[5,0,0] LIVRE V. Le Ve livre renferme la description de l'Italie depuis le pied des Alpes jusqu'au détroit de Sicile et aux golfes de Tarente et de Posidonie, ce qui comprend la Vénétie, la Ligurie, le Picenum, la Tuscie, Rome, la Campanie, la Lucanie, l'Apulie et toutes les îles situées le long des côtes dans la partie de la mer Intérieure qui s'étend de Gênes à la Sicile. [5,1,1] L'Italie actuelle commence au pied des Alpes : {je dis l'Italie actuelle}, car ce nom ne désigna d'abord que l'ancienne Oenotrie, c'est-à-dire la contrée limitée entre le détroit de Sicile et les golfes de Tarente et de Posidonie; mais, ayant pris avec le temps une sorte de prédominance, ce nom finit par s'étendre jusqu'au pied de la chaîne des Alpes, embrassant même, d'un côté, toute la Ligystique jusqu'au Var et naturellement aussi les parages de la Ligystique depuis la frontière de Tyrrhénie, et, de l'autre côté, toute l'Istrie jusqu'à Pola. Il est présumable que la prospérité des peuples, qui, les premiers, portèrent le nom d'Italiens, invita leurs voisins à le prendre également et que ce nom continua de la sorte à gagner de proche en proche jusqu'à l'époque de la domination romaine. Puis vint un moment où les Romains, qui avaient fini par accorder aux Italiens le droit de cité, jugèrent à propos de faire participer au même privilége les Gaulois et les Hénètes de la Cisalpine et commencèrent à comprendre sous la dénomination commune d'Italiens et de Romains ces étrangers au milieu desquels ils avaient fondé tant de colonies, parvenues toutes, les plus récentes comme les plus anciennes, à une incomparable prospérité. [5,1,2] Il n'est pas aisé de représenter au moyen d'une figure géométrique la forme et l'étendue de l'Italie actuelle. Certains auteurs nous disent bien que la forme de l'Italie est celle d'un promontoire triangulaire s'avançant dans la direction du midi et du levant d'hiver et ayant son sommet au détroit de Sicile et sa base aux Alpes. Mais si, dans ce triangle, {nous croyons pouvoir admettre la base}; voire même un des côtés (celui qui s'étend depuis le détroit de Sicile tout le long de la mer Tyrrhénienne), et à cette condition encore que, comme le nom de triangle s'entend proprement d'une figure rectiligne et qu'ici la base et le côté en question sont des lignes courbes, ces auteurs auront voulu parler d'une figure sphérique et auront reconnu notamment que ledit côté décrit une courbe très marquée vers le levant, en revanche, il n'en est point de même du reste de la figure, et ces auteurs se sont, suivant nous, manifestement trompés lorsqu'ils ont fait de tout l'intervalle compris entre le fond de l'Adriatique et le détroit de Sicile un seul et même côté de leur triangle. Qu'appelons-nous, en effet, côté d'une figure géométrique ? Une ligne qui ne fait point d'angle, autrement dit une ligne dont les différentes sections ne sont pas inclinées entre elles ou ne le sont que d'une manière peu sensible. Eh bien, justement! la portion de ce troisième côté qui est comprise entre Ariminum et le promontoire Japygien et celle qui s'étend du détroit de Sicile au même promontoire sont très sensiblement inclinées l'une par rapport à l'autre; on en pourrait même dire autant, à mon sens, de la section qui descend du fond de l'Adriatique et de celle qui remonte à partir du promontoire Japygien, car l'une et l'autre forment, en se rejoignant aux environs d'Ariminum et de Ravenne, un angle ou tout au moins une courbe très marquée. A la rigueur, pourtant, et bien qu'il ne soit pas tout à fait en ligne droite, le trajet du fond de l'Adriatique à l'extrémité de la Japygie peut représenter encore un seul et même côté de la figure en question, mais le reste de l'intervalle jusqu'au détroit de Sicile, intervalle qui n'est pas non plus tant s'en faut rectiligne, doit nécessairement former un autre côté. On voit donc que ladite figure se trouve avoir en réalité plutôt quatre côtés que trois, qu'en tout cas elle ne saurait passer pour un triangle et qu'on n'a pu la qualifier de la sorte que par catachrèse ou abus de terme. N'eût-il pas mieux valu reconnaître qu'il est presque impossible de définir avec exactitude les figures qui ne sont pas proprement géométriques? [5,1,3] Mais en procédant partiellement, voici, ce me semble, de quelle façon on peut représenter les choses. La chaîne des Alpes, à sa base, décrit une ligne courbe, comme qui dirait la circonférence d'un golfe, ayant sa partie concave tournée vers l'Italie. Le milieu de cette courbe ou de cette espèce de golfe se trouve chez les Salasses; quant à ses extrémités, elles atteignent en se repliant, d'un côté, le mont Ocra et le fond de l'Adriatique, et, de l'autre, le littoral Ligystique aux environs de Genua, l'emporium des Ligyens, comme on sait, avoisinent le point où les Apennins se relient aux Alpes. Du pied des montagnes part une plaine considérable qui offre à peu près la même étendue en largeur qu'en longueur, à savoir 2100 stades. Le côté méridional de cette plaine est formé par le littoral appartenant aux Hénètes et par la partie des Apennins qui s'étend d'Ariminum à Ancône : car cette chaîne de montagnes qui part de la Ligystique et qui, dans la Tyrrhénie, où elle pénètre ensuite, ne laisse de libre qu'un étroit passage le long de la mer, s'écarte peu à peu de la côte, s'enfonce dans l'intérieur, et, une fois parvenue en Pisatide, tourne à l'est et se dirige vers l'Adriatique pour former alors, entre Ariminum et Ancône , le prolongement direct de la côte des Hénètes. Telles sont les limites qui enferment la Celtique ou Gaule cisalpine : la longueur de cette partie de l'Italie, représentée par le littoral et les montagnes {qui en sont la continuation}, est de 6300 stades environ; quant à sa largeur, elle est à peu de chose près de 2000 stades. Ce qui reste de l'Italie main tenant n'est plus à proprement parler qu'une presqu'île étroite et allongée, se terminant par deux pointes, qui s'avancent, l'une, vers le détroit de Sicile, et l'autre, vers la Japygie, et {resserrée ou, pour mieux dire,} comprimée entre l'Adriatique et la mer Tyrrhénienne. Or, ne prenons pour commencer entre les deux mers que l'intervalle qui va des monts Apennins à la Japygie et à l'isthme compris entre le golfe de Tarente et celui de Posidonie, l'Adriatique peut nous représenter l'étendue et la configuration de cette partie de la Péninsule, car sa plus grande largeur se trouve être aussi de 1300 stades environ et sa longueur à peu de chose près de 60u0 stades. Pour le surplus, lequel renferme l'Apulie ainsi qu'une partie de la Lucanie, nous avons encore ce renseignement que nous fournit Polybe, que le trajet par terre le long de la côte comprise entre la Japygie et le détroit et baignée parla mer de Sicile mesure amplement 3000 stades, tandis que le trajet correspondant par mer mesure 500 stades de moins. Reste la chaîne même des Apennins; or, après avoir atteint les environs d'Ariminum et d'Ancône et déterminé ainsi d'une mer à l'autre la largeur de cette partie de l'Italie, les Apennins font un nouveau détour et coupent dès là le reste de la presqu'île dans le sens de sa longueur : seulement cette chaîne qui, jusqu'à la Peucétie et à la Lucanie, ne s'est guère éloignée de l'Adriatique, une fois parvenue à la frontière de Lucanie, incline davantage vers l'autre mer et vient, après avoir traversé la Lucanie et le Brettium, aboutir au promontoire Leucopetra, près de Rhegium. Ici finit l'esquisse générale que nous avons voulu donner de l'Italie actuelle; essayons à présent de reprendre une à une chaque partie de cette contrée et d'en faire la description détaillée, en commençant par la région subalpine. [5,1,4] Cette région forme une plaine extrêmement riche, parsemée de collines riantes et fertiles, qui en varient l'aspect; le Padus la coupe à peu près par le milieu et la divise en deux partis, la Cispadane et la Transpadane : sous le nom de Cispadane on comprend ce qui avoisine l'Apennin et la Ligystique; on désigne le reste sous le nom de Transpadane. De ces deux parties, la première est habitée par des Ligyens et par des Celtes; l'autre a pour population un mélange de Celtes et d'Hénètes. Ces peuples celtes appartiennent à la même race que ceux qui habitent la Transalpine ; mais il existe deux traditions différentes sur l'origine des Hénètes. Certains auteurs voient en eux une colonie de cette nation celtique des bords de l'Océan qui porte aussi le nom d'Hénètes; suivant d'autres, une bande d'Henètes-Paphlagoniens serait venue, après la prise de Troie, et sous les auspices d'Anténor, chercher un refuge jusqu'ici. On cite même comme preuve à l'appui de cette opinion le goût des habitants du pays pour l'élève des chevaux. Aujourd'hui, à vrai dire, cette industrie n'existe plus dans le pays, mais elle y est restée fort longtemps en honneur, comme un souvenir apparemment des soins que donnaient à leurs cavales mulassières ces anciens Paphlagoniens dont parle Homère, ces Paphlagoniens-Hénètes « venus du pays qui le premier vit naître la farouche hémione ». Ajoutons que Denys, le tyran de Sicile, avait recruté son fameux haras de chevaux de course dans les pâturages mêmes de la Transpadane, de sorte que les chevaux hénètes acquirent une renommée brillante jusqu'en Grèce et que la supériorité de leur race y fut pendant longtemps proclamée. [5,1,5] Toute la Transpadane, mais surtout la partie occupée par les Hénètes, abonde en cours d'eau et en marais. Comme, en outre, la côte d'Hénétie est soumise à l'action périodique du flux et du reflux (on sait qu'il n'y a guère d'autres parages dans toute notre mer Intérieure qui, participant au régime de l'Océan, éprouvent ce même phénomène des marées), il s'ensuit naturellement que la plus grande partie de cette plaine est couverte de lagunes et qu'il a fallu faire comme pour la Basse-Égypte, la couper en tous sens de canaux et de digues : de cette manière une portion s'est desséchée et a pu être mise en culture, tandis que le surplus était utilisé comme voie navigable. Ici, en effet, si toutes les villes ne sont pas de véritables îles, toutes au moins se trouvent avoir une bonne partie de leur enceinte entourée d'eau. Restent celles qui sont situées au-dessus des marais et clans l'intérieur même du pays, à celles-là on arrive par la voie des fleuves (lesquels peuvent tous en effet être remontés à des distances extraordinaires); on y arrive surtout par le Padus, qui est le plus considérable de tous, et que les neiges et les pluies grossissent encore de temps à autre. Seulement, à l'approche de la mer, le Padus se divise en beaucoup de bras, de sorte qu'on a peine, {quand on vient du large}, à en reconnaître l'entrée et à s'y engager. Mais l'habitude, l'expérience triomphe des plus grands obstacles. [5,1,6] Anciennement, je le répète, la plupart des peuples celtes de la Cisalpine s'étaient établis sur les rives mêmes du fleuve. C'est là notamment qu'habitaient les Boiens, les Insubres et les Sénons, ces derniers en compagnie des Gæsates, comme au temps où ils enlevèrent Rome par surprise. Mais les Sénons et les Gæsates furent complétement détruits par les Romains. Les Boiens, à leur tour, s'étant vu chasser par les Romains de leurs demeures, se transportèrent dans la vallée de l'Ister; ils vécurent là mêlés aux Taurisques et en lutte perpétuelle avec les Daces jusqu'à ce que ceux-ci les eussent exterminés, et les terres qu'ils occupaient et qui faisaient partie de l'Illyrie se trouvèrent alors abandonnées comme de vagues pâturages aux trot peaux des nations voisines. Plus heureux, les Insubres se sont maintenus jusqu'à présent: Mediolanum, de tout temps leur capitale, mais qui n'avait été dans le principe qu'un simple bourg (tous les peuples celtes vivaient alors dispersés dans des bourgades ouvertes), se trouve être actuellement une ville considérable de la Transpadane. Elle touche en quelque sorte aux Alpes et a dans son voisinage une autre grande ville, Vérone, sans compter Brixia, Mantoue, Rhegium et Côme, qui n'ont pas tout à fait la même étendue. Côme n'était d'abord qu'une place de médiocre importance; mais, à la suite d'une incursion des Rhætiens, ses voisins, dont elle avait gravement souffert,cette place fut restaurée et agrandie par Pompeius Strabo, le père du grand Pompée; plus tard, C. Scipion augmenta sa population de 3000 colons; puis le divin César y envoya encore 5000 nouveaux habitants. Dans le nombre se trouvaient 500 Grecs de la plus noble extraction, que César gratifia comme les autres du droit de cité et dont il fit inscrire les noms parmi ceux des membres de la colonie. Or ces Grecs ne firent pas que s'établir purement et simplement en ce lieu, ils lui donnèrent le nom qu'il devait porter désormais, car on l'appela à cause d'eux la colonie des Néocomites, ce qui, traduit en latin, revient à Novum Comm. Dans les environs mêmes de Côme est le lac Larius, que forme l'Adduas, avant d'aller se jeter dans le Padus. L'Adduas, on le sait, a ses sources au mont Adule, comme le Rhin. [5,1,7] Les différentes villes que nous venons d'énumérer sont situées bien au-dessus des marais; mais Patavium a été bâti dans le voisinage même de ceux-ci. Cette ville peut être considérée comme le chef-lieu de toute la contrée. Lors du dernier recensement, elle comptait, dit-on, jusqu'à 500 chevaliers. Anciennement, elle en était arrivée à mettre sur pied des armées de 120 000 hommes. Quelque chose qui peut nous donner aussi une idée du chiffre élevé de sa population, en même temps que de l'activité de son industrie, c'est la quantité de marchandises, notamment de tissus de toute nature, qu'elle expédie sur le marché de Rome. On se rend du reste aisément à Patavium depuis la mer en remontant le cours d'un fleuve qui traverse les marais sur un espace de 250 stades : à cet effet, l'on part d'un grand port, appelé Medoacus du nom même du fleuve. En pleins marais, maintenant, s'élève Ravenne, ville également très importante, bâtie tout entière sur pilotis et coupée en tous sens de canaux qu'on passe sur des ponts ou à l'aide de bacs. A la marée haute, Ravenne reçoit en outre une masse considérable des eaux de la mer, et ces eaux, jointes à celles des rivières qui la traversent, lavent et entraînent toute la fange des marais, prévenant ainsi toute exhalaison malsaine. La salubrité de cette ville est même si bien constatée que les Empereurs en ont fait exprès la résidence et le lieu d'exercice des gladiateurs. Mais. à cette particularité déjà admirable de jouir d'une salubrité parfaite au milieu des marais (particularité qui lui est commune, cependant, avec Alexandrie d'Égypte, puisque là aussi, en été, le lac perd toute influence maligne par suite de la crue du fleuve qui recouvre tous ses bas-fonds), Ravenne en joint une autre, concernant la vigne, qui ne mérite pas moins d'être admirée : les environs de cette ville, en effet, tout marécageux qu'ils sont, conviennent merveilleusement bien à la vigne, si bien même que celle-ci y vient hâtivement et y donne une très grande quantité de raisin, à la condition, malheureusement, de dépérir en 4 ou 5 ans. Altinum se trouve situé aussi dans les marais et sa position est tout à fait analogue à celle de Ravenne. Dans l'intervalle de ces deux villes on rencontre Butrium, dépendance de Ravenne, et Spina, simple bourgade aujourd'hui, mais qui fut jadis une célèbre colonie grecque, comme l'attestent et le trésor des Spinites qui se voit à Delphes et tout ce qu'on raconte de la prépondérance exercée par la marine spinite en ces parages. On assure seulement que Spina s'élevait alors sur le rivage même de la mer, tandis qu'elle en est actuellement à une distance de 90 stades environ et qu'elle peut être rangée, par le fait, au nombre des villes de l'intérieur. Ajoutons, au sujet de Ravenne, qu'elle passe pour avoir été fonde par des Thessaliens ; mais il paraît que ces Thesaliens ne purent tenir aux agressions et aux outrages des Tyrrhènes, ils admirent alors dans leurs murs les Ombriens, dont les descendants occupent la ville aujourd'hui encore, et s'empressèrent, eux, de regagner leur patrie. — Nous avons dit que toutes ces villes étaient presque complétement environnées de marais, au point d'y être comme noyées. [5,1,8] En revanche, celles qui suivent ne sont plus autant incommodées par le voisinage des marais: il y a là Opitergium, {Conc}ordia, Atria, Vicetia et d'autres petites places, comme celles-ci, qui toutes communiquent avec la mer par des cours d'eau aisés à remonter. Atria était naguère, à ce qu'on assure, une ville illustre; on croit même que c'est son nom qui, avec un léger changement, est devenu celui du golfe Adriatique. Aquilée, qui de toutes les villes de cette côte se trouve la plus rapprochée du fond du golfe, fut bâtie par les Romains et destinée à servir de boulevart contre les populations barbares de l'intérieur. Les bâtiments marchands pour y arriver n'ont qu'à remonter le cours du Natison sur un espace de 60 stades au plus. Les Romains y ont ouvert un marché aux Illyriens des bords de l'Ister, qui viennent y chercher les denrées apportées par mer, notamment l'huile et le vin : ils en remplissent des vases ou tonneaux en bois qu'ils chargent sur de lourds chariots et livrent en échange de ces denrées des esclaves, du bétail et des cuirs. Aquilée est hors de la limite de l'Hénétie, laquelle est formée de ce côté par une rivière qui descend des Alpes et que l'on peut remonter jusqu'à la ville de Noreia, à une distance de 1200 stades de son embouchure. C'est près de Noreia que Cn. Carbon livra bataille aux Cimbres sans réussir à les arrêter. Près de là aussi, et dans des conditions très favorables à l'exploitation, se trouvent des lavages d'or, ainsi que des mines de fer. Enfin, vers le fond même de l'Adriatique, s'élève le temple de Diomède, autrement dit le Timavum, qui mérite bien d'être mentionné ici, vu qu'il renferme dans son enceinte, avec un port et un bois sacré magnifique, sept sources d'eau douce qui se déversent immédiatement dans la mer après avoir formé un courant large et profond. Polybe, lui,prétend que toutes ces sources, à l'exception d'une seule, sont salées et que c'est pour cela que les gens du pays appellent l'enceinte du Timavum la source, la mère de l'Adriatique. S'il faut en croire pourtant Posidonius, le fleuve Timave descendrait des montagnes pour se perdre dans un abîme, et, après avoir parcouru sous terre un espace de 130 stades environ, {il ne ferait que reparaître}, et déboucherait aussitôt dans la mer. [5,1,9] La domination de Diomède dans ces parages est attestée et par la présence des îles Diomédéennes et par les traditions relatives aux Dauniens et à Argos Hippium. De ces différentes traditions nous ne rapporterons ici que ce qui peut avoir quelque utilité historique ; nous écarterons, comme il convient, la partie purement mythique et ce qui n'est que fiction; nous ne dirons rien, par exemple, de Phaéton ni des Héliades changées en aunes sur les bords du fleuve Eridan, de ce fleuve soi-disant voisin du Palus et qu'on ne retrouve en aucune contrée de la terre; rien non plus de ces prétendues îles Electrides situées en avant des bouches du Padus, et des Méléagrides leurs hôtes, car il n'existe rien de semblable aujourd'hui dans ces parages. En revanche, il nous paraît constant que les anciens Hénètes rendaient certains honneurs à Diomède, puisque aujourd'hui encore on immole un cheval blanc à ce héros et qu'il existe dans le pays deux bois sacrés, dédiés, l'un à Junon Argienne, l'autre à Diane Étolide. Seulement, on a, comme toujours, ajouté à la réalité quelques détails fabuleux : on a dit que, dans ces bois sacrés, les bêtes féroces s'apprivoisaient d'elles-mêmes ; que les cerfs y faisaient société avec les loups et s'y laissaient approcher et caresser par l'homme; que le gibier poursuivi par les chiens n'avait qu'à s'y réfugier pour qu'aussitôt les chiens cessassent de le poursuivre Le fait suivant pourtant nous est donné comme positif : un homme de ces pays, que tout le monde connaissait et plaisantait pour son empressement à cautionner les gens, rencontra un jour des chasseurs qui avaient pris un loup dans leurs filets; ceux-ci lui proposèrent en riant de se rendre caution pour le loup, disant que, s'il voulait s'engager à réparer le dégât que leur prisonnier pourrait faire. ils lui rendraient la liberté ; l'homme s'y étant engagé, le loup fut en effet relâché, mais, une fois hors des filets, il se mit à donner la chasse à un fort troupeau de cavales non marquées, jusqu'à ce qu'il l'eût poussé tout entier dans l'étable de son généreux garant. Ainsi payé de son bienfait, l'homme, ajoute-t-on, fit marquer le troupeau à l'effigie d'un loup; on l'appela le troupeau des Lycophores; c'étaient toutes bêtes, sinon d'une beauté, au moins d'une vitesse incomparable. Ses héritiers à leur tour conservèrent soigneusement le nom et la marque du troupeau et se firent une loi de n'en jamais aliéner ni une jument ni une pouliche, pour être seuls à posséder dans toute sa pureté une race dont les rejetons naturellement étaient devenus illustres. Seulement, comme nous l'avons dit, l'élève des chevaux est une industrie complétement éteinte aujourd'hui dans le pays. Tout de suite après le Timavum commence la côte d'Istrie, qui, jusqu'à Pola, appartient encore à l'Italie. Dans l'intervalle se trouve Tergesté, place forte, distante d'Aquilée de 180 stades. Quant à Pola, elle est située au fond d'un golfe qui se trouve être aussi fermé qu'un port et qui contient plusieurs îlots fertiles, pourvus eux-mêmes de bons, mouillages. Elle doit son origine à un ancien établissement de ces Colkhes ou Colchidiens, envoyés à la recherche de Médée, qui, pour avoir échoué dans leur mission , se condamnèrent d'eux-mêmes à l'exil, ce que Callimaque rappelle ainsi : «Un Grec l'appellerait LA VILLE DES EXILES; mais eux-mêmes, d'un mot de leur langue, ils l'ont appelée POLAE.» Indépendamment des Hénètes et des Istriens, lesquels s'étendent, avons-nous dit, jusqu'à Pola, la Transpadane nous offre encore plusieurs autres peuples : ainsi, au-dessus des Hénètes, habitent les Carnes, les Cénomans, les Médoaques et les Insubres. Une partie de ces peuples fut toujours hostile aux Romains. Quant aux Cénomans et aux Hénètes, ils figurent, dès avant l'invasion d'Annibal, comme alliés des Romains et prennent part en cette qualité non seulement aux guerres contre les Boiens et les Insubres, mais encore à d'autres guerres plus récentes. [5,1,10] Parlons maintenant de ces populations qui occupent en deçà du Pô l'espèce d'enceinte semi-circulaire que forment, en se rejoignant vers Genua et Sabata, les monts Apennins et la chaîne des Alpes. Autrefois les Boiens, les Ligyens, les Sénons et les Gaesates s'en partageaient la meilleure partie ; il n'y reste plus aujourd'hui, par suite de l'expulsion des Boiens et de l'extermination des Gaesates et des Sénons, que les tribus d'origine ligystique et les colonies romaines. Ajoutons que dans ces colonies on trouve aussi mêlé à l'élément Romain un fond de population ombrique, parfois même tyrrhénienne. Il y avait, en effet, avant que les Romains eussent commencé à étendre leur puissance, une sorte de lutte établie entre les deux nations ombrienne et tyrrhénienne à qui exercerait la prépondérance en Italie, et, comme elles n'étaient séparées que par le Tibre, il leur était facile de franchir cette barrière pour s'attaquer réciproquement. Arrivait-il aussi que l'une des deux nations entreprît une expédition contre un pays voisin, l'autre aussitôt, pour ne point demeurer en reste, envahissait le même pays : c'est ainsi qu'à la suite d'une expédition des Tyrrhéniens contre les populations barbares de la vallée du Padus, expédition d'abord heureuse, mais qui, par la mollesse des vainqueurs, avait bientôt abouti à une retraite honteuse, on avait vu les Ombriens attaquer à leur tour les peuples qui venaient de chasser leurs rivaux. Puis, des contestations s'étant élevées entre les deux nations au sujet des pays qu'elles avaient conquis tour à tour, chacune, {dans le cours des débats,} y avait envoyé, de son côté, un certain nombre de colonies; mais les Ombriens, qui étaient moins loin, en avaient naturellement fondé davantage. Or, ce sont ces colonies que les Romains ont reprises; seulement, comme, en les augmentant de nouveaux habitants, ils ont généralement conservé ce qui restait des anciennes races qui les avaient précédés dans le pays, on peut encore, même aujourd'hui que tous les peuples de la Cisalpine portent le nom de Romains, distinguer ceux qui sont d'origine ombrienne ou tyrrhénienne, tout comme on y distingue les Hénètes, les Ligyens et les Insubres. [5,1,11] La Cispadane, ou, pour mieux dire, la vallée du Padus, nous offre quelques villes fameuses, notamment, Placentia et Crémone, qui, très rapprochées l'une de l'autre, se trouvent situées par le fait presque au centre du pays; puis, entre ces villes et Ariminum, s'élèvent Parme, Mutine et Bononia, laquelle s'écarte cependant un peu vers Ravenne. Il y a aussi un certain nombre de petites places répandues dans l'intervalle qui sépare ces trois villes, puis, sur la route de Rome, se succèdent Ancara, Rhegium, Lepidum, Macri-Campi, où se tient le conventus ou assemblée annuelle du canton, Claterna, Forum Cornelium; et enfin, près du Sapis et du Rubicon, et touchant presque à Ariminum, Faventia et Caesena. Ariminum, comme Ravenne, fut fondée par les Ombres ou Ombriens ; comme elle aussi, elle vit sa population primitive s'accroître par l'arrivée de colons romains. Elle possède un port et une rivière qui porte le même nom que la ville. De Placentia à Ariminum la distance est de 1300 stades. Au-dessus de Placentia, et à une distance de 36 milles, en tirant vers la frontière des anciens Etats de Cottius, on rencontre Ticinum et le fleuve de même nom qui en baigne l'enceinte et qui va plus bas s'unir au Padus, puis, en se détournant un peu de la route, Clastidium, Derthôn et Aquae Statiellae. Quant à la route qui mène directement à Ocelum, elle suit d'abord le cours du Padus et du Durias, puis franchit de nombreux ravins et différents cours d'eau, entre autres {un second Durias}, et mesure en tout à peu près 160 stades. A Ocelum commencent les Alpes et la Celtique {proprement dite }. Derthôn est une ville considérable située à moitié chemin entre Genua et Placentia, à 400 stades de l'une et de l'autre. Aquæ Statiellae se trouve sur la même route. Nous avons dit plus haut quelle était la distance de Placentia à Ariminum, ajoutons que de Placentia à Ravenne, en descendant le Padus, le trajet est de deux jours et de deux nuits. La Cispadane était autrefois, comme la Transpadane, couverte sur un espace considérable de marais, qu'Annibal notamment eut grand'peine à traverser dans sa marche sur la Tyrrhénie. Mais Scaurus dessécha cette partie de la plaine au moyen de canaux navigables dérivés du Padus et allant jusqu'à Parme. Justement en cet endroit de son cours le Padus, qui vient de recevoir, près de Placentia, le Trebias, et qui au-dessus de cette ville a reçu encore plus d'un affluent, se trouve démesurément grossi. Ce Scaurus est le même qui construisit la voie Æmilienne, j'entends celle qui va par Pise et par Luna jusqu'à Sabata et qui continue ensuite par Derthôn; car il y a une autre voie Æmilienne qui sert de prolongement à la voie Flaminienne. M.Lepidus et C. Flaminius, consuls la même année, construisirent, en effet, après avoir en commun vaincu les Ligyens, l'un, la voie Flaminienne qui part de Rome, traverse la Tyrrhénie et l'Ombrie et aboutit aux environs d'Ariminum; l'autre, la continuation de cette voie, jusqu'à Bononia d'abord, puis de Bononia à Aquilée, en lui faisant suivre le pied des Alpes et contourner les marais. - La région que nous venons de décrire et que nous désignons sous le nom de Gaule cisalpine se trouve séparée du reste de l'Italie par la partie de l'Apennin située au-dessus de la Tyrrhénie et par le fleuve Æsis, ou plutôt par le Rubicon, la limite ayant été reculée jusqu'à ce fleuve, qui, ainsi que l'Æsis, débouche dans l'Adriatique. [5,1,12] La Cisalpine est une contrée privilégiée, comme le prouvent sa nombreuse population, l'importance de ses villes et la richesse de sou sol, tous avantages par lesquels les colonies romaines de la Cisalpine surpassent infiniment les autres cités de l'Italie. Ici en effet, indépendamment des récoltes abondantes et variées que donnent les terres en culture, la quantité de glands que produisent les forêts est telle qu'on trouve à y engraisser aisément ces immenses troupeaux de porcs qui presque à eux seuls nourrissent l'immense population de Rome. L'abondance des irrigations est cause aussi que le sol y est merveilleusement propre à la culture du millet ; or, il n'y a pas de meilleure ressource contre la famine, le millet résistant à toutes les vicissitudes de la température et ne faisant jamais défaut, y eût-il disette absolue des autres espèces de grains. La préparation de la poix est encore pour ce pays une source de produits magnifiques. Quant au vin, la dimension des tonneaux peut donner une idée de l'abondance des récoltes : ces tonneaux sont en bois et plus grands que des maisons. Ajoutons que la facilité qu'on a de les enduire d'une couche épaisse de poix contribue à bonifier et à conserver le vin. La laine, la laine fine, est plus belle aux environs de Mutine et de la rivière Scultanna que partout ailleurs de plus, on tire de la Ligystique et du pays des Insubres une laine rude et grossière dont on habille presque tous les esclaves en Italie; quant à cette autre laine de qualité moyenne, intermédiaire, qu'on emploie principalement pour fabriquer les tapis de prix, les gausapes et autres tissus analogues, pelucheux des deux côtés ou d'un côté seulement, c'est des environs de Patavium qu'on la tire. Les mines, en revanche, sont laissées aujourd'hui dans une sorte d'abandon, ce qui tient sans doute à ce qu'elles auront été reconnues moins productives que celles de la Transalpine et de l'Ibérie; mais il fut un temps où l'exploitation en était poussée fort activement, d'autant qu'on avait trouvé de l'or à Vercelli, bourg voisin d'Ictomuli. Ictomuli n'est aussi qu'un gros bourg. Les deux localités sont situées dans les environs de Placentia. Nous avons fini de décrire la première partie de l'Italie; passons à la seconde. [5,2,1] CHAPITRE II. Cette seconde division comprend la Ligystique, laquelle se trouve située en plein Apennin, entre la Gaule cisalpine dont nous venons de parler et la Tyrrhénie. Il n'y a rien d'intéressant, du reste, à en dire, si ce n'est que les Ligyens vivent encore disséminés dans des bourgades ouvertes et qu'ils s'évertuent à labourer et à fouir un sol aride, une vraie carrière pour mieux dire, ainsi que s'exprime Posidonius. {Le pays cependant est populeux et fournit comparativement un plus grand nombre de soldats qu'aucune autre partie de l'Italie, un plus grand nombre aussi de chevaliers pouvant être appelés à l'occasion à recruter le sénat de Rome.} - En troisième lieu, maintenant, et faisant suite à la Ligystique, s'offre la Tyrrhénie, qui occupe toute la plaine jusqu'au Tibre : bornée à l'O. par la mer Tyrrhénienne et la mer de Sardaigne la Tyrhénie se trouve avoir en effet pour limite orientale le cours même du Tibre. Le Tibre, on le sait, descend de l'Apennin, se grossit d'un bon nombre de rivières, et, après avoir coulé un certain temps à travers la Tyrrhénie, forme la limite qui sépare cette contrée de l'Ombrie d'abord, puis de la Sabine et de la partie du Latium où est Rome, laquelle se prolonge jusqu'à la mer. Ces trois contrées se trouvent être, dans le sens de leur largeur, à peu près parallèles au cours du fleuve et à la Tyrrhénie, et à peu près parallèles entre elles dans le sens de leur longueur, vu qu'elles remontent toutes trois depuis le fleuve vers la partie de l'Apennin qui avoisine l'Adriatique, et cela dans l'ordre suivant : l'Ombrie d'abord , la Sabine ensuite et le Latium en dernier. Le Latium est donc compris entre la partie du littoral qui va d'Osties à Sinuessa et la frontière de la Sabine (Osties est l'arsenal maritime de Rome et c'est après avoir baigné ses murs que le Tibre débouche dans la mer) ; d'autre part, dans le sens de sa longueur, le même pays s'étend jusqu'à la Campanie et aux monts Saunitiques; quant à la Sabine, elle est située entre le Latium et l'Ombrie et se prolonge également vers les monts Saunitiques, mais en se rapprochant davantage de la partie de l'Apennin occupée par les Vestins, les Pélignes et les Marses; l'Ombrie, à son tour, occupe l'intervalle de la Sabine à la Tyrrhénie et s'avance jusqu'à Ariminum et à Ravenne par delà les montagnes; enfin la Tyrrhénie part de la mer à laquelle elle donne son nom et du cours du Tibre pour s'arrêter au pied des montagnes qui forment de la Ligystique à l'Adriatique cette chaîne ou enceinte continue. - Cela dit, essayons de décrire chacune de ces contrées en détail, en commençant précisément par la Tyrrhénie. [5,2,2] Les Tyrrhènes ou Tyrrhéniens ne sont connus parmi les Romains que sous les noms d'Etrusci et de Tusci: ce sont les Grecs qui leur ont donné l'autre nom, en souvenir de Tyrrhen, fils d'Atys, qu'on nous dit avoir amené naguère une colonie lydienne dans le pays. C'était à l'occasion d'une famine, d'une disette survenue en Lydie; le roi Atys, l'un des descendants d'Hercule et d'Omphale, ayant fait tirer au sort ses deux fils, Lydus et Tyrrhen, retint le premier près de lui et envoya l'autre au loin avec la plus grande partie de son peuple. Tyrrhen aborda aux rivages d'Italie, fonda douze villes dans un même canton qui fut appelé de son nom Tyrrhénie, et leur donna un seul et même chef pour les administrer. Ce chef s'appelait Tarcon : son nom se retrouve dans celui de Tarquinia, l'une des douze villes, et, comme il avait donné, étant enfant, des preuves d'une sagesse précoce, la fable nous le représente venant au monde avec des cheveux blancs. Tout le temps que les Tyrrhènes vécurent ainsi rangés sous le gouvernement d'un seul, ils furent puissants et forts; mais il est probable que le lien qui les unissait finit par se rompre et que, chaque ville s'étant isolée, ils se trouvèrent trop faibles contre les agressions de leurs voisins et durent reculer devant eux : autrement, les eût-on vus renoncer d'eux-mêmes aux terres fertiles qu'ils possédaient pour tourner tout leur espoir vers la mer, réduits désormais à infester de leurs pirateries les différentes parties de la Méditerranée, eux, qui, en unissant leurs forces, eussent été en état non seulement de repousser toute agression venue du dehors, mais de prendre l'offensive et de tenter de lointaines expéditions ? Postérieurement à la fondation de Rome, Démarate arrive dans le pays, amenant à sa suite toute une colonie corinthienne; les Tarquinites l'accueillent, il épouse une femme indigène et en a un fils qu'il nomme Lucumon. Ce fils, devenu l'ami d'Ancus Marcius, roi de Rome, lui succède et quitte son nom pour prendre celui de L. Tarquinius Priscus. Tarquin, et déjà son père, avant lui, firent beaucoup pour l'embellissement des villes de la Tyrrhénie, l'un par le grand nombre d'artistes amenés avec lui de Corinthe, l'autre par les ressources de tout genre que le trône de Rome mettait à sa disposition. C'est de Tarquinies aussi, à ce qu'on assure, que furent importés à Rome les ornements du triomphe, les insignes non seulement du consulat mais en général de toutes les grandes magistratures, l'usage des faisceaux, des haches, des trompettes, les rites des sacrifices, l'art de la divination et tout cet appareil musical dont les Romains accompagnent habituellement leurs cérémonies publiques. Le second Tarquin, fils du précédent, autrement dit Tarquin le Superbe, fut le dernier roi de Rome : une révolution le chassa de son trône. Porsenna, roi de Clusium (Clusium est l'une des principales villes de la Tyrrhénie), essaya bien de le rétablir par la force des armes, mais n'ayant pu y réussir, il renonça à poursuivre les hostilités, traita avec les Romains et évacua leur territoire, ayant reçu d'eux, avec le titre d'ami, de grandes marques d'honneur et de riches présents. [5,2,3] A ce que nous venons de dire touchant l'illustration de la nation Tyrrhénienne en général, ajoutons quelques détails sur l'histoire particulière des Caerétans. Rappelons notamment qu'ils osèrent à eux seuls attaquer les Gaulois, comme ceux-ci, après la prise de Rome se retiraient par la Sabine, et que, les ayant vaincus, ils les forcèrent à rendre ces riches dépouilles que Rome avait consenti à leur céder. Ils avaient en outre sauvé la vie à une foule de Romains qui leur étaient venus demander asile et avaient conservé le feu éternel en même temps que protégé les vestales. Les Romains cependant (et cela par la faute des mauvais magistrats qu'ils avaient alors à leur tête) ne reconnurent point ces services comme ils auraient dû le faire : ils conférèrent aux Coerétans le droit de cité, mais sans les inscrire au nombre des citoyens proprement dits; même ils firent de leurs noms une liste, une table à part, dite "Tabulae Cæritum", où furent relégués désormais tous ceux qu'ils excluaient de l'isonorie. En revanche, les Grecs ont toujours distingué et honoré ce peuple à cause de son courage et de son respect pour la justice, lui tenant compte de ce que, malgré la supériorité de sa marine, il s'était abstenu en tout temps d'actes de piraterie et de ce qu'il avait consacré dans le temple de Delphes ce fameux trésor dit des Agylléens. Anciennement, en effet, Cæré se nommait Agylla : c'étaient, à ce qu'on assure, des Pélasges venus de Thessalie qui l'avaient fondée. Mais les Lydiens (j'entends ceux qui prirent le nom de Tyrrhènes) ayant mis le siége devant Agylla, un des leurs, dit-on, s'approcha du rempart et demanda qu'on lui dit le nom de la ville, et comme, au lieu d'obtenir la réponse à sa question, il avait été salué par un Thessalien du haut du rempart du mot g-Chaire (bonjour), les Tyrrhènes virent là un présage heureux et firent de ce mot un nom nouveau qu'ils donnèrent à la ville, quand ils l'eurent prise. Aujourd'hui du reste, cette ville illustre, et naguère si florissante, n'est plus que l'ombre d'elle-même, au point que les thermes qui se trouvent dans ses environs, les thermes dits de Cæré, sont en réalité infiniment plus peuplés qu'elle, vu l'affluence des gens qui s'y rendent pour raison de santé. [5,2,4] Les Pélasges (c'est l'opinion presque universelle) formaient une race ou nation fort ancienne répandue par toute la Grèce, mais principalement en Thessalie, dans la région appelée Aeolide. Éphore incline à penser que les premiers Pélasges furent des soldats, Arcadiens d'origine, qui donnèrent leur nom à de nombreux compagnons gagés bientôt par leur exemple à la profession des armes, et qui s'acquirent une grande célébrité non seulement en Grèce, mais partout où le hasard poussa leurs pas. Homère nous les montre déjà établis en Crète, puisqu'il fait dire à Ulysse dans son récit à Pénélope : « Ici les peuples ne parlent point tous la même langue : mais on trouve mêlés ensemble l'Achéen, le noble Étéocrète le Cydonien, la triple nation Dorienne et les PÉLASGES issus des dieux. » D'autre part, en donnant le nom d'Argos Pélasgique à la partie de la Thessalie qui est comprise entre les bouches du Pénée et les Thermopyles et qui se prolonge jusqu'à la chaîne du Pinde, Homère semble attester que les Pélasges ont longtemps aussi dominé en ce pays. II est remarquable enfin qu'il joigne au nom de Jupiter-Dodonéen l'épithète de Pélasgique: «Tout-puissant Jupiter, Jupiter Dodonéen, Jupiter Pélasgique! » Beaucoup d'auteurs, du reste, qualifient de Pélasgiques les populations mêmes de l'Épire, comme pour mieux marquer que la domination des Pélasges s'était étendue sur toute cette contrée. Il est arrivé en outre que la dénomination de Pélasges, attribué dans le principe à divers héros individuellement, s'est transportée avec le temps des héros aux pays mêmes {témoins de leurs exploits}. C'est ainsi notamment qu'on en est venu à qualifier Lesbos de Pélasgienne et qu'Homère a placé des Pélasges dans le voisinage immédiat des Ciiciens de la Troade : « Hippothoüs conduisait les belliqueux Pélasges, les Pélasges de la riche et fertile Larisse. » Peut-être même Éphore n'a-t-il placé en Arcadie l'origine de la nation Pélasgique que parce qu'Hésiode lui en avait suggéré l'idée en disant quelque part : « Les fils du divin Lycaon, né lui-même de PELASGUS. » Du moins Æschyle, dans sa tragédie des Suppliantes, et dans celle des Danaïdes, assigne-t-il pour point de départ aux Pélasges Argos, Argos près Mycènes. On sait aussi que le Péloponnèse s'était appelé primitivement la Pélasgie, Ephore lui-même le constate et on lit dans l'Archélaüs d'Euripide que : « Le père des cinquante Danaïdes, étant venu dans Argos, « s'établit en maître dans la ville d'Inachus, et que bientôt, à cause de lui, la Grèce apprit à nommer Danai ceux qu'elle avait si longtemps salués du nom de PÉLASGES. » Au dire d'Anticlide maintenant, Lemnos, Imbros et les îles voisines auraient eu les Pélasges pour premiers habitants, et, parmi ces Pélasges, Tyrrhen, fils d'Atys, aurait recruté une partie des compagnons qui le suivirent en Italie. Enfin, s'il faut en croire les Atthidographes, les Pélasges seraient venus même en Attique, et, en voyant leurs habitudes errantes, en les voyant toujours prêts, comme des oiseaux de passage, à aller de contrée en contrée, les gens du pays auraient changé leur nom en celui de Pélasges. [5,2,5] La plus grande longueur de la Tyrrhénie, mesurée d'après l'étendue de la côte entre Luna et Osties, est, dit-on, de 2500 stades ou peu s'en faut ; quant à la largeur, qui se prend suivant la direction des montagnes, elle n'atteint pas à moitié de la longueur. On compte en effet depuis Luna jusqu'à Pise plus de 400 stades; de Pise à Volaterræ 280 stades; 270 stades de Volaterræ à Poplonium, et de Poplonium à Cossa près de 800 stades ou tout au moins 600, comme le marquent certains auteurs; mais Polybe assurément se trompe quand il ne compte en tout {jusqu'à Cossa} que 1330 stades. {Enfin de Cossa à Osties la distance est de 740 stades}. - Des noms de lieux, que nous venons de citer, celui de Luna désigne à la fois une ville et un port : les Grecs distinguent également le port et la ville de Séléné. La ville proprement dite n'est pas grande ; en revanche, le port est très spacieux et très beau, il renferme même dans son enceinte plusieurs bassins distincts, ayant tous une grande profondeur d'eau jusqu'auprès des bords, et répond tout à fait à l'idée qu'on pouvait se faire du port militaire d'une nation ayant dominé si longtemps et si loin sur les mers. Il est entouré d'une ceinture de hautes montagnes, du sommet desquelles on découvre devant soi la pleine mer et l'île de Sardaigne en même temps qu'à droite et à gauche s'aperçoit une très longue étendue de côtes. Dans les mêmes montagnes se trouvent ces fameuses carrières, d'où l'on extrait en si grande quanthé et en blocs si énormes, en dalles, en tables, en colonnes d'un seul morceau, ces beaux marbres blancs ou veinés et à teinte verdâtre qui vont ensuite servir à la décoration des somptueux édifices de Rome et des autres villes de l'Italie. Le transport des marbres, en effet, n'offre aucune difficulté sérieuse vu la proximité où se trouvent de la mer les montagne, qui contiennent ces carrières et la possibilité d'achever parle Tibre le trajet commencé par mer. C'est encore la Tyrrhénie qui, de toutes les parties de l'Italie, fournit la plus grande quantité de bois de construction et les poutres les plus droites et les plus longues et elle a l'avantage de pouvoir, par le grand fleuve qui l'arrose, faire descendre ces bois directement des montagnes à la mer. {Dans le voisinage des montagnes de Luna est une autre ville, connue sous le nom de Luca}. Entre Luna et Pise, coule le Macrès, dont beaucoup d'auteurs font la limite commune de la Tyrrhénie et de la Ligystique. Quant à Pise, elle passe pour un ancien établissement de ces Pisatæ du Péloponnèse, qui, en revenant de Troie, où ils avaient accompagné Nestor, furent jetés, dit-on, hors de leur route, les uns, vers Metapontium, les autres précisément sur cette côte de Pisatide. La vili est située entre deux fleuves, l'Arnus et l'Ausar, juste à leur confluent : le premier de ces fleuves vient d'Arretium ave un volume d'eau encore considérable, bien que fort diminué, pour s'être, dans le trajet, divisé en trois branches l'autre descend directement de l'Apennin. A leur confluent, et par l'effet du choc de leurs eaux, les deux fleuves s'élèvent à une telle hauteur qu'ils empêchent absolument de se voir d'une rive à l'autre et opposent par là nécessairement de très grands obstacles à ce qu'un vaisseau venant de la mer puisse remonter les vingt stades qui séparent Pise de la côte. Suivant une fable qui a cours dans le pays, la première fois que les deux fleuves descendirent des montagnes, les populations leur barrèrent le passage, dans la crainte qu'en unissant leurs eaux ils n'inondassent leurs terres, et les fleuves durent s'engager par serment à ne jamais déborder, ce que du reste ils observèrent scrupuleusement. La ville de Pise paraît avoir été autrefois très florissante ; aujourd'hui même, elle jouit d'un certain renom grâce à la fertilité de son territoire, à la richesse de ses carrières et à l'abondance de ses bois particulièrement propres aux constructions navales. Naguère elle utilisait ces bois de la sorte et les utilisait pour elle-même, ayant à se défendre des dangers qui la menaçaient du côté de la mer : les Ligyens, plus belliqueux que les Tyrrhéniens, étaient en effet pour eux de méchants voisins, pis que cela, des ennemis attachés à leur flanc et qui se plaisaient à les harceler sans cesse. Mais aujourd'hui que les Romains se bâtissent jusque dans leurs villas des palais aussi somptueux que ceux des anciens rois de Perse, ce sont les constructions de Rome qui absorbent la plus grande partie de ces bois précieux. [5,2,6] Le territoire de Volaterra est baigné par la mer, quant à la ville même, elle {en est loin} : du fond d'une vallée longue et étroite s'élève une colline très haute, escarpée de tous les côtés et terminée par une plate-forme ; c'est là, sur ce plateau, qu'a été bâtie l'enceinte fortifiée de la ville. Le chemin par où l'on y monte mesure quinze stades depuis la base de la colline, et est d'un bout à l'autre extrêmement roide et difficile. On vit, du temps de Sylla, un certain nombre de Tyrrhéniens et de proscrits se réunir en ce lieu et, après avoir formé un corps de quatre cohortes, y soutenir un siége de deux ans, pour ne rendre encore la place au bout de ce temps que par composition. Poplonium , petite ville bâtie au haut d'un promontoire élevé, qui avance assez loin dans la mer pour former une véritable presqu'île, eut aussi à la même époque un siége en règle à soutenir. La ville proprement dite est aujourd'hui, à l'exception des temples et de quelques maisons, absolument déserte; mais le quartier dit de l'arsenal, avec son petit port au pied même de la montagne et sa double cale à loger les navires, offre un aspect moins désolé. Je ne crois pas que les anciens Tyrrhènes aient placé une autre de leurs villes sur le bord même de la mer : comme toute cette côte est dépourvue de ports, les premiers colons, naturellement, se tinrent à distance de la mer ou se fortifièrent plus particulièrement de ce côté, pour éviter de se trouver à la merci des pirates. On a placé au pied du même promontoire un thynnoscopeum {ou guérite à l'usage des vigies chargées de signaler l'approche des thons}. De Poplonium, on découvre, mais tout à fait dans le lointain, et non sans peine, l'île de Sardaigne, puis, sur un plan plus rapproché, à 60 stades à peu près en deçà de la Sardaigne, l'île de Cyrnos; plus distinctement enfin, vu qu'elle est beaucoup plus voisine du continent, l'île d' Athalie qui se trouve à 300 stades environ de la côte, c'est-à-dire à la même distance où elle est de Cyrnos. C'est aussi à Poplonium qu'il est le plus commode de s'embarquer lorsqu'on veut passer dans l'une ou lautre de ces îles. Du haut de la ville, où nous étions monté exprès, nous les avons reconnues toutes les trois, en même temps que nous découvrions du côté de la campagne un certain nombre de mines abandonnées. Nous avons vu de là aussi les forges où l'on travaille le fer apporté d'Aethalie. Quelque chose en effet empêche que le minerai ne soit fondu convenablement dans les fourneaux de l'île, et, à cause de cela, on le transporte sur le continent aussitôt après l'avoir extrait de la mine. Ce n'est pas là du reste le seul fait étrange que l'on observe à Aethalie, il peut arriver, par exemple, qu'avec le temps les mines qu'on y exploite se remplissent de nouveau, comme on dit que la pierre se reforme dans les platamons de l'île de Rhodes, le marbre dans les carrières de Paros et le sel dans ces mines de l'Inde dont parle Clitarque. De ce qui précède, il résulte qu'Eratosthène a eu bien tort de prétendre qu'on n'apercevait du continent ni Cyrnos ni la Sardaigne, et Artémidore bien tort aussi de rejeter ces deux îles à 1200 stades en pleine mer : car, à une telle distance, ces îles, distinctes peut-être pour d'autres yeux, n'auraient certainement pas pu être aperçues des nôtres aussi nettement qu'elles l'ont été, surtout Cyrnos. Il existe sur la côte d'Aethalie un port appelé Argôus portus, du nom, soi-disant, du navire Argo on prétend qu en cherchant la demeure de la déesse Circé, que Médée voulaii voir, Jason aborda en ce lieu; on veut même que les gouttes d'huile tombées des strigiltes dont se servaient les Argonautes aient formé, en se pétrifiant, ces cailloux de plusieurs couleurs que l'on voit sur la plage. Des traditions comme celles-ci confirment, on l'avouera, ce que nous avons déjà dit, que toutes les fables contenues dans les poèmes d'Homère ne sont pas le produit de son imagination, mais qu'il y a dans le nombre beaucoup de traditions locales recueillies par lui et auxquelles il n'a rien changé, si ce n'est qu'il a habituellement, en augmentant les distances, reculé dans un lointain merveilleux le théâtre de la fiction; qu'il a de la sorte transporté dans l'Océan les aventures de Jason, comme il avait fait celles d'Ulysse, se fondant sur ce que la tradition prêtait à ce héros, ainsi qu'à Ulysse et à Ménélas, de longues et interminables erreurs. - Voilà ce que nous avions à dire au sujet d'Aethalie. [5,2,7] L'île de Cyrnos, que les Romains nomment Corsica, est un pays affreux à habiter, vu la nature âpre du sol et le manque presque absolu de routes praticables qui fait que les populations, confinées dans les montagnes et réduites à vivre de brigandages, sont plus sauvages que des bêtes fauves. C'est ce qu'on peut, du reste, vérifier sans quitter Rome, car il arrive souvent que les généraux romains font des descentes dans l'île, attaquent à l'improviste quelques-unes des forteresses de ces barbares et enlèvent ainsi un grand nombre d'esclaves; on peut alors observer de près la physionomie étrange de ces hommes farouches comme les bêtes des bois ou abrutis comme les bestiaux, qui ne supportent pas de vivre dans la servitude, ou qui, s'ils se résignent à ne pas mourir, lassent par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés, jusqu'à leur faire regretter le peu d'argent qu'ils leur ont coûté. Il y a cependant certaines portions de l'île qui sont, à la rigueur, habitables, et où l'on trouve même quelque petites villes, telles que Blésinon, Charax, Eniconiae et Vapanes. Quant à ses dimensions, elles sont, au dire du Chorographe, de 160 milles en longueur et de 70 milles en largeur. Or, le même auteur prête à la Sardaigne une longueur de 220 milles et une largeur de 98. Suivant d'autres, Cyrnos aurait environ 3200 stades de circuit, et la Sardaigne en aurait 4000. Cette dernière île, dont une grande partie est âpre et stérile, et se trouve en proie, qui plus est, à des troubles continuels, ne laisse pas que d'offrir sur beaucoup d'autres points des terres excellentes et propres à toute espèce de culture, principalement à la culture du blé. Elle contient aussi plusieurs villes; deux, entre autres, qui sont véritablement importantes, Caralis et Sulchi. Disons pourtant que cette fertilité du sol est contre-balancée par un inconvénient grave : le pays est malsain, l'été, et il l'est surtout dans les cantons les plus fertiles. De plus, les mêmes cantons sont exposés aux incursions continuelles des montagnards, lesquels sont connus aujourd'hui sous le nom de Diagesbéens , après l'avoir été longtemps sous celui de Iolaéens; car on prétend que Iolaüs visita ces parages en compagnie de quelques Héraclides et qu'il s'établit au milieu des populations barbares de l île, toutes d'origine tyrrhénienne. Dans la suite, ces peuples furent assujettis par les Phéniciens, les Phéniciens de Carthage; ils leur prêtèrent naturellement leur concours lors des guerres de Carthage contre Rome; mais, les Carthaginois ayant été vaincus, l'île entière passa sous la domination romaine. Les populations de la montagne forment quatre nations ou tribus principales : les Parates., les Sossinates, les Balares et les Aconites. Ces barbares habitent le creux des rochers et ne se donnent pas la peine d'ensemencer ce qu'ils possèdent de bonnes terres, aimant mieux dévaster celles des populations agricoles de l'ïle même ou de la côte située vis-à-vis, de la côte de Pisatide surtout où ils font de fréquentes descentes. Les préteurs romains qu'on envoie dans l'île s'opposent bien quelquefois à ces déprédations, mais quelquefois aussi ils s'abstiennent de le faire, vu l'inconvénient grave qu'il y aurait à entretenir d'une façon permanente un corps de troupes dans des localités insalubres. Il leur reste, d'ailleurs, la ressource d'user de certains stratagèmes; ils épient le moment, par exemple, où, après une expédition productive, ces barbares se rassemblent pour passer, suivant la coutume nationale, plusieurs jours de suite en réjouissances et en festins, et, fondant sur eux à l'improviste, ils en enlèvent un grand nombre. - La Sardaigne produit une race de béliers qui ont, au lieu de laine, des poils semblables à ceux des chèvres; on les appelle musmons, et les naturels se servent de leurs peaux en guise de cuirasses. La pelte, ou bouclier rond, et la dague complètent l'armure. [5,2,8] De toute la côte comprise entre Poplonium et Pise on aperçoit passablement bien les trois îles dont nous venons de parler . elles sont de forme allongée et presque parallèles entre elles, étant tournées toutes les trois vers le midi, autrement dit du côté de la Libye; mais, sous le rapport de l'étendue, Æthalie est bien inférieure aux deux autres. Du point le plus rapproché de la côte de Libye, le trajet jusqu'en Sardaigne est de 300 milles, au dire du Chorographe. La ville de Cossae, qui succède à Poplonium, est située un peu au-dessus de la mer. On aperçoit au fond d'un golfe un mamelon d'une certaine hauteur; c'est là, sur ce mamelon, qu'est bâtie la ville; le port d'Hercule est au pied, et il y a dans le voisinage une lagune ainsi qu'un thynnoscopeum placé au bord du promontoire qui domine le golfe; car les thons, alléchés non seulement par les glands, mais aussi par le murex, rangent la terre de très près depuis la mer Extérieure jusqu'à la Sicile. Si maintenant nous longeons la côte entre Cossæ et Ostia, nous voyons s'y succéder les petites places de Gravisci, de Pyrgi, d'Alsium et de Fregena. Il y a 300 stades de Cossae à Gravisci, et dans l'intervalle se trouve une localité appelée Regis-Villa, laquelle passe pour avoir servi de résidence à un ancien chef pélasge nommé Maleus, qui, après avoir régné un certain temps sur une colonie pélasgique établie en ce lieu, serait parti de là pour se rendre à Athènes. C'étaient aussi des Pélasges, on l'a vu, qui avaient fondé Agylla. Un peu moins de 180 stades séparent Gravisci de Pyrgi. Le port de Coeré n'est qu'à 30 stades en deçà de cette dernière ville et contient un temple d'Ilythie, de fondation pélasgique, temple naguère fort riche, mais qui fut pillé par Denys, tyran de Sicile, lors de son expédition contre Cyrnos. Enfin l'on compte 260 stades de distance entre Pyrgi et Ostie et c'est dans l'intervalle que sont situés Alsium et Fregena. — Ici s'arrêtera notre description du littoral de la Tyrrhénie. [5,2,9] Passons aux villes de l'intérieur : indépendamment de celles que nous avons déjà nommées, nous y trouvons Arretium, Perusia, Volsinii et Sutrium, sans compter maintes petites places, telles que Blera, Ferentinum, Falerium ou Faliscum, Nepita, Statonia et plusieurs autres encore qui s'offrent à nous, les unes dans leur état primitif, les autres avec le rang de colonies romaines, d'autres enfin à l'état de villes déchues, comme voilà Véies et Fidènes, à qui les Romains ont fait expier la trop longue durée de leurs guerres. Suivant quelques auteurs, les habitants de Falerii ne seraient pas Tyrrhéniens d'origine; ils formeraient une nation à part, la nation des Falisques. On parle aussi d'une ville du nom de Falisci dont les habitants parlent une langue particulière; mais {ce n'est pas Falerii qu'on entend désigner}, c'est la ville d'Aequum Faliscum, qui se trouve sur la voie Flaminienne, entre Ocricli et Rome. Au pied du mont Soracte, s'élève la ville de Feronia, ainsi nommée d'une divinité indigène, la déesse Feronia, en grand honneur dans tous les pays circonvoisins et qui a son temple dans la ville même. Ce temple est le théâtre d'une cérémonie étrange: on y voit certains adeptes, possédés de l'esprit, du souffle de la déesse, parcourir nu-pieds, et sans paraître ressentir aucune douleur, un long espace de terrain couvert de charbons ardents et de cendre chaude. Et ce spectacle, ainsi que le conventus ou assemblée politique qui se tient tous les ans à Feronia, ne manque jamais d'attirer dans cette ville une grande affluence de monde. Mais de toutes les villes que nous avons nommées celle qui est située le plus avant dans l'intérieur est Arretium. Elle touche en quelque sorte aux montagnes; aussi est-elle à 1200 stades de Rome. Clusium, {qui n'est pas si loin}, en est encore à 800 stades. Pérouse est dans le même canton, tout près de ces deux villes. Le grand nombre de lacs, et de lacs immenses, que contient la Tyrrhénie, contribue encore à enrichir cette contrée. On navigue, en effet, sur ces lacs {comme sur la mer}, et ils nourrissent, avec une quantité prodigieuse de poissons, une foule d'oiseaux aquatiques; de plus, des cargaisons entières de typhé, de papyrus et d'anthèle descendent jusqu'à Rome par les différents affluents qu'ils envoient au Tibre. On distingue entre autres le lac Ciminien, les lacs de Vulsinii et de Clusium et le lac Sabata, qui se trouve être le plus rapproché de Rome et de la mer, comme le lac Trasumenne, qui est près d'Arretium, s'en trouve naturellement le plus éloigné. C'est près de ce dernier lac que débouche l'un des deux défilés par où une armée venant de la Gaule cisalpine peut entrer en Tyrrhénie, et celui-là justement que franchit Annibal. L'autre, auquel on arrive par la route d'Ariminum après avoir traversé toute l'Ombrie, est incomparablement plus facile, vu que les montagnes s'abaissent sensiblement sur ce point; mais, comme les débouchés de ce second défilé étaient gardés avec soin, Annibal s'était vu forcé de prendre le chemin le plus difficile; ce qui n'empêcha pas du reste qu'après avoir battu Flaminius dans plusieurs engagements très vifs il ne réussît à s'emparer du passage. Les eaux thermales, très abondantes en Tyrrhénie, sont une richesse de plus pour ce pays, d'autant que leur proximité de Rome n'y attire guère moins de monde qu'à Baies, où se trouvent, comme on sait, les eaux les plus célèbres de toute l'Italie. [5,2,10] La Tyrrhénie est bordée, du côté de l'est, par l'Ombrie, laquelle part de l'Apennin, voire même de plus loin, et se prolonge jusqu'à l'Adriatique. Dès Ravenne en effet, tout le littoral de l'Adriatique est habité par les Ombres ou Ombriens, et ce sont eux qui peuplent, non seulement les environs de cette ville, mais toutes les localités à la suite, et Sarsina, et Ariminum, et Sena. D'après nous, l'Ombrie comprendrait même encore le fleuve Aesis, le mont Cingule, la ville de Sentinum, le fleuve Métaure et le lieu appelé Fortunæ Fanum ou le Temple de la Fortune, car c'est dans ce canton-là précisément que passait la limite qui séparait, du côté de l'Adriatique, l'ancienne Italie de la Celtique. Disons pourtant que cette limite a été plus d'une fois déplacée par la volonté des chefs de l'État; qu'ainsi, après avoir été fixée primitivement au cours de l' Aesis, elle a fini par être reportée jusqu'au Rubicon (l'Aesis coule entre Ancône et Sena, et le Rubicon entre Ariminum et Ravenne, pour aller du reste se jeter tous deux dans l'Adriatique). Enfin, aujourd'hui, bien qu'on n'ait que faire de s'occuper d'une semblable question de limites, puisque le nom d'Italie s'applique à tout le pays jusqu'aux Alpes, il demeure constant pour tout le monde que l'Ombrie propre s'étend jusqu'à Ravenne, le fond de la population de cette ville étant d'origine ombrique ou ombrienne. Que si, maintenant, l'on compte 300 stades de Ravenne à Ariminum et 1350 stades d'Ariminum à Ocricli et au Tibre, en suivant la voie Flaminienne qui mène à Rome par l'Ombrie, le tout ensemble nous représentera la longueur de cette contrée; mais de sa largeur, nous ne dirons rien, si ce n'est qu'elle est très variable. En fait de villes, les plus considérables que renferme l'Ombrie cisapennine sont, à commencer par celles de la voie Flaminienne, Ocricli près du Tibre, Larolum, Narnie sur le Nar (navigable uniquement pour de petites embarcations, le Nar, après avoir traversé cette ville, va se jeter dans le Tibre un peu au-dessus d'Ocricli), Carsuli enfin et Mevania sur le Teneas, autre rivière qui ne peut porter aussi que de petites embarcations , mais qui suffit pourtant à transporter jusqu'au Tibre les récoltes de la plaine. Nous nommerons encore quelques localités, telles que Forum Flaminium, Nucérie, centre d'une grande fabrication de vases et d'ustensiles en bois, et Forum Sempronium, qui ont dû à leur situation sur une grande voie de communication, bien plus qu'à leur importance politique, l'accroissement de leur population. A droite, maintenant, de la voie Flaminienne, en allant d'Ocricli à Ariminum, nous rencontrons les villes d'Interamna, de Spoletium, d'Aesium et de Camertès, cette dernière en pleines montagnes, et dans la partie de la chaîne qui forme la frontière entre l'Ombrie et le territoire Picentin. Enfin de l'autre côté de la route se trouvent Amérie et la ville de Tuder, dont la situation est très forte, Ispellum aussi, et, dans le voisinage même du col {qui donne accès en Tyrrhénie}, Iguvium. Tout ce pays est fertile, un peu trop montagneux cependant; aussi produit-il pour la nourriture de ses habitants plus d'épeautre que de froment. La Sabine, qui fait suite à l'Ombrie, et qui la borde, comme celle-ci borde la Tyrrhénie, est également très montagneuse. De même dans le Latium, les parties qui avoisinent la Sabine et l'Apennin sont plus âpres que le reste du pays. Mais, tandis que la Sabine et le Latium, qui commencent l'un et l'autre au Tibre et à la Tyrrhénie, ne dépassent pas l'Apennin et s'arrêtent précisément au point où ces montagnes commencent à décrire une ligne oblique par rapport à l'Adriatique, l'Ombrie, comme on l'a vu, dépasse la chaîne de l'Apennin et ne s'arrête qu'à la mer. - Ce que nous avons dit suffit du reste à faire connaître le pays occupé par la nation des Ombres ou Ombriens. [5,3,1] CHAPITRE III. La Sabine ou pays des Sabins est une contrée étroite, s'étendant sur une longueur de 1000 stades depuis les bords du Tibre et la petite ville de Nomentum jusqu'à la frontière des Vestins. Ses villes, d'ailleurs assez rares, sont toutes aujourd'hui bien déchues de ce qu'elles étaient, et cela par suite de cet état de guerre continuel. Nommons pourtant Amiternum, et Reate qui a dans son voisinage le bourg d'Interocrea et les eaux de Cotilim, eaux froides très efficaces contre certaines affections, soit qu'on les boive, soit qu'on les emploie sous forme de bains. Foruli, qui appartient encore à la Sabine, n'est en revanche qu'une enceinte de rochers plus propre à abriter des partisans en temps de guerre civile qu'à recevoir un établissement {régulier et permanent}. Cures aussi, qui n'est plus aujourd'hui qu'une simple bourgade, devait être anciennement une cité illustre, puisqu'elle avait donné à Rome deux de ses rois, Titus Tatius et Numa Pompilius, et que c'est du nom même de ses habitants, Kyrites ou Quirites, que se servent à Rome les orateurs en s'adressant au peuple. Quant à Trebula, à Eretum et à d'autres localités aussi peu importantes, c'est parmi les bourgs également, bien plutôt que parmi les villes, qu'il convient de les ranger. - Dans toute la Sabine, le sol est merveilleusement propre à la culture de l'olivier et de la vigne; il produit aussi beaucoup de gland. En outre toute espèce de bétail prospère dans ses pâturages d'une façon singulière, les mulets de Reate notamment jouissent d'une renommée vraiment prodigieuse. Car, s'il est juste de dire en thèse générale que l'Italie est une contrée éminemment propre à l'élève des bestiaux et à l'agriculture, il est constant aussi que les espèces que produit telle partie de l'Italie l'emportent infiniment sur les espèces produites dans telle autre. Les Sabins sont de race très ancienne, de race autochthone; il paraît même que les Picentins et les Samnites sont issus de deux colonies sabines, tout comme la nation des Lucaniens est issue dune colonie samnite, et la nation des Brettiens d'une colonie lucanienne. Or, on s'explique par cette haute et antique origine l'énergie , l'héroïsme avec lequel les Sabins ont résisté jusqu'à présent à toutes les épreuves et qui faisait déjà dire à l'historien Fabius que Rome n'avait commencé à jouir de ses richesses qu'à partir du moment où elle avait réduit à l'impuissance ces indomptables ennemis. La Sabine est traversée par la voie Salarienne, voie d'ailleurs assez courte ; de plus, la voie Nomentane, qui part, elle aussi, de la porte Colline, vient rejoindre la voie Salarienne près d'Eretum, un des bourgs de la Sabine. [5,3,2] Le Latium actuel, qui fait suite à la Sabine, comprend, avec la ville de Rome, beaucoup d'autres villes qui ne faisaient point partie de l'ancien Latium. A l'époque, en effet, où Rome fut fondée, il existait déjà dans le pays environnant un certain nombre de peuples formant autant d'États plus ou moins considérables : tels étaient les Aeques, les Volsques, les Herniques et les Aborigènes; voisins immédiats de Rome, les Rutules de l'antique Ardée, d'autres encore et jusqu'à de simples bourgs, dont les populations, entièrement autonomes ou indépendantes, n'appartenaient à aucun corps de nation. {Au sujet de la fondation de Rome} voici ce que marque la tradition. Énée, accompagné d'Anchise, son père, et de son jeune fils Ascagne, aborde à Laurentum dans le voisinage d'Osties et de l'embouchure du Tibre, et, s'avançant dans l'intérieur du pays à une distance de 24 stades environ, y fonde une ville. Survient Latinus : c'était le roi des Aborigènes, peuple alors établi aux lieux mêmes où Rome s'élève aujourd'hui; il obtient le secours d'Énée et de ses compagnons contre les Rutules d'Ardée, ses voisins (la distance entre Rome et Ardée est de 160 stades), remporte la victoire et fonde tout à côté de la ville nouvelle une autre ville à laquelle il donne le nom de sa propre fille, Lavinie Mais les Rutules étant revenus à la charge, un second combat s'engage et Latinus est tué. Énée le venge en battant les Rutules, puis réunissant les sujets de Latinus et les siens sous la dénomination commune de Latins, il règne à la place de son allié. Roi à son tour par la mort de son père et de son aïeul, Ascagne fonde la ville d'Albe sur le mont Albain, montagne située, comme Ardée, à 160 stades de Rome, et sur laquelle les Romains, unis aux Latins, ou du moins l'assemblée générale de leurs magistrats, ont de tout temps offert le sacrifice solennel à Jupiter : durant le sacrifice, un jeune patricien, revêtu momentanément du pouvoir, est préposé à la garde de la ville. A quatre cents ans de là se placent les traditions relatives à Amulius et à son frère Numitor, traditions qui, à côté de fables évidentes, nous offrent des faits plus authentiques. Ainsi, il est constant que ces deux princes avaient hérité en commun des droits des descendants d'Ascagne sur le royaume d'Albe, lequel s'étendait alors jusqu'au Tibre; que le plus jeune, Amulius, après avoir évincé son frère aîné, régna seul, et que, des deux enfants qu'avait Numitor, un fils et une fille, il fit tuer le fils traîtreusement dans une partie de chasse, et voua la fille au culte de Vesta pour s'assurer qu'elle n'aurait jamais d'enfant, car les fonctions de vestale lui imposaient la loi de rester vierge. Il arriva cependant que Rhea Silvia (c'est ainsi qu'on appelle la fille de Numitor) fut séduite et qu'elle ne put cacher son crime à Amulius, ayant mis au monde deux jumeaux. Par égard pour Numitor, Amulius ne l'envoya pas au supplice, il se borna à l'emprisonner, mais fit, suivant la coutume du pays, exposer ses enfants sur les bords du Tibre. Ici la fable ajoute que les deux enfants étaient fils de Mars, que, sur les bords du fleuve où ils étaient exposés, on vit une louve les allaiter comme elle eût fait ses petits, qu'un certain Faustule, l'un des nombreux porchers qui faisaient paître alors leurs troupeaux le long du fleuve, les recueillit, les fit nourrir chez lui, et appela l'un Romulus et l'autre Remus : ce qu'il faut entendre vraisemblablement de quelque seigneur de la cour d'Amulius qui aura recueilli en effet les jeunes princes et les aura fait élever. Quoi qu'il en soit, les deux frères parvenus à l'âge d'homme attaquèrent Amulius et ses fils, les mirent à mort, rétablirent Numitor sur son trône, puis, retournant aux lieux où ils avaient été élevés, y fondèrent Rome. Ce fut pourtant plus par nécessité que par choix qu'ils bâtirent leur ville dans l'emplacement où nous la voyons, car l'assiette du lieu n'était guère forte par elle-même et ses environs n'offraient ni assez de terres disponibles pour former à la ville nouvelle un territoire convenable, ni assez d'habitants pour lui fournir une population suffisante, les voisins de Rome étant dès longtemps habitués à l'isolement et à l'indépendance et devant rester aussi étrangers, aussi indifférents à l'égard de cette ville naissante, dont ils touchaient pourtant en quelque sorte les remparts, qu'ils l'avaient toujours été à l'égard d'Albe. Telles étaient les dispositions de Collatie, d'Antemnae, de Fidènes, de Lavicum et d'autres localités semblables situées toutes dans un rayon de 30 à 40 stades de Rome, guère plus, et qui formaient, non pas comme aujourd'hui de simples bourgades, ou même de simples propriétés particulières, mais autant de petites cités. Il y a effectivement entre la cinquième et la sixième pierre milliaire à partir de Rome un lieu appelé Phesti où l'on, croit que passait alors l'extrême frontière du territoire romain et où les prêtres, gardiens de la tradition, célèbrent actuellement encore, pour la répéter le même jour dans plusieurs autres localités considérées aussi comme des points de l'ancienne frontière, la cérémonie ou procession de l'Ambarvale. {On sait le reste :} pendant la fondation même de la ville, une querelle s'engage entre les deux frères et Rémus est tué. Puis, une fois la ville fondée, Romulus y attire des hommes de tout pays en faisant d'un bois situé entre la citadelle et le Capitole un lieu d'asile et en proclamant citoyen romain quiconque y viendra des pays d'alentour chercher un refuge. Seulement, comme les nations voisines lui refusent des femmes pour ses sujets, il fait annoncer une grande cérémonie religieuse, des jeux hippiques en l'honneur de Neptune (ces jeux se célèbrent encore aujourd'hui), et, profitant du grand nombre de curieux accourus à Rome de toute part, et surtout de chez les Sabins, il fait enlever par ses gens, pour satisfaire au désir qu'ils ont de se marier, toutes les jeunes filles qui se trouvent parmi les spectateurs. Titus Tatius, le roi de Cures, qui veut d'abord poursuivre par les armes la vengeance de cet outrage, finit par conclure avec Romulus un traité, en vertu duquel il est admis au partage du trône et du gouvernement. Mais il est tué par trahison à Lavinium et Romulus règne seul du consentement des Kyrites. Enfin Romulus étant mort à son tour a pour successeur Numa Pompilius, concitoyen de Tatius. - Telle est la tradition la plus accréditée sur la fondation de Rome. [5,3,3] Une autre tradition plus ancienne, et alors toute mythique, fait de Rome une colonie arcadienne, fondée par Évandre. Suivant cette tradition, Hercule, revenant d'Ibérie avec les troupeaux de Géryon, reçut l'hospitalité dans la maison d'Évandre. Informé par une révélation de Nicostrate, sa mère (laquelle possédait le don de la divination), que le héros, une fois ses travaux accomplis, était destiné à devenir dieu, Évandre fit part de ce secret à Hercule, puis lui dédia un temple et célébra en son honneur un premier sacrifice dont les rites, purement grecs, se sont conservés et se retrouvent aujourd'hui encore dans le culte d'Hercule, tel qu'on le célèbre à Rome. Or c'est précisément de cette circonstance des formes grecques du culte d'Hercule à Rome que Coelius, historien latin, tire la preuve que Rome elle-même était d'origine hellénique. Ajoutons que la mère d'Évandre reçoit également a Rome des honneurs divins, car c'est elle qui, sous un autre nom, sous le nom de Carmenta, figure parmi les Nymphes. [5,3,4] L'ancien Latium ne comprenait donc qu'un petit nombre de peuples et la plupart de ceux qu'on a désignés depuis sous le nom de Latins étaient dans le principe complètement indépendants de Rome. Mais, plus tard, rendant hommage à la supériorité de Romulus et des rois, ses successeurs, tous firent leur soumission; on vit les Aeques, les Volsques, les Herniques, et, avant eux, les Rutules et les Aborigènes, auxquels il faut même ajouter encore les Ariciens, les Aurunces et les Privernates, subir la domination des Romains et le nom de Latium embrasser alors toute l'étendue des pays qu'occupaient ces différents peuples. Le territoire des Volsques confinait au Latium proprement dit par la plaine Pomentine et par cette ville d'Apiola, que Tarquin l'Ancien détruisit de fond en comble ; le territoire des Aeques, qui touchait plutôt à la partie occupée par les Kyrites, avait eu de même ses villes ravagées par Tarquin en personne, dont le fils pendant ce temps-là enlevait d'assaut Suessa, capitale des Volsques. Quant au territoire des Herniques, il s'étendait du côté de Lanuvium, d'Albe, et jusque dans le voisinage de Rome, dont Aricie, Tellènes et Antium n'étaient guère éloignées non plus. Enfin, les Albains, qui avaient commencé par être cordialement unis aux Romains (ce qui se conçoit de peuples parlant la même langue et Latins aussi d'origine), les Albains qui, tout en formant un royaume à part, se trouvaient avoir avec Rome bien des liens communs, maintes alliances de famille, notamment, et la célébration des sacrifices du mont Albain et la jouissance de certains privilèges politiques, s'étaient vu attaquer à leur tour et avaient eu leur ville, sauf le temple, rasée de fond en comble, tandis qu'eux-mêmes étaient inscrits au nombre des citoyens romains. Tel fut, du reste, le sort commun de toutes les villes autour de Rome qui se montrèrent impatientes du joug, elles furent ou entièrement détruites, ou écrasées sans pitié; on en cite pourtant quelques-unes qui, par leur dévouement au peuple romain, méritèrent de recevoir de leur puissant allié un sensible accroissement de territoire. Bref, le nom de Latium qui anciennement ne dépassait pas, le long de la côte, le promontoire Circaeen et qui se trouvait aussi, dans l'intérieur, restreint à une étendue de pays fort peu considérable, embrasse aujourd'hui tout le littoral compris entre Osties et Sinuessa, et a fini par s'étendre, du côté de l'intérieur, jusqu'à la Campanie et aux frontières des Samnites, des Pélignes et d'autres peuples encore, habitant comme ceux-ci l'Apennin. [5,3,5] Le Latium {actuel} est une contrée généralement riche et fertile; il faut excepter pourtant certaines parties du littoral qui sont ou bien marécageuses et insalubres, comme le territoire d'Ardée et le pays qui s'étend entre Antium et Lanuvium jusqu'à Pometia, comme tel point aussi du territoire de Setia et des environs de Tarracine et du mont Circaeum, ou bien montagneuses et d'une nature alors trop âpre, trop rocailleuse. Éncore s'en faut-il bien que ces parties du littoral soient compléteraient incultes et improductives, puisqu'on y trouve soit de gras pâturages, soit de riches cultures propres aux terrains marécageux ou montagneux, témoin Caecube, dont le sol, malgré sa nature marécageuse, convient admirablement à l'espèce de vigne dite dendrites et produit de si excellent vin. Dans l'énumération qui va suivre des principales villes du Latium, nous commencerons par le littoral. La première de ces villes, Osties, n'a point de port, et cela à cause des atterrissements formés à l'embouchure du Tibre par le limon que charrient le fleuve et ses nombreux affluents; il faut donc (ce qui n'est pas sans danger) que les bâtiments venant du large jettent l'ancre à une certaine distancie de la côte et restent ainsi exposés à toute l'agitation de la pleine mer. Mais l'appât du gain fait surmonter tous les obstacles : il y a à Osties une foule d'embarcations légères toujours prêtes, soit à venir prendre les marchandises des navires à l'ancre, soit à leur en apporter d'autres en échange, ce qui permet à ces navires de repartir promptement, sans avoir eu même à entrer dans le fleuve. Il n'est pas rare pourtant que les navires, après avoir été allégés ainsi d'une partie de leur cargaison, s'engagent dans le fleuve et remontent jusqu'à Rome, à 190 stades de la côte. C'est Ancus Marcius qui a été le fondateur d'Osties. A cette ville, dont nous n'avons rien de plus à dire, en succède une autre, Antium, qui n'a point de port non plus. Bâti sur les rochers, à 260 stades d'Osties, Antium est actuellement le lieu de plaisance des empereurs, la résidence préférée où ils viennent, toutes les fois qu'ils en.trouvent l'occasion, se reposer des affaires publiques. En vue de ces fréquents séjours des princes, on y a construit un très grand nombre d'édifices somptueux. Les Antiates possédèrent longtemps une marine puissante et leurs vaisseaux prenaient part encore aux pirateries des Tyrrhéniens, qu'eux-mêmes comptaient déjà parmi les sujets du peuple romain. Cela est si vrai que le roi Alexandre députa tout exprès à Rome pour s'y plaindre d'eux; plus tard encore, le roi Démétrius faisait dire aux Romains, en leur renvoyant quelques-uns de ces pirates qui s'étaient laissé prendre, qu'il leur restituait volontiers ces prisonniers à cause des liens de parenté qui unissaient Rome à la Grèce, mais qu'il ne pouvait approuver que les dominateurs de l'Italie exerçassent en même temps la piraterie, ni qu'un peuple qui avait érigé chez lui, en plein Forum, un temple aux Dioscures et qui honorait ces dieux, comme le monde entier, sous le nom de Dieux sauveurs, envoyât piller les côtes de la Grèce, leur patrie. Sur quoi les Romains interdirent pour toujours cette pratique aux habitants d'Antium. Éntre Osties et Antium, juste à moitié chemin, s'offre à nous la ville de Lavinium avec un Aphrodisium ou temple de Vénus commun à tous les peuples latins, mais confié plus particulièrement aux soins des Ardéates, qui y tiennent toujours un intendant. Puis vient Laurentum et, au-dessus de ces villes, à 70 stades de la mer, Ardée, principal établissement des Rutules : tout près d'Ardée est un autre Aphrodisium, où les Latins tiennent aussi certaines réunions solennelles. Malheureusement les Samnites ont ravagé tout ce pays et il ne reste plus, à proprement parler, que des vestiges de ces différentes villes, vestiges encore glorieux cependant grâce au souvenir toujours présent d'Énée et à ces cérémonies religieuses qui datent, suivant la tradition locale, de l'époque même du héros. [5,3,6] Après Antium, 190 stades pins loin, on rencontre le Circæum ou mont Circæen, qui, placé comme il est entre la mer et les marais, offre, dit-on, l'aspect d'une île. On ajoute (mais n'est-ce pas alors pour mieux approprier l'état des lieux à la fable de Circé?), on ajoute que les flancs de cette montagne sont couverts d'herbes et de plantes de toute espèce. Il y a d'ailleurs dans la petite ville {de Circæum} un temple dédié à Circé, ainsi qu'un autel de Minerve; on y montre même, à ce qu'on assure, certaine coupe ayant appartenu jadis à Ulysse. Dans l'intervalle d'Antium au mont Circæen les points remarquables sont l'embouchure du fleuve Storas, et, tout à côté, une petite rade où les vaisseaux peuvent mouiller en sûreté. Puis vient une plage exposée au plein Africus qui n'offre pas d'autre refuge qu'un très petit hâvre au pied même du Circæum : juste au-dessus de cette plage s'étend la plaine Pomentine. Le reste de la côte jusqu'à la ville de Sinuessa, qui, avons-nous dit, appartient encore au Latium, était occupé dans le principe par les Ausones, alors maitres de la Campanie, et, au delà des Ausones, par les Osques, qui de leur côté possédaient une partie du territoire campanien. Il est arrivé à ces deux peuples quelque chose d'étrange; la langue des Osques a survécu au peuple qui la parlait et s'est conservée chez les Romains, si bien qu'aujourd'hui encore à Rome, dans certains jeux, dans certaines fêtes nationales, on représente sur la scène des comédies et des mimes en langue osque; d'autre part, on donne le nom de mer Ausonienne à la mer de Sicile, bien que les Ausones n'en aient à aucune époque habité les rivages. A 100 stades de distance du mont Circaeen, en continuant à suivre la côte on atteint Tarracine, ou, comme on l'appelait anciennement eu égard à la nature de son emplacement, Trachiné : en avant de la ville s'étend un vaste marais formé par deux cours d'eau, dont le plus grand se nomme l'Ufens. La voie Appienne, qui va de Rome à Brentesium, et qui, de toutes les grandes voies d'Italie, est la plus fréquentée, commence à partir de ce marais à longer la mer, puis touche à Tarracine et successivement à Formies, à Minturnes et à Sinuessa. Ce sont là, du reste, avec Tarente et Brentesium à l'extrémité de son parcours, les seules villes maritimes où elle passe. Dans le voisinage de Tarracine, mais en deçà de la ville, du côté de Rome, la voie Appienne est bordée par un canal qu'alimentent les eaux du marais et des fleuves et qui dessert comme voie de communication bon nombre de localités. C'est surtout la nuit qu'on navigue sur ce canal; on s'y embarque le soir, et, le lendemain, de grand matin, on le quitte pour reprendre la voie de terre. On y navigue pourtant aussi de jour. Ce sont des mules qui tirent les bateaux. La ville de Formies, qui succède à Tarracine est une colonie des Lacédémoniens, qui l'avaient appelée primitivement Hormies à cause de l'excellent port dont la nature l'a pourvue. Il est évident aussi que le nom de Caeatas donné au golfe compris entre Tarracine et Formies l'a été par les Lacédémoniens, car le mot "caeetae", dans le dialecte lacédémonien, désigne toute espèce de creux ou d'enfoncement. Quelques auteurs pourtant prétendent que c'est de la nourrice d'Énée que ce golfe a emprunté son nom. La longueur dudit golfe depuis Tarracine, où il commence, jusqu'au promontoire appelé aussi le Caeatas, est de 100 stades. Sur ce point du littoral s'ouvrent d'immenses grottes dans lesquelles on a pratiqué de grandes et somptueuses habitations. De là maintenant à Formies on compte 80 stades. Puis, à mi-chemin entre Formies et Sinuessa, à 40 stades environ de l'une et de l'autre, est Minturnes, que traverse le Liris. Ce fleuve, connu anciennement sous le nom de Clanis, descend du pays des Vestins où il prend sa source très haut dans l'Apennin, il passe ensuite près de Frégelles, cité naguère illustre, mais réduite aujourd'hui à l'état de bourgade, et vient déboucher dans un bois sacré, situé au-dessous de Minturnes, et qui se trouve être pour les habitants de cette ville un objet de profonde vénération. Juste en face des grottes du Caeatas, en pleine mer, sont les deux îles de Pandataria et de Pontia, îles, qui, bien que peu étendues, sont remplies d'habitations charmantes : ces deux îles, assez voisines l'une de l'autre, sont à 250 stades du continent. Cécube touche au golfe Caeatas, et la ville de Fundi, où passe la voie Appienne, touche à Cécube. Tout ce canton abonde en excellents vignobles : le terroir de Cécube, notamment, et ceux de Fundi et de Setia comptent parmi les crus les plus renommés de l'Italie et prennent rang à côté du Falerne, de l'Albain et du Satanien. La ville de Sinuessa, qui s'offre à nous plus loin, s'élève au fond d'un autre golfe et tire son nom évidemment de cette circonstance, car sinus en Iatin équivaut à g-kolpos et signifie un golfe. Il y a dans son voisinage un très bel établissement de bains dont les eaux, naturellement chaudes, sont souveraines contre certaines maladies. - Telles sont les villes maritimes du Latium. [5,3,7] Dans l'intérieur du pays, la première ville qui se présente au-dessus d'Osties, la seule aussi qui soit située sur le Tibre, est la ville de Rome. Nous avons déjà dit que l'emplacement de Rome n'avait pas été choisi, qu'il avait été bien plutôt imposé par la nécessité; ajoutons que tous ceux qui dans la suite agrandirent la ville ne furent pas libres davantage de choisir pour ces nouveaux quartiers les meilleurs emplacements, et qu'ils durent subir les exigences du plan primitif. Ainsi la première enceinte comprenait, avec le Capitole et le Palatin, le Quirinal, colline si facilement accessible du dehors que Titus Tatius s'en empara d'emblée, quand il marcha sur Rome pour venger le rapt des Sabines; à son tour, Ancus Marcius y réunit le Coelius et l'Aventin avec la plaine intermédiaire, bien que eus collines fussent aussi complétement isolées de celles qui faisaient déjà partie de la ville qu'elles l'étaient l'une de l'autre. Mais ce qui rendait cette annexion nécessaire, c'est qu'on ne pouvait raisonnablement laisser en dehors de l'enceinte et à la disposition du premier ennemi qui voudrait s'y retrancher des hauteurs si fortes par elles-mêmes. Seulement l'enceinte nouvelle n'était point continue, Ancus Marcius n'avait pu la prolonger jusqu'au mont Quirinal, ce qui l'eût complétée. Servius reconnut apparemment l'inconvénient de cette lacune, car il acheva de clore la ville en y ajoutant encore l'Esquilin et le Viminal; et, comme ces deux collines sont aussi trop facilement accessibles du dehors, on creusa à leur pied un fossé profond, toute la terre extraite fut rejetée du côté de la ville et forma au-dessus du rebord intérieur du fossé une terrasse longue de six stades, puis, sur cette base on éleva une muraille allant de la porte Colline, à la porte Esquiline avec des tours de distance en distance et une troisième porte s'ouvrant juste au milieu de cet intervalle et qui fut appelée porte Viminale à cause du voisinage de la colline de ce nom. Ce sont là toutes les fortifications de la ville et il faut convenir qu'elles auraient grand besoin elles-mêmes d'être fortifiées. Mais les fondateurs, j'ai idée, auront calculé que, dans leur intérêt, comme dans l'intérêt des générations à venir, il fallait que Rome dût son salut et sa prospérité plutôt aux armes et au courage de ses habitants qu'à la force de ses remparts, jugeant avec raison que ce ne sont pas les remparts qui protégent les hommes, mais bien les hommes qui protégent les remparts. Dans le principe, il est vrai, alors qu'ils voyaient aux mains d'autrui les spacieuses et fertiles campagnes qui entouraient leur ville (leur ville d'ailleurs si exposée, si peu susceptible de défense), les Romains purent croire que l'emplacement qui leur était échu serait un obstacle éternel à leur prospérité ; mais, quand leur courage et leurs travaux les eurent rendus maîtres de tout le pays environnant, ils virent affluer chez eux , et avec une abondance inconnue à la ville la plus heureusement située, tout ce qui fait la richesse et le bien-être d'une cité. Cette affluence de toutes choses est ce qui permet à Rome aujourd'hui encore, tout agrandie qu'elle est, de suffire à l'alimentation de ses habitants ainsi qu'aux fournitures (le bois et de pierres que réclament incessamment tant de constructions neuves auxquelles donnent lieu les écroulements, les incendies et les ventes; oui, les ventes, car on peut dire que ces aliénations d'immeubles qui, elles aussi, se reproduisent incessamment, équivalent à des destructions volontaires, tout nouvel acquéreur se hâtant de démolir pour rebâtir ensuite à sa guise. Au reste, pour subvenir aux besoins de cette nature, Rome trouve de merveilleuses ressources dans la proximité d'un grand nombre de carrières et de forêts et dans la facilité que présentent pour le transport des matériaux tant de cours d'eau navigables, l'Anio d'abord, qui descend des environs de la ville d'Albe, {Alba Fucensis,} c'est-à-dire des confins du Latium et du pays des Marses, et qui, après avoir traversé toute la plaine au-dessous de cette ville, vient se réunir au Tibre ; puis le Nar, le Ténéas, qui traversent toute l'Ombrie pour se jeter dans le même fleuve, et enfin le Clanis, {autre affluent du Tibre,} qui arrose de même la Tyrrhénie, mais particulièrement le canton de Clusium. L'empereur César Auguste a bien cherché dans l'intérêt de la ville à porter remède aux graves inconvénients dont nous venons de parler : il a, par exemple, peur diminuer les ravages des incendies, organisé militairement une compagnie d'affranchis chargée de porter les secours nécessaires en pareil cas; il a aussi, pour prévenir l'écroulement trop fréquent des maisons, réduit l'élévation réglementaire des nouveaux édifices et défendu qu'à l'avenir les maisons bâties sur la voie publique eussent plus de 70 pieds de hauteur. Mais, malgré cette double mesure, on eût encore manqué à Rome de moyens suffisants pour réparer les dommages causés par ces accidents, si l'on n'avait eu cette précieuse ressource de pouvoir tirer des carrières et des forêts voisines d'inépuisables matériaux, avec la faculté si commode d'user pour leur transport de la voie des fleuves. [5,3,8] A ces avantages résultant pour Rome de la nature de son territoire, ses habitants ont ajouté tous ceux que peut procurer l'industrie humaine ; car, tandis que les Grecs, qui semblaient cependant avoir réalisé pour leurs villes les meilleures conditions d'existence, n'avaient jamais visé qu'à la beauté du site, à la force de la position, au voisinage des ports et à la fertilité du sol, les Romains se sont surtout appliqués à faire ce que les Grecs avaient négligé, c'est-à-dire à construire des chaussées, des aqueducs et des égoûts destinés à entraîner dans le Tibre toutes les immondices de la ville. Et notez qu'ils ne se sont pas bornés à prolonger ces chaussées dans la campagne environnante, mais qu'ils ont percé les collines et comblé les vallées pour que les plus lourds chariots pussent venir jusqu'au bord de la mer prendre la cargaison des vaisseaux; qu'ils ne se sont pas bornés non plus à voûter leurs égoûts en pierres de taille, mais qu'ils les ont faits si larges qu'en certains endroits des chariots à foin auraient encore sur les côtés la place de passer; qu'enfin leurs aqueducs amènent l'eau à Rome en telle quantité que ce sont de véritables fleuves qui sillonnent la ville en tous sens et qui nettoient les égoûts et qu'aujourd'hui, grâce aux soins particuliers de M. Agrippa, à qui Rome doit en outre tant de superbes édifices, chaque maison ou peu s'en faut est pourvue de réservoirs, de conduits, et de fontaines intarissables ! Les anciens Romains, à vrai dire, occupés comme ils étaient d'objets plus grands, plus importants, avaient complètement négligé l'embellissement de leur ville. Sans se montrer plus indifférents qu'eux aux grandes choses, les modernes, surtout ceux d'à-présent, se sont plu à l'enrichir d'une foule de monuments magnif r ques : Pompée, le divin César, Auguste, ses enfants, ses amis, sa femme, sa soeur, tous à l'envi, avec une ardeur extreme et une munificence sans bornes, se sont occupés de la décoration monumentale de Rome. C'est dans le Champ de Mars que la plupart de ces monuments ont été érigés, de sorte que ce lieu, qui devait déjà tant à la nature, se trouve avoir reçu en outre tous les embellissements de l'art. Aujourd'hui, avec son étendue prodigieuse, qui, en même temps qu'elle laisse une ample et libre carrière aux courses de chars et à toutes les évolutions équestres, permet encore à une jeunesse innombrable de s'exercer à la paume, au disque, à la palestre; avec tous les beaux ouvrages qui l'entourent, les gazons si verts qui toute l'année y recouvrent le sol, les collines enfin d'au delà du Tibre, qui s'avancent en demi-cercle jusqu'au bord du fleuve, comme pour encadrer toute la scène, cette plaine du champ de Mars offre un tableau dont l'oeil a peine à se détacher. Ajoutons que tout à côté, et indépendamment d'une autre grande plaine bordée ou entourée de portiques, il existe plusieurs bois sacrés, trois théâtres, un amphithéâtre et différents temples tous contigus les uns aux autres, et que, comparé à ce quartier, le reste de la ville ne paraît plus à proprement parler qu'un accessoire. Pour cette raison, et parce que ce quartier avait pris à leurs yeux un caractère plus religieux, plus auguste que les autres, les Romains y ont placé les tombeaux de leurs morts les plus illustres, hommes ou femmes. Le plus considérable de ces tombeaux est le Mausolée {d'Auguste}, énorme tumulus, qui s'élève à peu de distance du fleuve, au-dessus d'un sou-bassement en marbre blanc déjà très haut par lui-même. Ce tumulus, ombragé d'arbres verts jusqu'à son sommet, est surmonté d'une statue d'airain représentant César-Auguste, et recouvre, avec les restes de ce prince, les cendres de ses parents et de ses amis ou familiers. Il se trouve qui plus est adossé à un grand bois, dont les allées offrent de magnifiques promenades. Enfin le centre de la plaine est occupé par l'enceinte du bûcher d'Auguste : bâtie également en marbre blanc, cette enceinte est protégée par une balustrade en fer qui règne tout autour. L'intérieur en est planté de peupliers. Supposons pourtant que d'ici l'on se transporte dans l'antique Forum et qu'on y promène ses regards sur cette longue suite de basiliques, de portiques et de temples qui te bordent; ou bien encore que l'on aille au Capitole, au Palatin, dans les jardins de Livie, contempler les chefs-d'oeuvre d'art qui y sont déposés, on risque fort, une fois entré, d'oublier tout ce qu'on a laissé dehors. - Telle est Rome. [5,3,9] Quant à la situation respective des autres villes de l'intérieur du Latium, elle peut être fixée, soit {directement}, d'après les particularités que quelques-unes d'entre elles présentent, soit {d'une manière indirecte}, d'après le parcours des principales voies qui traversent le pays, la plupart des villes du Latium étant situées sur l'une ou l'autre de ces voies, près de l'une d'elles ou entre deux. Le Latium compte trois voies principales, la voie Appienne, la voie Latine et la voie Valérienne : la première borde la côte jusqu'à Sinuessa, et la troisième suit la frontière de la Sabine jusqu'au pays des Marses, mais la voie Latine court dans l'intervalle des deux autres jusqu'à ce qu'elle ait rejoint, près de la ville de Casilinum, c'est-à-dire, à 19 stades de Capoue, la voie Appienne, dont elle n'est à proprement parler qu'un embranchement : tout près de Rome, en effet, elle s'en détache, prend sur la gauche, franchit {à mi-côte} le mont Tusculan, entre la ville de Tusculum et les premières pentes du mont Albain, et redescend ensuite vers la petite ville d'Algide et la station dite Pictæ ou ad Pictas; elle est rejointe alors par la voie Labicane, qui, partie de la porte Esquiline, en même temps que la voie Prénestine, laisse cette voie ainsi que le champ Esquilin sur la gauche, puis se prolonge l'espace de 120 stades et plus jusque dans le voisinage de la colline que dominent les ruines de l'antique Labicum, passe a droite de ces ruines et de la ville de Tusculum et vient enfin, près de Pictae, à 210 stades de Rome, se confondre avec la voie Latine. A partir de là, nous trouvons sur la voie Latine même plusieurs places, plusieurs villes remarquables, Ferentinum notamment, et Frusinon, dont le Cosas baigne les murs, puis Fabrateria près de laquelle passe un autre cours d'eau, le Tolerus, Aquirum, qui peut compter pour une importante cité, {Atina,} qu'avoisine un fort cours d'eau, le Melpis, Interamnium, qui s'élève au confluent même du Liris et d'une autre rivière, et enfin Casinum, qu'on peut regarder aussi comme une ville de grande importance. Casinum est bien réellement la dernière ville de tout le Latium, car Teanum Sidicinum qui lui succède dépend, ainsi que le marque l'épithète jointe à son nom, de l'ancien territoire des Sidicins, et, comme ceux-ci appartenaient à la nation des Osques, race campanienne aujourd'hui éteinte, il s'ensuit que c'est à la Campanie qu'il faut attribuer cette ville, la plus considérable de celles que traverse la voie Latine, ainsi que Calès, autre grande ville qui lui fait suite, et qui touche presque à Casilinum. [5,3,10] Que si maintenant nous regardons des deux côtés de la voie Latine, nous voyons à droite, dans l'intervalle qui sépare ladite voie de la voie Appienne, les villes de Setia et de Signia, toutes deux célèbres pour leurs vins : le terroir de Setia en effet est réputé l'un des grands crus de l'Italie et le vin de Signia, le Signin, comme on l'appelle, est très fortifiant pour les entrailles. C'est là aussi que se trouvent Privernum, Cora, Suessa, Velitræ, Aletrium, et enfin Frégelles, dont le Liris baigne l'enceinte avant d'aller déboucher dans la mer à Minturnes. Frégelles, qui n'est plus qu'un simple bourg, était naguère une cité considérable; bon. nombre des places que nous venons de nommer et qui l'environnent dépendaient d'elle, et, aujourd'hui encore, les habitants de ces villes continuent de s'y rendre pour tenir leurs marchés ou pour célébrer en commun certains , sacrifices. Ce sont les Romains qui, à la suite d'une défection des Frégellans, ont ruiné leur ville de la sorte. Généralement pourtant ces dernières localités, ainsi que les places situées sur la voie Latine même ou au delà de cette voie, se trouvent comprises dans les limites de l'ancien territoire des Herniques, des Aeques et des Volsques et ont eu les Romains pour fondateurs. A gauche de la voie Latine, entre cette voie et la voie Valérienne, Gabies s'offre à nous la première : située sur la voie Prénestine, à égale distance de Rome et de Préneste, à 100 stades à peu près de l'une et de l'autre, cette ville possède dans ses environs la carrière de pierres qui fournit le plus abondamment aux besoins de Rome. Nous reparlerons tout à l'heure de Préneste, mais, dans les montagnes au-dessus de cette ville, nous voyons se succéder, après la petite forteresse des Herniques, Capitulum, la grande ville d'Anagnia, Céréaté et Sera, que le Liris baigne avant de gagner Frégelles et Minturnes, quelques autres petites places encore, et enfin la ville de Vénafre, qui produit la meilleure huile connue. Au pied de la colline, sur laquelle est situé Vénafre, passe le Vulturne; ce fleuve baigne encore les murs de Casilinum, puis il va se jeter dans la mer auprès d'une ville qui porte son nom. Quant aux villes d'Aesernie et d'Allifes, elles font déjà partie du Samnium; mais, si la seconde de ces villes est encore debout, l'autre tombe en ruines depuis l'époque de la guerre Marsique. [5,3,11] La voie Valérienne, qui commence à Tibur, conduit jusqu'au pays des Marses, voire jusqu'à Corfinium, capitale des Péligniens. Les villes latines qui se trouvent sur cette voie sont Varia, Carseoli et Albe. Non loin de la même voie est situé Cuculum. Tibur s'aperçoit de Rome, ainsi que Préneste et Tusculum : on y trouve, avec un Heracleum ou temple d'Hercule, une helle cascade que l'Anie, déjà navigable en cette partie de son cours, forme en tombant du haut d'une montagne dans une vallée profonde et très boisée qui avoisine la ville. Puis, au-dessous de ce point, l'Anie traverse une plaine d'une grande fertilité en longeant les carrières d'où l'on extrait la pierre tiburtine et la pierre rouge ou pierre de Gabies, circonstance singulièrement favorable à l'exploitation de ces carrières en ce qu'elle facilite le chargement et le transport des matériaux avec lesquels s'effectue la plus grande partie des constructions de Rome. Dans la même plaine coulent les eaux Albules, eaux froides, qui s'échappent de plusieurs sources, et qui, prises comme boisson, ou employées sous forme de bains, agissent efficacement dans un grand nombre de maladies. Tel est le cas aussi des eaux Labanes, sources situées à peu de distance de là sur la voie Nomentane aux environs d'Eretum. A Préneste est ce temple de la Fortune si fameux autrefois par ses oracles. Les deux villes de Tibur et de Préneste, adossées à la même chaîne de montagnes, se trouvent à 100 stades environ l'une de l'autre; quant à l'intervalle qui les sépare de Rome, il est bien du double de cette distance pour Préneste, d'un peu moins pour Tibur. Toutes deux passent pour être d'origine grecque : on veut même que Préneste se soit appelée d'abord Polystephanos. Leur position est naturellement forte, surtout celle de Préneste, car au-dessus de la ville, en façon d'acropole , s'élève une grande montagne, séparée en arrière du reste de la chaîne par un col, qu'elle domine perpendiculairement d'une hauteur de 2 stades. A une assiette déjà si forte cette ville oint un autre avantage, celui d'être percée en tous sens de conduits souterrains qui aboutissent dans les plaines environnantes et qui servent, les uns, d'aqueducs, les autres, d'issues secrètes. C'est dans un de ces souterrains que Marius {le jeune} se fit tuer {par un de ses compagnons} pour ne pas tomber aux mains des ennemis qui l'assiégeaient. En général, on considère comme un bien pour une ville d'avoir la position la plus forte possible; par suite, cependant, des guerres civiles de Rome, cet avantage se trouva être un malheur pour Préneste. Et cela se conçoit : en pareille conjoncture, ces sortes de villes deviennent toujours le refuge des factieux, elles sont, à cause d'eux, assiégées, prises d'assaut, et, après avoir souffert elles-mêmes matériellement de la rage du vainqueur, elles voient souvent encore leur territoire passer en d'autres mains, et c'est l'innocent qui paye ainsi pour le coupable. Un cours d'eau, le Verestis, arrose les environs de Préneste. - Les villes dont nous venons de parler se trouvent toutes à l'E. de Rome. [5,3,12] Mais en dedans de la chaîne où elles sont situées, et avec le val d'Algide entre deux, s'étend une seconde chaîne de hautes montagnes qui se prolonge jusqu'au mont Albain. C'est sur cette seconde crête que Tusculum est placé : cette ville, d'un bel aspect déjà par elle-même, est encore embellie par la foule de jardins et de villas qui l'entourent du côté surtout qui s'abaisse vers Rome; dans cette direction, en effet, la montagne de Tusculum forme un coteau fertile et bien arrosé, dont la pente généralement très douce a permis qu'on y élevât tous ces palais, toutes ces habitations somptueuses. Ajoutons que ce coteau se relie en quelque sorte aux premières pentes du mont Albain, lesquelles offrent, avec la même fertilité de sol, un aussi grand luxe de constructions. Puis viennent de grandes plaines qui se prolongent d'un côté jusqu'à Rome et à ses faubourgs et de l'autre jusqu'à la mer. La partie de ces plaines qui avoisine la côte n'est pas, à vrai dire, aussi saine à habiter que le reste; le séjour en est cependant encore assez agréable et l'on ne voit pas que les terres y soient moins bien cultivées. Passé le mont Albain, nous rencontrons la ville d'Aride sur la voie Appienne, à 160 stades de Rome : bien que bâtie dans un fond, Aricie possède une citadelle dont l'assiette est très forte. Au-dessus d'elle, maintenant, à droite de la voie Appienne, les Romains ont bâti la ville de Lannvium, d'où l'on découvre la mer et Antium. - A gauche de la dite voie, en montant depuis Aricie, on trouve le fameux Artemisium, le Nenws comme on l'appelle dans le pays. Ce temple de Diane Aricine fut bâti, à ce qu'on prétend, sur le modèle de ceux de Diane Tauropole. Et il y a en effet quelque chose de barbare, de scythique pour mieux dire, dans la coutume suivante, qu'on prétend y être restée en vigueur : l'esclave fugitif qui a réussi à tuer de sa main le grand prêtre devient de droit son successeur; mais, dans la crainte où il est de se voir attaquer à son tour, il a toujours l'épée à la main et l'oeil au guet pour être prêt à repousser la force par la force. Le temple est situé au milieu d'un bois, derrière un lac ayant l'étendue d'une mer, et, comme il y a tout autour une chaîne ou enceinte continue de montagnes très hautes aux pics sourcilleux, le temple et le lac se trouvent en quelque sorte au fond d'une cuve. Les eaux de plusieurs sources, celles, entre autres, de la fontaine Égérie, laquelle est ainsi nommée d'une divinité du pays, alimentent le lac; mais, si on les y voit entrer, on ne les en voit pas ressortir : ce n'est que hors de {l'enceinte sacrée} et bien loin dans la plaine qu'elles reparaissent à la surface du sol. [5,3,13] Tout près de là est le mont Albain, dont le sommet dépasse de beaucoup l'Artemisium et les montagnes déjà si hautes, déjà si escarpées, qui l'entourent. Toutes les villes du Latium mentionnées par nous jusqu'ici sont situées en avant de ces montagnes. Une seule se trouve reculée plus loin dans l'intérieur, c'est la ville d'Albe, laquelle s'élève, sur la frontière même du pays des Marses, au haut d'un rocher qui domine le lac Fucin. Ce lac, aussi grand qu'une mer, est la principale richesse des Marses et des autres populations qui l'avoisinent. Ce qu'on dit {de la hauteur variable de ses eaux}, que parfois elles grossissent au point d'atteindre la montagne en débordant, tandis qu'en d'autres temps elles baissent jusqu'à laisser à sec certains fonds qu'ordinairement elles recouvrent, de manière à en permettre la culture, peut s'expliquer soit par un déplacement des sources dans les profondeurs de la terre (les eaux de ces sources tantôt se perdant et se dérobant par de mystérieuses issues, tantôt affluant avec une abondance nouvelle), soit par une disposition naturelle qu'ont toutes les sources à tarir de temps à autre, mais pour se remplir de nouveau et pour recommencer alors à couler, comme c'est le cas, dit-on, de la rivière Amenanus à Catane, laquelle demeure à sec quelquefois plusieurs années de suite, mais reprend ensuite son cours. Une autre tradition fait venir du lac Fucin l'eau Marcienne réputée la meilleure de toutes celles qui alimentent Rome. Ajoutons, au sujet d'Albe, que sa position au coeur même de la contrée et sa forte assiette l'ont souvent fait choisir par les Romains comme place de sûreté pour y enfermer tels prisonniers qu'il importait de bien garder. [5,4,1] CHAPITRE IV. On a vu qu'après avoir décrit tout d'abord la région subalpine de l'Italie, et, avec cette région, la partie adjacente de l'Apennin, nous avions franchi sans nous arrêter ces montagnes et parcouru jusqu'à la frontière du Samnium et de la Campanie. toute la région cisapennine, autrement dit l'espace compris entre la mer Tyrrhénienne et la partie de l'Apennin qui s'écarte vers l'Adriatique; il nous faut donc maintenant revenir sur nos pas pour faire connaître la chaîne même de l'Apennin, tant ce qui se trouve au coeur de la montagne que ce qui appartient à ses deux versants, au versant extérieur ou versant de l'Adriatique aussi bien qu'au versant intérieur. A cet effet, reprenons encore une fois de la frontière de la Cisalpine. [5,4,2] La contrée qui succède immédiatement aux dernières villes de l'Ombrie comprises entre Ariminum et Ancône est le Picenum. Les Picentins sont sortis de la Sabine. Suivant la tradition, un pivert aurait servi de guide aux chefs qui les conduisaient; de là leur nom, car le pivert dans leur langue s'appelle picus et ils le considèrent comme l'oiseau sacré de Mars. Le territoire qu'ils occupent et qui, partant de la montagne, se prolonge jusque dans la plaine, voire jusqu'aux rivages de la mer, se trouve être plus étendu en longueur qu'en largeur. Le sol y est propre à toute espèce de culture, plus favorable cependant aux arbres fruitiers qu'aux céréales. Des montagnes à la mer, c'est-à-dire dans le sens de la largeur, la distance varie beaucoup; mais on trouve 800 stades juste pour la longueur en mesurant par mer la distance du fleuve Aesis à Castrum. - En fait de villes, le pays nous offre d'abord Ancône : d'origine grecque (car elle fut fondée par des Syracusains qui fuyaient la tyrannie de Denys), cette ville est située sur un promontoire qui, en se recourbant vers le nord, décrit l'enceinte d'un port. Ses environs produisent d'excellent vin et une grande quantité de blé. Tout près d'Ancône, mais un peu au-dessus de la mer, est la ville d'Auxume, puis viennent Septempeda, Pneuentia, Potentia et Firmum Picenum. Castellum sert de port à cette dernière. Cypræ Fanum, qui suit, fut fondé, ou, pour mieux dire, dédié par les Tyrrhéniens, qui, sous ce nom de Cypra, honorent la déesse Junon. A cette ville succèdent le fleuve Truentinus, avec une ville de même nom, puis Castrum-Novum et le fleuve Matrinus, qui vient d'Adria et nous offre {à son embouchure} une petite ville, appelée aussi Matrinus, laquelle sert de port à Adria. Adria, du reste, n'est pas la seule ville qui soit située dans l'intérieur des terres; on y remarque aussi Aselum ou Asculum Picenum, lieu déjà très fort {par la disposition de la colline} sur laquelle s'élèvent ses murs, mais qui l'est rendu plus encore par cette circonstance que les montagnes environnantes sont absolument impraticables pour une armée. Au-dessus du Picenum s'étend le territoire occupé par les Vestins, les Pélignes, les Marrucins et les Frentans, nation saunitique ou samnite. Ce territoire est situé tout entier dans la montagne et ne touche à la mer que par un étroit espace. Les montagnards qui l'occupent ne forment à vrai dire que de très petites nations; mais il n'y a pas de peuple au monde plus courageux. Les Romains ont eu souvent occasion d'en juger par eux-mêmes, et dans une première guerre qu'ils leur firent, et dans les différentes campagnes où ils les eurent ensuite pour auxiliaires, et, en troisième lieu, quand ces peuples, fatigués de demander toujours, sans pouvoir les obtenir, la liberté et le droit de cité romaine, renoncèrent à l'alliance de Rome et ne craignirent pas d'allumer cette fameuse guerre Marsique. On les vit alors substituer à Rome, comme métropole commune des nations Ilaliotes et sous le nom nouveau d'Italica, le chef-lieu même du territoire des Pélignes, Corfinium, faire de cette ville leur place d'armes, s'y réunir en assemblée générale, y nommer les consuls, les préteurs de la ligue, rester ensuite deux ans en lutte ouverte avec Rome et finir par lui arracher cette communauté de droits, unique objet de la guerre. Ajoutons que la guerre Marsique a été appelée de la sorte à cause du peuple qui l'avait commencée, à cause surtout du Marse Pompaedius. Ces peuples n'habitent guère que des bourgs; ils possèdent pourtant aussi quelques villes, notamment, dans l'intérieur, Corfinium, Sulmum, Maruvium et Teatea, capitale des Marrucins. Les autres villes sont sur la côte même : Aternum, la première, touche à la frontière du Picenum et porte le nom du fleuve qui sépare les Vestins des Marrucins. Ledit fleuve vient des environs d'Amiternum, traverse tout le territoire des Vestins et laisse à droite Ies Marrucins, lesquels habitent au-dessus des Pélignes : il y a, du reste, un pont qni permet de passer aisément d'une rive à l'autre. Bien que situé sur le territoire des Vestins, Aternum sert de port en même temps aux Pélignes et aux Marrucins. Le pont en question est à 24 stades de Corfinium. A Aternum, le long de la côte, succèdent le port des Frentans, Ortôn, et une autre ville, Buca, qui appartient au même peuple et dont le territoire confine à celui de Teanum Apulum. Entre Ortôn et Aternum le fleuve Sagrus forme la limite commune aux Frentans et aux Pélignes. - Du Picenum à la frontière de l'Apulie, ou, pour parler comme les Grecs, à la frontière de la Daunie, le trajet en rangeant la côte mesure 490 stades. [5,4,3] Les pays qui font suite immédiatement au Latium sont : 1°, le long de la mer, la Campanie; 2°, au-dessus de la Campanie, le Samnium, lequel s'avance dans l'intérieur jusqu'à la frontière des Frentans et des Dauniens; 3° la Daunie même et les pays qui en forment le prolongement usqu'au détroit de Sicile. Parlons d'abord de la Campanie. - A partir de Sinuessa, la côte jusqu'à Misène forme un premier golfe déjà fort grand; puis elle recommence, passé Misène et jusqu'à l'Athenæum, à se creuser de nouveau, formant ainsi, entre ces deux caps, un second golfe encore plus grand que le précédent, et que l'on nomme le Crater. Juste au-dessus du littoral de ces deux golfes, se déploie une plaine d'une fertilité incomparable, et qu'entourent, avec de riantes collines, les hautes montagnes des Samnites et des Osques : c'est là toute la Campanie. S'il faut en croire Antiochus, cette contrée aurait eu pour premiers habitants les Opiques ou Ausones. Les deux noms, on le voit, ne désignaient dans la pensée de cet auteur qu'un seul et même peuple. Polybe, au contraire, indique clairement qu'il entendait sous ces noms deux peuples distincts, quand il dit que la plaine qui borde le Crater était occupée, dans le principe, par les Opiques et les Ausones. Suivant d'autres, la domination des Ausones en ce pays n'aurait fait que succéder à celle des Opiques; puis, le pays aurait passé aux mains d'une tribu appartenant à la nation des Osques, que les Cumaeens auraient ensuite supplantée, mais pour se voir eux-mêmes évincés par les Tyrrhènes, toutes les populations guerrières de l'Italie s'étant naturellement disputé la possession d'une plaine aussi fertile. Les mêmes auteurs nous disent que les Tyrrhènes, une fois maîtres du pays, y fondèrent douze villes, une, entre autres, appelée Capua (Capoue), comme qui dirait la ville capitale, mais que l'excès du bien-être avait fini par jeter tout ce peuple dans la mollesse et qu'il avait dû se retirer alors de la Campanie, comme autrefois des bords du Pô, abandonnant, le pays aux Samnites, qui, eux-mêmes, dans la suite, s'en étaient vu chasser par les Romains. Pour qu'on puisse mieux juger de cette fertilité de la Campanie, j'ajouterai que c'est elle qui produit le plus beau grain connu, j'entends ce pur froment dont on fait l'alica (g-Chondos) , sorte de gruau supérieur au riz, supérieur même, on peut dire, à toutes les substances alimentaires qui se tirent des céréales. Quelques auteurs rapportent aussi que, dans certaines parties des plaines de la Campanie, il se fait chaque année deux récoltes d'épeautre, une troisième récolte de panis, parfois même une quatrième récolte de légumes. C'est de la Campanie, qui plus est, que les Romains tirent leurs meilleurs vins, le Falerne, le Statane et le Galène, sans compter le Sorrentin, qui commence à se poser en rival de ces grands vins depuis qu'il a été prouvé, par de récentes expériences, qu'il pouvait, comme les autres, se garder de longues années. Enfin dans tout le canton de Vénafre, contigu aux mêmes plaines, l'huile qu'on récolte a la même supériorité. [5,4,4] La côte de Campanie à partir de Sinuessa nous offre les villes suivantes. Liternum, où s'élève le tombeau du grand Scipion dit le premier Africain (dégoûté des affaires publiques par des haines ou inimitiés personnelles, Scipion vint en effet finir ici ses jours), Liternum est situé sur une rivière de même nom. Le Vulturne porte également le nom d'une ville bâtie sur ses bords et qui fait suite à Sinuessa: ce fleuve, le même que celui qui passe à Vénafre, traverse toute la Campanie. A ces deux villes succède celle de Cume ou de Cymé, fondée par les Chalcidéens et les Cumaeens, et cela à une époque évidemment très reculée, puisqu'elle est reconnue pour la plus ancienne de toutes les colonies {grecques} de la Sicile et de l'Italie. Les chefs de l'expédition, Hippoclès de Cume et Mégasthène de Chalcis, étaient convenus entre eux que des deux peuples fondateurs un seul posséderait la nouvelle ville, mais que l'autre aurait l'honneur de lui donner son nom. Et voilà comme il se fait qu'aujourd'hui ladite ville porte le nom de Cume en même temps qu'elle passe pour une colonie de Chalcis. Dès les premiers temps de sa fondation, du reste, on vantait sa richesse et celle des campagnes environnantes, de ces fameux champs Phlégréens, dont la fable a fait le théâtre du combat des Géants, en souvenir apparemment des luttes auxquelles avait donné lieu la possession de terres aussi fertiles. Mais, plus tard, Cume tomba au pouvoir des Campaniens et il n'est sorte de violences et d'outrages que les Grecs, ses habitants, n'aient eu alors à endurer, jusqu'à voir passer leurs femmes dans les bras de leurs vainqueurs. On y retrouve néanmoins aujourd'hui même beaucoup de vestiges de l'organisation primitive, maints usages, religieux et autres, d'origine évidemment grecque. Quelques auteurs dérivent ce nom de Cume du mot grec g-kumata, qui signifie vagues, la côte sur ce point étant effectivement hérissée de rochers et toujours battue par les vents. Ajoutons que le lieu est particulièrement favorable à la pêche du thon. Tout au fond du golfe s'étend un terrain aride et sablonneux, couvert, sur un espace de plusieurs stades, d'arbustes et de broussailles, et connu sous le nom de Forêt gallinarienne : à l'époque où Sextus Pompée souleva la Sicile contre Rome, c'est là que ses lieutenants avaient réuni les équipages recrutés pour lui parmi tous les bandits de l'Italie. [5,4,5] Le cap Misène est à une faible distance de Cume; mais il y a encore entre deux le lac Achérusien, sorte de bas fond marécageux habituellement couvert par les eaux de la mer. Au pied même du cap Misène, tout de suite après avoir doublé ce cap, on voit s'ouvrir un port, puis le rivage se creuse de nouveau et plus profondément pour former le golfe sur les bords duquel se trouvent Baies et ces sources thermales devenues le rendez-vous des voluptueux aussi bien que des malades. A Baies succèdent le golfe Lucrin, et, plus intérieurement, le golfe Averne qui fait une véritable presqu'île de tout l'espace compris entre Misène et la ligne oblique tirée depuis ses rivages jusqu'à Cume, vu qu'il ne reste plus {pour relier cet espace de terre au continent} que l'isthme, large à peine de quelques stades, sous lequel passe la route souterraine qui va de l'Averne à Cume et à la mer. Les anciens interprètes de la fable ont placé sur les bords de l'Averne la fameuse scène de l'Évocation des Morts ou de la Necyomantie de l'Odyssée : ils affirment qu'il existait là très anciennement un Oracle de ce genre, un necyomanteum, et qu'Ulysse était venu le consulter. En réalité, l'Averne est un golfe extrêmement profond jusque près de ses bords, très étroit aussi d'ouverture et qui offre, en ou're, les dimensions et la disposition générale d'un port, sans qu'on puisse jamais cependant l'affecter d'une manière utile à un service de cette nature, vu qu'il se trouve séparé de la mer par le Lucrin, autre golfe de grande dimension et tout semé de bas-fonds. Il y a de plus autour de l'Averne une ceinture de hautes montagnes, interrompue seulement là où est l'entrée. Les flancs de ces montagnes, que nous voyons aujourd'hui défrichés et cultivés, étaient couverts anciennement d'une végétation sauvage, gigantesque, impénétrable, qui répandait sur les eaux du golfe une ombre épaisse, rendue plus ténébreuse encore par les terreurs de la superstition. Les gens du pays ajoutaient d'ailleurs ce détail fabuleux qu'aucun oiseau ne pouvait passer au-dessus du golfe sans y tomber aussitôt asphyxié par les vapeurs méphitiques qui s'en exhalent, comme il arrive dans les lieux connus sous le nom de Plutonium. L'Averne n'était même à leurs yeux qu'un de ces Plutonium, et précisément celui auprès duquel la tradition place la demeure des anciens Cimmériens. Si cependant quelqu'un voulait à toute force pénétrer dans le golfe et y naviguer, il devait au préalable offrir aux dieux infernaux un sacrifice propitiatoire, auquel présidaient des prêtres, gardiens et fermiers du lieu. Près de là, sur le bord de la mer, est une source d'eau douce excellente à boire, mais où l'on s'abstenait généralement de puiser, parce qu'on la regardait comme l'eau même du Styx. Le siége de l'Oracle se trouvait là aussi quelque part, et, de la présence de sources thermales dans les environs, de la présence aussi du lac Achérusien, on inférait que le Pyriphlégéthon était proche. Éphore croit au séjour des Cimmériens en ce lieu; suivant lui, ils y habitaient dans des souterrains dits argilles, ils se servaient de chemins couverts pour communiquer ensemble et pour introduire les étrangers jusqu'au siége de l'Oracle, placé également sous terre à une grande profondeur; ils vivaient là de l'extraction des métaux, du produit des réponses de leur Oracle et aussi des subsides qu'ils recevaient des rois de la contrée. Il ajoute qu'en vertu d'une coutume traditionnelle les populations groupées autour du siége de l'Oracle étaient tenues de ne jamais voir le soleil et de ne quitter leurs souterrains que pendant la nuit et que c'est là ce qui a fait dire au poète, en parlant des Cimmériens : «Jamais de ses rayons Phébus ne les éclaire. » Enfin, la nation tout entière aurait été exterminée par un des rois du pays, furieux d'avoir été trompé par l'Oracle, mais l'Oracle même, transporté en d'autres lieux, aurait survécu et subsisterait encore à présent. - Telles sont les traditions que l'antiquité nous a léguées relativement au golfe ou lac Averne. Aujourd'hui, que les forêts qui l'ombrageaient ont été coupées par ordre d'Agrippa, qu'on a bâti partout aux alentours, qu'on a creusé cette voie souterraine des bords de l'Averne à la ville de Cume, on reconnaît que c'étaient là de pures fables. Il semble pourtant qu'en perçant cette voie souterraine et cet autre chemin couvert qui va de Dicæarchie à Neapolis. Cocceius se soit encore guidé d'après la tradition dont nous parlions tout à l'heure et qui a rapport aux Cimmériens {de Baïes}, à moins qu'il n'ait cru, ce qui est possible également, se conformer de la sorte à une coutume ou pratique constante des habitants de la localité. [5,4,6] Le golfe Lucrin, qui, dans le sens de sa largeur, s'étend jusqu'à Baies, est séparé lui-même par une digue de la mer extérieure. Cette digue est longue de huit stades et a la largeur d'un chariot de grande voie; suivant la tradition, elle aurait été élevée par Hercule, {comme il revenait d'Ibérie} ramenant avec lui les troupeaux de Géryon. Agrippa en a fait récemment exhausser la plate-forme, car, pour peu que la mer fût grosse, elle était toujours balayée par la vague, ce qui rendait le passage de la digue difficile aux piétons. Les embarcations légères ont accès dans le Lucrin : à vrai dire, ce golfe ne saurait servir de mouillage ni d'abri, mais la pêche des huîtres n'est nulle part aussi abondante. Quelques auteurs ont confondu le Lucrin avec le lac Achérusien; Artémidore, lui, le confond avec l'Averne. Ajoutons, au sujet de Baïes, qu'on dérive son nom de celui de Baïus, l'un des compagnons d'Ulysse, comme on dérive du nom {de Misenus} celui du cap Misène. - Suit la côte escarpée de Dicæarchie , et Dicæarchie elle-même : bâtie sur un mamelon au bord de la mer, cette ville ne fut d'abord que l'arsenal maritime de Cume, mais, ayant reçu, à l'époque de l'expédition d'Annibal en Italie, une colonie romaine, elle vit changer son nom en celui de Puteoli, soit à cause des puits (putei), qui abondent dans les environs, soit, comme certains auteurs le pensent, à cause de la puanteur des eaux, tout le pays jusqu'à Baïes et au territoire de Cume étant rempli de soufrières, de fumaroles et de sources thermales. La même circonstance, suivant quelques géographes, aurait fait donner le nom de Phlegra à toute la campagne de Cume, et il faudrait reconnaître dans ce que nous dit la fable des blessures faites aux Géants par la foudre l'effet pur et simple de ces éruptions volcaniques d'eau et de feu. Avec le temps, l'ancienne Dicæarchie est devenue un emporium considérable, ce qu'elle doit aux vastes bassins qu'une précieuse propriété du sable de cette côte a permis d'y construire : uni, en effet, à de la chaux en proportion convenable, ce sable acquiert une consistance, une dureté incroyable, et l'on n'a qu'à mêler du caillou à ce ciment de chaux et de sable, pour pouvoir bâtir des jetées aussi avant qu'on veut dans la mer et créer ainsi sur des côtes toutes droites des sinuosités ou enfoncements qui deviennent autant d'abris sûrs ouverts aux plus grands navires du commerce. - Juste au-dessus de la ville s'élève un plateau connu sous le nom de Forum Vulcani et entouré de toutes parts de collines volcaniques, d'où se dégagent, par de nombreux soupiraux, d'épaisses vapeurs extrêmement fétides : de plus, toute la surface de ce plateau est couverte de soufre en poudre, sublimé apparemment par l'action de ces feux souterrains. [5,4,7] A Dicæarchie succède Neapolis, ville fondée également par les Cumaeens, mais accrue plus tard de nouveaux colons venus en partie de Chalcis, en partie aussi des îles Pithécusses et d'Athènes, ce qui lui fit donner ce nom de Ville-Neuve ou de Neapolis. On voit dans cette ville le tombeau de Parthénopé, l'une des Sirènes, et ses habitants célèbrent encore les jeux gymniques qui furent institués par les premiers colons sur l'ordre d'un oracle. Plus tard, à la suite de discordes intestines, un certain nombre de Campaniens y furent reçus à titre de citoyens et les Néapolites, qui avaient vu leurs propres frères devenir volontairement pour eux des étrangers, en furent réduits à traiter en frères leurs plus mortels ennemis : on a la preuve de ce fait rien que par les noms de leurs démarques ou tribuns, car ces noms, exclusivement grecs dans les commencements, finissent par être indifféremment grecs ou campaniens. Ce sont, toutefois, les moeurs grecques qui ont laissé le plus de traces dans cette ville, et, aujourd'hui, bien qu'elle soit devenue toute romaine, elle conserve encore ses gymnases, ses éphébies et ses phratries, les dénominations y sont généralement grecques et les jeux quinquennaux qu'on y célèbre, et qui consistent en luttes gymniques et en concours de musique (ces concours durent plusieurs jours de suite), peuvent rivaliser avec ce que la Grèce offre de plus brillant en ce genre. Une voie souterraine existe ici comme à Came : percée à travers la montagne qui sépare Neapolis de Dicaearchie, cette voie a plusieurs stades de longueur et assez de largeur pour que deux chars puissent s'y croiser aisément; de plus, on a pratiqué sur le flanc de la montagne de nombreuses ouvertures, et, de la sorte, malgré l'extrême profondeur du souterrain, il y pénètre encore assez de jour pour l'éclairer. Enfin Neapolis possède des sources thermales et un établissement de bains qui, tout en égalant celui de Baies, est loin pourtant d'être aussi fréquenté; car de tous les palais qui se sont élevés à Baies les uns à côté des autres il s'est formé une nouvelle ville aussi considérable déjà que Dicaearchie. Ce qui explique, au reste, cette persistance des moeurs grecques à Neapolis, c'est que tous les {Grecs}, qui ont gagné à Rome un peu d'argent, soit dans l'enseignement des lettres, soit dans toute autre profession, et qui, à cause de leur grand âge ou de leurs infirmités, n'aspirent plus qu'à finir leurs jours en repos, choisissent cette ville comme lieu de retraite préférablement à toute autre. Il n'est même pas rare de voir des Romains, par goût aussi pour la vie douce et tranquille, suivre cette foule d'émigrants qu'attirent à Neapolis les moeurs et les habitudes grecques, se passionner pour le séjour de cette ville et s'y fixer définitivement. [5,4,8] La forteresse d'Herculanum touche, on peut dire, à Neapolis : elle occupe un promontoire qui avance dans la mer de façon à recevoir en plein le souffle du Lips ou Africus et cette exposition admirable en rend le séjour particulièrement sain. Ce sont les Osques qui ont été les premiers habitants d'Herculanum ainsi que de Pompeia, ville située sur la côte à la suite d'Herculanum et tout près du fleuve Sarnus; les Tyrrhènes et les Pélasges ont ensuite occupé ces deux villes, mais pour faire place eux-mêmes aux Samnites, qui ont fini à leur tour par se voir chassés de ces fortes positions. Les habitants de Nole, de Nucérie et d'Acerres, ville dont le nom rappelle une localité des environs de Crémone, ont, dans Pompeia, un port commun, et, dans le fleuve qui y passe, dans le Sarnus, une voie commode pour l'importation et l'exportation des marchandises. Les villes que nous venons de nommer sont toutes situées au pied du Vésuve, montagne élevée, dont toute la superficie, à l'exception du sommet, est couverte des plus riches cultures. Quant au sommet, qui offre en général une surface plane et unie, il est partout également stérile; le sol y a l'aspect de la cendre et laisse voir par endroits la roche même, percée, criblée de mille trous, toute noircie, qui plus est, et comme rongée par le feu, ce qui porte à croire naturellement que la montagne est un ancien volcan, dont les feux, après avoir fait éruption par ces ouvertures comme par autant de cratères, se seront éteints faute d'aliment. On peut croire aussi, par analogie, que la fertilité incomparable des terres environnantes est due à cette même cause, puisque l'excellence des vignobles de Catane est généralement attribuée à ce qu'une partie des terres qui entourent cette ville a été couverte des cendres provenant de la décomposition de la lave vomie par l'Etna. La lave, en effet, contient une sorte d'engrais qui, pénétrant le sol, commence par le brûler, mais y active ensuite la végétation : tant que cet engrais est en excès, le sol n'est, à proprement parler, qu'une matière combustible, analogue à toutes les substances sulfureuses, mais peu à peu l'engrais s'épuise, il devient moins brûlant, se réduit en cendres, et à la période de combustion succède alors pour le sol une période de production et de fertilité. Immédiatement après Pompeia s'offre à nous Sorrente, ville d'origine campanienne, d'où part le promontoire Athenæum, ou, comme on ' appelle quelquefois, la pointe des Sirénusses, A l'extrémité dudit promontoire s'élève un temple d'Athéné ou de Minerve, fondé naguère par Ulysse. De là à l'île de Caprées le trajet est court. Que si maintenant l'on double l'Athenæum, on aperçoit devant soi le groupe des Sirènes, petites îles désertes et rocheuses. Du côté de Sorrente, l'Athenaeum nous offre un autre temple avec différents monuments votifs d'une époque fort ancienne et qui attestent la vénération particulière que les populations voisines ont toujours eue pour ce lieu. Le golfe Crater finit ici : on voit qu'il se trouve compris entre deux promontoires tournés au plein midi, le Misène et l'Athenæum. Ajoutons que sa circonférence est bordée, dans l'intervalle des villes que nous avons nommées, de constructions et de plantations de toute nature, qui offrent ainsi l'aspect d'une seule et même ville. [5,4,9] Juste en face du promontoire Misène s'étend l'île de Prochyté, qui n'est à proprement parler qu'un fragment détaché de l''île de Pithécusses. Celle-ci fut colonisée anciennement par les Erétriens et les Chalcidéens, mais cette première colonie, malgré les avantages qu'elle retirait d'un sol aussi fertile et de mines d'or aussi riches, ne put se maintenir dans l'île, une partie ayant été chassée par des discordes civiles, et le reste par des tremblements de terre et des éruptions de feu, d'eau salée et d'eau bouillante. L'île de Pithécusses est, en effet, sujette à ces sortes d'éruptions, tellement même qu'une seconde colonie envoyée de Syracuse par le tyran Hiéron dut encore pour ce motif, non seulement abandonner la ville qu'elle s'était bâtie dans l'île, mais évacuer entièrement cette dernière, ce qui n'empêcha pas, disons-le, les Néapolites d'y passer à leur tour et d'en prendre définitivement possession. La fable qui nous montre Typhon couché sous l'île de Pithécusses et faisant, à chaque mouvement de sou corps pour se retourner, jaillir des colonnes de feu et d'eau et jusqu'à de petites îles où l'on voit bouillir soi-disant l'eau des sources, cette fable ne paraît pas avoir d'autre origine. Elle se retrouve chez Pindare, mais présentée alors sous un jour plus vraisemblable, parce que le poète part de données exactes sur le phénomène lui-même. Pindare savait apparemment que les profondeurs de la mer, dans tout l'intervalle qui sépare la côte de Cume des rivages de la Sicile, recèlent des foyers volcaniques en communication les uns avec les autres, en communication aussi avec le continent (ce qui explique {pour le dire en passant} tout ce qui a été publié sur la nature des éruptions de l'Etna, et comme il se fait qu'on ait observé des phénomènes analogues tant aux îles Lipariennes qu'aux environs de Dicéarchie, de Neapolis, de Baies et dans l'île de Pithécusses), et, pour rappeler cet état de choses, il aura supposé que le corps du géant occupait au fond de l'abîme tout l'espace compris entre Cume et la Sicile: « Maintenant, dit-il, un poids énorme, la Sicile tout entière et ce rempart de rochers qui borde la mer au-dessus de « Cume, oppresse sa poitrine velue. » Timée, lui, est persuadé que les anciens ont singulièrement exagéré les faits en ce qui concerne Pithécusses; toutefois lui-même nous raconte que peu de temps avant sa naissance, l'Epopeus, colline située alors juste au centre de l'île, vomit du feu, à la suite de violentes secousses de tremblement de terre, et poussa jusque dans la mer tout le terrain qui la séparait du rivage; qu'une partie des terres convertie en un monceau de cendres fut soulevée en l'air, puis retomba sur l'île en forme de typhon ou de tourbillon, ce qui fit reculer la mer de trois stades; mais qu'après s'être ainsi retirée la mer ne tarda pas à revenir, et que, dans ce retour subit, elle inonda l'île entière et éteignit le volcan, le tout avec un tel fracas que, sur le continent, les populations épouvantées s'enfuirent depuis la côte jusqu'au fond de la Campanie. Les eaux chaudes de Pithécusses passent pour guérir de la pierre. Quant à l'île de Caprées, elle comptait anciennement deux villes: avec le temps une seule a subsisté. Les Néapolites avaient également pris possession de cette île; mais César- Auguste s'étant réservé la propriété de Caprées et y ayant fait faire de grandes constructions à son usage, leur rendit en échange l'île de Pithécusses, qu'une guerre leur avait enlevée. - Telles sont les villes de la côte de Campanie et les îles qui la bordent. [5,4,10] Dans l'intérieur des terres s'élève Capoue, métropole de la Campanie. Cette ville est bien nommée, car elle est réellement la capitale ou le chef-lieu du pays, et les autres villes, en comparaison, ne sont que de bien petites places. Exceptons pourtant Teanum Sidicinum, qui, elle aussi, est une ville considérable. Capoue est située sur la voie Appienne, laquelle continue ensuite par Calatia, Caudium et Bénévent, dans la direction de Brentesium. Dans la direction opposée, du côté de Rome, on y rencontre Casilinum, sur le Vulturne : c'est dans cette ville que 540 Prénestins soutinrent contre Annibal, alors au fort de ses succès, ce siége mémorable, pendant lequel on vit, tant la famine était rigoureuse, un rat vendu jusqu'à 200 drachmes soutenir les jours de celui qui l'avait acheté et coûter la vie à l'imprudent qui l'avait vendu. On raconte aussi qu'en voyant les assiégés semer des raves au pied de leurs remparts Annibal ne put s'empêcher d'admirer la constance opiniâtre de ces pauvres gens qui espéraient prolonger assez leur résistance pour que leurs raves fussent en état d'être récoltées, et qu'à cause de cela il accorda la vie sauve à tous ceux qui restaient : or la faim et les combats n'avaient fait pendant le siége qu'un petit nombre de victimes. [5,4,11] Indépendamment de ces dernières villes, la Campanie renferme encore Calès et Teanum Sidicinum , que nous avons eu plus haut l'occasion de mentionner, et qui ont pour limites respectives de leurs territoires ces deux temples de la Fortune qu'on aperçoit à droite et à gauche de la voie Latine. Puis viennent Suessula, Atella, Nole et Nucérie, Acerres, Abella et maintes autres places encore moins considérables : quelques-unes dans le nombre passent pour avoir été fondées par les Samnites. On sait en effet qu'après avoir longtemps ravagé le Latium, après avoir de ce côté poussé leurs excursions jusqu'aux environs d'Ardée, les Samnites avaient envahi la Campanie elle-même et n'avaient pas tardé à prendre pied dans le pays, d'autant plus aisément d'ailleurs que les Campaniens, façonnés dès longtemps à la servitude, étaient allés en quelque sorte au-devant de ce nouveau joug. Mais aujourd'hui la nation samnite est comme anéantie des coups que lui ont portés plusieurs généraux romains et en dernier lieu Sylla, dictateur de la république. Sylla venait en quelques combats de comprimer l'insurrection italienne; indigné que les Samnites, bien que réduits, on peut dire, à leurs seules forces, tinssent encore et conservassent même assez d'énergie pour oser marcher sur Rome, il leur livra sous les murs de la ville une bataille décisive, tailla la plus grande partie de leur armée en pièces (ses soldats avaient ordre de ne pas prendre de prisonniers) et fit conduire au Champ de Mars le peu qui restait (3 à 4000 hommes qui avaient jeté leurs armes); là, on les enferma dans la Villa publica, où, trois jours après, des soldats envoyés exprès vinrent les massacrer jusqu'au dernier. Ce n'est pas tout : proscrivant la nation entière, le dictateur ne s'arrêta pas qu'il n'eût par le fer, par l'exil, purgé l'Italie du nom samnite. Et plus tard, comme on lui reprochait d'avoir usé de si cruelles représailles, il répondait que l'expérience lui avait démontré l'impossibilité pour aucun Romain de jamais vivre en paix, si les Samnites restaient unis en corps de nation. Aujourd'hui les villes du Samnium sont réduites à l'état de bourgades; il y en a même quelques. unes qui, à proprement parler, ne comptent plus : telles sont Boianum, Aesernia, Panna et Telesia, près de Vénafre Toutes ces localités en effet (et ce ne sont pas les seules) ne méritent plus qu'on leur donne le nom de villes. Mais dans une contrée aussi illustre et aussi riche que l'Italie, ne devions-nous pas énumérer jusqu'aux localités de médiocre importance ? Notons d'ailleurs que ni Bénévent ni Venouse ne sont déchues de ce qu'elles étaient autrefois. [5,4,12] Relativement à l'origine des Samnites, voici ce que marque la tradition. Les populations de la Sabine se trouvaient engagées depuis longues années dans une guerre contre les Ombriens; elles firent un voeu (que les peuples de la Grèce ont fait souvent en pareille circonstance), celui de consacrer à la Divinité tous les produits de l'année : la guerre finit à leur avantage, et on les vit en effet immoler comme victimes ou consacrer à titre de pieuses offrandes les produits de leurs troupeaux et de leurs champs. Mais cela n'empêcha point que l'année suivante ne fût une année de disette. Quelqu'un dit alors qu'on aurait dû consacrer également à la Divinité les enfants nouveau-nés. C'est ce qu'on fit : tous les enfants nés à cette époque furent voués à Mars, puis, quand cette génération eut grandi, on l'envoya au loin tout entière fonder une colonie. Un taureau servait de guide à ces jeunes émigrants : arrivé sur le territoire des Opiques, il se coucha pour se reposer; aussitôt les Sabins se jetèrent sur les Opiques (lesquels vivaient encore dispersés dans de simples bourgades), et, les ayant chassés de leurs terres, s'y établirent à leur place. Ils voulurent ensuite rendre grâce à la Divinité qui leur avait envoyé ce guide, et, sur l'indication de leurs devins, ils immolèrent le taureau au dieu Mars. Il y a lieu de penser, d'après ce qui précède, que le nom de Sabelli pris par le nouveau peuple rappelait son origine et qu'il ne faut y voir qu'un diminutif du nom des Sabins; mais celui de Samnites ou de Saunites (pour employer la forme grecque) dérive sans doute de quelque autre cause. Certains auteurs prétendent qu'une colonie lacédémonienne vint se joindre à celle qui était sortie de la Sabine, ils expliquent même ainsi l'amitié dont les Samnites furent toujours portés pour les Grecs et la présence parmi eux d'un certain nombre de familles désignées sous le nom de Pitanates. Il semble avéré cependant que c'est là une invention des Tarentins, lesquels auront voulu flatter leurs voisins, leurs puissants voisins, pour se ménager ainsi l'alliance d'un peuple qui pouvait à l'occasion mettre sur pied 80.000 hommes d'infanterie et 8000 hommes de cavalerie. On vante beaucoup certaine loi restée en vigueur chez les Samnites, loi effectivement fort belle, et qui paraît bien faite pour exciter les coeurs à la vertu. D'après cette loi, il est interdit aux pères de choisir eux-mêmes les maris de leurs filles; mais on élit chaque année dix jeunes garçons et dix jeunes filles, les meilleurs sujets des deux sexes; on unit le premier des garçons à la première des filles, le second des garçons à la seconde des filles, et ainsi de suite; et, s'il arrive qu'un de ces jeunes garçons, après avoir été honoré d'une semblable distinction, change de conduite et se pervertisse, on lui fait subir une sorte de dégradation en lui enlevant la compagne qu'on lui avait donnée. Les Hirpins, qui succèdent aux Samnites, sont eux-mêmes originaires du Samnium ; leur nom vient de ce que la colonie aurait eu soi-disant un loup pour guide : le mot hirpos, en effet, signifie loup dans la langue des Samnites. Le territoire des Hirpins se prolonge jusqu'à la Haute-Lucanie. Mais nous n'en dirons pas davantage au sujet des Samnites. [5,4,13] Pour en revenir aux Campaniens, il est certain que la richesse de leur pays a été pour eux autant une source de maux qu'une source de prospérités. Ils en étaient venus avec le temps à de tels raffinements de luxe qu'ils donnaient de splendides repas rien que pour avoir le plaisir de faire battre sous les yeux de leurs convives des couples de gladiateurs, dont ils proportionnaient, du reste, le nombre au rang de leurs invités. Aussi quand Annibal, après la reddition volontaire de Capoue, prit ses quartiers d'hiver dans cette ville, les plaisirs eurent-ils bientôt énervé son armée, et lui-même à cette occasion disait que « le vainqueur courait maintenant grand risque de tomber aux mains des vaincus, n'ayant plis pour soldats que des femmes au lieu d'hommes. » Mais plus tard, quand les Romains eurent repris l'avantage, les Campaniens reçurent d'eux quelques sévères leçons destinées à les rendre plus sages; ils virent même, en dernier lieu, distribuer une partie de leurs terres à des colons romains. Toutefois, comme ils surent vivre en bonne intelligence avec ces colons, leur condition est redevenue prospère, et, sous le rapport de l'étendue et de la population, Capoue n'a rien perdu aujourd'hui de son ancienne importance. - A la Campanie et au Samnium, lequel, avons-nous dit, s'étend jusqu'aux pays des Frentans, succède le long de la mer Tyrrhénienne un territoire occupé par la tribu des Picentes, faible rameau de la nation picentine que les Romains ont transplanté des rivages de l'Adriatique à ceux du golfe Posidoniate, ou, comme on dit aujourd'hui, du golfe Paestan, l'ancienne ville de Posidonie (cette ville était située au milieu dudit golfe) ayant changé son nom en celui de Paestum. Entre Sirénusses et Posidonie se trouve Marcina, ville fondée par les Tyrrhènes, mais qui se trouve avoir aujourd'hui une population samnite. De là maintenant à Pompeia, en passant par Nucérie, on traverse un isthme qui n'a pas plus de 120 stades. Le territoire des Picentes se prolonge jusqu'au fleuve Silaris, lequel forme de ce côté la limite de l'ancienne Italie. Les eaux du Silaris, d'ailleurs excellentes à boire, offrent, dit-on, cette particularité, que, si l'on jette dans leur courant une plante quelconque, elle s'y pétrifie, sans perdre ni sa couleur ni sa forme. Les Picentins avaient anciennement une métropole, Picentia; aujourd'hui, ils vivent disséminés dans de simples bourgades, les Romains les ayant expulsés de cette ville pour avoir fait cause commune avec Annibal. Un décret du peuple à la même époque les exclut du service militaire et leur imposa, ainsi qu'aux Brutiens et aux Lucaniens, et pour les mêmes motifs, l'obligation de remplir les fonctions serviles de courriers et de messagers publics. En outre, pour les tenir en respect, les Romains bâtirent un peu au-dessus de la côte la forteresse de Salerne. - Des Sirénusses au Silaris on compte en tout 260 stades.