[11] Cependant le comte, informe de la mort et de la fuite de quelques-uns des siens, se crut trahi et fit faire des représentations à l'empereur Alexis, au sujet de cette trahison, par quelques-uns des princes de notre armée. Alexis répondit qu'il avait ignoré que les nôtres eussent commis des dévastations dans ses Etats, et que les siens eussent reçu toutes sortes d'insultes ; que ce dont le comte se plaignait se réduisait à ce fait, que son armée, tandis qu'elle dévastait, selon son usage, les campagnes et les châteaux, avait pris la fuite lorsqu'elle avait vu paraître une armée de l'empereur ; que cependant il donnerait satisfaction au comte. En effet, il lui livra Boémond en otage. On en vint ensuite à un jugement, et le comte fut forcé, au mépris de la justice, de relâcher son otage. [12] Pendant ce temps notre armée arriva à Constantinople, et ensuite l'évêque nous rejoignit avec son frère qu'il avait laissé malade à Durazzo. Alexis envoya messages sur messages, et promit de donner beaucoup de choses au comte s'il voulait lui rendre hommage, ainsi qu'il en avait été requis, et comme avaient fait.les autres princes. Le comte ne cessait de méditer sur les moyens de se venger des insultes faites ; aux siens, et de rejeter un si grand déshonneur loin de lui et de tous ses hommes. Mais le duc de Lorraine, le comte de Flandre et les autres princes détestaient ces projets, disant qu'il était insensé de combattre des Chrétiens lorsqu'on était menacé par les Turcs. Boémond s'engagea à porter secours à l'empereur, si le comte faisait quelque tentative contre celui-ci, ou s'il différait plus longtemps de lui rendre hommage et de prêter serment. Ayant donc pris conseil des siens, le comte jura de n'enlever la vie ou l'honneur à Alexis, ni par lui ni par tout autre ; et lorsqu'on l'interpella au sujet de l'hommage, il répondit qu'il n'en ferait rien, au péril même de sa tête : aussi Alexis ne lui fit-il que peu de présents. [13] Nous traversâmes ensuite la mer, et nous arrivâmes à Nicée. Le duc Boémond et les autres princes, s'étaient portés en avant du comte et travaillaient déjà au siège. La ville de Nicée est extrêmement fortifiée par la nature aussi bien que par l’art. Elle a, du côté de l'occident, un lac très grand qui baigne ses murailles, et, sur les trois autres côtés, un fossé toujours rempli par les eaux de quelques petits ruisseaux. En outre elle est entourée de murs tellement élevés, qu'elle n'a à redouter ni les assauts des hommes ni les efforts des machines : les tours sont très rapprochées et leurs meurtrières si bien disposées en face les unes des autres, que nul ne peut s'avancer sans courir de grands dangers, et que ceux qui voudraient se porter plus près, ne pouvant eux-mêmes faire aucun mal, sont facilement écrasés du haut de ces mêmes tours. [14] Cette ville, telle que je viens de le dire, fut assiégée par Boémond du côté du nord, le duc et les Allemands vers l'orient, le comte et l'évêque du Puy vers le midi, car le comte de Normandie n'était pas encore avec nous. Voici le seul fait que nous croyons ne devoir pas passer sous silence. Tandis que le comte voulait prendre position avec les siens, les Turcs, descendant des montagnes en deux corps, vinrent attaquer notre armée tandis que l'un de leurs corps combattrait le duc et les Allemands du côté de l'orient, ils avaient le projet que l'autre corps, entrant dans la ville par le côté du midi, et sortant par une autre porte, vînt assaillir les nôtres et les rejeter facilement hors de leur camp au moment où ils ne s'attendraient point à une pareille entreprise. Mais Dieu, qui a coutume de renverser les conseils des impies, déjoua complètement les projets de ceux-ci, en envoyant, comme à point nommé, le comte, qui cherchait à prendre sa position au moment où le corps des Turcs était presque sur le point d'entrer dans la ville : dès le premier choc, le comte les mit en fuite, leur tua beaucoup de monde et poursuivit les autres jusque sur les hauteurs de la montagne : l'autre corps turc, qui voulut aller attaquer les Allemands, fut pareillement mis en fuite et écrasé. [15] Après cela on construisit des machines, on attaqua les murailles, mais le tout en pure perte ; car les murailles étaient extrêmement fortes et en outre vigoureusement défendues par les flèches et les machines des ennemis. On combattit donc durant cinq semaines sans aucun résultat. Enfin, par la volonté de Dieu, quelques hommes de la maison du comte et de l'évêque s'étant avancés, non sans péril, vers la tour située à l'angle qui fait face au midi, formèrent de vive force une tortue, commencèrent à miner l'une des tours, et, après l'avoir minée, la renversèrent. La ville même eût été prise par ce moyen, si les ténèbres de la nuit n'y eussent porté obstacle. Pendant la nuit, les assiégés relevèrent la muraille et rendirent inutiles nos travaux de la veille. Cependant la ville fut tellement frappée de terreur qu'elle se trouva enfin forcée à se rendre. Ce qui y contribua aussi fut qu'on avait établi sur le lac des navires de l'empereur que l'on avait transportés d'abord par terre. Ne comptant plus, par ces divers motifs, recevoir désormais aucun secours, voyant que l'armée des Francs s'augmentait de jour en jour, et n'osant se confier en leurs forces, les habitants se rendirent à Alexis. A cette époque, le comte de Normandie était arrivé. Alexis avait promis aux princes et au peuple Francs de leur abandonner l'or et l'argent, les chevaux et les effets de toute espèce qui se trouveraient dans la ville, d'y fonder un couvent latin et un hôpital pour les pauvres Francs, et en outre de faire, sur ses propres fonds, de si grandes largesses à chaque homme de l'armée que tous voudraient combattre toujours pour lui. Comptant sur sa fidélité à tenir ses engagements, les Francs consentirent à la reddition de la ville. Alexis, dès qu'elle fut remise en son pouvoir, témoigna sa reconnaissance à l'armée, de telle manière qu'aussi longtemps qu'il vivra le peuple sera fondé à le maudire et à le proclamer traître. [16] Nous apprîmes à cette époque que Pierre l'ermite, qui était arrivé à Constantinople longtemps avant nos armées, suivi d'une nombreuse multitude, avait été également trahi par l'empereur. Pierre ne connaissait pas du tout les localités et ignorait l'art de la guerre ; l'empereur le força à passer la mer et le livra ainsi aux Turcs. Ceux de Nicée, voyant cette multitude incapable de combattre, la détruisirent sans peine comme sans retard, et tuèrent environ soixante mille hommes. Le reste se réfugia dans une forteresse et échappa ainsi au glaive des Turcs. Devenus audacieux et fiers à la suite de ces succès, les Turcs envoyèrent les armes et les prisonniers qu'ils avaient enlevés aux nobles de leur nation et de celle des Sarrasins, et écrivirent chez les peuples et dans les villes éloignées que les Francs n'avaient aucune valeur à la guerre. [17] Nous partîmes de la ville de Nicée pour entrer en Romanie. Le second jour, Boémond et quelques autres princes se séparèrent imprudemment du comte, de l'évêque et du duc. Le troisième jour de son départ, comme Boémond se disposait à dresser ses tentes, il rencontra cent cinquante mille Turcs qui s'avançaient pour le combattre. Tandis qu'il formait ses rangs selon l'occurrence, et se préparait pour la bataille, il perdit beaucoup d'hommes de son armée qui ne suivaient que de loin. En même temps il manda au comte et au duc, qui étaient alors à deux milles de distance, de venir à son secours. Dès que le messager de Boémond fut arrivé dans notre camp, tous s'empressèrent à l’envi de prendre leurs armes, de monter sur leurs chevaux et de se mettre en route. Soliman et ceux qui étaient avec lui, ayant appris que notre armée, c'est-à-dire celle de l'évêque, du duc et du comte, s'avançait pour combattre la leur, désespérèrent de remporter la victoire, et prirent aussitôt la faite, en sorte que celui qui venait d'enlever des prisonniers et un grand nombre de tentes dans le camp de Boémond, abandonna toutes les siennes, cédant à la puissance de Dieu. On rapporte, à cette occasion, un miracle remarquable, mais que nous n'avons pas vu nous-mêmes, savoir, que deux chevaliers, couverts d'armes toutes brillantes et ayant d'admirables figures, marchèrent en avant de notre armée, menaçant les ennemis, et ne leur laissant en aucune façon la possibilité de combattre, et que, lorsque les Turcs voulaient les repousser avec leurs lances, ils les trouvaient toujours invulnérables. Ce que nous disons ici, nous l'avons appris de ceux des Turcs qui, méprisant la société des leurs, s'attachèrent à nous. Mais ce que nous pouvons certifier par notre propre témoignage, c'est que, durant le premier et le second jour, nous rencontrâmes sur toute la route les chevaux des ennemis, morts ainsi que leurs maîtres. Ceux-ci donc ayant été battus et dispersés, nous traversâmes la Romanie paisiblement et joyeusement, et nous arrivâmes à Antioche. Le comte cependant ralentit un peu la marche de son armée par suite de la maladie qu'il essuya. Et quoique nous sachions très bien que les incrédules trouveront ceci désagréable, nous ne devons point dissimuler ce que fit la clémence divine en cette occasion. Il y avait dans notre armée un certain comte de Saxe qui vint trouver le comte Raimond, et s'annonça comme envoyé par Saint-Gilles, assurant avoir été invité à deux reprises à dire au comte : Sois tranquille, tu ne mourras pas de cette maladie ; j'ai obtenu de Dieu un délai, et je serai toujours avec toi. Le comte était assez disposé à le croire, et cependant il fut tellement accablé par le mal, qu'on le déposa de son lit sur la terre, ayant à peine un souffle de vie. Aussi l'évêque de la ville d'Orange lui dit l'office comme s'il était déjà mort, mais la clémence divine, qui l'avait fait chef de son armée, l'enleva soudainement au trépas et lui rendit la santé. [18] Lorsque nous nous approchâmes d'Antioche, il y avait plusieurs princes qui n'étaient pas d'avis de l'assiéger, soit parce que l'hiver s'avançait, soit parce que l'armée était alors dispersée dans les châteaux, et que d'ailleurs les chaleurs de l'été l'avaient fort affaiblie. Ils disaient donc qu'il fallait attendre les forces de l'empereur, et l'armée qu'on annonçait devoir arriver de France, et voulaient qu'on prît des cantonnements d'hiver jusqu'au printemps. Les autres princes, parmi lesquels était, le comte, disaient au contraire que nous étions venus par l'inspiration de Dieu ; que sa miséricorde nous avait déjà fait conquérir Nicée, ville très forte, que nous avions, par sa clémence, remporté la victoire sur les Turcs, garanti notre sécurité, maintenu la paix et la concorde dans notre armée ; qu'il fallait, en conséquence, nous en remettre pour nous tous à Dieu même ; qu'enfin nous ne devions redouter ni les rois, ni les princes des rois, ni les lieux, ni le temps, puisque le Seigneur nous avait déjà sauvés de plus grands périls. Nous nous rendîmes donc à Antioche, et dressâmes notre camp tellement près de la ville que très souvent, du haut de leurs tours, les ennemis blessaient nos hommes et nos chevaux sous les tentes même. [19] Et puisque l'occasion se présente de parler de la ville d'Antioche, il nous paraît nécessaire de dire quelque chose de la position de cette ville afin que ceux qui n'ont.pas vu les lieux puissent comprendre plus facilement la suite des combats et des assauts qui y furent livrés. [20] Au milieu des montagnes du Liban est une plaine que le voyageur ne peut franchir qu'en une journée dans sa largeur, et en une journée et demie dans sa longueur. Elle est bornée à l'occident par un marais, à l'orient par un fleuve qui en entoure une partie et court ensuite vers le pied des montagnes situées au midi de cette même plaine, de telle sorte qu'il n'y a plus aucun passage entre le fleuve et les montagnes : de là les eaux s'écoulent dans la mer Méditerranée, laquelle est assez voisine d'Antioche. Dans l'un des défilés que forme le fleuve, lorsque déjà il coule au pied des montagnes, est située la ville d'Antioche. Le fleuve descend donc de l'occident le long de la muraille inférieure, et n'est séparé de la ville que par un espace de terrain de la portée d'une flèche. La ville ainsi située s'élève vers l'orient, et enferme, dans son enceinte, les sommités de trois montagnes. Celle de ces montagnes qui la borne vers le nord est séparée des deux autres par un très grand précipice ; en sorte qu'il n'y a aucun moyen, ou du moins que des moyens extrêmement difficiles, de communiquer de celle-là aux autres. Au sommet de la montagne septentrionale est un château, et, sur le milieu de la même montagne, un autre château appelé Colax en langue grecque : sur la troisième montagne on ne voit que des tours. La ville occupe en longueur un espace de deux milles, et est tellement garnie de murailles, de tours et d'ouvrages avancés, qu'elle n'a à redouter ni les efforts des machines, ni les assauts des hommes, dut tout le genre humain se réunir contre elle.