[16a,0] XVI, 1 - L'Assyrie, l'Adiabène et la Mésopotamie. [16a,1] Le pays qui confine à la Perse et à la Susiane est l'Assyrie. On comprend sous ce nom la Babylonie et une grande partie de la contrée environnante, laquelle renferme, outre l'Aturie dont Ninive est le chef-lieu, l'Apolloniatide, l'Elymée, la Parittacène, le canton du Zagros (autrement dit la Chalonitide), les plaines de la Dolomène, celles de la Calachène, de la Chazène et de l'Adiabène autour de Ninive, deux des cantons de la Mésopotamie aussi qui s'étendent jusqu'au Zeugma de l'Euphrate et sont habités, l'un par les Gordyéens, l'autre par les Mygdons de Nisibe, enfin, de l'autre côté de l'Euphrate, l'immense territoire que se partagent les Arabes et ceux d'entre les Syriens qu'on appelle aujourd'hui les Syriens proprement dits, territoire qui se prolonge jusqu'aux frontières de la Cilicie, de la Phénicie, de la Judée, et jusqu'aux rivages de la mer d'Egypte et du golfe d'Issus. [16a,2] Il semble que la dénomination de Syriens, qui ne s'étend plus aujourd'hui que de la Babylonie au golfe d'Issus, ait dépassé anciennement le golfe d'Issus et atteint aux rivages de l'Euxin. Ainsi les populations de l'une et de l'autre Cappadoce, de la Cappadoce Taurique et de la Cappadoce Pontique, sont, même de nos jours, souvent appelées les Leucosyri ou Syriens blancs, par opposition apparemment à d'autres Syriens dits Melanosyri ou Syriens Noirs, qui ne peuvent être que les Syriens établis par delà le Taurus, et, quand je dis le Taurus, je donne à ce nom sa plus grande extension, je prolonge la chaîne jusqu'à l'Amanus. D'autre part, quand les historiens qui ont écrit des Antiquités de la Syrie nous disent que la puissance des Mèdes fut détruite par les Perses, comme celle des Syriens auparavant l'avait été par les Mèdes, il est évident que pour eux les seuls et vrais Syriens sont ceux qui avaient fixé le siège de leur empire dans Babylone et dans Ninive et qui eurent pour maîtres Ninus et Sémiramis. On sait que Ninus est le roi qui bâtit Ninive dans les plaines de l'Aturie et qu'après lui Sémiramis, sa femme, succédant à son pouvoir, fonda et bâtit Babylone. Ninus et Sémiramis avaient conquis l'Asie. Il reste même encore de la domination de Sémiramis, comme vestiges subsistants, sans parler des grands travaux de Babylone, d'innombrables monuments répandus sur toute la surface du continent, des terre-pleins ou terrasses dites de Sémiramis, des murailles, des forteresses avec galeries souterraines, des aqueducs, des escaliers taillés dans la montagne, des canaux dérivés de fleuves, des émissaires ouverts à des lacs, des chaussées, des ponts. Ajoutons que l'empire de Ninus et de Sémiramis se conserva aux mains de leurs descendants jusqu'au jour où, Sardanapalle ayant été vaincu par Arbacès, le pouvoir passa aux mains des Mèdes. [16a,3] La ville de Ninive ne survécut pas un seul instant à la destruction de l'empire syrien. Beaucoup plus grande que Babylone, elle était située en Aturie dans une plaine. L'Aturie est limitrophe du canton d'Arbèles et le cours du Lycus forme la ligne de démarcation. Ainsi, d'un côté, Arbèles, province de la Babylonie, mais province autonome, séparée ; et, de l'autre côté, sur la rive ultérieure du Lycus, les plaines de l'Aturie qui entourent Ninive. Une des bourgades de l'Aturie, Gaugamèles, est le lieu où Darius livra et perdit la bataille qui lui coûta son trône. Par lui-même le lieu est donc assez remarquable, mais le nom qu'il porte ne l'est pas moins ; car, traduit en grec, il signifie la Maison du chameau. C'est Darius, fils d'Hystaspe, Darius lui-même, qui eut l'idée de ce nom le jour où, voulant assurer la subsistance de celui de ses chameaux qui avait eu le plus à souffrir dans l'expédition de Scythie, puisque, chargé des mêmes bagages que les autres, il avait porté en outre jusqu'au bout, dans toute l'étendue de ces immenses déserts, les provisions de bouche du roi, il lui avait attribué la propriété même de l'un des bourgs de l'Aturie. Mais les Macédoniens, en voyant, d'un côté, une humble bourgade comme Gaugamèles, et, de l'autre, une ville aussi importante qu'Arbèles, soi-disant fondée par Arbélus l'Athmonéen, décorèrent hardiment du nom d'Arbèles le champ de bataille où ils avaient vaincu, et livrèrent ce mensonge à l'histoire. [16a,4] Au delà d'Arbèles et du Nicatorium, montagne ainsi nommée par Alexandre lui-même au lendemain de la journée d'Arbèles, on rencontre, juste à la même distance qui sépare d'Arbèles le Lycus, un autre cours d'eau, le Caprus ; puis, dans le canton intermédiaire qui est ce qu'on appelle l'Artacène, on voit se succéder plusieurs lieux remarquables, une ville, Démétrias, très proche voisine d'Arbèles, la fameuse source de naphte, les puits de feu, le temple d'Anaea, le palais de Sadraques, résidence favorite de l'Hystaspide, une localité du nom de Cyparissôn, et enfin le gué du Caprus, qui touche en quelque sorte à Séleucie et à Babylone. [16a,5] Babylone est située, elle aussi, dans une plaine. Ses remparts ont 365 stades de circuit, 32 pieds d'épaisseur et 50 coudées de hauteur dans l'intervalle des tours, qui elles-mêmes sont hautes de 60 coudées. Au haut de ce rempart on a ménagé un passage assez large pour que deux quadriges puissent s'y croiser. On comprend qu'un pareil ouvrage ait été rangé au nombre des sept merveilles du monde, et le Jardin suspendu pareillement. Ce jardin, immense carré de 4 plèthres de côté, se compose de plusieurs étages de terrasses supportées par des arcades dont les voûtes retombent sur des piliers de forme cubique. Ces piliers sont creux et remplis de terre, ce qui a permis d'y faire venir les plus grands arbres. Piliers, arcades et voûtes ont été construits rien qu'avec des briques cuites au feu et de l'asphalte. On arrive à la terrasse supérieure par les degrés d'un immense escalier, le long desquels ont été disposées des limaces ou vis hydrauliques, destinées à faire monter l'eau de l'Euphrate dans le jardin, et qui fonctionnent sans interruption par l'effort d'hommes commis à ce soin. L'Euphrate coupe en effet la ville par le milieu. Sa largeur est d'un stade et le jardin suspendu le borde. Le Tombeau de Bélus, aujourd'hui détruit, était dans le même cas. Ce monument, qu'on dit avoir été renversé par Xerxès, avait la forme d'une pyramide carrée, faite de briques cuites au feu, et mesurant un stade de hauteur en même temps qu'un stade de côté. Alexandre avait eu l'intention de le rebâtir, mais c'était là un travail immense, et qui eût demandé beaucoup de temps, car, rien que pour élever la terrasse qui devait servir à déblayer le terrain, il fallut faire travailler dix mille ouvriers pendant deux mois. Alexandre ne put donc pas achever le travail commencé : la maladie l'ayant surpris, il mourut auparavant. Et de ses successeurs pas un ne songea même à reprendre son projet. Les autres monuments de Babylone furent également négligés, et la ruine de la ville elle-même, oeuvre à la fois des Perses, du temps et de l'incurie des Macédoniens en fait d'art, se trouva définitivement consommée, le jour surtout où Seleucus Nicator eut fondé Séleucie sur le Tigre à 300 stades tout au plus de Babylone. Séleucus et tous ses successeurs étaient intéressés vivement à la ville nouvelle et ils y avaient transporté le siège du gouvernement. Or, de progrès en progrès, Séleucie en est venue à être aujourd'hui plus grande que Babylone, et, de son côté, Babylone, actuellement, est presque entièrement déserte, au point qu'on serait autorisé à lui appliquer ce mot cruel d'un comique à l'adresse des Mégalopolitains d'Arcadie : «Un grand désert, votre grande ville !» Vu la rareté du bois dit de charpente, on n'emploie pour bâtir les maisons dans toute la Babylonie que des poutres et des piliers en bois de palmier. On a soin seulement d'entortiller chaque pilier avec des cordelettes de jonc qu'on recouvre ensuite de plusieurs couches de peinture. Quant aux portes, c'est avec de l'asphalte qu'on les enduit. Ces portes sont faites très hautes, ainsi que les maisons. Ajoutons que toutes les maisons sont voûtées, par suite du manque absolu de longues poutres. Le pays, généralement nu et découvert, ne produit pas de grands arbres, et, à l'exception du palmier, on n'y rencontre guère que des touffes d'arbrisseaux épineux. Le palmier, en revanche, est très abondant en Babylonie, de même qu'en Susiane, sur tout le littoral de la Perse et en Carmanie. De toits couverts en tuile il ne saurait être question dans un pays où il ne pleut pas, et tel est le cas de la Babylonie, aussi bien que de la Susiane et de la Sitacène. [16a,6] Il y avait naguère dans un des quartiers de Babylone un logement réservé aux philosophes indigènes, connus sous le nom de Chaldéens, qui s'occupent surtout d'observations astronomiques. On compte bien dans le nombre quelques astrologues, quelques faiseurs d'horoscopes, mais les vrais philosophes les renient et les bannissent du milieu d'eux. Il ne faut pas confondre ces Chaldéens astronomes avec une tribu du même nom qui habite un canton de la Babylonie situé vers les confins de l'Arabie, non loin de la mer ou du golfe Persique, et appelé naturellement du nom de cette tribu la Chaldée. Mais, même parmi les Chaldéens astronomes, il y a plusieurs divisions : on distingue notamment les Orchènes, les Borsippènes et plusieurs autres sectes ou écoles qui, sur les mêmes questions fondamentales, professent des opinions fort différentes. Il est souvent question dans les ouvrages des mathématiciens de quelques-uns de ces astronomes chaldéens, de Kidin, par exemple, de Naburiân et de Sudîn. Séleucus de Séleucie et plusieurs autres savants distingués comptent également parmi les célébrités chaldéennes. [16a,7] Borsippa est une ville sainte, consacrée à la fois à Artémis et à Apollon, c'est aussi le centre d'une grande fabrication de tissus de lin. Les chauves-souris abondent à Borsippa, et nulle part elles ne sont d'aussi grande taille. On les prend et on les sale pour les manger. [16a,8] La Babylonie {proprement dite} a pour bornes, à l'est, la Susiane, l'Elymée et la Paraetacène ; au sud, le golfe Persique et la Chaldée jusqu'aux Arabes de la Mésène ; à l'ouest, le territoire des Arabes Scénites jusqu'aux confins de l'Adiabène et de la Gordyée ; au nord, l'Arménie et la Médie jusqu'au Zagros et aux pays circonvoisins. [16a,9] Elle est arrosée par plusieurs fleuves, par l'Euphrate et le Tigre notamment, qui sont sans conteste les plus importants de tous, puisque, dans la nomenclature hydrographique de l'Asie méridionale, on leur assigne le second rang, et qu'on les classe tout de suite après les fleuves de l'Inde. L'Euphrate et le Tigre peuvent être remontés, l'un jusqu'à la hauteur d'Opis et de la moderne Séleucie (Opis est l'emporium ou marché de tout le pays environnant), l'autre jusqu'à Babylone, à plus de 3000 stades de la mer. Les Perses, il est vrai, dans la crainte d'attaques extérieures, avaient voulu empêcher qu'on remontât aisément ces deux fleuves depuis leur embouchure, et ils en avaient à cet effet obstrué le cours inférieur par des estacades et des cataractes artificielles ; mais Alexandre ne fut pas plus tôt arrivé dans le pays qu'il fit détruire tout ce qu'il put de ces ouvrages de défense, principalement tous les barrages du Tigre au-dessous d'Opis. Alexandre donna aussi tous ses soins aux canaux. On sait que l'Euphrate déborde chaque année dans les premiers jours de l'été : la crue du fleuve, qui a commencé avec le printemps et dès la fonte des neiges dans les montagnes de l'Arménie, prend alors de telles proportions que les campagnes seraient immanquablement converties en lacs et submergées, si, à l'aide de fossés et de canaux, on ne dérivait ces eaux débordées et ce trop-plein du fleuve, comme on fait en Egypte pour les débordements du Nil. C'est ce danger qui a donné naissance aux canaux de la Babylonie. Mais les canaux, de leur côté, exigent de grands travaux d'entretien. La couche de terre végétale dans tout ce pays est si profonde, cette terre est si molle, elle a si peu de consistance, qu'elle cède aisément à la force du courant. Or, en même temps qu'elle est perdue pour les plaines et qu'elle laisse celles-ci dénudées et appauvries d'autant, cette terre encombre le lit des canaux, dont elle a bientôt fait d'envaser et d'obstruer l'embouchure. Par suite de cet envasement, les canaux naturellement débordent à leur tour et l'on voit se former de leur fait, sur toute l'étendue des plaines du littoral, des lacs, des étangs, des marais, bientôt couverts de roseaux et de joncs. Disons à ce propos qu'avec les fibres artistement tressées de ces plantes on fait dans le pays toute sorte de petits ustensiles, dont quelques-uns peuvent même contenir de l'eau (ceux-là sont revêtus tout autour d'un enduit d'asphalte), mais généralement on les laisse dans leur état naturel et on les affecte à d'autres usages. On fait aussi de la même manière des voiles de navire qui ressemblent à des nattes, à des claies. [16a,10] Empêcher absolument ces débordements {des canaux} n'est sans doute point possible, mais il est du devoir d'une bonne et sage administration d'apporter au mal tous les remèdes qui sont en son pouvoir. Or voici quels sont ces remèdes : empêcher au moyen de digues que ces débordements s'étendent trop loin sur les terres environnantes, et, par l'opération inverse, c'est-à-dire en curant les canaux et en dégageant bien leurs embouchures, prévenir l'envasement et la crue qui en est la conséquence naturelle. Malheureusement, si le curage des canaux est une opération facile, il n'en est pas de même de l'endiguement, qui réclame un grand concours de bras. Comme en effet le sol offre très peu de résistance et qu'il est très mou de sa nature, il supporte mal le poids des terres rapportées, il cède et les entraîne avec lui, gênant ainsi singulièrement l'opération qui consiste à bien fermer l'entrée du canal, {opération très importante,} car c'est de célérité qu'on a besoin avant tout pour que les canaux soient fermés dans le moins de temps possible et ne perdent pas toute leur eau. Qu'ils soient à sec en effet dans le courant de l'été, ils épuisent le fleuve du même coup, et le fleuve ne peut plus avec des eaux trop basses fournir en temps utile aux irrigations, qui, dans un pays comme celui-là, où le soleil est si ardent et la température si chaude, sont absolument indispensables durant la plus grande partie de l'été. Mais les deux cas, on le voit (que les récoltes périssent noyées par le fait d'eaux surabondantes et de débordements ou brûlées et desséchées par suite du manque d'eau), le danger est le même. La navigation aussi, cette branche si utile du service public, se trouve également gênée et par l'extrême sécheresse et par des eaux trop hautes, et l'unique remède dans les deux cas est de pouvoir ouvrir ou fermer les canaux avec la plus grande célérité, de manière à y maintenir toujours l'eau à un niveau moyen, en empêchant qu'il y en ait tantôt trop, tantôt trop peu. [16a,11] Aristobule raconte comment Alexandre en personne remonta {le fleuve} sur une barque, dont lui-même tenait le gouvernail, à l'effet d'inspecter l'état des canaux et d'en faire exécuter le curage par la multitude d'ouvriers dont il s'était fait suivre, comment aussi, dans la même tournée, il fit fermer définitivement telle embouchure, pour en ouvrir une autre à sa place. S'étant aperçu, par exemple, qu'à l'embouchure d'un de ces canaux (de celui-là précisément qu'on avait creusé dans la direction des marais et des étangs situés en avant de l'Arabie) les manoeuvres de la digue se faisaient mal et qu'à cause de la nature molle et inconsistante des terres notamment ce canal ne pouvait pas être fermé avec assez de facilité, Alexandre lui fit ouvrir un nouveau débouché dans un terrain distant de 30 stades du premier, dont il avait reconnu le fond pour être rocheux ou pierreux, et détourna l'eau du canal de ce côté. Du reste, au dire d'Aristobule, ces travaux dans la pensée d'Alexandre avaient encore un autre but, il s'agissait surtout pour lui d'empêcher que l'Arabie, qui forme déjà quasi une île (tant est grande la quantité d'eau qui l'entoure), fût rendue complètement inaccessible, si on laissait les lacs et les marais s'étendre encore davantage, car il songeait sérieusement à conquérir aussi l'Arabie, sa flotte était tout équipée, les stations ou points de relâche étaient déjà désignés, les embarcations elles-mêmes avaient été construites, les unes en Phénicie et dans l'île de Cypre, d'où elles avaient été transportées démontées, mais munies de leurs chevilles, à Thapsaque, en sept stations pour descendre ensuite le fleuve jusqu'à Babylone, et les autres dans la Babylonie même, avec les cyprès des enceintes sacrées et des parcs royaux, les bois de construction étant, comme on sait, fort rares en Babylonie et n'étant guère plus abondants dans les montagnes des Cosséens et de leurs voisins. Le prétexte que donnait Alexandre pour justifier cette nouvelle guerre, c'est que les Arabes étaient le seul peuple qui ne lui eût pas envoyé d'ambassadeurs ; au fond, la vraie et l'unique raison était qu'il aspirait à devenir le maître de la terre entière ; et, comme il avait appris que les Arabes ne rendent hommage qu'à deux divinités seulement, à celles qui dispensent aux hommes les biens les plus indispensables à la vie, à savoir Zeus et Dionysos, il supposait qu'il pourrait aisément devenir leur troisième divinité, quand, après les avoir vaincus, il leur rendrait cette indépendance que leurs pères leur avaient transmise et dont ils avaient joui jusque-là. Tel fut l'ensemble des mesures prises par Alexandre au sujet des canaux de la Babylonie. Aristobule ajoute que le conquérant, par la même occasion, avait fait fouiller toutes les sépultures des anciens rois et dynastes, qui se trouvaient pour la plupart construites dans les lacs mêmes. [16a,12] Eratosthène, ayant eu occasion de parler des lacs qui touchent à la frontière de l'Arabie, prétend que l'eau de ces lacs, faute d'issues naturelles, se fraie des passages souterrains qui la conduisent jusqu'en Coelé-Syrie, où on la voit jaillir et reparaître à la surface du sol aux environs de Rhinocorura et du mont Casius pour former les lacs et les gouffres ou barathres que l'on remarque en ces lieux. Je doute, pour ma part, que l'assertion d'Eratosthène convainque personne. Les amas d'eau provenant des débordements de l'Euphrate qui alimentent les lacs et marais contigus à l'Arabie sont très peu éloignés de la mer Persique, et, l'isthme qui les en sépare n'étant ni très large ni de constitution rocheuse, il est plus naturel de penser que l'eau des lacs franchit cet isthme, soit sous terre, soit à la surface, pour se rendre à la mer, que de supposer qu'elle parcourt un trajet de plus de 6000 stades à travers une contrée tellement aride et desséchée, et cela malgré la présence d'obstacles tels que le Liban, l'Antiliban et le Casius. Voilà ce que disent {Aristobule et Eratosthène}. [16a,13] Polyclète, lui, nie formellement que l'Euphrate déborde, il fait remarquer que ce fleuve coule à travers des plaines immenses, s'éloignant parfois des montagnes jusqu'à la distance de 2000 stades ; que les montagnes des Cosséens, beaucoup plus rapprochées, puisqu'elles sont à 1000 stades à peine de ses rives, sont en revanche très peu élevées, que la neige qui les couvre n'a qu'une médiocre épaisseur et ne fond que lentement et par petites quantités ; que les montagnes vraiment hautes ne se trouvent en réalité qu'au-dessus d'Ecbatane sur le versant septentrional de la chaîne ; que le versant opposé se divise en branches nombreuses, mais qu'en même temps qu'il s'élargit il s'abaisse considérablement ; que c'est d'ailleurs au Tigre que ce versant envoie la plus grande partie de ses eaux {et que les débordements réguliers de ce fleuve n'ont pas d'autre cause}. Or ce qu'avance là Polyclète en dernier est manifestement absurde, par la raison que le Tigre descend dans les mêmes plaines que l'Euphrate, et que, s'il est vrai qu'il existe une inégalité marquée entre les deux versants de la chaîne en question, le versant septentrional étant sensiblement plus élevé et le versant méridional s'abaissant à proportion qu'il s'élargit, il est constant, aussi que, pour juger de la quantité de neige qui couvre le sommet des montagnes, il faut tenir compte, non seulement de leur altitude, mais aussi du climat sous lequel elles sont situées, car il tombera naturellement plus de neige dans la partie septentrionale que dans la partie méridionale d'une même chaîne, et la neige tiendra, persistera, plus longtemps dans la partie septentrionale que dans la partie méridionale ; que le Tigre par conséquent, qui n'a pour le grossir que l'eau provenant de la fonte des neiges des montagnes situées dans le sud de l'Arménie, et par conséquent assez près de la Babylonie (ce qui représente en somme un assez mince tribut, ces neiges appartenant au versant méridional, et non au versant septentrional de la chaîne), doit être moins sujet à déborder que l'Euphrate. L'Euphrate, au contraire, reçoit les eaux de l'un et de l'autre versant, non seulement d'une même chaîne, mais de plusieurs chaînes différentes, comme nous l'avons montré dans notre description de l'Arménie. Ajoutons que l'extrême longueur de son cours {achève de réfuter l'assertion de Polyclète} : car, en additionnant ensemble et son trajet à travers la Grande et la Petite Arménie et l'espace qu'il parcourt ensuite depuis la Petite Arménie et la Cappadoce pour gagner Thapsaque après avoir franchi le Taurus, et l'espace pendant lequel il forme la ligne de démarcation entre la Syrie basse et la Mésopotamie, et enfin son trajet jusqu'à Babylone et au-dessous de Babylone jusqu'à la mer, on trouve une longueur de 36.000 stades ! Nous n'en dirons pas davantage au sujet des canaux de la Babylonie. [16a,14] Il n'y a pas de contrée sur la terre qui produise autant d'orge que la Babylonie : on assure en effet que le rendement d'un champ d'orge y est de trois cents pour un mais tout le reste de sa subsistance, elle le tire du palmier : c'est le palmier qui lui fournit le pain, le vin, le vinaigre, le miel et la farine. Avec les fibres du palmier, les Babyloniens font toutes sortes d'ouvrages, nattés ou tressés; avec les noyaux de dattes leurs forgerons suppléent au manque de charbon ; avec ces mêmes noyaux, qu'on a laissés exprès se macérer dans l'eau, on nourrit les boeufs et les moutons que l'on veut engraisser. Bref, si ce qu'on dit est vrai, on chante en Perse une vieille chanson dans laquelle sont énumérées jusqu'à trois cent soixante manières d'utiliser le palmier. Chacun de nous sait aussi combien le sésame est rare dans les autres pays, eh bien, en Babylonie, on ne se sert guère que d'huile de sésame. [16a,15] Une autre substance qu'on y recueille aussi très abondamment est l'asphalte. Voici ce qu'en dit Eratosthène : «L'asphalte liquide, autrement dit le naphte, provient de la Suside ; quant à l'asphalte sec, lequel se reconnaît à la propriété qu'il a de durcir, c'est en Babylonie qu'on le trouve. La source d'où on l'extrait est voisine de l'Euphrate ; et, quand l'Euphrate grossi par la fonte des neiges commence à déborder, elle-même grossit, et, se déversant dans le fleuve, s'y coagule en énormes morceaux qu'on utilise avec succès dans les constructions pour assembler les briques cuites au feu». Suivant d'autres témoignages, on trouverait aussi de l'asphalte liquide en Babylonie. Nous avons nous-même parlé plus haut de l'asphalte sec et des secours précieux qu'en tire l'industrie du bâtiment. Mais, dans ce pays, où les embarcations sont faites rien que de joncs tressés, on s'en sert aussi, paraît-il, pour leur donner la solidité qui leur manque ; on les enduit toutes d'asphalte avant de les mettre à l'eau. Voici maintenant les propriétés merveilleuses qu'on attribue à l'asphalte liquide. Un morceau de naphte présenté au feu attire le feu à lui ; un corps quelconque qu'on a simplement enduit ou frotté de naphte, approché du feu si peu que ce soit, s'enflamme sans qu'il soit possible avec de l'eau de l'éteindre, car l'eau, à moins qu'on ne la verse à flots, ne fait que l'enflammer davantage, et c'est uniquement avec de la boue, du vinaigre, de l'alun ou de la glu qu'on parvient à étouffer la flamme. A ce propos-là même, on raconte qu'Alexandre, un jour, par manière d'expérience, fit verser du naphte sur un esclave au bain et donna ordre ensuite qu'on approchât de lui un flambeau allumé, que l'esclave fut instantanément enveloppé de flammes et qu'il serait mort brûlé infailliblement, si les assistants avec des torrents d'eau n'étaient venus à bout du feu et n'avaient sauvé le malheureux. Posidonius, de son côté, affirme que les sources de naphte en Babylonie sont de deux sortes, qu'il y a celles de naphte blanc et celles de naphte noir ; que les premières (j'entends celles de naphte blanc) ne sont proprement que du soufre liquide, ce qui explique que ces mêmes sources attirent la flamme ; que les sources de naphte noir redonnent au contraire que de l'asphalte liquide, lequel se met dans les lampes en guise d'huile à brûler. [16a,16] Anciennement, c'était Babylone qui était la capitale de l'Assyrie, aujourd'hui c'est Séleucie, dite Séleucie sur le Tigre. Tout près de Séleucie est un gros bourg, appelé Ctésiphon, dont les rois parthes, par égard pour les Séleuciens, avaient fait leur résidence d'hiver : ils avaient voulu épargner à Séleucie l'ennui de loger à perpétuité ces bandes de Scythes et toute cette soldatesque qu'ils traînaient à leur suite. Mais le développement de l'empire parthe a profité à Ctésiphon, qui, de la condition de simple bourg, s'est élevé aujourd'hui au rang de ville, tant par l'extension de son enceinte dans laquelle toute cette multitude tient à l'aise, que par le nombre des constructions dont ses nouveaux hôtes l'ont orné, et par l'importance croissante de ses approvisionnements et des diverses industries afférentes aux besoins d'une semblable colonie. L'air est si pur à Ctésiphon que les rois parthes ont conservé l'habitude d'y passer tous leurs hivers ; mais l'été, c'est à Ecbatane ou bien en Hyrcanie qu'ils transportent leur résidence, à cause du prestige qui demeure attaché à ces noms illustres. Comme la présente contrée s'appelle la Babylonie, il est clair que c'est de son nom, et nullement du nom de la ville de Babylone, qu'on a tiré la dénomination de Babyloniens qu'on applique à l'ensemble de ses habitants. Cela est si vrai que, même pour désigner un personnage natif de Séleucie, on se sert plus volontiers du nom de Babylonien que du nom de Séleucien, comme le prouve l'exemple du stoïcien Diogène. [16a,17] En s'avançant vers l'est de 500 stades environ au delà de Séleucie, on rencontre une autre ville également fort importante, appelée Artémita. On rencontre aussi, toujours dans la même direction, la Sitacène, province dont la richesse égale l'étendue. Cette province est exactement comprise entre Babylone et la Suside, de sorte que la route qui va de Babylone à Suses la traverse de l'ouest à l'est dans toute sa longueur. En poussant encore plus loin vers l'est à partir de Suses, on arrive à travers l'Uxie droit au centre de la Perse, et, en achevant de traverser la Perse, dans cette même direction, droit au centre de la Carmanie. La Perse, qui est fort étendue, enveloppe la Carmanie {au couchant} et au nord, et se prolonge d'autre part jusqu'aux confins de la Paraetacène et de la Cossée, provinces habitées par cette même population de montagnards et de brigands que l'on rencontre jusqu'aux Pyles Caspiennes. L'Elymaïde (encore un pays de montagnes habité par une population de brigands) confine de même à la Suside et se prolonge à l'opposite jusqu'au canton ou district du mont Zagros et jusqu'à la Médie. [16a,18] Les Cosséens sont presque tous d'excellents archers, comme les autres montagnards leurs voisins ; comme eux aussi, ils vivent au jour le jour uniquement de leurs déprédations. Le peu d'étendue et la stérilité de leur territoire les réduisait nécessairement à vivre aux dépens des autres ; nécessairement aussi, avec leurs habitudes belliqueuses, ils étaient appelés à former tôt ou tard un Etat puissant. Or on a pu juger de leur puissance quand on les a vus fournir aux Elyméens jusqu'à treize mille auxiliaires pour les aider à lutter contre les forces réunies des Babyloniens et des Susiens. Les Paraetacènes ont, plus que les Cosséens, le goût de l'agriculture, sans pour cela s'abstenir plus qu'eux de vols ni de brigandages. Mieux partagés, les Elyméens possèdent un territoire à la fois plus étendu et plus varié de nature et d'aspect ; la partie fertile en est habitée par une population exclusivement agricole, mais la partie montagneuse n'a pour habitants à proprement parler que des soldats qui sont presque tous de très habiles archers. Spacieuse comme elle est, cette partie de l'Elymaïde recrute largement les armées du dynaste élyméen, et il en résulte que celui-ci, plein de confiance dans ses ressources militaires, refuse aujourd'hui avec hauteur au roi des Parthes l'hommage que lui rendent les autres princes ses voisins. L'Elymée pratiquait du reste cette même indépendance {et à l'endroit des rois de Perse}, et plus tard à l'endroit des rois macédoniens devenus les maîtres de la Syrie. Ainsi, quand Antiochus le Grand entreprit de piller le temple de Bélus, toutes les tribus barbares des environs se levèrent en armes, et, sans appeler personne à leur aide, elles attaquèrent le conquérant et l'écrasèrent. Cette fin déplorable d'Antiochus servit de leçon au Parthe, qui, longtemps après, attiré par la renommée des richesses que contenaient les temples de l'Elymaïde, mais prévenu que les Elyméens étaient gens à résister, envahit leur pays avec des forces très supérieures, s'empara successivement du temple d'Athéné et de celui d'Artémis dit l'Azara, et en enleva un butin évalué à dix mille talents. Dans la même expédition, la grande ville de Séleucie, que baigne le fleuve Hédyphon et qui n'est autre que l'antique Solocé, tomba au pouvoir du Parthe. Il y a trois passages commodes qui donnent accès dans l'Elymaïde : un premier passage venant de la Médie et du district du Zagros, qui débouche par la Massabatique ; un second passage, qui vient de la Suside et aboutit à la Gabiané (la Gabiané et la Massabatique sont deux provinces de l'Elymée) ; enfin, un troisième passage venant de la Perse {qui débouche sur} la Corbiané, autre province de l'Elymée contiguë aux petites principautés indépendantes des Sagapènes et des Silacènes. Tels sont les différents peuples qui habitent à l'est et au-dessus de la Babylonie, laquelle, avons-nous dit, se trouve déjà bornée au nord par l'Arménie et la Médie, et au couchant par l'Adiabène et la Mésopotamie. [16a,19] L'Adiabène, province presque entièrement composée de plaines, peut être considérée encore comme faisant partie de la Babylonie, bien qu'elle ait un prince à elle et qu'à diverses reprises elle se soit vu annexer à l'Arménie. On sait quelles ont été dès l'origine les relations des trois plus grands peuples de cette partie de l'Asie, à savoir des Mèdes, des Arméniens et des Babyloniens, et comment chacun de ces peuples, à la première occasion favorable, tombait sur ses voisins, quitte à traiter avec eux et à se réconcilier avec la même facilité ; comment aussi cet état de choses se perpétua jusqu'au moment où la suprématie militaire des Parthes se fut solidement établie. Aujourd'hui, en effet, Mèdes et Babyloniens se reconnaissent les tributaires des Parthes. Seuls les Arméniens n'ont pu être conquis. Les Parthes ont plusieurs fois envahi leur territoire, mais sans jamais réussir à s'en emparer définitivement. Il est même arrivé que Tigrane ait pris contre les Parthes une vigoureuse offensive : c'est ce que nous avons raconté précédemment en faisant l'histoire de l'Arménie. Nous ne dirons rien de plus de l'Adiabène. Mais avant de passer à la description de la Mésopotamie et des contrées plus méridionales, description à laquelle nous sommes maintenant arrivé, nous croyons devoir résumer brièvement ce qu'on sait des coutumes assyriennes. [16a,20] En général, ces coutumes rappellent celles de la Perse ; il en est une pourtant qui semble propre à l'Assyrie. Voici en quoi elle consiste : dans chaque tribu, trois hommes sages investis de l'autorité produisent en public les jeunes filles d'âge à se marier, et là, devant les prétendants assemblés, ils font annoncer par la voix du crieur le prix de chacune d'elles en commençant toujours par celles à qui {leur beauté ou leur naissance} assigne le plus haut prix. Aucun mariage en Assyrie ne se fait autrement. - Toutes les fois qu'il y a eu rapprochement charnel entre deux époux, ils descendent de leur lit l'un après l'autre, et vont brûler de l'encens dans un endroit séparé. Puis, le matin venu, avant de toucher à aucun vase ou ustensile de ménage, ils procèdent à leurs ablutions. Car on ne fait pas de différence, et, de même que les ablutions sont de règle quand il y a eu contact avec un corps mort, de même il faut qu'elles succèdent à l'acte vénérien. - Une autre coutume impose à toutes les femmes babyloniennes, pour obéir à je ne sais quel ancien oracle, la nécessité d'avoir une fois dans leur vie commerce avec un étranger. Elles se rendent à cet effet en grande pompe et suivies d'un nombreux cortège dans un Aphrodisium. Chacune d'elles a le front ceint d'une cordelette ou bandelette tressée. L'étranger s'approche et dépose sur les genoux de la femme tel poids d'argent qu'il lui paraît juste d'offrir ; puis, l'entraînant loin du sanctuaire, il accomplit avec elle l'acte vénérien. Cet argent est censé consacré à Vénus. - Il y a en Assyrie trois conseils ou tribunaux distincts composés, l'un d'anciens militaires, l'autre de nobles et le troisième de vieillards, sans compter la commission royale spécialement instituée pour présider à l'établissement des filles nubiles et pour juger les cas d'adultère. Un de ces conseils a dans ses attributions le jugement des vols, un autre connaît exclusivement des actes de violence. - Il est d'usage aussi que l'on expose les malades dans les carrefours et que l'on interroge les passants pour savoir s'ils n'auraient pas connaissance de quelque remède applicable au cas présent. Or aucun passant n'est assez méchant pour refuser d'indiquer un remède qu'il croirait de nature à sauver le malade qu'il a sous les yeux. - Le vêtement national se compose d'une tunique de lin descendant jusqu'aux talons, d'un surtout de laine et d'un manteau blanc. Tous les Assyriens ont les cheveux longs ; leurs chaussures ressemblent à nos embades. Chacun d'eux porte au doigt un cachet gravé et à la main, au lieu d'un simple bâton tout uni, une canne élégante surmontée d'une pomme, d'une rose, d'un lis ou de tel autre ornement. Tous se frottent le corps d'huile de sésame. Comme les Egyptiens et comme maint autre peuple, ils pleurent leurs morts. Ils les ensevelissent dans du miel après avoir au préalable enduit leurs corps de cire. Trois tribus comprennent {tous les indigents} qui ne récoltent pas le grain nécessaire à leur subsistance, ces tribus sont reléguées dans les marais et réduites à se nourrir uniquement de poissons et à vivre à la façon des Ichthyophages de la Gédrosie. [16a,21] La Mésopotamie tire son nom de sa situation même : on a pu voir en effet dans ce qui précède qu'elle s'étend entre l'Euphrate et le Tigre, le Tigre baignant son côté oriental, et l'Euphrate ses côtés occidental et méridional. Quant à son côté nord, il est formé par le Taurus, qui sépare en effet l'Arménie de la Mésopotamie. C'est au pied des montagnes que l'intervalle entre les deux fleuves est le plus grand ; or on peut considérer cet intervalle comme l'équivalent juste de la distance qu'Eratosthène compte entre Thapsaque où était anciennement le passage de l'Euphrate et l'endroit du cours du Tigre où Alexandre franchit ce fleuve, et l'évaluer de même à 2400 stades. Mais l'intervalle le plus petit, lequel n'excède guère 200 stades, se trouve à la hauteur à peu près de Séleucie et de Babylone. Le Tigre traverse le lac Thopitis dans le sens de sa largeur juste par le milieu ; puis, une fois arrivé sur l'autre rive, il se perd sous terre avec un grand bruit et en faisant beaucoup de vent, demeure ainsi caché sur un très long espace, et ne reparaît à la surface du sol qu'à une faible distance de la Gordyée. Si l'on en croit Eratosthène, son courant est si fort dans toute cette traversée du lac Thopitis, que les eaux de ce lac, très peu poissonneuses ailleurs à cause de leur nature saumâtre, deviennent sur son passage douces, vives et poissonneuses. [16a,22] Par sa forme extrêmement allongée, forme qu'elle doit au rapprochement graduel de ses côtés oriental et occidental, la Mésopotamie ressemble en quelque sorte à un navire. Le cours de l'Euphrate dessine la plus grande partie de sa circonférence et mesure, au dire d'Eratosthène, 4800 stades depuis Thapsaque jusqu'à Babylone. Ajoutons que, depuis le Zeugma de la Commagène qui marque l'entrée de la Mésopotamie jusqu'à Thapsaque, il n'a guère moins de 2000 stades. [16a,23] Toute la partie de la Mésopotamie qui borde les montagnes, toute la Parorée, comme on dit, est passablement fertile. Quant à la région riveraine de l'Euphrate, région comprise entre le Zeugma actuel ou Zeugma de la Commagène et l'ancien Zeugma de Thapsaque, elle est occupée par un peuple à part à qui les Macédoniens avaient donné le surnom de Mygdoniens. C'est là, au pied du mont Masius, qu'est située la ville de Nisibe, mais cette ville, appelée quelquefois aussi Antioche de Mygdonie, n'est pas la seule localité remarquable du pays, et l'on peut citer encore Tigranocerte, Carrhes, Nicéphorium, Chordiraza, et cette Sinnaca, où périt Crassus, victime du guet-apens dans lequel l'avait fait tomber Suréna, le général des Parthes. [16a,24] A son tour, la partie riveraine du Tigre est occupée par les Gordyéens, descendants des anciens Carduques ; entre autres villes remarquables que renferme la Gordyène, nous citerons Sarisa, Satalca, et la forteresse de Pinaca, bâtie sur trois collines escarpées, dont chacune a son mur d'enceinte, ce qui donne à l'ensemble l'aspect d'une cité tripolitaine. Si forte qu'elle fût, cette place obéissait depuis longtemps au roi d'Arménie, quand les Romains à leur tour l'enlevèrent d'assaut, en dépit de la réputation que les Gordyéens s'étaient faite d'être des architectes, des ingénieurs militaires incomparables, réputation qui les avait fait employer souvent en cette qualité par Tigrane. Tout le reste de la vallée du Tigre étant tombé de même au pouvoir des Romains, Pompée en attribua à Tigrane la plus grande et la meilleure partie. Or le pays possède de très riches pâturages et des cantons entiers où la végétation a tant de force, qu'il y pousse jusqu'à des arbres à feuillage persistant et qu'on y récolte jusqu'à des aromates, jusqu'à de l'amome, par exemple. Ajoutons que le pays nourrit un très grand nombre de lions, qu'il possède des sources de naphte et cette pierre dite gangitide qui écarte les serpents. [16a,25] Suivant la tradition, la Gordyène aurait reçu deux colonies grecques, une première amenée par Gordys, fils de Triptolème, et une autre bien postérieure composée des Erétriens que les Perses avaient arrachés à leurs foyers. Nous aurons occasion tout à l'heure, quand nous décrirons la Syrie proprement dite, de reparler de Triptolème. [16a,26] En revanche, dans sa partie méridionale, c'est-à-dire là où elle est le plus éloignée des montagnes, la Mésopotamie n'offre plus qu'un sol aride et pauvre et n'est plus habitée que par les Arabes Scénites, population de pâtres et de brigands, toujours prêts à se déplacer quand les pâturages sont épuisés et que le butin vient à manquer. De là une situation difficile pour les populations agricoles de la Mésopotamie Parorée, exposées en même temps aux incursions des Scénites et aux menaces des Arméniens : déjà très supérieurs en force, les Arméniens occupent par rapport à elles une position dominante et ils en abusent. Ces populations ont même fini par ne plus s'appartenir, et aujourd'hui, quand elles n'obéissent pas aux Arméniens, elles obéissent aux Parthes, qui, maîtres à la fois de la Médie et de la Babylonie, se trouvent placés en quelque sorte sur leurs flancs. [16a,27] Entre l'Euphrate et le Tigre coule un autre fleuve, connu sous le nom de Basilius ; puis, dans le canton d'Anthémusie, on rencontre encore l'Aborrhas. L'itinéraire suivi par les marchands qui de la Syrie se dirigent vers Séleucie et vers Babylone traverse tout le territoire et tout le désert des Arabes Scénites (des Maliens, pour dire comme certains auteurs aujourd'hui) : c'est à la hauteur d'Anthémusie, localité dépendant de la Mésopotamie, qu'ils passent l'Euphrate ; ils laissent derrière eux, à 4 schoenes au-dessus du fleuve, la ville de Bambycé, ville qu'on désigne aussi sous les noms d'Edesse et de Hiérapolis et dont les habitants ont un culte particulier pour Atargatis, l'une des déesses syriennes ; puis, après avoir passé le fleuve, ils coupent le désert dans la direction de la frontière babylonienne et atteignent ainsi Scenae, ville importante bâtie sur le bord d'un canal. Du passage de l'Euphrate à Scenae on compte vingt-cinq journées de marche. Dans le trajet, on rencontre des hôtelleries tenues par des chameliers et toujours bien pourvues d'eau, soit d'eau de citerne (ce qui est le cas le plus habituel), soit d'eau apportée {à dos de chameau comme les autres provisions}. Les Scénites n'inquiètent pas ces marchands, ils modèrent même en leur faveur les droits qu'ils exigent d'ordinaire. Les marchands le savent, et, plutôt que de continuer à suivre la rive ultérieure du fleuve, ils s'engagent hardiment dans le désert, en ayant soin d'avoir toujours le fleuve à leur droite et de s'en tenir à une distance moyenne de trois journées : autrement, ils auraient affaire aux chefs des tribus établies des deux côtés du fleuve, lesquelles possèdent là des terrains moins arides que le désert lui-même, mais encore assez pauvres ; et, comme ces phylarques sont tous indépendants les uns des autres, il leur faudrait payer à chacun un droit particulier et toujours fort élevé, vu qu'il serait bien difficile d'amener un si grand nombre d'intéressés, d'humeur généralement peu traitable, à fixer un tarif commun qui fût avantageux aux marchands. - Scenae est à 18 stades de Séleucie. [16a,28] La rive ultérieure de l'Euphrate sert de limite à l'empire parthe. Sa rive citérieure, maintenant, jusqu'à la Babylonie, se trouve occupée en partie par les Romains, en partie par des phylarques, qui obéissent, les uns aux Parthes, les autres aux Romains leurs plus proches voisins. Il est à remarquer toutefois que les Scénites nomades les plus rapprochés de l'Euphrate acceptent moins facilement le joug que ceux qui s'éloignent plus du fleuve en tirant davantage du côté de l'Arabie Heureuse. Il fut un temps où les Parthes eux-mêmes avaient paru attacher quelque prix à l'amitié des Romains ; mais, quand Crassus eut commencé les hostilités, ils repoussèrent la force par la force. Il est vrai qu'on leur rendit la pareille, lorsqu'à leur tour ils voulurent prendre l'offensive et qu'ils envoyèrent Pacorus ravager l'Asie. Plus tard Antoine, pour avoir trop écouté son conseiller arménien, se vit encore trahi et vaincu en plusieurs rencontres. Mais, quand le pouvoir eut passé aux mains de Phraate, héritier du dernier roi, celui-ci s'appliqua au contraire à gagner l'amitié de César Auguste, et, non content de lui avoir renvoyé les trophées que les Parthes avaient jadis élevés avec les dépouilles des Romains, il invita à une conférence Titius, alors gouverneur de la Syrie, et remit entre ses mains comme otages ses quatre fils légitimes Séraspadanès, Rhodaspès, Phraate et Bononès, plus les femmes de deux d'entre eux et quatre enfants à eux appartenant. Il craignait les factions et les attentats qu'elles pourraient diriger contre sa personne, et, bien persuadé qu'elles ne seraient jamais les plus fortes tant qu'elles n'auraient pu lui opposer quelque prince arsacide, vu l'extrême attachement des Parthes pour le sang d'Arsace, il avait pris le parti d'éloigner ses fils, afin d'enlever aux mécontents ce vivant espoir. On peut voir encore à Rome quelques-uns des fils de Phraate menant un train royal aux dépens du trésor public. Ajoutons que les rois parthes {depuis Phraate} ont toujours continué à envoyer des ambassades à Rome et à avoir des conférences {avec les gouverneurs romains de la Syrie}.