SALIMBENE DE ADAM. CHRONIQUE (Extrait) P.M. d’Aincreville Voyage de Salimbene en France (1247-1248), La France Franciscaine vol. 1 (1912). [318} Revenons maintenant à notre sujet, pour nous occuper du roi de France. Donc l'an du Seigneur 1248, vers la fête de la Pentecôte, ou après cette fête, je quittai Auxerre et descendis au couvent de Sens, parce que le Chapitre provincial de la province de France devait s'y tenir, et que le seigneur Louis, roi de France, allait y venir. Le Chapitre étant réuni, le ministre provincial de France vint avec les définiteurs trouver fr. Jean de Parme, ministre général, qui était dans la maison : « Père, lui dit-il, nous avons examiné et approuvé quarante frères qui étaient venus au Chapitre, pour obtenir le pouvoir de prêcher ; nous le leur avons donné et nous les avons renvoyés à leurs couvents, afin d'éviter que la maison où se fait le Chapitre ne fût trop grevée par suite de la présence de tant de frères ». Le Ministre général leur répondit qu'ils s'étaient comportés peu sagement, et qu'ils avaient mal agi, parce que pareille faculté n'est pas concédée aux ministres provinciaux et aux définiteurs, sauf en l'absence du général. « L'examen que vous avez fait des frères, ajoute-t-il, je l'ai pour approuvé, mais je veux que tous soient rappelés, et qu'ils reçoivent de moi l'office de prédicateur, selon ce qui est marqué dans la Règle ». Et il en fut ainsi fait. Et ces frères restèrent, dans le couvent du Chapitre, jusqu'à ce que celui-ci fût terminé. Or, comme le roi de France était parti de Paris pour se rendre au Chapitre, dès qu'on fut informé de son approche, tous les Frères Mineurs allèrent à sa rencontre, pour le recevoir avec honneur. Alors fr. Rigaud, de l'Ordre des Mineurs, maître à l'Université de Paris dont il occupait une chaire, et archevêque de Rouen, sortit à son tour, revêtu des ornements pontificaux, et il se hâtait fort pour aller au devant du roi, tout en demandant : « Où est le roi ? Où est le roi ? ». Pour moi, je le suivais : car il était seul, et tout éperdu, il se pressait, portant mitre en tête et crosse en main ; il s'était en effet attardé à faire ses préparatifs, de sorte que les autres frères l'avaient devancé, et ils se tenaient de chaque côté du chemin, la face tournée vers l'endroit par où le roi devait arriver, tant ils désiraient le voir ! Et je fus extrêmement étonné en considérant la foule qui accourait, et je me disais à part moi : « J'ai lu sûrement plus d'une fois que les Sénonais étaient gens si valeureux qu'ils s'emparèrent de Rome sous la conduite de Brennus leur chef ; et voici maintenant que leurs femmes, pour la plupart, ont tout l'air d'être de simples servantes ; pareil spectacle ne se présenterait pas à Pise ou à Bologne, si le roi de France venait à y passer : on y verrait s'empresser à sa rencontre toute la fleur des nobles dames de ces deux cités ». Alors je me suis souvenu d'un usage des Français, et je vérifiai la chose en cette circonstance ; c'est que les bourgeois seuls habitent les villes, tandis que les hommes d'armes et les dames de la noblesse restent dans leurs châteaux et sur leurs terres. [319] Quant au roi, il était de taille mince et svelte, de haute stature, avec une certaine maigreur qui lui seyait fort bien ; il avait une figure angélique et gracieuse. Il venait à l'église des Frères Mineurs, non avec une pompe royale, mais en costume de pèlerin, ayant en main le bourdon et portant une pèlerine qui ornait à merveille les épaules royales ; il venait non point à cheval, mais à pied, et ses frères, comtes tous trois, le premier appelé Robert, le dernier, Charles, recommandable par ses hauts faits, le suivaient avec un vêtement semblable et une égale humilité. Le roi se souciait fort peu d'être escorté de nobles, il prisait davantage les oraisons et les suffrages des pauvres. A vrai dire, on l'aurait plutôt pris pour un moine tout pénétré de dévotion que pour un homme de guerre rompu au métier des armes. Etant dans l'église des frères, il fit la génuflexion devant l'autel avec grande piété et se mit en prières. J'étais près de lui lorsqu'il sortit de l'église et qu'il s'arrêta sur le seuil : alors, de la part du trésorier de l'église de Sens, lui fut offert et présenté un gros brochet vivant, dans un bassin en bois de sapin, semblable à ceux où l'on baigne les enfants à la mamelle : or le brochet est réputé en France pour être un poisson de grand prix. Le roi remercia et le donateur et le porteur du présent, puis il ordonna, à haute et intelligible voix, que personne n'entrât dans la Maison du Chapitre, si ce n'est les hommes d'armes et les frères avec lesquels il voulait s'entretenir. [320] Dès que nous fumes réunis dans la salle du Chapitre, le roi commença par dire ce qu'il avait l'intention de faire, et s'étant agenouillé très dévotement, il sollicita les prières et les suffrages des frères ; leur recommandant sa personne et ses frères, la reine son épouse, sa mère et tous ceux qui l’accompagnaient. Quelques-uns des frères de France, qui étaient près de moi, pleuraient de dévotion à ce spectacle, comme feraient des gens inconsolables. Ensuite le seigneur Eudes, Cardinal de la Cour Romaine, qui avait été précédemment chancelier de l'église de Paris, et qui devait partir à la croisade avec le roi, prit la parole et expédia son discours en peu de mots, mettant ainsi en pratique le conseil de l'Ecclésiastique : « En présence du roi, n'affectez pas de paraître sage…. ». Après eux, fr. Jean de Parme, ministre général, à qui il incombait d'office de répondre, s'exprima en ces termes : « Loquere, major natu ; decet enim le primam verbum diligentis scientiam. Parle, toi qui est le plus âgé ; car c'est à toi qu'il convient de parler le premier, et cela avec sagesse, » dit l'Ecclésiastique. Notre roi, qui est en même temps notre seigneur, notre père et notre bienfaiteur, et qui s'est rendu « affable à la congrégation des pauvres », est venu à nous avec humilité et bienveillance, et il nous a adressé le premier la parole, comme il lui appartenait de le faire ; il ne nous demande ni or, ni argent, dont, grâce à Dieu, ses trésors sont suffisamment pourvus, mais il sollicite nos prières et nos suffrages, auxquels il a droit à bien des titres, pour le projet qu'il se propose d'exécuter. Voici qu'il entreprend un voyage et une croisade en vue de glorifier Notre Seigneur Jésus-Christ, de porter secours à la Terre Sainte, de combattre les ennemis de la foi et de la croix du Christ, d'honorer l'Église et la Religion chrétienne, de sauver son âme et les âmes de tous ceux qui doivent passer la mer avec lui. C'est pourquoi, étant donné qu'il soit le plus grand bienfaiteur et défenseur de notre Ordre, non seulement à Paris, mais encore dans tout son royaume, et qu'il est venu humblement vers nous avec une si noble escorte, afin de solliciter les suffrages de l'Ordre pour cette entreprise, il est digne et juste que nous répondions à sa démarche par des bienfaits. Les frères de France étant empressés, et disposés à faire à cet égard plus que je ne saurais exiger, je île leur impose en conséquence aucune obligation particulière. Mais comme j'ai commencé à faire la visite de l'Ordre, j'ai résolu d'ordonner à chaque prêtre de célébrer, pour le roi et pour tous ceux qui l'accompagnent, quatre messes : la 1ère du Saint-Esprit, la 2e de la Croix, la 3e de la Bse Vierge et la 4e de la Ste Trinité. Et s'il arrive que le Fils de Dieu le rappelle de ce monde à son Père, les frères en feront davantage encore. Si cela ne répond pas entièrement à ses désirs, que le roi lui-même veuille bien nous donner ses ordres, car il en a le pouvoir, et il n'est personne parmi nous qui ne soit prêt à lui obéir. » Le roi, à ces mots, remercia le ministre général et il eut sa réponse pour si agréable, qu'il voulut qu'elle lui fût confirmée par lettres munies du sceau du général. Et il en fut ainsi fait. [321] Or, ce jour-là, le roi prit son repas avec les frères, et en fit tous les frais. Nous mangeâmes dans le réfectoire : à table s'assirent les trois frères du roi, le cardinal de la cour de Rome, le ministre général, fr. Rigaud, archevêque de Rouen, le ministre provincial de France, les custodes, les définiteurs, les discrets, tous les membres du Chapitre, et les frères venus du dehors. Considérant qu'avec le roi se trouvait noble et haute société, savoir les trois comtes, le cardinal-légat de la cour romaine et l'archevêque de Rouen, le ministre général refusa les honneurs, et bien qu'invité à prendre place auprès du roi, il préféra pratiquer la courtoisie et l'humilité, que le Seigneur nous enseigna par ses paroles et par ses exemples. Fr. Jean donc aima mieux se mettre à la table des humbles qui fut ainsi rehaussée par sa présence, et beaucoup de convives restèrent très édifiés du bon exemple qu'il leur donna. [322] Au dîner nous eûmes d'abord des cerises, puis du pain très blanc. « On nous servit en même temps d'excellent vin et en grande abondance, comme il convenait à la magnificence royale ». Et selon la coutume des Français, plusieurs s'empressaient d'inviter et de « pousser à boire ceux qui ne voulaient pas ». Ensuite on nous donna des fèves nouvelles cuites au lait, des poissons et des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz au lait d'amandes saupoudré de cannelle, des anguilles rôties accompagnées de fort bonne sauce, des tourtes et de la caillebotte, enfin quantité de fruits du meilleur choix. Le tout fut apporté avec grâce et servi avec soin. Le lendemain le roi continua sa route ; pour moi, je le suivis, dès que le Chapitre fut terminé : car j'avais reçu du ministre général l'obédience pour aller demeurer dans la province de Provence. Il me fut facile de rejoindre le roi ; il s'écartait en effet fréquemment de la voie publique pour se rendre de droite et de gauche aux ermitages des Frères Mineurs et des autres religieux, afin de se recommander à leurs prières : et c'est là ce qu'il fit toujours, jusqu'à ce qu'il fût parvenu à la mer et qu'il se fût embarqué pour la Terre Sainte. [323] Etant allé voir les frères d'Auxerre, dont j'avais habité le couvent, je me rendis de là en un jour à Vézelay, célèbre ville de Bourgogne, où l'on croyait alors que se trouvait le corps de Marie Magdeleine. Le lendemain, qui était un dimanche, le roi vint de très bon matin visiter les frères pour leur demander le secours de leurs prières. Il avait laissé toute son escorte dans le bourg, dont le couvent des Frères Mineurs était peu éloigné, et n'avait emmené avec lui que ses trois frères et quelques serviteurs pour garder les chevaux. Dès qu'il eut fait la génuflexion et dit sa prière devant l'autel, les frères, apportèrent des sièges et des bancs ; mais le roi s'assit par terre et dans la poussière, — je le vis de mes yeux, — car l'église n'était pas pavée. Il nous appela à lui en nous disant : « Venez vers moi, mes très doux frères, et écoutez ce que j'ai à vous dire » ; nous nous mîmes en cercle autour de lui, assis comme lui à terre ; et ses trois frères firent de même : alors il se recommanda aux prières et aux suffrages des frères qu'il sollicita de la manière indiquée plus haut. Ces prières lui ayant été promises, il sortit de l'église, pour poursuivre son voyage. On lui dit alors que Charles était encore à prier avec ferveur. Et le roi s'en réjouit ; il attendit patiemment son frère en prières, sans remonter à cheval : et les deux autres comtes ses frères attendirent également dehors avec le roi. Charles était son plus jeune frère : il était comte de Provence et avait épousé la sœur de la reine. Il faisait de nombreuses génuflexions devant un autel latéral de l'église, près de la porte d'entrée. Et je considérais Charles qui priait avec piété et le roi qui attendait sur le seuil avec patience, et j'en fus grandement édifié.