement venger ses propres injures et celles de son père, en détruisant le château, et en l'arrachant à Hugues; que si Louis se refusait à punir les torts faits, soit à lui personnellement, soit à ceux qui avaient bien mérité de lui, il devait au moins regarder comme siennes, et faire cesser l'oppression soufferte par les églises, les déprédations exercées contre les pauvres, et les vexations impies prodiguées aux veuves et aux orphelins, par lesquelles Hugues désolait le pays et ses habitants. Le monarque, ému par ces discours et d'autres semblables, donna jour à Thibaut et à sa mère pour s'occuper de leurs plaintes, et nous nous rassemblâmes en parlement à Melun: là vinrent beaucoup d'archevêques, d'évêques, de clercs et de moines qui criaient que Hugues, ce loup dévorant, ravageait leurs terres: tous se jetant aux pieds du roi, bien à son grand regret, s'y tenaient prosternés, et le priaient humblement de réprimer ce rapace brigand, d'arracher de la gueule de ce dragon les prébendes que la munificence des rois avait assignées aux serviteurs de Dieu dans la Beauce fertile en froment, de tout faire pour affranchir les terres des prêtres, asservies par la cruauté de ce Pharaon, et de rendre à leur première liberté, lui vicaire de Dieu, les biens de Dieu, dont tout roi est l'image vivante. Louis admit leur requête avec une grande bonté de cœur. Lorsqu'ensuite les prélats de l'Église, l'archevêque de Sens, l'évêque d'Orléans, et le vénérable Yves, évêque de Chartres, qui, pendant un grand nombre de jours, avait été retenu prisonnier, et jeté violemment dans les fers dans ledit château, se furent retirés, ce prince, qui n'entreprenait rien légèrement, me renvoya, du consentement de l'abbé Adam, d'heureuse mémoire, mon prédécesseur, àThoury en Beauce où je commandais. C'était un domaine qui appartenait au monastère du bienheureux Saint-Denis, riche et fertile en choses nécessaires à la vie, mais nullement fortifié. Le roi m'ordonna de ne rien négliger, pendant que lui-même sommerait Hugues de venir se laver des accusations portées contre lui, pour approvisionner ce domaine, de le munir, autant qu'il serait possible, d'une forte garnison de ses soldats et de ceux de l'abbaye, et de donner tous mes soins à empêcher que Hugues ne pût le détruire. L'intention du seigneur Louis était en effet de s'y fortifier et d'attaquer de là le Puiset, comme avait fait son père. Avec le secours de Dieu, je parvins en peu temps à rassembler, dans ce domaine, une nombreuse troupe d'hommes d'armes et de fantassins; alors, par cela seul que Hugues ne s'était pas présenté pour se défendre, son jugement se trouvait consommé. Le roi vint donc me joindre à Thoury avec une armée considérable, et requit de Hugues la remise du château, dont ledit jugement le dépossédait. Sur son refus, le monarque, sans plus tarder, se hâte d'attaquer le château, l'assiège avec tous ses chevaliers et ses fantassins, et déploie contre lui force balistes, l'arc, l'écu, le glaive et la guerre tout entière. Là, vous auriez vu avec étonnement, d'un côté comme de l'autre, et tour à tour, les traits tomber comme la pluie, les casques étincelants sous une grêle de coups lancer des éclairs, et les boucliers transpercés se briser subitement et merveilleusement en éclats; vous auriez admiré comment l'ennemi, repoussé d'abord dans l'intérieur du château, arrachait les poutres, lançait des pieux, les faisait, de l'intérieur des forts et du rebord des remparts, pleuvoir sur les nôtres comme une grêle horrible et presque insupportable aux plus audacieux, et commençait à nous repousser sans pouvoir cependant y réussir complétement; vous auriez contemplé d'une autre part les chevaliers du roi combattant avec ardeur de tout le courage de leur cœur et de toute la force de leur corps, se couvrant pour remplacer leurs boucliers rompus, d'ais, de portes, de bois de toute espèce et battant avec violence les portes du château. Nous avions fait charger des charrettes d'une grande quantité de bois sec mêlé de graisse et de sang coagulé, de manière à fournir plus promptement un aliment aux flammes destinées à brûler cette gent excommuniée et entièrement vouée au démon; une troupe nombreuse les poussa contre les portes, pour allumer au moyen de ces chariots, un feu qu'on ne pût éteindre, et pour se faire en même temps un abri des tas de bois qui les remplissaient. Pendant qu'on se livre un combat périlleux, les uns pour allumer, les autres pour éteindre le feu, le comte Thibaut, tout plein encore des injures qu'il a reçues, accourt à la tête d'une grosse troupe d'hommes d'armes et de gens de pied, attaque le château sur un autre point, celui qui regarde Chartres, et fait les efforts les plus actifs pour s'en emparer. Il excite les siens à monter le revers rapide du fossé, mais il a le chagrin de les voir redescendre encore plus vite et tomber; ceux qu'il presse de grimper doucement et en rampant le ventre contre terre, il les contemple avec tristesse renversés rudement sur le dos, et cherche à reconnaître s'ils n'ont pas rendu l'ame sous les amas de pierres qui roulent sur eux. En effet, des chevaliers qui, montés sur de rapides chevaux, faisaient sans cesse le tour du château pour veiller à sa défense, paraissaient à l'improviste, chargeaient de coups, tuaient et précipitaient violemment du haut du fossé en bas ceux qui tâchaient d'en saisir le rebord et de s'y accrocher avec les mains. Déjà ces gens, les bras rompus et les genoux affaiblis, laissaient languir l'assaut, lorsque la main forte et toute puissante de Dieu, pour qui tout est faisable, voulant pour ainsi dire prendre sur soi seule le succès d'une si grande et si juste vengeance, anima du souffle robuste d'une force surnaturelle un pauvre prêtre chauve, venu avec les communautés des paroisses du pays, et rendit possible pour lui, contre toute opinion humaine, ce que le comte, malgré sa bonne armure, et les siens avaient éprouvé leur être impossible. Cet homme, en effet, le front découvert et portant devant lui pour toute défense une mauvaise planche, monte avec rapidité, parvient facilement jusqu'à la palissade, et l'arrache pièce à pièce en se couchant sous les ais arrangés pour en couvrir l'ouverture; reconnaissant avec joie qu'il réussit aisément, il fait signe de venir l'aider à ceux de nos gens qui hésitaient à le suivre, et restaient dans la plaine sans prendre part au combat. Ceux-ci, voyant ce prêtre désarmé briser courageusement la palissade, s'élancent, couverts de leurs armes, la frappent avec des haches et toutes sortes d'instruments de fer, la coupent et la renversent, ce qui fut une preuve éclatante de la volonté divine, comme si devant elle fussent tombés les murs d'une nouvelle Jéricho. A la même heure les troupes du roi et du comte brisent les portes et entrent dans le château. Beaucoup de ceux du dedans, ne pouvant éviter d'aucun côté l'attaque des nôtres qui se précipitaient çà et là, furent promptement arrêtés dans leur fuite et durement traités. Ceux qui échappèrent, et Hugues lui-même, à qui le mur intérieur du château n'offrait plus un abri assez sûr, se retirèrent dans une tour en bois élevée sur un tertre. Mais bientôt, frappé d'horreur et de crainte à la vue des dards menaçants de l'armée qui le poursuivait, Hugues se rendit, fut retenu prisonnier avec les siens dans sa propre demeure, et apprit tristement dans les fers quels malheurs enfante l'orgueil. Le roi, maître de la victoire, emmena ses nobles captifs, proie vraiment digne de la majesté royale, et ordonna que tous les meubles et les richesses du château fussent vendus publiquement, et que le château lui-même fût détruit par le feu; il prescrivit seulement de différer quelques jours de brûler la tour, parce que le comte Thibaut perdant déjà le souvenir du bien que lui avait fait le roi par un succès si important, auquel il n'eût jamais atteint par ses seules forces, complotait de reculer les frontières de son propre fief jusqu'à un bourg nommé Alone, en bâtissant un château dans la seigneurie du Puiset, qui originairement était un fief du domaine royal. Le seigneur Louis refusant d'y consentir, le comte s'offrit de prouver, par le bras d'André de Beaumont, régisseur de ses terres, que ce point avait été convenu; le monarque, qui jamais n'avait refusé de reconnaître la loi et le jugement du duel, consentit à faire soutenir ses droits par Anselme son sénéchal, partout où les deux champions croiraient pouvoir combattre avec sécurité. Ces vaillants hommes réclamèrent souvent pour ce combat des assemblées judiciaires, mais n'en obtinrent jamais. Quand donc le susdit château du Puiset eut été détruit et qu'on eut renfermé Hugues dans la tour de Château-Landon, le comte Thibaut, fort du secours, de son oncle, le fameux Henri roi d'Angleterre, et secondé par ses complices, osa faire la guerre au roi Louis, remplit de trouble les terres de ce prince, lui débaucha ses barons à force de promesses et de présents, et machina, dans sa méchanceté, tout ce qu'il y avait de plus pernicieux pour l'État. De son côté, le roi, homme très habile dans la guerre, ne négligeait rien pour se venger du comte, et ravageait ses terres à la tête de beaucoup d'autres barons, et avec l'aide de son oncle le comte de Flandre, guerrier qui s'était fait admirer et rendu très célèbre parmi les Chrétiens et les Sarrasins dès le commencement des expéditions pour la délivrance de Jérusalem. Ayant un jour mené ses troupes vers la cité de Meaux contre Thibaut, le seigneur Louis aperçut ce comte, frémit de rage, fondit sur lui et les siens, ne craignit pas de les poursuivre jusque sur le pont, les culbuta, et, puissamment aidé par le glaive du comte Robert et d'autres grands du royaume, précipita les fugitifs dans les flots. Vous eussiez vu ce héros agile porter des coups dignes d'Hector, pousser sur ce pont tremblant des attaques comparables aux efforts des géants, s'obstiner à forcer ce passage dangereux et vouloir s'emparer de la ville malgré la résistance de chevaliers nombreux. Le grand fleuve de la Marne qui séparait Louis de la place ne l'eût point arrêté, s'il n'eût, au delà du fleuve, trouvé les portes fermées. Ce prince n'agrandit pas le renom de sa bravoure par un fait d'armes moins éclatant, lorsqu'ayant conduit son armée du côté de Lagny, et rencontré dans les belles plaines qui avoisinent Pompone les hommes d'armes de Thibaut, il s'élança sur eux les armes à la main, les accabla sous ses coups et les contraignit à prendre la fuite. Redoutant d'être atteints à l'étroite entrée d'un pont voisin, les uns ne craignirent pas d'exposer leur vie en prenant, par frayeur, le parti de se précipiter dans les flots au risque d'une mort cruelle; les autres se foulant aux pieds réciproquement pour passer de force sur le pont, jetaient leurs armes, et, plus ennemis d'eux-mêmes que l'ennemi, faisaient si bien, en voulant tous à la fois traverser le pont, qu'à peine un seul put y entrer. Pendant que, par leurs efforts tumultueux, ils s'embarrassent mutuellement, plus ils se pressent, plus ils retardent leur marche, et il en arrive que les derniers sont les premiers, et que les premiers sont les derniers. Cependant un fossé qui entourait l'entrée du pont leur fut d'un merveilleux secours: les chevaliers du roi ne pouvaient en effet les poursuivre qu'en passant un à un, et ne le faisaient pas sans un grand danger; mais d'un autre côté beaucoup de ces fuyards s'efforçant tous à la fois de gagner le pont, peu y parvenaient, et ceux qui de manière ou d'autre y arrivaient, pressés le plus souvent par la foule, soit des leurs, soit des nôtres, tombaient, quoi qu'ils en eussent, et en se relevant faisaient de même cheoir les autres. Le roi qui, à la tête des siens, les suivait par derrière, en faisait un grand carnage; ceux qu'il frappait, il les renversait, et ceux que renversaient les coups de son épée ou le choc de son vigoureux cheval, il les précipitait dans le fleuve de la Marne. Ceux d'entre eux qui se trouvaient désarmés surnageaient en raison de leur légèreté; ceux au contraire, que couvraient encore leurs cuirasses, enfonçaient par leur propre poids: et ceux-ci retirés de l'eau, s'il était possible, par le secours de leurs camarades, avant d'avoir plongé trois fois, emportaient, si c'est le cas de s'exprimer ainsi, la honte d'être rebaptisés. Le monarque, fatiguant donc le comte par ces cruelles attaques et d'autres du même genre, ravagea ses terres tant de la Brie que du pays Chartrain, sans se soucier plus de sa présence que de son absence, ni de son absence que de sa présence. Thibaut redoutant la faiblesse et le peu d'activité des siens, s'étudiait à débaucher au roi ses barons, les attirait par des promesses et des présents, leur faisait espérer le redressement de divers griefs dont ils se plaignaient, et s'engageait à ne faire aucune paix avec ce prince avant que tous fussent satisfaits. Du nombre de ceux qu'il séduisit ainsi furent Lancelin de Bulens, seigneur de Dammartin, et Pains de Montjai, dont les terres, situées à l'embranchement de deux chemins, donnaient un passage sûr pour aller attaquer Paris. De la même manière il mit dans son parti Raoul de Beaugency, qui avait pour femme une cousine germaine du roi, fille de Hugues-le-Grand. De plus, préférant l'utile à l'honnête, et aiguillonné par ses nombreuses inquiétudes, conformément au proverbe qui dit qu'un aiguillon presse la marche d'un âne, Thibaut, sans aucun respect pour lui-même, unit, par un mariage adultère, sa noble sœur à Milon de Montlhéry, à qui nous avons dit plus haut que le roi avait rendu son château. A l'aide de ces alliances, le comte interrompit pour les voyageurs toutes les facilités de communication, et reporta dans le cœur même de la France la guerre et les tempêtes qui l'avaient autrefois désolée. Son union avec ses parents Hugues de Créci, seigneur de Châteaufort, et Gui de Rochefort, livrait tout le pays de Paris et celui d'Étampes à la dévastation, s'ils n'étaient défendus par une bonne milice; d'un autre côté, un large passage sur les terres de Paris et de Senlis était ouvert au comte Thibaut et à ses hommes de la Brie, ainsi qu'à son oncle Hugues de Troyes et à ceux de cette ville, en deçà de la Seine, et à Milon au delà de ce fleuve. Il devint donc impossible aux habitants de ces deux villes de se secourir les uns les autres; il en fut de même pour ceux d'Orléans, que les gens de Chartres, de Châteaudun, de Laon et de Brie tenaient resserrés sans que Raoul de Beaugency leur prêtât nul secours. Cependant le roi seul contre tant d'ennemis leur tombait souvent sur le dos, quoique les trésors de l'Angleterre et de la Normandie fussent prodigués contre lui, et que le puissant prince Henri n'épargnât ni soins ni efforts pour désoler le royaume par la guerre; mais Louis ne se laissait pas plus abattre par toutes ces défections que ne ferait la mer si tous les fleuves menaçaient de lui retirer leurs eaux. [19] CHAPITRE XIX. De la délivrance de Hugues du Puiset. Dans ce temps mourut Eudes comte de Corbeil, homme qui n'avait rien de l'homme, et était non un animal raisonnable, mais une véritable brute. Il était fils de cet orgueilleux comte Bouchard, audacieux à l'excès, et vrai chef de scélérats, qui ne se plaisait qu'aux troubles; c'est ce même Bouchard qui, osant aspirer à la couronne, en prenant un certain jour les armes contre le roi, refusa de recevoir son glaive des mains de celui qui le lui offrait, et dit par jactance à la comtesse sa femme, alors présente: «Noble comtesse, donnez joyeusement au noble comte votre époux sa brillante épée, et celui qui la reçoit de vous aujourd'hui comme comte vous la rapportera comme roi.» Mais il arriva, au contraire, que, par la volonté de Dieu, cet homme finit cette même journée sans être ni ce qu'il était ni ce qu'il ambitionnait d'être. Ce même jour, en effet, frappé d'un coup de lance par le comte Etienne qui combattait pour la cause du roi, il rendit par sa mort une paix stable au royaume, et alla porter lui et sa guerre dans les plus profonds abîmes de l'enfer, où il a une lutte éternelle à soutenir. Son fils, le comte Eudes, étant donc mort, le comte Thibaut et sa mère s'intriguèrent de toutes manières, par le moyen de Milon et de Hugues, et à force de dons et de promesses, pour obtenir ce château à l'aide de leurs parents, et arracher ainsi au roi les entrailles même de son royaume. De son côté, ce prince et les siens n'épargnaient ni les plus grandes fatigues ni les frais les plus considérables pour déjouer ce projet et avoir ce château; mais le seigneur Louis ne pouvait avancer à rien sans le consentement de Hugues du Puiset, dont on a parlé ci-dessus, neveu du feu comte Eudes. Le jour et le lieu furent donc fixés pour terminer cette affaire, qui présageait évidemment de nouveaux malheurs. Nous nous réunîmes à Mousseaux, maison de campagne de l'évêque de Paris; on discuta ce qu'il y avait de nuisible et d'avantageux dans le parti que l'on prenait; et comme nous ne pouvions ce que nous voulions, nous nous résignâmes à vouloir ce que nous pouvions. Ledit comte renonça donc au château de Corbeil, dont il se disait héritier; déclara devant nous tous qu'il cesserait de prétendre aucunes corvées, tailles et contributions de tout genre sur toutes les possessions des églises et des monastères; jura de ne jamais fortifier le Puiset sans le consentement du seigneur roi, et donna des otages en garantie de toutes ces promesses. Alors nous nous séparâmes, trompés non par son habileté, mais par sa perfidie. [20] CHAPITRE XX. De l'attaque de Thoury et de la restitution du Puiset. Les serments de Hugues n'avaient pas eu le temps de s'affermir; ils étaient encore récents et près de s'écouler comme l'eau: aussi n'en tint-il aucun compte. A l'exemple d'un chien qui tenu longtemps à l'attache, libre enfin, et tourmenté d'une rage que sa chaîne a aussi long-temps comprimée et exaltée, s'abandonne à toute la violence de sa fureur, mord et déchire dès qu'il ne sent plus le collier, Hugues, exaspéré par sa longue détention, et redonnant un libre cours à sa méchanceté longtemps stagnante, s'agite, s'aiguillonne lui-même et se précipite vers la trahison. Aussitôt donc qu'il apprend que le seigneur roi Louis a passé en Flandre pour les affaires du royaume, il s'allie aux rebelles Thibaut, comte du palais, et le grand roi des Anglais Henri, rassemble une armée de chevaliers et de fantassins, aussi nombreuse qu'il le peut, forme le projet de rétablir son château du Puiset, et marche en hâte pour détruire ou subjuguer le bourg adjacent. Un certain samedi qu'il traversait son château détruit, sur l'emplacement duquel se tenait, avec la permission du roi, un marché public, cet homme furieux promet sous serment, et par la voix d'un héraut, une entière sécurité, puis tombe à l'improviste sur tous ceux qu'il apprend être les plus riches et les jette dans des prisons; ensuite écumant de rage et mettant en pièces tout ce qui se présente devant lui, comme une vraie bête féroce, il court, avec le comte Thibaut, contre Thoury, domaine appartenant à l'abbaye de Saint-Denis et bien fortifié, dans l'intention de le détruire de fond en comble. La veille, cet homme, consommé dans la ruse et la scélératesse, était venu vers moi, et avait obtenu, à force de prières, que je me rendisse ce jour-là même auprès du roi pour intercéder en sa faveur, persuadé que, pendant mon absence, il pourrait sans difficulté entrer dans Thoury, ou le raser complétement si on faisait quelque résistance. Mais ceux qui, combattant pour la cause de Dieu et du bienheureux Saint-Denis, formaient la garnison, protégés par le secours de la Providence et la bonté des remparts du lieu, se défendirent en gens de courage et d'audace. Quant à moi, lorsque je fus en deçà de Corbeil, je rencontrai le roi; déjà il avait appris en Normandie la vérité des faits: s'étant informé promptement de la cause de mon voyage, il se moqua de ma simplicité, me dévoila avec une vive indignation la perfidie de Hugues, et me renvoya secourir en toute hâte Thoury. Pendant que, rassemblant une armée, il prenait la route d'Etampes, je me dirigeai par le chemin le plus court et le plus droit sur Thoury. Pour acquérir la seule preuve que je pusse avoir que cette place n'était pas encore prise, je regardais sans cesse et avec attention si l'on apercevait encore sa tour à trois étages qui dominait au loin sur la plaine, et eût été infailliblement brûlée par les ennemis dans le cas où ils se fussent rendus maîtres du fort. Ceux-ci occupant tout le pays d'alentour, et le dévastant par leurs brigandages, je ne pus ni par promesses ni par dons déterminer à me suivre aucun de ceux qui vinrent à ma rencontre. Mais moins on est, plus on est sûr de n'être pas aperçu. Comme, au coucher du soleil, l'ennemi, après avoir assailli les nôtres pendant tout le jour sans pouvoir les forcer à se rendre, ralentissait un peu ses attaques par excès de fatigue, je me mêlai dans ses rangs comme si j'en eusse fait partie, guettai l'occasion favorable, m'élançai, non sans un grand danger, vers la porte même du milieu de Thoury, qui me fut ouverte par les gardes des remparts à qui j'avais fait signe, et entrai rapidement avec le secours de Dieu. Les nôtres, transportés de joie par ma présence, se moquaient de l'inaction de l'ennemi, l'attaquaient de propos injurieux et le provoquaient, en dépit de toutes mes défenses, à un nouvel assaut; mais la main de Dieu protégea les défenseurs et la défense de Thoury, moi présent, comme elle l'avait fait moi absent. Peu du petit nombre des nôtres et beaucoup du parti nombreux des ennemis furent mis hors de combat par des blessures; nos adversaires emportèrent dans des litières une grande quantité des leurs, et en abandonnèrent d'autres qui, à peine recouverts d'un léger amas de mauvaise terre, devinrent, ou dès le lendemain, ou le surlendemain, la proie de la dent des loups. Ils n'étaient pas encore, après cet échec, rentrés dans le château du Puiset, lorsque Guillaume de Garlande et beaucoup de gens qui étaient les mieux montés et les plus fortement armés d'entre les hommes de la maison du roi, accoururent au secours de Thoury, désirant vivement trouver encore l'ennemi sous les murs de cette place, et lui prouver la vaillante audace des chevaliers du roi. Le seigneur Louis, qui dès le lendemain matin avait suivi les siens, sachant que les ennemis étaient logés dans le bourg, se préparait à exercer contre eux une vengeance après laquelle il soupirait depuis longtemps. Ce prince se montrait d'autant plus joyeux et satisfait, qu'il trouvait l'occasion de punir rudement leur insulte inattendue par un carnage et un châtiment subits et également inattendus; mais à la nouvelle de son arrivée les ennemis furent frappés d'étonnement qu'il eût appris une révolte qu'ils croyaient si secrète, abandonné si vite son voyage en Flandre, et volé plutôt qu'accouru au secours de Thoury. N'osant donc tenter autre chose, ils travaillèrent avec ardeur à remettre le Puiset en état de défense; de son côté le roi ayant à soutenir, sur un grand nombre de points, une guerre active, réunit tout ce qu'il put tirer de troupes des lieux les plus proches; le mardi venu il fit avancer son armée, forma ses lignes, désigna les chefs qui devaient commander, plaça lui-même les archers et les frondeurs dans les postes convenables, et s'approcha peu à peu du château qui n'était pas encore fortifié complétement. Instruit que le comte Thibaut se vantait de vouloir le combattre en rase campagne, Louis, fidèle à sa magnanimité accoutumée, met pied à terre, s'avance armé de toutes pièces au milieu de ses chevaliers, ordonne d'éloigner les chevaux, invite à l'audace ceux qu'il a fait descendre de cheval avec lui, les presse de ne point reculer, et leur crie de combattre en gens de cœur. Les ennemis le voyant venir à eux si fièrement, tremblent, n'osent sortir des retranchemens qui entourent le château, et préfèrent lâchement, mais prudemment, ranger leurs troupes en bataille derrière l'ancien fossé du vieux château ruiné, et nous attendre dans cette position: ils se flattaient que quand l'armée du roi s'efforcerait de monter le revers du fossé, ses lignes se rompraient, et qu'une fois en désordre elles seraient facilement ébranlées. La chose se passa en grande partie de cette manière. Dans le premier choc du combat, les nôtres, avec une merveilleuse audace, chassèrent du fossé les ennemis à moitié vaincus, en firent un grand carnage, et, ne gardant plus leurs rangs, les poursuivirent vivement et sans ordre. Cependant Raoul de Beaugency, homme distingué par sa valeur et sa sagacité, prévoyant dès le premier moment ce qui arriverait, avait caché ses gens dans une partie du château, où l'élévation d'une certaine église et l'ombre des maisons avoisinantes ne permettaient pas de les apercevoir. Aussitôt donc qu'il vit ceux de son parti franchir la porte en fuyant, il opposa des troupes bien reposées aux chevaliers du roi fatigués, et fondit sur ceux-ci avec une grande violence. Les nôtres qui suivaient l'ennemi pied à pied, embarrassés dans leur marche par la pesanteur de leurs cuirasses et de leurs armes, ne purent soutenir le choc des chevaliers qui les attaquaient en bon ordre, reculèrent, non sans qu'on eût de part et d'autre porté des coups nombreux et combattu longtemps, regagnèrent le fossé dont ils s'étaient emparés, entraînèrent dans leur fuite le roi toujours à pied, et s'aperçurent, mais trop tard, que la science l'emporte de beaucoup sur l'audace, et que s'ils eussent en bon ordre attendu l'ennemi dans la plaine, ils l'auraient défait aussi complétement qu'ils l'eussent voulu. Séparés les uns des autres par la confusion qui s'était mise dans leurs rangs, ils ne retrouvaient plus leurs chevaux, et ne savaient quel parti prendre. Le roi, monté non sur son propre coursier, mais sur celui de l'un des siens, résistait avec courage, invitait à grands cris ses gens à revenir, appelait les plus braves par leur nom, et les pressait de ne point fuir. Entouré des phalanges ennemies, l'épée au poing, il secourait les siens autant qu'il le pouvait, forçait les fuyards à retourner sur leurs pas, combattait corps à corps et en vieux guerrier, plus qu'il ne séait à la dignité royale, et remplissait le devoir d'un soldat plus que celui d'un roi. Au moment où, son cheval tombant de fatigue, le seigneur Louis ne pouvait empêcher l'armée ennemie de l'accabler, son écuyer arriva et lui amena son propre coursier; alors sautant promptement dessus, et portant devant lui sa bannière, il retourna avec une poignée d'hommes contre l'ennemi, arracha de ses mains, par son étonnante bravoure, plusieurs des siens faits prisonniers, intercepta, par son choc impétueux, tout passage aux plus vaillants du parti opposé, les empêcha de porter plus loin leur rage contre son armée, les força à s'arrêter comme s'ils eussent trouvé devant eux les portes d'Hercule ou se fussent vus repoussés par le grand Océan, et les contraignit à reculer de nouveau. Mais avant qu'ils rentrassent au château du Puiset, il vint à leur secours un corps de cinq cents Normands, et plus, qui nous eussent fait un grand mal s'ils fussent arrivés plus tôt, et lorsque toute l'armée ennemie fondait sur la nôtre. Les chevaliers du roi, dispersés de tous les côtés, se rendirent les uns à Orléans, et les autres soit à Étampes, soit à Pithiviers. Quant à lui, accablé de fatigue, il vint à Thoury: là, semblable à un taureau qui, chassé du troupeau dans un premier combat, frappe les arbres de ses cornes, rassemble ses forces avec un bouillant courage, et dédaignant ses profondes blessures, fond de nouveau sur son fier ennemi, le monarque, rappelant près de lui son armée, la reforme à sa valeur, lui rend son antique audace, attribue sa défaite plutôt à l'imprévoyance qu'à l'incapacité, la console par l'assurance que toute troupe de guerre est inévitablement soumise à de pareils malheurs, et s'efforce de l'exciter par menaces et par caresses à se montrer, s'il se présente quelque occasion favorable, d'autant plus ardente et courageuse à combattre, et à venger l'affront qu'elle a reçu. Cependant Français et Normands travaillaient sans relâche à réparer le château du Puiset. Avec le comte Thibaut et l'armée Normande étaient Milon de Montlhéry, Hugues de Créci, et son frère Gui, comte de Rochefort, qui, à la tête de treize cents hommes d'armes, menaçaient d'assiéger Thoury; mais le roi, inaccessible à la crainte, ne cessait de les harceler nuit et jour, autant qu'il le pouvait, et les empêchait d'aller au loin chercher des vivres. Après une semaine de travail le château fut mis en état, et, malgré la retraite de quelques uns des Normands, il restait encore au comte Thibaut une armée considérable. Le roi, cependant, réunissant toutes ses forces, rentre en campagne avec tout l'appareil de la guerre, retourne devant le Puiset avec des troupes nombreuses, écrase l'ennemi qui ose se présenter devant lui, le mène battant jusqu'à ses portes, et, vengeant son injure récente, l'enferme dans le château. Il place ensuite tout autour des postes de vaillants chevaliers pour empêcher l'ennemi de sortir, s'empare d'une éminence abandonnée, qui autrefois avait appartenu à ses ancêtres, et n'était pas éloignée du château du jet d'une pierre, et y construit un fort avec des peines et des dangers infinis. Tant qu'on n'eut pas en effet dressé les poutres qui unissaient entre elles les fermetures, les nôtres eurent à supporter les coups dangereux des arbalêtriers, frondeurs et archers ennemis, qui, en nous harcelant, étaient garantis par les retranchements du château, de derrière. lesquels ils lançaient leurs traits, et ne redoutaient aucune des représailles qu'ils méritaient justement. L'émulation de la victoire enflammait encore cette lutte périlleuse de ceux du dedans et de ceux du dehors. Les chevaliers du roi qui avaient été battus, tourmentés du souvenir de cet affront, rivalisèrent d'efforts pour battre rudement à leur tour, et n'interrompirent pas leurs travaux jusqu'à ce qu'ils eussent garni d'une troupe nombreuse et d'une grande quantité d'armes leur fort élevé si rapidement, et pour ainsi dire par les mains des fées; bien certains qu'aussitôt que le roi se serait retiré, il leur faudrait, ou se défendre avec la plus grande audace contre les attaques sans cesse renaissantes du château voisin, ou périr misérablement par le glaive cruel des ennemis. Bientôt en effet Louis retourna à Thoury, rassembla de nouvelles forces, et brava vaillamment, tantôt suivi de peu de monde, tantôt avec des troupes nombreuses, le danger de traverser les rangs ennemis, pour porter à ceux des siens établis sur ladite éminence les vivres destinés à les nourrir. A la fin, ceux du Puiset, qui par leur proximité accablaient déjà les nôtres d'insupportables fatigues, font mine de les assiéger; incontinent le roi lève son camp, occupe Joinville qui n'est éloigné du Puiset que d'un mille environ, et entoure promptement les cours intérieures de ce lieu de pieux et de haies de bouleau. Pendant que son armée dresse ses tentes en dehors, le comte du palais, Thibaut, réunit une troupe aussi considérable qu'il le peut, tant des siens que des Normands, fond impétueusement sur les nôtres avant qu'ils soient prêts à soutenir l'attaque, et tâche de les repousser et de les renverser pendant qu'il ne sont pas encore retranchés. Le monarque s'arme sur-le-champ et court à la rencontre du comte: alors on combat de part et d'autre avec acharnement dans la plaine; on s'attaque indifféremment avec la lance ou l'épée: c'est de la victoire plus que de la vie qu'il s'agit, et on songe moins à la mort qu'au triomphe. Combien ne voit-on pas là de preuves d'une étonnante audace? L'armée du comte, trois fois au moins plus nombreuse que celle du roi, repousse d'abord dans la ville les soldats de ce prince; celui-ci, quoiqu'il n'eût avec lui que quelques hommes, le très noble Raoul, comte de Vermandois son cousin, Dreux de Mons, et deux ou trois autres, dédaigne de rentrer par peur dans les murs, et, fidèle à son antique valeur, aime mieux soutenir le choc violent des chevaliers ennemis, et s'exposer à leurs coups, presque innombrables, que déroger à sa propre valeur et à l'excellence de la royauté, en se laissant contraindre par la force à se retirer dans la ville. Le comte Thibaut se croit déjà vainqueur, et fait d'audacieux efforts pour renverser les tentes du comte de Vermandois; mais celui-ci accourt avec une merveilleuse rapidité, lui reproche d'oser ce que jamais jusqu'ici les gens de la Brie n'ont eu la présomption de tenter contre ceux du Vermandois, fond sur lui, prend, après une longue lutte, sa revanche de l'insulte qui lui est faite, et repousse bravement le comte. A la vue de cette action valeureuse, les chevaliers du roi poussent de grands cris de joie, se précipitent sur les ennemis, les attaquent avec une ardeur qu'irrite la soif du sang, en font un grand carnage, leur enlèvent l'honneur du combat, les forcent de courir s'enfermer dans le Puiset, en prennent et en tuent un grand nombre, quoique Thibaut eût fait lever la porte pour recevoir les siens. C'est ainsi que, les événements de la guerre étant toujours douteux, ceux qui d'abord se croyaient vainqueurs furent réduits à rougir de leur défaite, regrettèrent leurs compagnons faits prisonniers, et déplorèrent la mort de beaucoup des leurs. Dans la suite le roi eut toujours l'avantage, et le comte au contraire, tombant chaque jour de plus en plus du faîte de la roue de la fortune, vit sans cesse décliner ses forces. Après donc une longue fatigue et des échecs non moins intolérables que destructifs pour les siens et pour lui, le comte s'apercevant que le parti du roi grossissait journellement, et que les grands du royaume, indignés de sa rebellion, accouraient de toutes parts auprès du monarque, saisit pour se retirer de cette lutte l'occasion que lui offrait la défaite qu'il venait d'éprouver la veille; il envoya des députés, fit agir des intercesseurs, et pria avec d'humbles instances qu'on lui permît de retourner à Chartres avec sécurité. Le seigneur Louis, dont la douceur et la mansuétude surpassaient toute croyance humaine, daigna condescendre à cette demande, quoique beaucoup de gens voulussent le dissuader de laisser échapper un ennemi qu'il tenait comme pris au piége par le manque de vivres, et lui fissent craindre d'avoir un jour à en souffrir de nouvelles injures. Le comte abandonnant donc à la discrétion du roi, et le château du Puiset, et Hugues lui-même, se retira dans Chartres, frustré de ses vaines espérances; et ce qu'il avait commencé sous d'heureux auspices, il le termina malheureusement. Le roi ne se borna pas à dépouiller Hugues de ses biens; il ruina le château du Puiset, en abattit les murs, en creva les puits, et le rasa complétement, comme un lieu dévoué à la malédiction divine.