[1] CHAPITRE I. DU MÉRITE DE LA SAGESSE ET DE CELUI DES LIVRES DANS LESQUELS ELLE RÉSIDE. LE trésor désirable de la sagesse et de la science, auquel tous les hommes aspirent, par instinct de nature, surpasse infiniment toutes les richesses du monde. Auprès de lui, les pierres précieuses perdent de leur valeur, l'argent n'est plus que de la boue, et l'or affiné que du sable fin. Il obscurcit par sa splendeur la lumière du soleil et de la lune, et sa douceur admirable est telle que le miel et la manne en deviennent amers au goût. O valeur de la sagesse qui ne s'affaiblit point par le temps, vertu toujours verdoyante, qui dissipe toutes les humeurs de ceux qui en sont chargés ! ô présent céleste de la libéralité divine, donné par le père des lumières pour élever jusqu'au ciel l'esprit humain ! Tu es la nourriture céleste de l'intelligence : ceux qui te mangent, ont encore faim ; ceux qui te boivent, ont encore soif. Tu charmes par ton harmonie les âmes de ceux qui languissent, et celui qui l'écoute n'est jamais troublé. Tu es la modération et la règle des mœurs, et celui qui te suivra ne péchera point. Par toi les rois règnent et les législateurs décrètent des lois justes. Ceux qui, grâce à toi, déposant tout à coup leur rudesse première, polissant leur langage et leur esprit, et arrachant les épines de leurs vices, atteignent le faîte des honneurs et deviennent les pères de la patrie ainsi que les compagnons des princes, sans toi, eussent tourné leurs armes contre le hoyau et la charrue, ou comme l'Enfant prodigue, fait paître leurs pourceaux. Pourquoi, trésor préféré, te tiens-tu si profondément caché ? Où les âmes altérées te rencontrent-elles ? Sans doute tu as fixé ton tabernacle désirable dans les livres, où t'a placé le Très-Haut, la lumière des lumières, le livre de vie. Là, quiconque te demande te possède ; là, qui te cherche te trouve, et tu réponds plus promptement à ceux qui te réclament avec plus d'ardeur. Les chérubins étendent leurs ailes sur les livres, élèvent l'intelligence des étudiants, eux dont les regards s'étendent depuis un pôle jusqu'à l'autre, du lever du soleil au couchant, du nord à la mer méridionale. Dans les livres, on apprend à connaître et à aimer le Dieu très haut et incompréhensible ; en eux, la nature des choses célestes, terrestres et inférieures, se montre avec évidence ; en eux, on voit les droits par lesquels tout gouvernement se régit, on distingue les fonctions de la hiérarchie céleste et le pouvoir usurpateur des démons, connaissances que les idées de Platon ne surpassent point et que n'enseignait pas la chaire de Craton. Dans les livres je vois les morts comme vivants ; dans les livres je prévois l'avenir ; dans les livres les choses de la guerre se règlent ; des livres sortent les droits de la paix. Tout se corrompt et se détruit avec le temps ; Saturne ne cesse de dévorer ceux qu'il engendre, et toute la gloire du monde périrait dans l'oubli, si Dieu n'avait donné, comme remède, le livre aux mortels. Alexandre, ce dominateur de l'univers, César, cet usurpateur de la république et du monde, qui, grâce à Mars et à son astuce, fut le premier qui réunit l'empire sous l'obéissance d'un seul, le fidèle Fabricius, le rigide Caton, seraient inconnus aujourd'hui si le témoignage des livres leur avait manqué. Que de châteaux forts renversés, de cités détruites seraient ensevelis dans l'oubli ! Les rois ou les papes ne peuvent trouver que par les livres le privilège d'être connus de la postérité. Le livre terminé communique à l'auteur son immortalité, témoin Ptolémée, qui s'écrie, dans son prologue de l'Almageste : « Celui qui vivifie la science ne meurt point. » Qui donc pourrait apprécier justement par une valeur d'une autre espèce le trésor infini des livres, grâce auquel les écrivains savants agrandissent le domaine de l'antiquité et des temps modernes ? Vérité partout victorieuse, au-dessus du roi, du vin et des femmes, et dont le culte donne à ceux qui l'aiment le privilège de la sainteté. Route sans détour, vie sans fin, à laquelle le pieux Boèce attribue le don d'être triple par la pensée, la parole et l'écriture. En effet, ces dons semblent séjourner dans les livres plus utilement et y fructifier avec plus de fécondité pour le progrès. La vérité émise par la voix ne périt-elle pas avec le son, et la vérité cachée, dans le cerveau n'est-elle pas une sagesse dérobée aux yeux, un trésor invisible ? Au contraire, la vérité qui brille dans les livres est saisie facilement par un sens droit ; elle se manifeste par la vue, quand on lit ; par l'ouïe, quand on l'entend dire, et d'une certaine façon par le toucher, quand on la transcrit, la recueille, la corrige et la conserve. La vérité cachée de l'esprit est une noble possession de l'âme : mais comme elle manque de compagne, elle ne paraît pas aussi agréable que lorsqu'elle peut être jugée par l'ouïe et la vue. La vérité de la voix est évidente pour l'oreille seule ; se soustrayant à la vue, qui nous montre à la fois plusieurs nuances des choses, elle ne nous parvient que par une vibration très délicate, et se termine presque au moment où elle commence. La vérité écrite dans le livre se présente au contraire à notre aspect sans intervalles, d'une manière permanente, et passant par la route spirituelle des yeux, vestibules du sens commun et atrium de l'imagination, elle pénètre dans le palais de l'intelligence, où elle s'accouple avec la mémoire, pour engendrer l'éternelle vérité de la pensée. Il faut remarquer enfin quelle commodité pour la science, quelles ressources faciles et secrètes se trouvent dans les livres, et avec quelle sûreté nous découvrons sans honte la profondeur de notre ignorance. Ce sont des maîtres qui nous instruisent sans verges et sans férules, sans cris et sans colère, sans costume et sans argent. Si on les approche, on ne les trouve point endormis ; si on les interroge, ils ne dissimulent point leurs idées ; si l'on se trompe, ils ne murmurent pas ; si l'on commet une bévue, ils ne connaissent point la moquerie. O livres, qui possédez seuls la liberté, qui seuls en faites jouir les autres, qui donnez à tous ceux qui vous demandent, et qui affranchissez tous ceux qui vous ont voué un culte fidèle, que de milliers de choses ne recommandez-vous pas allégoriquement aux savants, par le moyen de l'Ecriture, inspirée d'une grâce céleste ! Car vous êtes ces mines profondes de la sagesse vers lesquelles le sage envoyait son fils, afin qu'il en déterrât des trésors. Vous êtes ces puits d'eau vive que le père Abraham creusa le premier, qu'Isaac déblaya et que les Philistins s'efforcèrent toujours de combler. Vous êtes en effet les épis délicieux, pleins de grains, que les mains apostoliques seules doivent broyer pour être donnés en nourriture délicieuse aux âmes faméliques. Vous êtes les urnes d'or dans lesquelles reposent la manne et les pierres d'où sort le miel sacré. Vous êtes des seins gonflés du lait de la vie et des réservoirs toujours pleins. Vous êtes l'arbre de vie et le fleuve quadrifique du Paradis, où se repaît l'esprit humain, et dont se pénètre et s'arrose l'aride intelligence. Vous êtes l'arche de Noé, l'échelle de Jacob, et le canal dans lequel les productions des contemplateurs doivent pénétrer. Vous êtes les pierres du témoignage, les pots de terre vides servant de support aux lampes de Gédéon, la panetière de David d'où sont tirées les pierres très polies propres à tuer Goliath. Vous êtes les vases d'or du temple, les armes de la milice cléricale, qui rendent impuissantes celles du méchant ; oliviers fertiles, vignes d'Engaddi, figuier qui ne saurait se dessécher, lampes ardentes, enfin tout ce que nous pourrions trouver de bon dans l'Écriture qui leur puisse être comparé, s'il est permis de parler figurément. [2] CHAPITRE II. COMME QUOI LES LIVRES DOIVENT ETRE PREFERES AUX RICHESSES ET AUX PLAISIRS. Si l'on juge du degré de la valeur d'une chose d'après le degré d'amour, ce chapitre établira que la valeur des livres est ineffable ; mais cela ne servira en rien au lecteur pour en tirer une conclusion, car nous ne nous servons pas de démonstration en fait de morale, nous rappelant qu'Aristote dit, au premier livre de ses Éthiques et au second de sa Métaphysique, que le fait de l'homme instruit, lorsqu'il aura reconnu que la nature de la chose le demandait, est de chercher la certitude. Cicéron n'en appelle pas à Euclide, et ce dernier ne peut se servir du premier comme témoin. Nous nous efforçons en effet, de persuader soit par la logique, soit par la rhétorique, que dans une nature immatérielle, où l'esprit qui est l'amour ne peut engendrer que l'amour, les livres l'emportent sur les richesses et les plaisirs quels qu'ils soient ; d'abord, parce que les livres renferment plus de sagesse que tous les mortels n'en conçoivent. Or, la sagesse méprise les richesses, comme le prouve le présent chapitre. De plus, Aristote s'adressant, dans le 10e problème de son 3e livre "de Problematibus", la question suivante : « Pourquoi les anciens qui, dans les académies et les jeux publiés, accordaient des récompenses aux plus capables, n'en décernaient-ils jamais à la sagesse ? » résout ainsi la question : « Dans les exercices gymnastiques », dit-il, « le meilleur prix est en rapport avec ce qui a été fait de mieux. Or, comme on s'accorde à dire que la sagesse est au-dessus du mieux, on ne peut donc assigner aucune récompense à la sagesse ! » Donc, la sagesse est au-dessus des richesses et des plaisirs. L'ignorant seul niera que l'amitié doit être préférée à la fortune, bien que le sage l'atteste. Néanmoins, l'archiphilosophe honore la vérité plus que l'amitié, et le juste Zorobabel la met au-dessus de tout. Les plaisirs sont donc au-dessous de la vérité. Or, les livres sacrés contiennent et conservent la vérité ; bien plus, ils sont eux-mêmes la vérité écrite, car on ne peut nier aujourd'hui que les couvertures des livres n'en forment les parties. C'est pourquoi les richesses, de quelque genre qu'elles soient, sont au-dessous des livres, même lorsque les amis en forment la plus précieuse espèce, comme l'atteste Boèce au second livre de la Consolation. Néanmoins, Aristote préfère la vérité des livres, surtout lorsque les richesses paraissent n'avoir pour premier et principal but que de soutenir le corps. On peut donc dire avec certitude que la vérité des livres est la perfection de la raison, qui, est à proprement parler le bien de l'homme. Il est d'ailleurs évident que, pour l'homme qui use de sa raison, les livres doivent être plus chers que la fortune ; car ce qui protège le plus avantageusement la foi, ce qui sert à la propager plus au loin et à l'annoncer avec plus de clarté, doit être plus aimé par le fidèle. C'est évidemment dans le dessein de marquer figurément la vérité inscrite dans les livres, que Notre-Seigneur, en combattant courageusement le tentateur, s'en fit un bouclier en répondant de vive voix à chaque question qui lui était faite : Il est écrit. Enfin, personne ne doute que le bonheur ne soit au-dessus des richesses ; car le bonheur consiste dans la contemplation des vérités de la sagesse par l'intelligence, opération de la plus noble et de la plus divine faculté que nous possédions, et qui est, selon le prince des philosophes, Aristote, au IVe livre de ses Ethiques, la plus délectable de toutes les œuvres après la vertu ; aussi ajoute-t-il que, par sa pureté et sa solidité, la philosophie paraît être la source d'admirables plaisirs. La contemplation de la vérité n'est jamais plus parfaite que par les livres ; car la méditation momentanée sur des vérités examinées, continuée par un acte de l'intelligence, ne souffre pas d'interruption. C'est pourquoi les livres paraissent être, les instruments les plus immédiats de la félicité spéculative. Aristote, ce soleil de la vérité physique, en conclut dans son choix des méthodes, qu'il est plus avantageux de philosopher que de s'enrichir, quoique dans le IIIe livre de ses Topiques, il trouve que, selon les circonstances, l'indigent doit, par nécessité, préférer la fortune à la philosophie. Si l'on se l'appelle, comme nous l'avons prouvé dans le chapitre précédent, que les livres sont à notre égard les maîtres les plus commodes, on conviendra sans peine qu'ils méritent d'être entourés de l'amour et de la considération dus aux professeurs. Enfin, comme tous les hommes par leur instinct désirent apprendre, et que, grâce aux livres, nous pouvons acquérir la science de la vérité, science préférable à toutes les richesses, quel est l'homme qui, obéissant aux lois de la nature, ne sera possédé de la passion des livres ? Quoique nous voyions des porcs dédaigner des perles, le sentiment du sage ne doit en être nullement modifié pour cela, et il doit recueillir les perles qui lui sont offertes. Une bibliothèque de la sagesse est donc plus précieuse que toutes les richesses, et tout ce qui excite le désir ne peut lui être comparé. Aussi, quiconque se reconnaît une ardente prédilection pour la félicité, la sagesse, la science et même la foi, doit avouer en même temps son attachement pour les livres. [3] CHAPITRE III. COMME QUOI ON DOIT TOUJOURS ACHETER LES LIVRES, SI CE N'EST DANS DEUX CAS. DE ce que nous avons dit dans le chapitre précédent, nous tirerons cette conséquence bien agréable pour nous, mais que peu de personnes, nous le croyons, accepteront cependant, qu'à moins de craindre d'être trompé par le libraire ou d'espérer un moment plus opportun, il faut, dans l'achat des livres, ne reculer devant aucun sacrifice, quand l'occasion semble favorable. Car si la sagesse, seul trésor infini aux yeux de l'homme, leur donne de la valeur, et que cette valeur soit de celle qu'on ne peut exprimer, comme ce que nous avons dit le fait supposer, comment prouvera-t-on que leur prix est trop excessif, puisqu'en les obtenant on acquiert le bien infini ? Aussi la lumière des hommes, Salomon, nous exhorte-t-il à acheter les livres de bon cœur, et à ne les vendre qu'avec répugnance : « Achetez la vérité, dit-il, et ne la vendez point.» Mais les faits historiques confirment ce que la logique et la rhétorique nous persuadent. L'archiphilosophe Aristote, qu'Averroès regarde comme une règle, dans la nature, acheta, après le décès de Speusippe, les quelques opuscules de ce philosophe, pour 72.000 sesterces. Platon, plus ancien qu'Aristote, mais auteur d'une doctrine plus nouvelle que celle de ce dernier, acquit, pour 10.000 deniers, l'ouvrage du pythagoricien Philolaüs, ouvrage dont il tira son dialogue intitulé «Timée», comme le rapporte Aulu-Gelle au chap. XVII du livre III de ses Nuits attiques. Aulu-Gelle rapporte ceci pour montrer aux sots combien les sages méprisent l'argent en comparaison des livres ; il nous raconte, au contraire, la folie de Tarquin le Superbe dans son mépris pour les livres, pour nous donner un exemple de la sottise unie à l'orgueil. « On rapporte, » nous dit cet auteur au chap. XIX du premier livre de ses Nuits, « qu'une certaine vieille, tout à fait inconnue, vint trouver le roi Tarquin le Superbe, septième roi de Rome, et offrit de lui vendre neuf volumes qui, prétendait-elle, renfermaient les oracles divins. Comme la somme qu'elle demandait était exorbitante, le roi lui répondit qu'elle déraisonnait. L'inconnue irritée, jeta trois volumes au feu, et l'interrogea de nouveau pour savoir s'il désirait acheter les six autres au même prix. Sur un nouveau refus de Tarquin, elle en brûla encore trois, et renouvela sa demande pour ceux qui restaient. Stupéfait, le prince s'empressa de la satisfaire, et se trouva fort heureux d'acquérir les trois derniers volumes pour la même somme qu'il aurait dépensée en achetant les neuf qui lui étaient offerts. Aussitôt la vieille disparut, et on ne la revit jamais. » Ces livres, appelés, sibyllins, étaient consultés comme un oracle divin par les quindécemvirs, dont l'office semble dater de cette époque. Que voulait apprendre à l'orgueilleux monarque cette conduite de l'habile prophétesse, si ce n'est que les vases de la sagesse, les livres sacrés, dépassent toute estimation humaine, et que, comme on l'a dit, en parlant du royaume des cieux, "tantum ualent… quantum habes". [4] CHAPITRE IV. DES BIENS DONT LES LIVRES SONT LA SOURCE, ET DE L'INGRATITUDE DES MAUVAIS CLERCS A LEUR ÉGARD. RACE de vipères, qui anéantissez votre famille ; détestables rejetons de coucous assez ingrats Pour causer, après avoir pris des forces, la mort de celles qui vous ont nourris, et à qui vous devez votre vigueur ; clercs dégénérés, c'est ainsi que vous vous comportez envers les livres ! Reprenez du cœur, prévaricateurs, et que par eux, vous appreniez à les recueillir, à les compter et à les amasser, ces créateurs de votre si noble condition, sans lesquels certainement vos protecteurs vous auraient abandonnés. Mais écoutez-les ! Ignorants comme des enfants, complètement grossiers et oisifs, vous vous traîniez vers nous, et comme des enfants qui s'éveillent, vous imploriez quelques gouttes de notre lait. Touchés de vos larmes, nous vous donnions à sucer la mamelle de la grammaire, que vous pressiez sans interruption de la langue et des dents jusqu'au moment où, abandonnant votre langage étrange, vous commenciez à exprimer dans le nôtre les œuvres magnifiques de Dieu. Puis, comme vous étiez nus, et comme une toile préparée à être peinte, nous vous avons revêtus des excellents vêtements de la philosophie : la dialectique et la rhétorique, que nous gardons toujours auprès de nous. Car, pour cacher la nudité et la grossièreté de leur intelligence, tous les serviteurs de la philosophie sont vêtus doublement. Enfin, pour vous transporter ailés comme les séraphins à la, hauteur des chérubins, nous vous amenions auprès de l'ami à la porte duquel vous frappiez avec force, pour recevoir les trois pains de l'intelligence trinitaire, bonheur final du voyageur. Vous direz peut-être que vous n'avez point reçu ces présents, mais nous vous affirmons en confidence, ou que vous avez perdu par incurie ceux qui vous ont été donnés, ou que vous avez dédaigné par paresse ceux qui vous étaient offerts. Si de pareils reproches paraissent peu de chose à des ingrats, nous en ajouterons de plus grands. Vous êtes la race choisie, l'ordre des prêtres rois, la nation sainte, le peuple conquis, vous êtes choisis pour être le peuple particulier du Seigneur. Prêtres et ministres de Dieu, nous vous avons donné le nom de l'Église par antonomase, de façon que les laïcs ne puissent être appelés ecclésiastiques. Vous chantez, à la tête des laïcs placés derrière vous, les psaumes et les hymnes en dedans des cancelles. Vous participez au service divin, vous produisez le véritable corps du Christ, et en ceci Dieu vous a honorés non seulement plus que les laïcs, mais même un peu plus que les anges. A quel ange, en effet, a-t-il jamais dit : « Vous êtes le prêtre éternel selon l'ordre de Melchisédech ? » Vous êtes les dispensateurs du patrimoine de Jésus-Christ ; or ce qui est à désirer dans les dispensateurs, c'est qu'ils soient trouvés fidèles. Vous êtes les pasteurs du troupeau du Seigneur, tant par l'exemple que par la doctrine, et le troupeau est tenu de vous rendre le lait et la laine. Quels sont les dispensateurs de tant de bienfaits, ô clercs ? Ne sont-ce pas les livres ? Rappelez-vous, nous vous en supplions, que c'est à nous que vous devez les privilèges remarquables de vos libertés. Par nous, buvant dans les vases de la sagesse et de l'intelligence, vous parvenez aux chaires magistrales, et les hommes vous donnent le titre de maîtres. Par nous, vous possédez selon les circonstances, les admirables dignités de l'Eglise, et vous passez aux yeux des laïcs pour les grandes lumières du monde. Par nous établis dès votre enfance, les joues encore vierges de leur duvet, vous portez une tonsure sur le sommet de votre tête, tonsure qui vous protège, grâce à cette sentence formidable de l'Église : « Gardez-vous bien de toucher à mes oints, et de ne point maltraiter mes prophètes, et que celui qui les aura touchés témérairement soit, par son propre choc, atteint violemment du coup de l'anathème. » Enfin, devenus plus âgés, vous tombez dans le vice, et atteignant le chemin fourchu de la lettre pythagoricienne, vous choisissez le côté gauche, et retournant en arrière, vous abandonnez, pour devenir les compagnons de voleurs, la voie du Seigneur que vous aviez choisie auparavant. Engagés de plus en plus dans le vice, couverts de larcins, d'homicides et d'actes impudiques de tout genre, la conscience aussi bien que la réputation ternie par les crimes, pris pieds et poings liés par la justice qui vous poursuivait, nous vous sauvons au moment d'être punis par la mort la plus honteuse. En effet, dans ce moment, l'ami comme le voisin s'éloigne de vous, et personne ne plaint votre destinée. Pierre jure qu'il ne connaît point l'homme, et le peuple crie à l'exécuteur : « Crucifiez-le ! crucifiez-le ! Si vous l'acquittez, vous n'êtes point l'ami de César. » Déjà toute fuite est impossible ; déjà il faut qu'il comparaisse devant le tribunal, et le temps lui manque pour interjeter appel, car on attend le moment de la pendaison. Tandis que le cœur du malheureux est rempli de tristesse, que les Muses seules, les cheveux épars, pleurent sur son sort, dans cette situation critique, il fait entendre des cris qui invoquent notre souvenir, et pour éviter, le péril de la mort qui approche, il montre le signe distinctif de l'ancienne tonsure que nous lui donnâmes, en suppliant que nous soyons appelés pour constater la réalité de ce présent jadis conféré ; alors, mus aussitôt par la pitié, nous accourons vers l'Enfant prodigue et nous arrachons cet esclave fugitif des portes de la mort. Un livre connu est aussitôt ouvert, et à la faible lecture de celui qui balbutie encore tremblant de crainte, le pouvoir du juge s'évanouit, l'accusateur disparaît, la mort s'enfuit ! ô vertu magique d'un verset empirique ! ô antidote salutaire contre un supplice cruel ! ô précieuse lecture du psautier qui par cela seul mériterait d'être appelé le livre de vie ! Que les laïcs subissent le pouvoir séculier ; que cousus dans des sacs, ils nagent vers Neptune ; que mis en terre, ils fructifient pour Pluton ; que brûlés vifs, ils s'offrent à Vulcain en maigres holocaustes, ou que pendus, ils deviennent les victimes de Junon, tandis que notre disciple, à la seule lecture du livre de vie, est remis à la garde du pontife, et qu'à son égard la rigueur se change en faveur ; enfin, qu'au moment où le laïc traverse la place du supplice, la mort s'éloigne du clerc que les livres ont nourri. Mais parlons également des clercs qui sont les vases de toutes les vertus. Qui de vous est monté sur l’escabeau, au pupitre pour prêcher, sans nous avoir consultés profondément ? Qui de vous est entré dans les écoles pour lire, discuter ou prêcher, sans s'être paré de nos fleurs ? Il faut, comme Ezéchiel, dévorer le premier livre, afin que les entrailles de la mémoire s'adoucissent extérieurement. Et de même que les panthères exhalent autour d'elles, comme on le rapporte, l'odeur suave des aromates qu'elles ont consommés, et que les hommes, les bêtes et les chevaux viennent aspirer son émanation, de même notre nature, opérant sur vous plus familièrement, attire mystérieusement des auditeurs bénévoles, comme l'aimant attire le fer de lui-même. Bien plus, il existe un grand nombre de livres à Paris ou à Athènes qui résonnent de la même manière à Rome et en Angleterre. Car, malgré leur immobilité apparente, ils sont toujours en mouvement, étant portés dans tout l'univers par l'intelligence des auditeurs qui les représentent. Enfin nous établissons, selon le degré de leur science, dans la hiérarchie ecclésiastique, les prêtres, les pontifes, les cardinaux et le pape. Tout le bien octroyé à l'état clérical puise son origine dans les livres. Mais arrêtons-nous ! car il nous est pénible de l'avouer, tous les présents dont nous avons comblé ce peuple dégénéré des clercs, ont été, comme ce qui est conféré à des ingrats, plutôt sacrifiés que donnés. Aussi nous insisterons un peu ici sur le récit de leurs torts, qu'ils aggravent en insultes et en nouveaux dommages, dommages dont nous ne pourrions suffire non seulement à énumérer toutes les espèces, mais même à peine les principaux genres. D'abord, nous sommes chassés par la force et les armes des demeures des clercs qui nous étaient dues par droit héréditaire. Dans une certaine salle intérieure, nous possédions de paisibles cellules ; mais, depuis ces temps néfastes, hélas ! relégués hors des portes, nous sommes accablés de reproches, car nous avons été remplacés, tantôt par des chiens et des oies, tantôt par cet animal bipède qu'on appelle la femme, avec laquelle le clerc ne doit point vivre, et que nos disciples ont appris de nous à fuir plus que l'aspic et le basilic. À peine cette bête, toujours nuisible à nos études, toujours implacable, découvre-t-elle le coin où nous sommes cachés, protégés par la toile d'une araignée défunte, que le front plissé par les rides, elle nous en arrache, en nous insultant par les discours les plus virulents. Elle démontre que nous occupons sans utilité le mobilier de la maison, que nous sommes impropres à tout service de l'économie domestique, et bientôt elle pense qu'il serait avantageux de nous troquer contre un chaperon précieux, des étoffes de soie, du drap d'écarlate deux fois teint, des vêtements, des fourrures, de la laine ou du lin. Et ce serait avec raison, surtout si elle voyait le fond de notre cœur ; si elle assistait à nos conseils secrets ; si elle lisait les ouvrages de Théophraste ou de Valère Maxime et si elle entendait seulement la lecture du 25e chapitre de l’Ecclésiastique. En conséquence, nous nous plaignons vivement de l'hospitalité qui nous a été retirée injustement ; de la manière violente dont elle a arraché les étoffes qu'elle ne nous avait pas données, mais qui nous avaient été accordées de toute antiquité, au point que nous sommes restés sur le pavé, le ventre collé contre terre, et que notre gloire est réduite en poussière. Notre dos et nos côtés sont travaillés par la maladie ; atteints par la paralysie, nous gisons çà et là sans que personne ne nous procure quelques cataplasmes émollients. Cette blancheur native et éblouissante par sa lumière qui caractérisait notre nature, s'est changée en jaune ou en gris, au point que les médecins qui nous rencontrent ne doutent nullement que nous ne soyons atteints de la jaunisse. Plusieurs d'entre nous souffrent de la goutte, comme leurs extrémités recoquillées le laissent assez voir. La pluie, la fumée, la poussière dont nous sommes infectés continuellement, affaiblissent la vivacité du rayon visuel et procurent une ophtalmie à nos yeux déjà chassieux. Les violentes coliques de nos intestins épuisent nos entrailles, que les vers affamés ne cessent de ronger. Nous portons la corruption dans nos flancs, et nous ne trouvons personne qui nous enduise de résine de cèdre, personne qui, après une putréfaction de quatre jours, nous dise : « Lazare, sortez dehors; » personne qui appose des cataplasmes et entoure de ligaments les cruelles blessures dont nous sommes couverts malgré notre innocence. Au contraire, glacés et vêtus de haillons, nous sommes jetés, malgré nos larmes, dans quelque réduit obscur ou dans le fumier, avec le saint homme Job, ou même, ce qui est encore plus horrible à dire, dans le gouffre d'un égout ; on va même jusqu'à enlever le coussin des Évangiles auxquels les clercs devraient, avant tout, accorder sur leurs revenus des secours, qui serviraient en même temps aux nécessités de la vie de ceux qui seraient chargés de leur entretien. Nous nous plaindrons également d'un autre genre de calamité qu'on nous inflige injustement et trop fréquemment. Nous sommes vendus comme des esclaves ou des servantes, et nous demeurons comme otages dans les cabarets, sans aucune chance de rachat. C'est ainsi que nous nous trouvons jusque dans des abattoirs, lieux cruels où nous ne voyons pas sans verser de pieuses larmes immoler des brebis et des bêtes de somme, et où l'on meurt mille fois, nous mourons par suite d'une crainte qui serait capable de faire tomber l'homme le plus solide. On nous livre à des juifs, à des sarrasins, à des hérétiques, à des païens dont nous redoutons le poison, car il est évident qu'un grand nombre de nos pères en ont été atteints. Nous qui devons être réputés les premiers maîtres dans les sciences et qui commandons aux manœuvres qui nous sont soumis, nous sommes livrés par cette révolution au gouvernement de nos subalternes, comme si le monarque le plus noble était écrasé sous le talon de ses paysans. C'est ainsi que le tailleur, le découpeur, le cordonnier ou l'ouvrier de tout autre métier, nous tient renfermés en prison pour procurer aux clercs les délices superflus et lascifs de leur vie. Nous voulons également signaler un autre genre d'injures qui outrage non seulement nos personnes, mais encore notre renommée qui est ce que nous avons de plus cher. Chaque jour des compilateurs, des traducteurs et des transformateurs ignorants abaissent notre noblesse en nous donnant de nouveaux noms d'auteurs. Cette antique noblesse changée, nous dégénérons de plus en plus toutes les fois que nous renaissons dans nos nombreuses copies ; on nous fait écrire malgré nous des mots employés par les mauvais auteurs, et on enlève aux fils les noms de leurs véritables pères. C'est ainsi qu'un faux poète usurpa les vers de Virgile, encore vivant, et qu'un certain Fidentinus s'arrogea audacieusement les œuvres de Martial, qui lui répondit de cette façon : "Les vers que tu récites, ô Fidentinus, m'appartiennent ; mais en te les entendant réciter si mal, on est porté à croire qu'ils sont de toi" ! {Martial, Épigrammes, I, 39} Il n'y a donc rien d'étonnant que, lorsque nos auteurs sont morts, des singes de clercs s'efforcent d'illustrer leurs bribes à nos dépens, puisque lorsque nous vivons encore, ces mêmes imitateurs cherchent à nous ravir au moment même de notre apparition. Ah ! combien de fois, quoique vieux, nous avez-vous transformés en nouveaux nés, et que de fois, nous qui sommes les pères, nous avez-vous forcés à passer pour les fils ! Nous vous avons créés pour l'état clérical, et vous nous appeliez les ateliers de vos études. En effet, quoique originaires d'Athènes où nous vivons, nous sommes contrefaits à Rome ; car toujours Carmen le fut plagiaire de Cadmus ; nés hier en Angleterre, nous renaissons demain à Paris, et de là, transportés à Bologne, nous prenons une origine qui n'est fondée sur aucun lien du sang. Hélas ! à combien de faux écrivains nous avez-vous attribués ! Que votre manière de nous lire était défectueuse ! Que de fois en nous méditant, avez-vous enlevé ce que, dans votre pieux zèle, vous croyiez devoir corriger ! Nous faisons vivre souvent des interprètes barbares qui ne connaissent point l'esprit des langues, et qui osent, nous traduire d'un idiome dans un autre. Perdant ainsi l'intelligence du texte, ils produisent dans un sens opposé à celui de l'auteur une pensée honteusement mutilée ! Bien heureuse aurait été la condition des livres, si la présomption n'avait pas créé la tour de Babel, et qu'une seule langue se fût propagée dans l'univers. Nous ajouterons un dernier article à la longue série de nos plaintes, mais qui sera fort court, d'après ce que nous avons à dire. Nous voulons parler de l'usage naturel, devenu contre nature, qui nous détourne du but dans lequel nous devons servir. En effet, nous qui sommes la lumière des âmes fidèles, nous devenons, entre les mains des peintres et des enlumineurs ignorants, un réceptacle de feuilles d'or au lieu d'être une source de la sagesse divine. Nous sommes réduits injustement en la puissance des laïcs, puissance plus cruelle pour nous que la mort, car ils nous vendent, sans en recevoir de prix, à nos ennemis, qui deviennent nos juges. D'après tout ce que nous venons de dire, chacun comprendra aisément combien nous serions en droit d'adresser aux clercs toutes les invectives possibles, si par honnêteté nous ne voulions les épargner. Car si le soldat émérite vénère son bouclier et ses armes ; si Coridon estime sa charrue, ses chariots, son traîneau, son blutoir et son hoyau ; si les artisans éprouvent un respect particulier pour leurs propres instruments, le clerc est le seul qui, dans son ingratitude, méprise et néglige la cause première de ses dignités. [5] CHAPITRE V. QUE LES BONS RELIGIEUX ECRIVENT LES LIVRES ET QUE LES MAUVAIS S'OCCUPENT D'AUTRES CHOSES. LES religieux qui avaient pour les livres un culte digne de respect et une grande sollicitude, se plaisaient dans leur commerce comme au milieu des richesses. Beaucoup d'entre eux écrivaient de leurs propres mains, entre les heures canoniques, et profitaient par moment du temps réservé au repos du corps, pour fabriquer des manuscrits. Grâce à leurs travaux, ces trésors sacrés, remplis de livres divins propres à donner aux étudiants la science du salut et à éclairer délicieusement la marche des laïcs, brillent aujourd'hui dans la plupart des monastères. O travail manuel plus délectable que toute occupation agricole ! ô sollicitude dévotieuse par laquelle Marthe et Marie sont à peine dignes d'être séduites ! ô demeure agréable, dans laquelle la féconde Lia ne porte pas envie à la belle Rachel, mais où la contemplation accumule ses joies agissantes ! Heureuse prévoyance qui profitera à la postérité la plus reculée, à laquelle rien ne se peut comparer, ni la plantation des bois, ni l'ensemencement des grains, ni le soin des troupeaux, ni la construction des châteaux forts ! Aussi, l'immortalité doit-elle s'attacher à la mémoire de tels hommes que charmait uniquement le trésor de la sagesse. Eux qui, pour dissiper les ténèbres futures, préparaient avec art des flambeaux lumineux et pétrissaient soigneusement, en vue d'une disette de la parole de Dieu, non des pains cuits sous la cendre, ou des pains d'orge ou des pains moisis, mais bien des pains sans levain, formés de la plus pure fleur du froment de la sagesse divine, avec lesquels les âmes affamées peuvent se nourrir heureusement. Ils ont été les plus habiles athlètes, de la milice chrétienne, et nous ont prémunis des armes les plus solides contre nos infirmités, ils furent dans leur temps les plus rusés chasseurs de renards, et ils nous ont légué leurs filets pour que nous puissions prendre les renardeaux, qui ne cessent de détruire les vignes florissantes. O pères remarquables, dignes d'être bénis perpétuellement, vous auriez été heureux d'avoir engendré une race semblable à la vôtre, et d'avoir laissé une progéniture qui ne fût ni dégénérée, ni équivoque, mais capable de venir en aide aux siècles suivants. Malheureusement, il faut l'avouer avec douleur, le lâche Thersite manie maintenant les armes d'Achille, maintenant les ânes paresseux se parent des caparaçons destinés aux destriers ; les chouettes aveugles dominent les nids des aigles, et le milan cruel perche sur la même branche que l'épervier. Le libre Bacchus est en honneur et s'étend nuit et jour sur le ventre, tandis que le livre est méprisé et rejeté au loin ; enfin, comme si le peuple actuel était trompé par la répétition multipliée d'un même son, envoyant le dieu libre des buveurs préféré aux livres des pères, il s'adonne maintenant à vider des bouteilles au lieu de reproduire des manuscrits. Ils ne craignent pas d'ajouter à leurs coutumes honnêtes une musique lascive digne de celle de Timothée, de façon que les chants de ceux qui s'amusent, au lieu des gémissements de ceux qui pleurent, forment tout l'office des moines. Les troupeaux et les peaux de brebis, les céréales et les greniers d'abondance, les poireaux et les choux, le vin et les coupes, voilà quelles sont aujourd'hui leurs lectures et leurs études, à l'exception de quelques élus qui ont conservé non l'image mais les traces de leurs prédécesseurs. De plus, aucun moyen ne nous est fourni pour obliger les chanoines réguliers à s'occuper des soins du culte ou de l'étude. Ceux qui suivent la règle de saint Augustin oublient cependant ce passage, dans lequel il était recommandé « de demander chaque jour des manuscrits à une certaine heure, et une fois l'heure passée, d'en refuser à celui qui en demanderait. » Quelques-uns observent à peine, après avoir chanté les cantiques, ce dévot canon de l'étude ; mais apprendre les choses qui se passent dans le siècle et jeter des regards curieux (sur les travaux des champs, c'est à leurs yeux la suprême sagesse. Ils portent l'arc et le carquois, ils prennent les armes et le bouclier, distribuent leurs aumônes aux chiens et non aux malheureux, s'appliquent aux jeux de dés et de hasard, et se livrent même à ceux que nous avons coutume de défendre aux séculiers. Aussi ne devons-nous pas nous étonner de leur voir si peu de respect pour ceux qui veulent corriger leurs mœurs. Souvenez-vous donc, révérends pères, de vos ancêtres, rendez-vous en dignes, et consacrez-vous à l'étude des livres sacrés, sans lesquels les religions pourraient chanceler, et sans lesquels aucune lumière ne peut jaillir pour éclairer le monde. [6] CHAPITRE VI. DANS LEQUEL L’AUTEUR LOUE LES ANCIENS RELIGIEUX MENDIANTS ET BLAME LES MODERNES. PAUVRES d'esprit, mais riches dans la foi, ordures du monde, sel de la terre, contempteurs du siècle, pêcheurs d'hommes, que vous êtes heureux, si, en souffrant la pauvreté pour le Christ, vous parvenez à former vos âmes à la patience ! Car ce n'est ni la misère qui punit les crimes, ni les malheurs de famille, ni une nécessité violente, qui peuvent vous contraindre à l'abstinence, mais seulement une volonté dévotieuse et le désir d'embrasser une vie que le Christ avait choisie, et qu'il proclamait comme la meilleure. Vous êtes véritablement les nouveaux rejetons de vos aïeux, substitués nouvellement par la volonté divine à la place des Pères et des Prophètes, afin que votre bruit se répande sur toute la terreet qu'instruits de nos doctrines salutaires, vous enseigniez aux rois et aux nations la foi invincible du Christ. Or le second chapitre de ce livre indique assez que la foi se trouve renfermée dans les livres des Pères, ce qui fait voir plus clairement que le jour, que vous devez aimer les livres, vous qui, plus que tous les autres chrétiens, avez reçu ordre de semer sur toutes les eaux, parce que le Très-Haut ne met aucune différence entre les personnes, que plein de bonté, il ne veut point la mort des pécheurs, lui qui a voulu être mis à mort pour eux, et qui désire guérir ceux qui sont contrits de cœur, relever ceux qui sont abattus, et corriger dans un esprit de douceur ceux qui sont pervers. C'est pour atteindre ce but très salutaire, que notre douce mère l'Église vous planta gratuitement, que plantés, elle vous arrosa de ses faveurs, et qu'arrosés elle vous soutint par ses privilèges, afin que vous soyez les coadjuteurs des pasteurs et des curés pour procurer le salut aux âmes fidèles. Aussi, les constitutions des Frères prêcheurs déclarent-elles que l'ordre a été institué principalement pour étudier l'Écriture sainte et procurer le salut au prochain, afin qu'ils se croient obligés d'aimer les livres, non seulement d'après la règle de saint Augustin, qui enjoint de demander chaque jour des manuscrits, mais dès qu'ils auront lu le commencement du prologue de leurs propres constitutions. Mais, ô douleur ! le triple souci qu'ils prennent de leurs estomacs, de leurs vêtements et de leurs demeures, font oublier à tous ceux qui suivent leurs traces, l'amour et les soins paternels qu'ils doivent aux livres. Car, loin d'observer la prévoyance du Sauveur, que le Psalmiste prophétisait comme plein de sollicitude envers le pauvre et l'indigent, ils ne s'occupent au contraire qu'à soigner leurs corps débiles, à garnir leurs tables splendides, à se vêtir, malgré la règle, d'habits fins, et à construire des monuments d'une hauteur telle qu'ils semblent être des donjons de châteaux forts, ce qui ne convient nullement à leur humilité exaltée. Aussi, à cause de cette triple faute, nous qui les avons engagés à concourir au succès des livres, qui leur avons concédé une place d'honneur au milieu des puissants et des nobles, nous les considérons comme des choses inutiles et nous leur retirons l'affection de notre cœur. Il y en a même quelques-uns qui donnent tous leurs soins à certains cahiers de peu de valeur, dans lesquels ils produisent des chansons et des extravagances apocryphes, non pour donner un peu de nourriture aux esprits, mais plutôt pour amuser les oreilles des auditeurs. L'Écriture sainte n'est plus expliquée, mais bannie, comme foulée dans les rues, et écartée comme trop connue par tout le monde. Cependant bien peu en atteignent la superficie ; car, comme l'assure saint Augustin, sa profondeur est telle, que l'intelligence humaine ne peut la comprendre, quelque fortement qu'elle s'y applique, soit par une grande méditation, soit par un travail considérable. Néanmoins ceux qui s'y adonnent sans interruption peuvent, si celui qui fonda l'esprit de piété daigne leur ouvrir la porte, développer, grâce à elle, mille sentences morales qui exerceront une certaine puissance par leur nouveauté et réconforteront les intelligences par leur saveur agréable. C'est pourquoi ceux qui les premiers firent profession de pauvreté évangélique se vouèrent aux travaux de l'Écriture sainte, après avoir payé leur tribut aux sciences séculières, et, réunissant toutes les forces de leur esprit, méditèrent jour et nuit sur la loi du Seigneur. Tout ce qu'ils pouvaient arracher à leurs ventres affamés ou soustraire à leurs corps à demi vêtus, ils le réunissaient pour acheter ou mettre au jour des manuscrits. Les séculiers de leur temps considéraient leurs services aussi bien que leurs études, et à l'édification de toute l'Église leur donnaient les livres qu'ils avaient rassemblés somptueusement des diverses parties du monde. S'il est permis de porter un jugement par anthropopathie, on peut croire certainement, d'après une conjecture probable, qu'à l'époque où vous vous êtes appliqués avec tant de zèle à vous enrichir, Dieu vous aura entourés d'une sollicitude moindre, parce qu'il vous voyait vous défier de sa parole, espérer dans les providences humaines et ne pas considérer le corbeau qu'il nourrit et les lis qu'il revêt. Vous oubliez Daniel, et Habacuc qui lui donna son dîner. Vous oubliez Élie délivré de la faim dans le désert par les anges dans le torrent par les corbeaux et par la veuve de Sarepte, grâce à la largesse divine qui donne la nourriture en temps opportun. Vous tombiez, comme il est à craindre, à un degré d'abaissement misérable, parce que la défiance en la sagesse de la piété divine, engendre les soucis des choses terrestres, et le trop grand souci des choses terrestres enlève aussi bien l'amour des livres que celui de l'étude. C'est ainsi qu'aujourd'hui la pauvreté vient à l'homme qui perd la parole de Dieu, que vous avez choisie à cause de son assistance seule. Par la queue des fruits, comme dit le peuple, vous attirez vers la religion les petits enfants que vous n'instruisez pas de vos doctrines. Vous employez la force ou la crainte, comme cet âge l'autorise, pour qu'ils écoutent vos discours mensongers, et vous permettez qu'au lieu de passer le temps à capter la faveur de leurs amis, ils le consument à leur préjudice, au mécontentement de leurs parents et au détriment de l'ordre. Si devenus plus grands, ceux qui dans leur jeunesse, forcés malgré eux de ne point travailler, osent néanmoins enseigner, quoique ignorants et parfaitement indignes, il arrive nécessairement que la faute, minime dans son principe, devient énorme par son résultat. C'est ainsi que beaucoup de laïcs, à charge au plus grand nombre, croissent indistinctement au milieu de votre troupeau ; ils se vouent d'autant plus à tort au devoir de la prédication, qu'ils comprennent moins ce qu'ils disent, au mépris de la parole divine et à la perdition des âmes. Vous travaillez avec les bœufs et les ânes, tout à fait contre la loi, en confiant aux savants et aux ignorants le champ du Seigneur. Il est écrit : « Les bœufs travaillaient d'un pas égal pendant que les ânes paissaient auprès d'eux, » parce qu'il est nécessaire que les sages prêchent et que les simples se nourrissent dans le silence de l'éloquence sacrée. Que de pierres ne jetez-vous pas ces jours-là dans le monceau de Mercure ? Que d'hymens ne procurez-vous pas aux eunuques de la sagesse ? A combien de sentinelles aveugles n'ordonnez-vous pas d'entourer les murs de l'Église ? O pêcheurs inhabiles, qui vous servez des filets d'autrui, en réparant empiriquement ceux qui sont à peine rompus ! Vous ne créez rien de neuf, vous récitez les œuvres d'autrui, vous copiez superficiellement la sagesse des autres, et vous étourdissez par votre déclamation théâtrale. Le perroquet imite comme vous les sons qu'il entend, comme vous aussi il contrefait chacun, mais ne crée rien. Vous imitez l’ânesse de Balaam qui, bien qu'insensée, enseignait le prophète, grâce à la langue que le Seigneur lui avait déliée. Repentez-vous, pauvres du Christ, et lisez avec ardeur les livres, sans lesquels vous ne pourrez jamais être convenablement pénétrés de l'évangile de paix. L'apôtre saint Paul, ce prédicateur de la vérité et le plus grand docteur du monde, prie Timothée de lui apporter pour tout mobilier trois choses, sa chape, ses livres et du parchemin, se donnant ainsi comme modèle aux ecclésiastiques, pour que ces derniers portent un costume d'ordonnance, aient des livres pour le secours de leurs études et du parchemin pour écrire, chose que l'apôtre appréciait beaucoup, car il répétait : « Surtout n'oubliez pas le parchemin. » Le clerc complètement ignorant dans l'art d'écrire est certainement manchot, honteusement mutilé et préjudiciable en beaucoup de choses. Il frappe l'air de sa voix, n'édifie que ceux qui sont présents, et ne prépare rien à ceux qui sont absents ou qui viendront plus tard. Ezéchiel dit : « L'homme avait une écritoire sur les reins qui marquait d'un thau le front de ceux qui gémissaient ; » insinuant figurément que celui qui ne sait point écrire ne peut s'arroger le droit de prêcher la pénitence. Enfin, avant de terminer ce présent chapitre, les livres vous supplient d'appliquer à l'étude les jeunes gens ignorants, de leur administrer les choses nécessaires, de leur apprendre non seulement la vérité, mais la discipline et la science, de les effrayer par les coups, de les attirer par vos caresses, de les dompter par de petits présents ou par des rigueurs pénibles, afin qu'ils deviennent en même temps socratiques par leurs mœurs et péripatéticiens par leurs doctrines. Que le discret père de famille qui vous a introduit hier à la onzième heure dans sa vigne, ne se repente pas de s'y être pris trop tard. Plût à Dieu que, comme le sage villageois, vous ayez honte de mendier, car alors vous vous adonneriez certainement avec plus de plaisir aux livres et à l'étude. [7] CHAPITRE VII. LAMENTATION SUR LA DESTRUCTION DES LIVRES CAUSÉE PAR LES GUERRES ET LES INCENDIES. CRÉATEUR et puissant ami de la paix, anéantis les nations qui veulent la guerre et qui nuisent aux livres plus que tous les autres fléaux ! Car les guerres que ne guident pas les jugements de la raison se déchaînent avec une violence pleine de fureur entre les combattants. Et comme elles ne se servent pas du gouvernail de la raison, elles détruisent sans discernement les vases qui la renferment. Alors le prudent Apollon est soumis à Python; alors Phronésis, au moment d'être mère, devient Phrénésis et est réduite en la puissance de la frénésie. Alors Pégase ailé est renfermé dans l’étable de Coridon, et l'éloquent Mercure en demeure interdit ! La pointe de l'erreur transperce la sage Pallas, et la tyrannie farouche de la folie impose silence aux agréables muses. O spectacle cruel, où l'on voit Aristote, le Phébus des philosophes, à qui le maître de la puissance a confié lui-même sa puissance, enchaîné par des mains criminelles, retenu par des ferrements infâmes, porté sur les épaules des lanistes hors de la maison de Socrate, où l’on voit celui qui méritait d'obtenir le commandement dans la direction du monde et l'empire plus que l'empereur, soumis, par le droit le plus injuste de la guerre, à un vil esclave ! ô inique puissance des ténèbres, qui ne craint pas d'avilir, la divinité prouvée de Platon, qui, avant que le Créateur eût apaisé la révolte du chaos combattant contre lui, et avant qu'il n'eût donne une âme à la matière, fut digne d'exposer aux yeux du Créateur ces espèces idéales, pour démontrer à son auteur même l'archétype du monde, et faire découler un monde sensible de son modèle supérieur ! ô aspect lamentable, qui montre le moral Socrate, dont les actes, la vertu et les paroles, furent l'unique doctrine, et qui fit sortir des principes de la nature les justes lois de la république, soumis au pouvoir d'un bourreau vicieux ! Nous déplorons le sort de Pythagore, ce père de l'harmonie, atrocement flagellé par les Furies irritées, et forcé de rendre, à la place de chants, des cris de colombe. Nous prenons pitié de Zénon, prince des stoïques, qui, de peur de trahir son secret, se coupa la langue avec ses dents et la jeta intrépidement à la face du tyran. Rappelons également Adiomérite, qui fut pilé dans un mortier. Certainement nous ne pourrons jamais nous lamenter avec une douleur tout à fait digne, sur tous les livres qui périrent par le fait de la guerre, dans les diverses parties du monde. Nous rappellerons cependant, d'après Aulu-Gelle, dans un langage plein de tristesse, l'horrible pillage exercé par des soldats auxiliaires dans la seconde guerre d'Alexandrie, où 700.000 volumes, rassemblés en Egypte par le soin des Ptolémées, devinrent la proie des flammes. Quelle race atlantique périt alors ! les mouvements des globes, les éclipses des planètes, la nature de la voie lactée, les générations avant-courrières des comètes, enfin tout ce qui existe dans le ciel et l'éther. Qui ne frémit d'horreur d'un si funeste holocauste, où l'encre est offerte à la place du sang ? Les neiges éblouissantes du parchemin craquetant sont couvertes de sang, là où sont anéantis par les flammes dévorantes tant de milliers d'innocents, de la bouche desquels il ne sortit jamais un mensonge. Le feu, qui ne sait rien épargner, réduit en une cendre infecte tous ces écrits de la vérité éternelle. Les sacrifices des filles d'Agamemnon et de Jephté, pieuses filles égorgées par le glaive paternel, semblent être des crimes moins affreux. Que de travaux exécutés par le célèbre Hercule ont dû périr, puisque alors il fut jeté dans les flammes pour la seconde fois. Hercule, qui à cause de sa science dans l'astronomie, est représenté le col courbé, soutenant le ciel. Les destins du ciel que Jonanchus ne sut ni de l'homme ni par l'homme, mais qu'il reçut par une inspiration divine, et que Zoroastre, son frère, abandonna pour servir les esprits immondes ; tout ce que le saint Enoch, gouverneur du paradis, prophétisa avant qu'il ne fût enlevé du monde ; enfin tout ce qu'Adam, le premier, avait enseigné à ses fils, c'est-à-dire comment ravi en extase il avait prévu tout l'avenir dans le livre de l'éternité, sont considérés comme ayant été probablement détruits par ces abominables flammes. La religion des Égyptiens, que recommande le livre Logostilios de cette admirable république de la vieille Athènes ; les observations des Chaldéens qui ont précédé de plusieurs milliers d'années les poésies grecques d'Athènes ; les cérémonies des Arabes et des Indiens ; les traités d'architecture des Juifs ; l'agriculture transmise par Noé aux Babyloniens ; les présages de Moïse ; la planimétrie de Josué ; les énigmes de Samson ; les problèmes de Salomon, discutés clairement depuis le cèdre du Liban jusqu'à Thyssope ; les antidotes d'Esculape ; la grammaire de Cadmus ; les poèmes du Parnasse ; les Oracles d'Apollon ; les argonautiques de Jason ; les stratagèmes de Palamède, et d'autres secrets infinis de la science, sont regardés comme ayant été perdus dans ces incendies. Le syllogisme sans réplique de la quadrature du cercle aurait-il échappé à Aristote, si les livres des anciens, qui contenaient l'explication de la nature, avaient survécu à ces horribles combats ? Il n'aurait point présenté ces problèmes de l'éternité du monde, de la pluralité et de la perpétuité des intelligences humaines, comme on le croit vraisemblablement, si la science parfaite des anciens n'avait été compromise par le malheur de ces guerres odieuses. Car, par la guerre, nous sommes dispersés dans des pays étrangers, nous sommes massacrés, blessés, et énormément mutilés, nous sommes ensevelis sous la terre, nous sommes submergés par la mer, nous sommes dévorés par les flammes, nous sommes anéantis par tous les genres de mort. Que le belliqueux Scipion répandit de notre sang, en cherchant à renverser Carthage, rivale ennemie de l'empire romain ! Que la guerre décennale de Troyes priva de la lumière du jour des millions d'entre nous ! Combien d'entre nous cherchèrent un lieu de retraite dans les provinces les plus éloignées, après que Cicéron eut été assassiné par ordre d'Antoine ! Combien d'entre nous, qui, semblables à des brebis dont le pasteur a été tué, furent, après le bannissement de Boèce, dispersés par Théodoric dans les différentes parties du monde ! Lorsque Sénèque, tantôt volontairement, tantôt malgré lui, se présentant aux portes de la mort, eut succombé aux embûches de Néron, combien d'entre nous, dispersés par lui, fuirent en larmes, sans savoir dans quelles contrées ils devaient demander l'hospitalité ! Cette translation de livres, faite par ordre de Xerxès, d'Athènes en Perse, et que Séleucus ramena de Perse à Athènes, fut très avantageuse. Quel heureux contentement, quelle allégresse extrême vit-on alors éclater à Athènes, lorsque cette mère, bondissant de joie, alla au devant de ses enfants, montrant à sa postérité déjà vieillie l'antique demeure maternelle qui leur était rendue. Bientôt des meubles en bois de cèdre, garnis de tablettes soigneusement polies, se recouvrent d'or et d'ivoire ; les titres sont marqués sur les petites cases dans lesquelles les volumes portés avec respect, sont placés très délicatement, afin que la sortie de l'un ou sa trop grande proximité ne froisse l'autre. Du reste, les dommages arrivés à toute espèce de livres par les séditions qu'engendre la guerre sont infinis. Or, comme il est impossible d'aller au-delà de l'infini, nous mettrons ici un terme à nos regrets, en rappelant la prière que nous ayons faite au commencement de ce chapitre, dans laquelle nous supplions le chef de l'Olympe ; dispensateur sublime de l'univers, de consolider la paix, d'éloigner la guerre, et de prendre sous sa protection les temps paisibles. [8] CHAPITRE VIII. DES NOMBREUSES OCCASIONS MISES A PROFIT PAR L'AUTEUR POUR ACQUÉRIR DES LIVRES. TOUTES choses ont leur temps et leur moment favorable, dit l'Ecclésiaste. Suivant ce précepte, nous pensons que le moment est venu de faire connaître les nombreuses occasions que la bonté divine nous a fournies pour l'acquisition de nos livres. Car, bien que nous nous soyons plu dès notre enfance à former spécialement des relations étroites avec les hommes lettrés et les amateurs de livres, cependant ayant continué ces rapports à l'époque de la prospérité du roi, qui nous comptait parmi ses serviteurs, nous obtînmes une permission beaucoup plus large de visiter en quelque lieu que ce soit, pour notre plaisir, et comme en chassant au milieu des taillis les plus recherchés, les librairies publiques ou privées des séculiers et des réguliers. Pendant que nous remplissions les fonctions de chancelier et de trésorier auprès du très illustre et très invincible Edouard III, le triomphant roi d'Angleterre, — que le Très-Haut le trouve digne de lui conserver des jours longs et tranquilles ! — après une première étude de tout ce qui concernait la cour et les affaires publiques du royaume, nous eûmes toutes facilités, grâce à la faveur royale, de fouiller librement les recoins les plus obscurs des bibliothèques. Car la rapide renommée avait déjà répandu de toutes parts le but de nos désirs ; et on rapportait que nous languissions par notre amour pour les livres et surtout pour les vieux, et que l'on gagnait plutôt notre faveur par des manuscrits que par de l'argent. Aussi, comme grâce à la bonté du prince digne de mémoire dont nous avons déjà parlé, nous pouvions nuire ou servir, protéger ou repousser les grands et les petits, il arriva qu'à la place des présents les plus somptueux, des dons les plus agréables, il nous fut offert en abondance de sales cahiers, des manuscrits décrépits, qui à nos yeux comme à notre cœur n'en étaient pas moins précieux. Alors, devant nous s'ouvraient les armoires des plus grands monastères, les coffres étaient apportés, les sacs se déliaient ; les volumes endormis dans leurs tombeaux depuis bien des siècles se réveillaient étonnés, et ceux qui se trouvaient placés dans des lieux obscurs étaient inondés par les rayons de cette lumière nouvelle. Les volumes autrefois les plus beaux, aujourd'hui gâtés et hideux, couverts de la fiente des souris et percés par les morsures des vers, gisaient inanimés ; ceux jadis revêtus de pourpre ou de lin, maintenant livrés à l'oubli, ensevelis sous la cendre et le cilice, paraissaient être devenus la demeure des teignes. Néanmoins, au milieu d'eux, où nous rencontrions à la fois l'objet et le remède de notre amour, nous passions ce temps si désiré, plus voluptueusement que ne l'aurait fait un médecin dans le lieu qui renferme ses aromates. C'est ainsi que ces vases sacrés de la science étaient livrés à la volonté de notre disposition, que quelques-uns nous étaient vendus, d'autres donnés, et un grand nombre communiqués pour un temps. D'ailleurs, ceux qui nous virent heureux de ces sortes de présents s'étudiaient volontairement à satisfaire nos désirs, et ils étaient encore plus empressés de s'en débarrasser que de nous les donner pour notre service. Nous prenions également soin de leurs affaires afin d'accroître leurs gains, et pour que rien ne se fasse au détriment de la justice. Si nous avions aimé les coupes d'or et d'argent, les chevaux de grand prix et les sommes considérables qui nous revenaient, nous aurions pu devenir alors un des hommes les plus riches de notre temps. Mais, en vérité, nous préférions le livre à la livre, compter les manuscrits que les florins, et posséder de minces plaquettes plutôt que des palefrois magnifiquement caparaçonnés. Chargé par le roi, d'éternelle mémoire, d'ambassades fréquentes, nous fûmes envoyé, à cause des affaires multipliées de l'État et dans des temps périlleux, tantôt au Saint-Siège de Rome, tantôt à la cour de France, même dans d'autres pays, portant partout cette ardente passion des livres, que toutes les eaux du monde n'auraient pu éteindre, amour qui adoucissait comme une potion pharmaceutique les amertumes du voyage, amour qui nous permettait, après les difficultés épineuses, les détours obscurs des affaires et les labyrinthes inextricables de la politique, de respirer quelque temps l'air d'un plus doux atmosphère. O bienheureux Dieu des dieux dans Sion ! quel torrent de volupté a réjoui notre cœur toutes les fois que nous avons eu le loisir de visiter Paris, ce paradis de l'Univers. Là par l'ardeur de notre passion les jours s'écoulaient trop vite ; là, existent des bibliothèques, bien plus agréables que des vases remplis de parfums ; là, des vergers abondants en toutes sortes de livres ; là, des prés académiques, jardin des péripatéticiens, hauteur du Parnasse, portique des stoïciens ; là, on voit Aristote, qui mesure la science aussi bien que l'art, et de qui découle tout ce qui est bon en fait de doctrines, du moins dans ce monde sublunaire, si sujet au changement ; là, Ptolémée et Genzachar mesurent par des figures et des nombres les apsides épicycles et excentriques des planètes ; là, Paul révèle les mystères et Denis coordonne et explique sa hiérarchie ; là, la vierge Carmenta représente en caractères latins tout ce que Cadmus et les phéniciens ont rassemblé sur la grammaire. Aussi là puisions-nous dans nos trésors et déliions-nous de grand cœur les cordons de notre bourse ; nous jetions l'argent à pleines mains, et nous retirions de l'ordure et de la poussière des livres inappréciables. Il n'est jamais mauvais qu'un acheteur se fasse connaître. Mais quelle joie et quel bonheur de réunir en un faisceau les armes de la milice cléricale et de les avoir à sa disposition pour réprimer les erreurs des hérétiques quand ils se soulèvent ! Bien plus, nous avons su saisir dès l'enfance les occasions les plus favorables, en nous joignant, avec une très grande sollicitude et sans aucune espèce de faveur injuste, à la société des maîtres, des professeurs et des écoliers, que l'élévation de leur esprit et la renommée de leur doctrine rendaient les plus célèbres. Fortifié dans leurs entretiens bienveillants, tantôt en exposant des arguments en public, tantôt en lisant des traités, des docteurs catholiques ou des travaux philosophiques, nous étions délicieusement réchauffé par cette nourriture de l'esprit aussi abondante que variée. Tels étaient les compagnons d'armes que nous nous étions choisis, dans notre apprentissage de guerre ; tels étaient nos camarades de chambre ; tels étaient nos compagnons de route : tels étaient nos commensaux à table ; tels étaient nos compagnons de fortune. Mais, comme il n'est permis à aucun bonheur de durer toujours, nous n'étions que trop souvent privé de la présence réelle de ces hommes éclairés, lorsque, grâce à la justice du ciel, ils étaient promus à des grades ecclésiastiques et à des dignités qui leur étaient dus. Aussi arrivait qu'occupés, comme il le fallait, de leurs propres affaires, ils se trouvaient dans la nécessité de se refuser à nos désirs, Nous parlerons également de la voie la plus courte par laquelle venait entre nos mains un nombre considérable d'ouvrages tant anciens que modernes. Jamais nous n'avons eu en horreur la pauvreté des religieux mendiants, embrassée pour le Christ ; au contraire, de quelques points du monde qu'ils vinssent, nous les faisions jouir des étreintes amicales de notre compassion ; nous cherchions par une affabilité familière à exciter en eux du dévouement pour notre personne ; nous les encouragions, à cause de Dieu, par la libéralité généreuse de nos bienfaits, et nous nous rendions ainsi le protecteur commun de tous, de manière cependant que nous paraissions avoir adopté chacun d'eux avec une sorte de paternité. Dans toutes les circonstances nous devenions pour eux un refuge ; pour eux la source de nos faveurs ne tarissait jamais : aussi méritions-nous de les avoir comme les plus dévoués et les plus zélés exécuteurs de nos désirs, tant par leurs soins que par leurs travaux. Ceux-ci traversant la mer et les déserts, parcourant la terre en tous sens ne manquaient pas, dans l'espoir très certain d'une récompense, de seconder nos désirs en recherchant attentivement tous les ouvrages en honneur dans les universités des différentes provinces qu'ils visitaient. Quel levreau pouvait se cacher au milieu de chasseurs aussi rusés ? Quel petit poisson aurait évité tantôt l'hameçon, tantôt la ligne, tantôt le filet qui lui étaient jetés ? Depuis le corps de la divine loi jusqu'au traité de sophismes étrangers, rien ne pouvait échapper à leurs yeux scrutateurs. Un pieux sermon retentissait-il à la source de la foi chrétienne, cette sainte cour romaine ; une question étrangère s'agitait-elle sur un nouveau sujet ; l'école solide de Paris, qui s'occupe plus de la recherche des antiquités que de la production de subtiles vérités, l'école ingénieuse de l'Angleterre, entourée de ses vieilles lumières, produisait-elle quelque chose pour le développement de la science ; émettait-elle quelque nouveau rayon de vérité en faveur de la manifestation de la foi, aussitôt éclos nous en étions instruits, et, sortis de la cuve du meilleur pressoir, ils parvenaient intacts et sans aucune altération dans le tonneau de notre mémoire. Lorsqu'il arrivait que nous nous détournions dans des villes et des localités où les pauvres susdits avaient leurs couvents, nous ne manquions jamais de visiter leurs bibliothèques et tous les endroits qui renfermaient des livres. Là, au milieu de la plus grande pauvreté, nous trouvions entassés des trésors infinis de sagesse ; nous rencontrions, non seulement dans leurs paniers et leurs sacs, les miettes que les maîtres jettent de leurs tables aux petits chiens, mais aussi le pain sans levain de la Proposition, le pain des anges, qui porte en lui-même toute sa saveur, les greniers remplis de froment par Joseph, toutes les richesses de l'Egypte, tous les dons magnifiques que la reine de Saba offrit à Salomon. Ce sont des fourmis qui récoltent continuellement pendant la moisson et des abeilles intelligentes qui ne cessent de fabriquer leurs cellules de miel. Ce sont les véritables successeurs de Bezaleel, qui recherchent avidement l'argent, l'or, les perles, avec lesquels ils décorent le temple de l'Église. Ce sont d'habiles brodeurs, qui tissent l'éphod et le rational du grand pontife, ainsi que les vêtements si varies des prêtres. Ils réparent les courtines, les manteaux et les peaux de moutons teintes en rouge, avec lesquels ils couvrent le tabernacle de l'Église militante. Ils sèment comme les laboureurs, ils broient comme les bœufs, ils résonnent comme les trompettes. Pléiades brillantes, étoiles demeurant dans leur rang, qui ne cessent de combattre contre Sisara ! Et, afin que la vérité soit honorée, avouons qu'entrés dans la vigne du Seigneur seulement vers la onzième heure (comme nous l'avons déjà dit au Chapitre VI de cet ouvrage), ils ont plus ajouté dans cette heure si courte à la page des livres sacrés que tous les autres vignerons réunis. Ils suivent les traces de saint Paul qui, le dernier croyant et le premier prédicateur, répandit l'Evangile plus loin que qui que ce soit. De tous ceux qui tiennent à l'état ecclésiastique, nous n'admettions à nos côtés, comme faisant partie de notre famille, que les religieux de l'ordre des Prêcheurs et de l'ordre des Mineurs, hommes aussi remarquables par leurs bonnes mœurs que par leur savoir, qui s'efforcent, par des études inouïes, à corriger, éclaircir, assembler et compiler les livres les plus divers. Certainement, quoique, grâce aux communications multipliées de tous les religieux en général, nous ayons obtenu des copies de plusieurs ouvrages anciens et modernes, nous proclamons cependant hautement les Frères Prêcheurs pour leur mérite en cette occasion ; car mieux que tous les autres nous les avons trouvés faciles dans leur communication, ne refusant jamais ce qu'ils possédaient ; aussi les considérons-nous comme des possesseurs intelligents et généreux, doués par la libéralité divine d'une sagesse éclairée. En dehors de toutes les occasions dont nous venons de parler, nous avions pu, en répandant de l'argent, nous mettre en relation avec les libraires et les bouquinistes, non seulement de notre pays, mais encore de la France, de l'Allemagne et de l'Italie. Pour nous apporter ou nous transmettre nos livres désirés, ils n'étaient nullement empêchés par les distances, nullement effrayés par les fureurs de la mer, nullement arrêtés par les dépenses. Ils tenaient pour certain que l'espoir qu'ils déposaient dans notre sein ne serait pas déçu, et qu'auprès de nous une grande récompense les attendait. Enfin recherchant l'amitié de chacun, nous ne négligions point l'affection des recteurs des écoles rurales, ni celle des pédagogues des enfants grossiers, et quand le temps nous le permettait, entrant dans leurs jardins ou dans leurs petits champs, nous cueillions les fleurs les plus odoriférantes, et nous arrachions les racines négligées, propres cependant aux hommes studieux, et qui peuvent, une fois leur goût sauvage et ranci digéré, fortifier par leur vertu les artères pectorales de l'éloquence. Parmi elles, nous découvrions quelquefois des choses dignes d'être remises à neuf, et qui, habilement nettoyées, après avoir perdu cette rouille honteuse de vétusté, méritaient de posséder de nouveau une agréable physionomie. Ayant employé les moyens nécessaires, nous les avons rendues à une santé nouvelle, à l'image de la résurrection future. Du reste, il y avait toujours auprès de nous, dans nos manoirs, un grand nombre d'antiquaires, de scribes, de correcteurs, d'assembleurs, d'enlumineurs, et généralement de gens qui pouvaient suer utilement au service des livres. Enfin, tous ceux des deux sexes qui avaient quelque commerce avec les livres, de quelque état, dignité ou condition qu'ils fussent, pouvaient facilement trouver la porte de notre cœur et un gîte agréable dans le sein de notre affection. Nous recevions ainsi toutes les personnes qui nous apportaient des manuscrits, afin que le nombre de ceux qui étaient venus les premiers n'engendrât point du dédain pour les suivants, et que le bienfait accordé la veille ne nuisît pas à celui du jour. C'est pourquoi nous servant de toutes les personnes dont nous venons de parler, comme de véritables aimants qui attiraient à nous les livres, nous eûmes un accroissement considérable des vases de la science, et une nuée très variée des meilleurs ouvrages. C'est ce que nous avons entrepris de narrer dans le présent chapitre. [9] CHAPITRE IX. QUE LES ANCIENS L’EMPORTENT SUR LES MODERNES DANS LEUR ARDEUR POUR LA SCIENCE. BIEN que les œuvres des modernes aient répondu à nos désirs, et que nous avons toujours entouré de notre affection ceux qui s'adonnaient à l'étude, et qui ajoutaient quelque chose d'utile ou de subtil aux maximes des Pères, nous avons désiré cependant approfondir avec une ardeur plus dévorante les travaux des anciens. Car, soit qu'ils jouissent naturellement de la qualité d'un esprit plus délié, soit qu'ils aient étudié d'un manière plus profonde, soit qu'à cause de ces deux choses réunies, ils obtiennent un plus grand succès, nous reconnaissons évidemment que leurs successeurs suffisent à peine à discuter les travaux accomplis par leurs ancêtres, et à comprendre en un résumé de doctrine ce que les anciens ont retiré de leurs découvertes ardues. De plus, de même que nous lisons qu'ils l'emportent par la beauté corporelle, ce que les temps modernes reconnaissent, de même nous soutenons, ce qui n'a rien d'absurde, que la plupart l'ont emporté par un esprit plus brillant, et qu'ils se montrent également inabordables dans les œuvres qu'ils ont faites avec l'un et l'autre. Aussi Phocas écrivait-il dans le prologue de sa grammaire :"Comme les anciens ont tout exploré dans leurs écrits, les œuvres nouvelles doivent dire beaucoup de choses en peu de mots". Car si nous parlons de l'ardeur d'apprendre et du soin de l'étude, ceux-là dévouaient leur vie tout entière à la philosophie. Mais nos contemporains, enflammés tour à tour par les feux du vice, passent sans énergie les rares années de leur ardente jeunesse, et, au moment où, grâce à leurs passions éteintes, ils vont atteindre le sommet de la vérité ambiguë qu'ils recherchent, ils retournent embarrassés à des affaires complètement étrangères, et disent adieu aux écoles de la philosophie. Ils préfèrent aux difficultés de la philosophie le moût fumeux de la jeunesse, tandis que plus tard ils donnent aux soins économiques le vin trop tôt clarifié. Ovide, dans son poème intitulé "Vetula", se lamente avec raison de cette tendance : "Tous s'appliquent à ce qui peut rapporter quelque profit ; bien peu apparemment pour savoir, et beaucoup pour s'enrichir. C'est ainsi qu'ils te prostituent, ô vierge de la science ; c'est ainsi qu'ils te rendent esclave, toi qu'ils devraient enlacer de leurs pieuses étreintes ; ils ne te recherchent pas pour toi, mais pour le gain que tu peux leur procurer, et ils aiment mieux s'enrichir que philosopher" et plus loin : "Mais la philosophie souffre l'exil, et l'amour de l'argent règne". ce qui prouve que l'amour de l'argent est le plus violent poison de la science. Valérius Maxime, dans sa lettre à Tibère, établit par maints exemples que chez les anciens la fin de leur existence était celle de leur étude. Carnéade, dit-il, fut un disciple de la science aussi laborieux qu'assidu ; parvenu à l'âgé de 90 ans, il cessa en même temps de vivre et de philosopher. Socrate fit un très beau livre à 94 ans. Sophocle, âgé de près de cent ans, écrivit son Œdipodeon, ou autrement la vie d'Œdipe. Simonide fit des vers à 80 ans, et Aulu-Gelle déclare, dans le prologue de ses Nuits Attiques, qu'il ne veut vivre qu'aussi longtemps qu'il pourra écrire. Le philosophe Taurus, comme le rapporte Aulu-Gelle au chapitre X du VIe livre de l'ouvrage ci-dessus mentionné, avait coutume, pour ranimer l'ardeur des jeunes gens, de leur raconter l'amour de l'étude qui possédait le socratique Euclide. Les Athéniens, qui haïssaient les Mégariens, dit-il, décrétèrent que celui qui viendrait de Mégare à Athènes aurait la tête tranchée ; alors Euclide, qui était Mégarien, et qui avant ce décret avait entendu Socrate, se rendit nuitamment auprès de lui, après s'être revêtu d'habits de femme, et pour l'entendre allait et revenait d'Athènes à Mégare à une distance de 20.000 pas. Archimède, qui dans son amour pour la géométrie ne voulut ni révéler son nom, ni lever les yeux du plan posé devant lui, pour prolonger le destin de sa vie mortelle, possédait une ardeur non moins imprudente ; car, préférant l'étude à la vie, il arrosa de son sang vivifiant la figure qu'il examinait. Les exemples à l'appui de notre thèse sont tellement nombreux, que la brièveté nécessaire ne nous permet pas de les exposer. Mais, ce que nous dirons avec peine, c'est que les clercs illustres prennent de nos jours une route complètement opposée. Travaillant par ambition dans leur jeune âge, et attachant à leurs épaules inexpérimentées et sans force les ailes icariennes de la présomption, ils saisissent à la hâte et prématurément le bonnet de docteur. Ils deviennent, encore enfants, des professeurs sans mérite des diverses facultés qu'ils n'abordent nullement avec précaution, mais auxquelles ils parviennent en sautant, à la manière des chèvres. Et quand ils ont goûté un peu à ce grand torrent, ils pensent avoir bu jusqu'au fond, quoique leurs gosiers soient à peine humectés. Et comme ils ne se sont point appuyés, en temps opportun, sur les premiers éléments comme sur une base solide, ils construisent un édifice ruineux. Il est honteux vraiment que ces parvenus apprennent de nouveau ce qu'ils auraient du retenir étant jeunes, aussi est-ce ainsi qu'ils sont contraints d'expier continuellement les honneurs injustes auxquels ils parviennent trop rapidement. C'est à cause de cela, et d'autres choses semblables, que les écoliers novices n'atteignent point, dans leurs courtes veillées, cette solidité de doctrine que possédaient les anciens, quoiqu'ils soient comblés d'honneur, mis au nombre des célébrités, autorisés par la coutume, et placés solennellement dans les chaires dues aux vieillards. Aussitôt sortis des bancs et promptement sevrés, ils lisent les règles de Priscien et de Donat ; petits enfants encore ; imberbes, ils répètent en bégayant les catégories et les périherménies d'Aristote, pour lesquelles ce grand philosophe a trempé sa plume dans son cœur ; par un accourcissement nuisible, et grâce à un diplôme non moins funeste, ils franchissent les chemins qui mènent à ces facultés, ils portent violemment leurs mains sur Moïse, et s'aspergeant facilement de l'eau ténébreuse des nuées de l'air, ils préparent à la mitre pontificale leur tête que n'embellit point la blancheur de la vieillesse. Il n'en manque point qui propagent ce fléau, en aidant par leurs intrigues pernicieuses à atteindre cette cléricature fantastique. Les provisions du Saint-Siège, accordées à des supplications séduisantes, les prières des cardinaux, qui ne peuvent être repoussées, la cupidité des parents et des amis puissants qui veulent élever Sion sur leurs races, font que leurs neveux ou leurs enfants occupent des dignités ecclésiastiques avant d'être mûris par la préparation de la doctrine et le succès de la nature. Hélas ! par ce délire que nous déplorons, nous voyons dans ces tristes temps le Palladium de Paris renversé ; Paris, où languit et même se glace presque entièrement l'ardeur si noble de l'école, et d'où jadis la lumière répandait ses rayons sur tous les points de l'univers. Toutes les plumes des scribes sont déjà en repos, la race des livres ne se propage plus, il n'y a personne qui cherche à passer pour un nouvel auteur. Ils enveloppent leurs sentences de discours inhabiles et privés de toute logique, si ce n'est qu'ils apprennent dans leurs veilles furtives quelques subtilités anglicanes, qu'ils méprisent en public. L'admirable Minerve semble envelopper les nations et les étreindre fortement, depuis une extrémité jusqu'à l'autre, pour se communiquer à toutes. Nous voyons qu'elle a déjà parcouru les Indes et la Babylonie, l'Egypte et la Grèce, l'Arabie et l'Italie. Déjà elle a abandonné Athènes, elle s'est éloignée de Rome ; et pour montrer qu'elle se doit aux barbares comme aux Grecs, elle a quitté Paris, et est déjà arrivée heureusement en Angleterre, la plus célèbre de toutes les îles, pour ne pas dire l'univers en abrégé.Le miracle opéré, elle disparaît chez quelques-unes, et c'est ainsi que la sagesse se refroidit dans les Gaules, et que sa milice languit dans l'énervement le plus profond. [10] CHAPITRE X. QUE LA SCIENCE ARRIVE PROGRESSIVEMENT A LA PERFECTION, ET QUE L'ACTEUR A FOURNI AUX ÉTUDIANTS DES GRAMMAIRES GRECQUE ET HEBRAÏQUE. RECHERCHANT la sagesse des anciens, d'après le conseil du sage tel que l'exprime l'Ecclésiaste : Le sage aura soin de rechercher la sagesse de tous les anciens, nous n'avons pas cru devoir nous ranger à cette opinion, en disant que les premiers fondateurs des lettres en ont enlevé toute la rudesse, nous qui savons que les découvertes dues aux efforts de chaque fidèle, ne forment qu'une faible partie de la science, mais que les recherches incessantes d'un grand nombre, chacun y apportant son tribut, ont augmenté par des accroissements successifs l'immense corps des sciences jusqu'aux richesses incalculables que nous possédons aujourd'hui. Car les disciples liquéfiant, dans un fourneau sans cesse renouvelé, les sentences de leurs maîtres, fondirent les scories négligées auparavant, jusqu'à ce qu'ils pussent produire de l'or supérieur, pur, dégagé de terre, septuple, et privé de tout mélange falsifié ou douteux. En effet, Aristote bien qu'il ait joui d'un génie prodigieux que la nature s'était plu à former, comme pour établir la mesure de la raison humaine, Aristote, que le Très Haut avait créé bien peu inférieur aux anges, n'en médita pas moins profondément ces admirables ouvrages que l'univers entier a peine à contenir. Bien plus, il comprit et pénétra avec ses yeux de lynx les livres sacrés des Babyloniens, des Egyptiens, des Chaldéens, des Perses et des Mèdes, que la Grèce savante avait transportés dans ses trésors. Recevant d'eux ce qui avait été dit de bien, il aplanit les aspérités, retrancha les superfluités, compléta ce qui était incomplet, délaissa ce qui était erroné, et, comme il l'apprend au second livre de sa Métaphysique, il croit qu'on doit non seulement rendre grâce sincèrement à ceux qui ont instruit, mais aussi à ceux qui ont erré, parce qu'ils indiquent les moyens de rechercher plus facilement la vérité. C'est ainsi que beaucoup de jurisconsultes composèrent les Pandectes, que beaucoup de médecins firent les Tegni, qu'Avicenne publia ses canons, que Pline mit au jour son œuvre colossal sur l'histoire naturelle, que Ptolémée produisit l'Almageste. Il n'est pas, du reste, difficile de remarquer dans les historiens que le dernier s'appuie toujours sur le premier, sans lequel il ne pourrait faire l'histoire des temps passés. Il en est de même pour les sciences, car personne n'a engendré seul une science quelconque, et nous trouvons toujours des intermédiaires entre les plus anciens et les plus nouveaux. Nous estimons ces savants, anciens relativement à notre époque, et nouveaux, par rapport à l'antiquité des temps. Qu'aurait fait Virgile, le plus grand poète des Latins, s'il n'avait un peu dépouillé Théocrite, Lucrèce et Homère, et s'il n'avait marché sur leurs traces ? Que ferait-on si l'on ne relisait sans cesse Parthénius et Pindare, dont on ne peut imiter l'éloquence ? Qu'auraient produit les Salluste, les Cicéron, les Boèce, les Macrobe, les Lactance, les Marcien, enfin toute la cohorte latine, s'ils n'avaient connu les travaux des Athéniens et les ouvragés des Grecs ? Saint Jérôme, habile dans les trois langues de l'Écriture, saint Ambroise, saint Augustin, qui avoue cependant sa haine pour la littérature grecque, enfin saint Grégoire, qui dit positivement qu'il ne la connaît pas, auraient certainement peu contribué à la doctrine de l'Église, si la Grèce plus savante ne leur avait rien fourni. De même qu'elle avait engendré antérieurement des philosophes à l'image des Grecs, Rome, arrosée de leurs ruisseaux, produisit dans la suite des interprètes de la foi orthodoxe. Les symboles que nous proclamons déclarés dans leurs conciles, et confirmés par leurs martyrs, ne sont que des émanations grecques. Grâce à une simplicité qui leur est naturelle, les Latins, il faut le proclamer à leur gloire, moins savants dans leurs études, furent moins dangereux dans leurs erreurs, car la malice arienne faillit éclipser l'Église entière, et la perversité nestorienne osa se déchaîner avec une rage blasphématoire contre la Vierge, au point que si un chevalier invincible, préparé au combat singulier, saint Cyrille, n'eût soufflé son esprit plein de véhémence au concile d'Éphèse, elle enlevait à la reine des Cieux son nom et sa définition de mère de Dieu. Les auteurs d'hérésies grecques sont aussi innombrables que les espèces, car de même qu'ils furent les premiers partisans de la très sainte foi, de même ils devinrent les premiers semeurs de l'ivraie, comme le disent et le prouvent des histoires dignes de foi. Plus tard ils tombèrent dans le pire, en s'efforçant de déchirer la tunique sans couture de Notre-Seigneur, ils perdirent entièrement la clarté de la doctrine philosophique, et aveuglés par de nouvelles ténèbres, ils se sont précipités dans l'abîme, à moins qu'ils n'aient été protégés par la puissance occulte de celui dont la sagesse n'a point de bornes. Mais arrêtons-nous, car ici la faculté de juger se dérobe à nous complètement. Nous tirerons cependant cette conséquence des choses que nous venons de dire, que l'ignorance de la langue grecque est aujourd'hui fort nuisible à l'étude du latin, car sans elle il est impossible de comprendre les pensées des anciens écrivains, soit païens, soit chrétiens. Il faut juger de même de l'arabe pour les traités astronomiques, et de l'hébreu pour le texte de l'Écriture sainte. Du reste, Clément V a remédié à ces défauts, si toutefois les prélats observent fidèlement ce qu'ils ont ordonné facilement. C'est pourquoi nous avons pris soin de fournir à nos écoliers une grammaire grecque et une grammaire hébraïque, avec certaines additions au moyen desquelles le lecteur studieux pourra s'instruire dans l'écriture, la lecture et l'intelligence de ces langues, quoique l'audition auriculaire seule représente mieux à l'esprit les qualités de l'idiome. [11] CHAPITRE XI. QUE LES LOIS NE FORMENT PAS PRECISEMENT UNE SCIENCE. LA connaissance lucrative du droit positif, propre à gouverner les mortels, est d'autant plus utile aux enfants du siècle, qu'elle dirige peu les enfants de lumière dans l'interprétation des secrets de la sainte Ecriture et des mystères sacrés de la foi. D'ailleurs, elle prédispose singulièrement au culte du monde, et comme l'atteste Jacob, elle constitue l'homme ennemi de Dieu. Par ses lois inextricables, qui peuvent conduire à un résultat opposé, elle étend plus qu'elle n'éteint les discussions interminables qu'engendre notre cupidité sans frein. Il est cependant reconnu que ces lois ont été établies par des princes et de pieux jurisconsultes. Mais comme là science des adversaires est là même, que là puissance du raisonnement a la même valeur des deux côtés, et que l'esprit humain est très enclin au mal, il arrive à ceux qui exercent cette faculté, de pencher beaucoup plus pour étendre les procès que pour les restreindre, et que dans les jugements les textes sont interprétés, non conformément à la pensée du législateur, mais en faveur d'un détestable artifice. C'est pourquoi, malgré l'amour des livres qui nous possède depuis notre enfance, amour qui nous a saisi comme une langueur voluptueuse, le désir de posséder des ouvrages de droit excitait peu notre passion ; et pour les acquérir, nous avons également ménagé nos soins et notre argent ; car, comme dit Aristote, ce soleil de la doctrine, lorsqu'il parle de la logique dans son opuscule intitulé : "De Pomo et Morte", les lois sont utiles comme le scorpion et la thériaque. Nous voyions évidemment une certaine différence de nature entre les lois et les sciences ; car, tandis que toute science plaît et attire, qu'elle laisse voir, quand on la sonde jusqu'aux entrailles, le fond même de ses principes, que ses racines ressortent en jets vigoureux, que l'émanation de sa source apparaît à tous les yeux, et qu'ainsi de cette lumière harmonieuse et conforme de la vérité avec les principes du raisonnement sort un corps de science parfaitement compréhensible, dont aucune partie n'est atteinte d'obscurité. Au contraire, les lois qui ne sont que des pactes humains établis pour vivre en citoyens, ou des jougs attachés par les princes aux cornes de leurs sujets, se refusent à être réduites à cette syndérèse, origine de la vérité et de l'équité, en ce sens qu'elles dépendent plus de l'empire de la volonté que du témoignage de la raison. C'est pourquoi l'avis des sages persuade de ne point discuter l'origine des lois ; car elles acquièrent de la vigueur par la coutume seule et non par une nécessité syllogistique, comme les arts. C'est ce dont Aristote nous instruit au livre II de sa Politique, quand il réfute les idées d'Hippodamus, qui promettait de donner des récompenses aux inventeurs de lois nouvelles. Détruire les lois anciennes, dit-il, c'est paralyser la vigueur de celles que l'on crée ; il est nécessaire que la désuétude seule abroge ce qui a reçu de la stabilité par la coutume. Il résulte clairement de tout ce que nous venons de dire, que de même que les lois ne sont ni les arts ni les sciences, de même les livres de droit ne peuvent être appelés livres de science ou livres d'art. Ajoutons que l'on ne peut compter parmi les sciences cette faculté désignée sous le nom approprié de géologie. Quant aux ouvrages des belles-lettres, ils sont d'une utilité incontestable pour l'intelligence de l'Ecriture sainte ; car, sans leur secours, nous chercherions en vain à les comprendre. [12] CHAPITRE XII. DE L'UTILITÉ ET DE LA NÉCESSITÉ DE LA GRAMMAIRE. BIEN que charmé par les lectures que nous avions coutume de faire ou d'entendre chaque jour assidûment, nous jugeâmes promptement que la connaissance incomplète d'un seul mot gênait beaucoup l'office de l'intelligence, lorsqu'elle ne pouvait saisir la pensée d'une phrase dont elle ignorait la plus grande partie. Aussi nous ordonnâmes de noter avec le plus grand soin l'interprétation des mots exotiques, ainsi que l'orthographe, l'étymologie, la prosodie et la syntaxe des vieux grammairiens que nous étudions avec une invincible curiosité. Nous cherchions également à éclaircir par des observations suffisantes les termes que leur trop grande antiquité rendait obscurs, afin de préparer un chemin uni à nos étudiants. En résultat, c'est afin d'aplanir les routes royales que nos futurs écoliers doivent parcourir, pour atteindre sans peine les différents arts qu'ils recherchent, que-nous nous sommes efforcés de remplacer par des manuscrits corrects les vieux ouvrages de tant de grammairiens ! [13] CHAPITRE XIII. DE LA JUSTIFICATION DE LA POÉSIE ET DE SON UTILITÉ. IL est facile de repousser avec un bouclier solide toutes les sortes d'armes que les amateurs de la vérité toute nue opposent aux poètes ; car même dans les sujets obscènes, on apprend à connaître les ornements agréables du style, et dans les récits figurés, mais honnêtes, on rencontre sous la forme d'une fiction une vérité historique ou naturelle. Bien que tous les hommes désirent posséder la science, ils ne sont cependant pas tous également charmés par l'étude, et même la plupart de ceux qui ont goûté du travail et senti la fatigue de leurs sens, rejettent inconsidérément, avant de l'avoir atteint, le fruit dont ils n'ont rongé que l'écorce. Ils naissent avec une double passion : celle de la liberté personnelle dans l'obéissance, et celle du plaisir dans le travail. Il en résulte qu'ils ne se soumettent pas sans cause à la domination étrangère, et que tout ce qu'ils entreprennent ne s'exécute qu'avec nonchalance. « Le plaisir, » dit Aristote au livre X des Ethiques, « perfectionne l'œuvre, comme la beauté donne un charme de plus à la jeunesse ; » c'est pourquoi les anciens dans leur sagesse trouvèrent un remède pour capter l'esprit frivole de l'humanité de façon que par une pieuse ruse, la douce Minerve put se cacher mystérieusement sous le voile de la volupté. N'avons-nous pas l'habitude d'attirer les enfants par des présents, afin qu'ils apprennent de bonne volonté ce que nous nous efforçons de leur inculquer malgré eux ? Aussi lorsque la nature corrompue n'est point attaquée par ce penchant qui l'entraîne au vice, elle se dirige vers la vertu. Horace nous apprend dans ce vers si court de son Art poétique : "Que les poètes veulent amuser ou être utiles", et il nous insinue dans cet autre vers du même livre, "Que pour enlever tous les suffrages, il faut mêler l'utile à l'agréable". Combien de fois Euclide éloigna ses disciples par sa subtilité semblable à un rocher escarpé, qui ne pouvait être gravi par aucun écolier. « Ce discours est rude, » disaient-ils ; « qui peut le comprendre ? » Le fils de l'inconstance, qui voulait se transformer en âne, n'aurait peut-être pas abandonné l'étude de la philosophie, si elle s'était présentée à lui couverte du voile de la volupté. Mais interdit presque aussitôt par l'enseignement de Craton, frappé par des questions infinies comme par un coup de foudre inattendu, il ne voyait d'autre refuge que dans la fuite. Nous parlons de tout ceci pour justifier les poètes et pour accuser les étudiants qui manquent de respect à leur égard. L'ignorance d'un seul mot empêche (comme nous l'avons expliqué dans le chapitre précédent) de comprendre la phrase la plus longue. Or, comme les livres des saints se jouent des fictions des poètes, il résulte nécessairement, que s'ils prennent pour texte un auteur inconnu, on ne pourra comprendre l'intention de l'auteur. Et certes, comme le fait remarquer Cassiodore dans son livre de l'Institution des Lettres divines, on ne doit pas considérer pour peu de chose celles sans lesquelles les grandes n'existeraient pas. Il résulte donc que l'ignorance de la poésie empêcherait de comprendre les œuvres de saint Jérôme, de saint Augustin, de Boèce, de Lactance, de Sidoine et de bien d'autres dont la liste formerait à elle seule un long chapitre. Le compilateur remarquable, Gratien, ce rééditeur de plusieurs écrivains, qui, s'il n'est pas avare de matière dans sa compilation, est au moins très confus dans la forme, rapporte dans la distinction trente-septième de son livre l'opinion du vénérable Bède, qui, dans une discussion pleine de lucidité, expose ainsi cette question : « La subtilité déconcerte. Les uns, charmés par les fictions des poètes et l’harmonie des mots, lisent avec plaisir les auteurs profanes ; les autres s'adonnent à l'érudition pour détester, tout en les lisant, les erreurs des païens, et rassembler tout ce qu'ils peuvent rencontrer d'utile à l'usage de la science sacrée. De tels hommes s'instruisent d'une manière louable dans les lettres profanes. » Avertis par cet enseignement salutaire, il est temps que les détracteurs se taisent sur ceux qui étudient les poètes, et que les ignorants laissent de côté ces questions difficiles, car c'est la seule ressource de ces malheureux auxquels ils ressembleraient. Que chacun raisonne donc en soi l'affection qu'il porte à son pieux dessein, et que, dans quelque matière que ce soit, il observe les règles de la vertu et fasse une étude agréable à Dieu. Enfin, que s'il trouve quelque chose dans un poète, qu'il en profite, comme le grand Virgile avoue l'avoir fait à l'égard d'Ennius. [14] CHAPITRE XIV. DE CEUX QUI DOIVENT AIMER PRINCIPALEMENT LES LIVRES. EN se rappelant ce que nous avons dit plus haut, il est facile de reconnaître ceux qui doivent être les principaux amateurs de livres. Car ceux qui ont le plus besoin de la sagesse pour accomplir convenablement les devoirs de leurs fonctions, sont tenus de faire preuve du tendre attachement d'un cœur reconnaissant pour ces vases sacrés de la sagesse. Or, d'après le Phébus des philosophes, Aristote, qui ne trompe, ni ne se trompe sur les choses humaines, le devoir d'un sage est de bien gouverner les autres et de se gouverner lui-même. C'est pourquoi les princes et les prélats, les juges et les docteurs, enfin tous ceux qui dirigent une république, doivent avoir plus d'amour que les autres pour les vases de la sagesse, puisque plus que les autres, ils en ont besoin. Boèce montre à tous évidemment qu'il est impossible de bien gouverner sans livres, lorsqu'il nous représente la philosophie tenant un sceptre dans la main gauche et des livres dans la main droite. « Tu consacres, » dit-il, en parlant de la philosophie, « par la bouche de Platon, cette sentence : que les républiques ne sont heureuses que lorsqu'elles sont gouvernées par des philosophes ou par des chefs qui aiment à étudier la sagesse. » La représentation même de cette figure nous montre que la droite l'emporte autant sur la gauche, que la vie contemplative l'emporte sur la vie active. Elle prouve également aux sages qu'il faut se livrer alternativement à l'étude de la vérité et à l'administration des choses temporelles. Nous lisons que Philippe rendit grâce aux dieux d'avoir permis à Alexandre de naître dans le même temps qu'Aristote ; Alexandre, qui, élevé par les leçons de ce philosophe, fut digne de gouverner le royaume de son père. Phaéton au contraire, ignorant dans l'art de diriger, devient le conducteur du char paternel, et, soit qu'il s'éloigne trop de la terre, soit qu'il s'en rapproche, administre si mal la chaleur de Phébus à ses sujets que, de peur qu'ils ne périssent, il mérite justement d'être foudroyé à cause d'un commandement aussi inégal. Les histoires des Grecs et des Latins nous rapportent que chez eux les princes qui négligèrent la connaissance des lettres, ne furent jamais illustres. La loi sacrée de Moïse, prescrivant au roi la règle qu'il est obligé de suivre pour régner, lui ordonne d'avoir le livre de la loi divine, à l'exemple des prêtres qui doivent le lire chaque jour de leur vie. Certes, Dieu lui-même, qui a créé et qui chaque jour forme isolément le cœur des hommes, connaissait assez la fragilité de la mémoire humaine et la mobilité de la volonté vertueuse dans l'homme, pour vouloir que le livre fût l'antidote de tous les maux, et nous en ordonner la lecture et l'usage comme un aliment quotidien et très salubre de l'esprit. L'intelligence, soutenue par lui, ne sera aucunement troublée en s'occupant de choses faibles où douteuses. Jean de Salisbury traite de cela fort élégamment dans son Policraticon. Du reste, toute cette race d'hommes qui brillent par la tonsure et le nom de clerc, contre lesquels nous avons parlé dans les chapitres IV, V et VI de ce traité, sont tenus d'entourer les livres d'une perpétuelle vénération. [15] CHAPITRE XV. DES EFFETS DIVERS DE LA SCIENCE CONTENUS DANS LES LIVRES. EXPLIQUER parfaitement le titre de ce présent chapitre dépasse l'esprit humain, se fût-il abreuvé aussi largement que possible à la source de Pégase, quand bien même il parlerait la langue des hommes et celle des anges, serait transformé en Mercure ou en Cicéron, serait pénétré de l'éloquence brillante de Tite-Live, pérorerait avec la pureté de Démosthène, alléguerait le bégaiement de Moïse, ou celui de Jérémie qui dit qu'il ne sait point parler, parce qu'il n'est qu'un enfant, imiterait enfin l'écho résonnant dans les hautes montagnes. Car, ainsi que je l'ai prouvé dans mon second chapitre, il est certain que l'amour des livres est l'amour de la sagesse. Or cet amour se nomme, d'après le mot grec, philosophie, dont aucune intelligence humaine ne peut concevoir la valeur, puisqu'elle est regardée comme la mère de tous les biens. Car ainsi qu'une rosée céleste, elle éteint le feu des vices charnels, jusqu'à ce que le sentiment passionné des vertus de l'âme fasse revivre la vigueur des vertus naturelles, et en chassant complètement l'oisiveté, "Détende les arcs de l'amour" {Ovide, Les remèdes à l'amour, v. 139}. Platon, dans son Phédon, nous dit que « ce qui caractérise le philosophe, c'est de travailler plus particulièrement que les autres hommes à détacher son âme du commerce du corps. » « Aime, dit saint Jérôme, la science des Écritures, et tu détesteras les vices de la chair. » C'est ce que nous démontre le sage Xénocrate, que Phryné, cette célèbre courtisane d'Athènes, regardait non comme un homme, mais comme une statue. Notre Origène fait connaître la même chose, lui qui, pour éviter d'être efféminé par la puissance de la femme, choisit, par abnégation, un milieu entre les extrêmes, c'est-à-dire entre les deux sexes, remède certainement terrible, et peu conforme à la nature et à la vertu, car la vertu ne consiste pas à rendre l'homme insensible aux passions, mais lui ordonne d'anéantir, par les armes de la raison, celles qui sortent de leur foyer. Tous ceux que touche l'amour des livres prisent peu l'argent et les choses de ce monde ; comme l'écrit saint Jérôme à Vigilance, « un même homme ne peut estimer à la fois les écus d'or et l'Écriture. » Ce qui a fait dire à un certain poète : "Aucune main teinte de rouille ne sera propre à tenir un livre. Et les cœurs tout à l'argent ne peuvent s'y adonner. Une même personne n'estimera point en même temps les livres et les écus. Tes disciples, Epicure, persécutent les livres, Les financiers se refusent d'être en compagnie des bibliophiles. Tous les deux, crois-moi, ne peuvent habiter la même demeure". Personne ne peut servir et Maminon et les livres. La difformité des vices est surtout réprouvée dans les livres, d'où l'on induit que ceux qui aiment à s'en servir doivent détester les vices. Le démon qui tire son nom de la science, est vaincu de préférence par la science des livres. Par les livres, on voit se déployer à l'infini ses ruses tortueuses et mille pernicieux méandres, grâce à eux, il ne peut envelopper les innocents de ses artifices ; même quand il se transforme en ange de lumière. Par les livres, le respect divin nous est révélé, les vertus par lesquelles il doit être mis en pratique sont divulguées plus expressément, la récompense nous est indiquée, et la vérité qui ne trompe ni n'est trompée nous est offerte. L'image la plus fidèle de la béatitude future est la contemplation des lettres sacrées, dans lesquelles on voit tantôt le créateur, tantôt la créature ; la foi se puise dans ce torrent de perpétuel plaisir, et s'affermit par la puissance des lettres ; l'espérance est fortifiée par la consolation des livres, de sorte que, par la patience et la consolation des Écritures, nous avons l'espérance. La charité n'est point enorgueillie, mais édifiée par la connaissance des véritables lettres ; enfin c'est une vérité plus claire que le jour que l'Église a été établie sur les livres saints. Les livres nous charment lorsque la prospérité nous sourit, ils nous consolent lorsque la mauvaise fortune semble nous menacer ; ils donnent de la force aux conventions humaines, et sans eux les graves jugements ne se prononcent pas. Les arts et les sciences résident dans les livres, et aucun esprit ne suffirait à exprimer le profit que l'on peut en tirer. A quelle valeur peut-on estimer la puissance admirable des livres, quand, par eux nous pouvons discerner les limites de la terre aussi bien que celles du temps, et contempler, comme dans le miroir de l'éternité, les choses qui sont et celles qui ne sont pas. Dans les livres, nous franchissons les montagnes et nous sondons la profondeur des abîmes, nous observons ces espèces de poissons qui ne pourraient vivre sainement dans l'air. Dans les livres, nous distinguons les propriétés des fleuves, des fontaines et des terrains divers. Nous extrayons des livres le genre des métaux et des pierres précieuses, ainsi que les matières de chaque minéral. Nous examinons à notre volonté la nature des herbes, des arbres et des plantes et toute cette famille de Neptune, de Cérès et de Pluton. S'il nous plaît de visiter les habitants des cieux, mettant sous nos pieds le Taurus, le Caucase et l'Olympe, nous nous transportons dans le royaume de Jupiter, et nous mesurons au moyen de fils et de cercles les sept territoires des planètes. Enfin, nous parvenons au firmament suprême, décoré d'une admirable variété de signes, de degrés et d'images. Là, nous découvrons le pôle austral que nul œil ne voit, que nulle oreille n'entend, et nous admirons avec un délicieux plaisir le chemin lumineux de la voie lactée et le zodiaque peint d'animaux célestes. De là, par les livres, nous passons aux substances immatérielles, pour que notre intellect salue ces intelligences qui nous touchent de près, qu'il voie de l'œil de l'esprit là cause première de toutes choses et le moteur immuable de la vertu infinie, et qu'il s'y attache sans jamais se lasser. Voici qu'amenés par les livres, nous atteignons la récompense de notre béatitude, n'étant encore que voyageurs. Quoi de plus ! Si ce n'est qu'en retournant ce que Sénèque nous apprend dans sa 84e lettre, « que l'oisiveté sans livres est la mort et la sépulture de l'homme vivant, » nous conclurons incontestablement que le commerce des lettres et des livres constitue la vie. De plus, par les livres, nous faisons savoir à nos amis et à nos ennemis les choses que nous confions sans aucune sécurité à des messagers, puisque, comme le dit Tertullien au commencement de son Apologétique, au moyen des livres, la voix de l'auteur pénètre presque toujours dans la chambre du prince, dont elle serait complètement repoussée. Gardés dans une prison par des chaînes, après avoir tout à fait perdu la liberté du corps, nous nous servons des livres, comme d'ambassades vers nos amis ; nous leur confions le soin d'expédier nos affaires, et nous les leur adressons là où notre présence serait pour nous une cause de mort. Par les livres, nous nous rappelons le passé, nous prophétisons jusqu'à un certain point l'avenir, et nous fixons, par le fait de l'écriture, les choses présentes qui circulent et disparaissent. Heureuse étude et studieuse félicité du puissant eunuque dont il est parlé au livre VIII des Actes, que l'amour de la lecture prophétique avait enflammé si ardemment, qu'il ne cessait de lire, même en voyageant. Il avait livré à l'oubli le palais de la reine Candace ; la ville de Gaza qu'il gouvernait s'était détachée de la sollicitude de son cœur, et il ne se souvenait plus ni du chemin qu'il parcourait ni du char qui le portait. L'amour seul du livre lui avait fait entrevoir la demeure tout entière de la chasteté, et le disposait de cette façon à mériter bientôt que la porte de la foi s'ouvrît devant lui. O généreux amour des livres, qui à fait que, par la grâce du baptême, le fils de la géhenne et le nourrisson de l'enfer devînt le fils du royaume des cieux ! Mais cessons ce style impuissant à accomplir la teneur de ce travail infini, de peur qu'il ne paraisse téméraire d'aborder ce que, dans le principe, nous regardions comme impossible à qui que ce soit d'exécuter. [16] CHAPITRE XVI. DES LIVRES NOUVEAUX QU’IL FAUT ECRIRE ET DES LIVRES ANCIENS QU'IL FAUT RÉPARER. DE même qu'il est nécessaire à un état de pourvoir d'armes de guerre les soldats qui doivent combattre, et d'accumuler des ressources alimentaires, de même la valeur de l'œuvre demandée prémunit l'Église militante, par la multitude des bons livres, des attaques des païens et des hérétiques. Mais, comme il est vrai que ce qui sert aux mortels souffre par le temps le dommage de la mortalité, il est nécessaire de conserver par de nouveaux successeurs les volumes détériorés par leur vieillesse, afin que la perpétuité qui répugne à la nature de l'individu soit concédée à l'espèce. C'est de là que l'Ecclésiaste dit clairement : « Il n'y a point de fin à multiplier les livres.» Car de même que le livre éprouve une continuelle altération par les mélanges combinés qui entrent dans sa composition, de même le remède que les clercs prudents peuvent y apporter est de le recopier, grâce à quoi un livre précieux, payant sa dette de nature, obtient un héritier qui lui est substitué, et une semence semblable au mort sacré naît de lui-même, comme dit l'Ecclésiastique: «Le père est mort, et il ne semble pas mort, parce qu'il a laissé après lui un autre lui-même.» Les transcripteurs des anciens sont donc comme de certains propagateurs de nouveau-nés, à qui la charge paternelle est dévolue, pour que la famille des livres ne diminue point. Les transcripteurs de cette sorte se nomment antiquaires, et Cassiodore avoue que, parmi les choses accomplies par un travail manuel, c'est le leur qu'il préfère. C'est ainsi qu'il s'écrie : « Heureuse science, louable zèle que de prêcher les hommes par la main, de leur délier la langue par les doigts, de donner un salut tacite aux mortels, et de combattre par l'encre et la plume les vols illicites du diable. » Le Sauveur exerça le métier d'écrivain, lorsqu'en s'inclinant il écrivit sur la terre avec son doigt, afin que personne, quelque noble qu'il fût, ne dédaignât de faire ce qu'il avait vu exécuter par la sagesse de Dieu le père. O grandeur singulière de l'écriture, qui force le créateur de l'univers à se courber pour la fabriquer ! qu'à son nom tous les genoux fléchissent en tremblant ! ô vénérable science, supérieure à tous les exercices qui se font par la main des hommes, pour qui la poitrine du Seigneur s'incline humblement, pour qui le doigt de Dieu s'applique à servir de plume ! Du reste, nous ne lisons pas que le Fils de Dieu ait ensemencé, labouré, tissé ou creusé, et il ne convenait à sa sagesse divinement humaine de faire quelque chose que ce soit de mécanique, si ce n'est de composer des lettres en écrivant, afin que les hommes distingués ou demi-savants apprissent que les doigts leur ont été accordés par la Divinité, plutôt pour écrire que pour se battre. Ce qui nous fait approuver cette sentence des livres qui juge qu'un clerc ignorant de l'écriture est jusqu'à un certain point manchot. Dieu inscrivit lui-même les justes dans le livre de vie. Moïse reçut les tables de pierre gravées de sa main. Job s'écrie : « Que celui qui juge écrive tout lui-même dans un livre. » Balthazar voit en tremblant la main qui écrit sur la muraille : "Manè, Techel, Phares".« Moi, » dit Jérémie, « j'écrivais dans un livre noir.» « Écrivez dans un livre ce que vous voyez,» disait Jésus-Christ à son bien-aimé Jean. C'est ainsi que l'office d'écrivain est donné à Isaïe et à Josué, afin que l'acte comme l'habileté nécessaire parvinssent à la connaissance de la postérité. Le Christ lui-même porte écrit sur son vêtement et sur sa cuisse : LE ROI DES ROIS ET LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS, afin que le vêtement royal du Tout-Puissant paraisse ne pouvoir être parfait sans écriture. Les morts qui ont écrit les livres de la science sacrée ne cessent jamais d'instruire. Saint Paul, en écrivant ses épîtres, fit plus par ce travail pour le bien de l'Église qu'en évangélisant par la parole les Juifs et les païens. Car, par les livres, l'homme intelligent continue chaque jour ce que le voyageur de passage sur la terre avait commencé jadis. Ainsi se réalisent les paroles prophétiques sur les docteurs qui écrivent les livres : « Ceux qui en auront instruit plusieurs dans la voie de la justice, luiront comme des étoiles dans l'éternité. » Aussi les docteurs catholiques pensent-ils que la longévité des anciens, avant que Dieu n'ait dissous le premier monde par un cataclysme, ne doit pas être attribuée à un miracle de la nature, mais à Dieu, qui leur avait concédé une existence d'autant plus longue qu'elle était nécessaire pour écrire des livres et produire des sciences, parmi lesquelles on doit admirer la diversité de l'astronomie, qui, pour être expérimentalement exposée aux yeux, demandait, d'après Joseph, une période de six cents ans. Cependant ils conviennent que la science terrestre de ces temps primitifs, plus que celle des temps modernes, offrait aux mortels, dans les sciences d'ici bas, un aliment plus utile, au moyen duquel on obtiendrait non seulement plus de vivacité et de gaieté du corps, mais aussi une fleur de jeunesse plus durable, et que ce qui y contribuait beaucoup, c'est qu'ils vivaient pour la vertu, en se retranchant tout le superflu de la volupté. Chacun donc est doté du présent de la Divinité, selon le conseil de l'Esprit saint : « Écris la sagesse au temps de ton repos, pour augmenter la longueur de ta vie et ta récompense avec les heureux. » Du reste, si nous nous occupons des princes du monde à l'égard du commerce des lettres, nous trouvons des monarques remarquables non seulement par leur habileté comme écrivains, mais comme auteurs de nombreux ouvrages. Jules César, le premier de tous par le temps et les qualités, a laissé les Commentaires de la guerre des Gaules et de la guerre civile, écrits par lui-même. Il fit également deux livres sur l'analogie, deux autres intitulés Anticatons, un poème dont le titre est le Voyage, et beaucoup d'autres opuscules. César, comme Auguste, intervertit l'ordre des lettres dans sa correspondance, pour cacher ce qu'il écrivait. Il prenait la quatrième lettre pour la première, la troisième pour la seconde, et ainsi pour tout l'alphabet. Pendant les guerres de Modène, malgré l'importance des affaires qui l'accablaient, on prétend qu'il ne passait pas un jour sans lire, écrire et déclamer. Tibère composa un poème lyrique et quelques poésies grecques. Claude possédait les deux langues latine et grecque, et publia plusieurs ouvrages. Mais, au-dessus d'eux et de bien d'autres, Titus doit être cité pour sa dextérité d'écrivain, car il imitait facilement toutes les écritures, talent qui lui faisait dire qu'il aurait pu devenir le plus grand faussaire. Suétone rapporte tout ceci dans la vie des douze Césars. [17] CHAPITRE XVII. DES LIVRES QUE L'ON DOIT TOUCHER ET ARRANGER AVEC SOIN. NON SEULEMENT nous remplissons un devoir envers Dieu en préparant de nouveaux volumes, mais nous obéissons à l'obligation d'une sainte piété si nous les manions délicatement, ou si, en les remettant à leurs places réservées, nous les maintenons dans une conservation parfaite, de façon qu'ils se réjouissent de leur pureté, tant qu'ils sont entre nos mains, et qu'ils reposent à l'abri de toute crainte, lorsqu'ils sont placés dans leurs demeures. Certainement après les saints vêtements et les calices consacrés au corps de Notre-Seigneur, ce sont les livres sacrés qui sont dignes d'être touchés le plus honnêtement par les clercs, car ils leur font injure toutes les fois qu'ils osent les prendre avec des mains sales. Aussi nous pensons qu'il est avantageux d'entretenir les étudiants sur les diverses négligences, qu'ils pourraient toujours facilement éviter, et qui nuisent considérablement aux livres. D'abord qu'ils mettent une sage mesure, en ouvrant ou en fermant les livres, afin que la lecture terminée, ils ne les rompent pas par une précipitation inconsidérée, et qu'ils ne les quittent point avant de remettre le fermoir qui leur est dû. Car il convient de conserver avec plus de soin un livre qu'un soulier. Il existe en effet une gente écolière fort mal élevée en général, et qui, si elle n'était pas retenue par les règlements des supérieurs, deviendrait bientôt fière de sa sotte ignorance. Ils agissent avec effronterie, sont gonflés d'orgueil et quoiqu'ils soient inexpérimentés en tout, ils jugent de tout avec aplomb. Vous verrez peut-être un jeune écervelé, flânant nonchalamment à l'étude, et tandis qu'il est transi par le froid de l'hiver, et que comprimé par la gelée, un nez humide dégoutte, ne pas daigner s'essuyer avec son mouchoir avant d'avoir, humecté de sa morve honteuse le livre qui est au-dessous de lui. Plût aux dieux qu'à la place de ce manuscrit on lui eût donné un tablier de savetier ! Il a un ongle de géant, parfumé d'une odeur puante, avec lequel il marque l'endroit d'un plaisant passage. Il distribue, à différentes places, une quantité innombrable de fétus avec les bouts en vue, de manière à ce que la paille lui rappelle ce que sa mémoire ne peut retenir. Ces fétus de paille, que le ventre du livre ne digère pas et que personne ne retire, font sortir d'abord le livre de ses joints habituels, et ensuite, laissés avec insouciance dans l'oubli, finissent par se pourrir. Il n'est pas honteux de manger du fruit ou du fromage sur son livre ouvert et de promener mollement son verre tantôt sur une page tantôt sur une autre, et, comme il n'a pas son aumônière à la main, il y laisse les restes de ses morceaux. Il ne cesse dans son bavardage continuel d'aboyer contre ses camarades, et tandis qu'il leur débite une foule de raisons vides de tout sens philosophique, il arrose de sa salive son livre ouvert sur ses genoux. Quoi de plus ! Aussitôt il appuie ses coudes sur le volume et, par une courte étude, attire un long sommeil ; enfin, pour réparer les plis qu'il vient de faire, il roule les marges des feuillets, au grand préjudice du livre. Mais la pluie cesse et déjà les fleurs apparaissent sur la terre ; alors notre écolier, qui néglige beaucoup plus les livres qu'il ne les regarde, remplit son volume de violettes, de primevères, de roses et de feuilles ; alors il se servira de ses mains moites et humides de sueur pour tourner les feuillets ; alors il touchera de ses gants sales le blanc parchemin, et parcourra les lignes de chaque page avec son index recouvert d'un vieux cuir ; alors en sentant le dard d'une puce qui le mord, il jettera au loin le livre sacré, qui reste ouvert pendant un mois, et est ainsi tellement rempli de poussière qu'il n'obéit plus aux efforts de celui qui veut le fermer. Il y a aussi des jeunes gens impudents auxquels on devrait défendre spécialement de toucher aux livres, et qui, lorsqu'ils ont appris à faire des lettres ornées, commencent vite à devenir les glossateurs des magnifiques volumes que l’on veut bien leur communiquer, et où se voyait autrefois une grande marge, autour du texte, on aperçoit un monstrueux alphabet ou toute autre frivolité qui se présente à leur imagination et que leur pinceau Cynique a la hardiesse de reproduire. Là un latiniste, là un sophiste, ici quelques scribes ignorants font montre de l'aptitude de leurs plumes, et c'est ainsi que nous voyons très fréquemment les plus beaux manuscrits perdre de leur valeur et de leur utilité. Il y a également de certains voleurs qui mutilent considérablement les livres, et qui, pour écrire leurs lettres, coupent les marges des feuillets en ne laissant que le texte, ils arrachent même les feuilles de garde pour en user ou en abuser. Ce genre de sacrilège devrait être défendu sous peine d'anathème. Enfin, il sied à l'honnêteté des écoliers de se laver les mains en sortant du réfectoire, afin que leurs doigts graisseux ne tachent point le signet du livre ou le feuillet qu'ils tournent. De plus, que l'enfant larmoyant n'admire point les miniatures des lettres capitales, de peur qu'il ne pollue le parchemin de ses mains humides, car il touche de suite à ce qu'il voit. Que désormais les laïcs, qui regardent indifféremment un livre renversé comme s'il était ouvert devant eux dans son sens naturel, soient complètement indignes de tout commerce avec les livres : Que le clerc couvert de cendres, tout puant de son pot au feu, ait soin de ne pas toucher, sans s'être lavé, aux feuillets des livres ; mais que celui qui vit sans tâche ait la garde des livres précieux. La propreté des mains, à moins qu'elles ne soient galeuses ou couvertes de pustules — stigmates de la cléricature, — convient aussi bien aux écoliers qu'aux livres. Toutes les fois que l'on remarque un défaut dans un livre, il faut y porter remède au plus tôt, car rien ne grandit plus vite qu'une déchirure, et la fracture qui est négligée un moment, ne se répare dans la suite qu'avec dépens. Quant aux armoires bien fabriquées où les livres peuvent être conservés en toute sûreté sans craindre aucun dommage, le très doux Moïse nous en instruit au trente et unième chapitre du Deutéronome : « Prenez ce livre, dit-il, et mettez-le à côté de l'arche d'alliance du Seigneur votre Dieu. » O lieu délicieux et convenable pour une bibliothèque que cette arche faite du bois de l'impérissable Setim, et recouverte d'or de tous côtés ! Mais, le Sauveur défend aussi, par son propre exemple, toute négligence inconvenante dans le maniement des livres, comme on peut le lire dans le IVe chapitre de saint Luc. En effet, lorsqu'il eut lu dans le livre qui lui était offert les paroles prophétiques écrites sur lui-même, il ne le rendit au ministre qu'après l'avoir fermé de ses mains sacrées. Que par cette conduite les étudiants apprennent, plus clairement à soigner les livres, qui dans quelque cas que ce soit, ne doivent point être négligés. [18] CHAPITRE XVIII. L AUTEUR CONTRE SES DETRACTEURS. IL n'y a rien de plus inique dans les choses humaines, que de voir que ce qui se fait le plus équitablement est perverti par la jalousie des méchants, et que l'on passe pour criminel là où l'on mérite le plus d'être un objet d'estime. Beaucoup de choses s'exécutent avec un œil simple ; la gauche ne se mêle point avec la droite ; la pâte n'est aigrie par aucun levain, et l'habit n'est point tissu de laine et de lin ; cependant, par les ruses des hommes pervers, une œuvre pie est faussement transformée en crime. C'est assurément la condition malheureuse d'une âme pécheresse, non seulement de prendre le pire dans les faits moralement douteux, mais même d'altérer fréquemment, par une fausse interprétation, les choses qui ont l'apparence du bien. Car, bien que l'amour des livres préfère, par la nature de son objet, l'honnêteté, cependant il nous expose d'une manière étonnante au jugement de beaucoup de personnes. Calomnié pour l'admiration que nous leur vouons, nous sommes accusé tantôt d'une vaine curiosité, tantôt de cupidité à leur regard seulement, tantôt d'une apparence de vanité, tantôt d'une intempérance de plaisir pour les lettres. Nous ne sommes, du reste, pas plus ému de ces injures que des aboiements de petits chiens, satisfait du témoignage de celui-là seul auquel il appartient de sonder les cœurs et les reins. Puisque l'intention finale d'une volonté secrète se dérobe aux hommes, ceux qui se permettent de lancer si facilement de perfides épigrammes sur les actions humaines, dont ils ne voient pas la cause première, que Dieu seul connaît, méritent d'être réprimandés. Car, d'après le prince des philosophes, au VIIe livre de ses Éthiques, toute œuvre a une fin, comme les principes dans la science spéculative et les hypothèses en mathématiques. C'est pourquoi, de même que de l'évidence des principes ressort la vérité de la conclusion, de même, dans la plupart des choses que l'on fait, on juge de la moralité d'une œuvre par l'intention honnête du but, tandis qu'autrement l'œuvre en lui-même doit être jugé indifférent, quant aux mœurs. Or nous nourrissions le projet, depuis longtemps enraciné dans le fond de notre pensée, de fonder en perpétuelle aumône et de doter de revenus nécessaires, en temps opportun, une certaine aile de la vénérable université d'Oxford, première source de tous les arts libéraux, et d'enrichir des joyaux de nos livres, cette aile remplie d'un grand nombre d'écoliers, afin que ces livres et chacun d'eux leur deviennent communs, et qu'ils servent aux usages comme aux études, non seulement des écoliers de ladite aile, mais de tous les étudiants de l'université, selon la forme et teneur qui sera indiquée dans le chapitre suivant. C'est pourquoi un sincère amour de l'étude, un zèle de la foi orthodoxe pour consolider l'édifice de l'Église, engendrèrent en nous ce désir étonnant aux yeux des avares, désir qui, sans regarder à la dépense, nous faisait acquérir les manuscrits qui étaient à vendre et copier le plus convenablement ceux qui ne pouvaient être achetés. En effet, comme les plaisirs des hommes se distinguent diversement selon l'ordre des corps célestes, auquel l'union des mélanges obéit fréquemment, que ceux-là préfèrent s'adonner à l'architecture, ceux-ci à l'agriculture, ceux-là à la chasse, ceux-ci à la navigation, les uns à la guerre, les autres au jeu, de même il nous est échu en partage, sous l'influence de Mercure, le plaisir honnête des livres auquel, d'après le jugement de la saine raison — à l'empire de laquelle aucun astre ne commande, — nous nous sommes livré en l'honneur de la majesté suprême, plaisir dans lequel notre esprit trouve la tranquillité du repos, et où notre culte envers Dieu devient de plus en plus dévotieux. Aussi, que les envieux cessent comme les aveugles de juger des couleurs, qu'ils n'osent comme les chauves-souris décider de la lumière, et qu'ils n'aient point la présomption de tirer les pailles des yeux d'autrui, eux qui ont des poutres dans les leurs. Qu'ils cessent de diffamer par leurs commentaires satiriques ce qu'ils ne connaissent pas, et de discuter sur des choses occultes qui ne se dévoilent point aux recherches des humains. Si nous aimions à chasser les bêtes fauves, à jouer aux échecs, à courtiser les femmes, peut-être nous entoureraient-ils d'une affection plus bienveillante. [19] CHAPITRE XIX. SAGE REGLEMENT SUR LA NECESSITE DE COMMUNIQUER LES LIVRES AUX ÉTRANGERS. IL a toujours été difficile de renfermer les hommes dans les lois de l'honnêteté. Bien plus, la fourberie des modernes s'est efforcée de dépasser les limites des anciens et d'enfreindre dans l'insolence de leur liberté les règles établies. C'est pourquoi, suivant le conseil d'hommes prudents, nous avons déterminé un certain mode, d'après lequel nous voulons régler l'usage et la communication de nos livres, pour l'utilité des étudiants. D'abord, tous nos livres dont nous avons fait un catalogue spécial — nous les avons, dans un but de charité, concédés et donnés au comité des écoliers vivants à Oxford, dans notre hall, en perpétuelle aumône pour notre âme, celles de nos parents, et aussi pour celles du très illustre roi d'Angleterre Edouard, troisième du nom depuis la conquête, et de très dévote dame la reine Philippa, son épouse, afin que ces livres soient prêtés pour un temps aux écoliers et aux maîtres, tant réguliers que séculiers, de l'université de ladite ville, et qu'ils servent et profitent à leurs études, suivant le mode qui suit immédiatement et qui est tel : Cinq écoliers demeurant dans l'aile susdite seront choisis par le maître de ladite aile, qui leur confiera la garde des livres. De ces cinq personnes, trois d'entre elles, et pas moins, auront le droit de prêter le livre ou les livres pour la lecture où l'usage de l'étude. Nous voulons qu'on ne laisse sortir de l'enceinte de la maison aucun livre pour le copier ou le transcrire. Donc, quand un écolier séculier ou religieux, lesquels ont une part égale dans notre faveur, viendra pour emprunter un livre, les gardiens considéreront avec soin s'ils possèdent ce livre en double, et, s'il en est ainsi, ils pourront le prêter sous caution, caution qui, d'après leur estimation, devra toujours dépasser la valeur du livre. Ils devront immédiatement dresser un écrit qui rappellera le livre prêté, le gage fourni, avec les noms de ceux qui prêtent et de celui qui a reçu, ainsi que la date du jour et de l'année. Si les gardiens ne trouvent pas en double le livre demandé, ils ne le prêteront à personne, sauf à ceux qui font partie du comité de ladite aile, encore sous la condition expresse de ne point le laisser sortir de l'enceinte de la maison ou de l'aile. Un livre quelconque pourra être prêté par l’un des trois gardiens à l'un des écoliers de ladite aile, après avoir pris d'abord note de son nom et du jour de l'emprunt. L'écolier auquel on aura prêté ce livre ne pourra point le communiquer à un autre, à moins que ce ne soit du consentement des trois gardiens susnommés, qui auront alors le soin d'effacer le nom du premier emprunteur, d'indiquer celui du second et la date de ce nouvel emprunt. Lorsque les gardiens entrent en charge, ils promettent par serment d'observer ce règlement, et ceux qui empruntent le livre ou les livres jurent également qu'ils ne le demandent que pour le lire et l'étudier, en promettant qu'ils ne le transporteront pas, et qu'ils ne permettront pas qu'on le transporte hors d'Oxford ou de ses faubourgs. Chaque année, les susdits gardiens rendront leurs comptes au directeur de l'établissement, ainsi qu'aux deux écoliers qu'il amène avec lui. S'il ne peut assister lui-même, il nommera trois inspecteurs autres que les gardiens, qui examineront le catalogue des livres, et compteront ceux qui restent et les gages qui les représentent. Nous croyons que depuis les calendes de juin jusqu'à la fête de la translation du glorieux martyr saint Thomas, le temps serait opportun pour faire ce relevé. Nous ajoutons également qu'il est nécessaire que celui auquel un livre aura été prêté, le présente au moins une fois dans l'année au gardien, qui, à sa demande, lui montrera également sa caution. S'il arrivait par hasard qu'un livre fût perdu, soit par la mort, soit par un vol, par la fraude ou l'incurie, celui qui l'aura égaré, son procureur ou l'exécuteur de ses dernières volontés, payera le prix du livre et recevra le gage en échange. Enfin, s'il arrivait que, d'une manière ou d'une autre, les gardiens fissent quelques bénéfices, ils l'emploieront à la réparation et à l'augmentation des livres. [20] CHAPITRE XX. L’AUTEUR SE RECOMMANDE AUX PRIERES DES ÉTUDIANTS ET LEUR APPREND COMMENT IL FAUT PRIER. LE temps nous presse de terminer ce traité que nous venons de faire sur l'amour des livres, dans lequel nous nous sommes efforcé de rendre compte à l'admiration de nos contemporains, de notre grande passion pour les livres. Comme il est vrai que presque tout ce qui peut être fait par les mortels est couvert de la poussière de la vanité, nous n'osons pas justifier entièrement l'amour passionné que nous avons toujours ressenti pour les livres, et qui aura peut-être été pour nous l'occasion de quelque péché véniel, quoique l'objet de cet amour soit honnête et que l'intention soit régulière. Car, si ayant tout fait nous sommes encore tenu de nous dire des serviteurs inutiles ; si le très saint homme Job tremblait à toutes les actions qu'il faisait ; si, comme dit Isaïe, toutes les œuvres de notre justice sont comme le linge le plus souillé, qui osera se vanter d'être arrivé à la perfection de quelque vertu ? Qui ne peut être blâmé dans quelques circonstances qu'il n'aurait peut-être pas pu éviter ? Car, comme nous en informe Denis, dans son livre De Divinis nominibus, le bien vient d’une bonne source, le mal de tous côtés. C'est pourquoi, comme remède à nos iniquités qui, nous le savons, ont offensé très fréquemment le Créateur de toutes choses, nous avons trouvé convenable, désirant le suffrage des prières, d'exhorter nos futurs étudiants à être reconnaissants tant envers nous qu'envers leurs bienfaiteurs, de nous récompenser par des rétributions spirituelles de la providence de nos bienfaits ; qu'enseveli, nous vivions dans leur mémoire, eux qui avant qu'ils ne fussent nés, vivaient dans notre bienveillance, et qui existent maintenant soutenus par nos bienfaits ; qu'ils implorent sans relâche la clémence du rédempteur, pour qu'il nous fasse grâce de nos négligences ; que le pieux Juge nous pardonne nos péchés ; qu'il couvre les chutes de notre fragilité du manteau de sa miséricorde ; qu'il remette par sa bonté divine les offenses que nous rougissons et que nous nous repentons d'avoir commises ; qu'il conserve en nous, pendant un temps suffisant pour nous repentir, les présents de ses grâces, la fermeté de la foi, la sublimité de l'espérance et la plus grande charité pour tous les hommes ; qu'il force notre suprême arbitre à déplorer ses fautes, à gémir sur ses mouvements de vanité passée, à rétracter ses colères les plus amères, et à détester ses délectations les plus folles ; que sa vertu brille en nous, lorsque la nôtre fera défaut ; et, que lui qui a gratuitement consacré notre entrée dans la vie par le saint baptême, qui dans la suite nous a fait élever à la dignité apostolique malgré notre peu de mérite, nous juge digne de fortifier notre mort par des sacrements convenables. Qu'il délivre notre cœur de l'amour de la chair, afin que la crainte de la mort s'évanouisse ; entièrement en lui, qu'il désire tomber en dissolution et être avec le Christ. Que, tenant à la terre par notre corps seul, nous habitions par la pensée et le désir, l'éternelle patrie. Que le Père de miséricorde et le Dieu de toute consolation accoure avec bonté au devant de l'enfant prodigue. Qu'il reçoive la dragme enfin retrouvée, et qu'il la fasse mettre par les saints anges dans les trésors éternels ; qu'il châtie de son visage terrible à l'heure de notre mort l'esprit des ténèbres, de peur que caché sur le seuil de la porte de la mort, le vieux serpent Léviathan ne dresse sur nos pas quelques embûches. Qu'au moment où nous serons traduit devant le terrible tribunal, pour rappeler, d'après le témoignage de notre conscience, tout ce que nous avons fait dans notre corps ; que l'humanité dont Dieu s'est revêtu considère le prix de son saint sang répandu ; que la Divinité faite homme considère la forme de notre nature charnelle, afin que la fragilité passe impunie là où la piété clémente paraît infinie, et que l'esprit du coupable soit soulagé là où la qualité distinctive du juge est d'être miséricordieuse. Que nos étudiants s'empressent toujours de célébrer par de pieuses salutations le refuge de notre espoir après Dieu, la Vierge, reine mère de Dieu bénie, afin que, si nous méritons par nos crimes multipliés de trouver le Juge irrité, nous méritions également par ses faveurs toujours agréables de le trouver apaisé. Que sa pieuse main abaisse le bras qui tient là juste balance dans laquelle sont pesés nos mérites, aussi minces que peu considérables, de peur que la gravité de nos crimes ne la fasse pencher plus qu'il ne faut, et ne nous précipite damnés dans l'abîme. Qu'ils ne cessent de vénérer dévotement le confesseur si éclatant par ses mérites, saint Cuthbert, dont, quoique indigne, nous avons dirigé le troupeau, lui demandant assidûment et avec dévotion, qu'il daigne protéger par ses prières son bien indigne vicaire, et qu'il fasse que celui qui a été son successeur sur la terre, devienne confesseur dans les cieux. Enfin, qu'ils demandent à Dieu, dans leurs pieuses prières du corps et de l'esprit, que son âme, créée à l'image de la Trinité, revienne, au sortir de son exil de misère, à son prototype primitif, et qu'il lui soit concédé la.vue perpétuelle de sa face féconde, au nom de N.-S. Jésus-Christ. Amen.