[11] Car si, comme quelques-uns le prétendent, il n'y a rien en figure en ce qu'on reçoit et que tout ce que l'on y voit soit la pure vérité, la foi n'y opère rien parce qu'il ne s'y fait rien de spirituel mais au contraire tout ce qu'il y a est reçu d'une manière corporelle. "La foi" étant selon l'apôtre, une preuve certaine de ce qui ne se voit point" (Saint Paul, Lettre aux Hébreux, XI, 1) c'est-à-dire non des substances qu'on voit mais de celles qu'on ne voit point ; nous ne recevrons rien par la foi en cette rencontre parce que nous jugeons de tout ce qui nous est présenté par le ministère des sens. Et d'ailleurs il n'y a rien de plus absurde que de prendre du pain pour de la chair et de dire que du vin est du sang et il n'y a point de mystère là où il n'y a rien de secret et de caché. [12] Mais de plus comment pourra-t-on appeler le corps et le sang de Jésus-Christ une chose en laquelle il ne paraît aucun changement qui ait été fait; car tout changement se fait ou de ce qui n'est point en ce qui est, ou de ce qui est en ce qui n'est point ou de ce qui est en ce qui est. Or, si tout ce qui est dans ce sacrement, se voit dans la simplicité de la vérité et qu'on n'y croie pas autre chose que ce que l'on y voit par les yeux, il est certain qu'il n'y paraît aucun de ces changements. Car on y voit rien qui soit passage de ce qui n'était pas en ce qui est, comme il arrive à ceux qui naissent, qui n'étaient pas avant qu'ils naquissent mais pour être ont passé du non-être à l'être. Or, en ce sujet, le pain et le vin étaient avant qu'ils passassent au corps et au sang de Jésus-Christ. Ce changement ne se fait pas non plus de la seconde manière en passant de ce qui est à ce qui n'est pas, comme il arrive dans toutes les choses qui périssent et qui cessent d'être, car pour qu'une chose périsse, il faut qu'elle ait subsisté auparavant; on ne peut pas mourir qu'on n'ait vécu et qu'on n'ait été. Cette sorte de changement ne se fait assurément pas dans le sacrement du corps et du sang du seigneur car on voit et on connaît sensiblement que l'apparence de la créature, qui était auparavant, y demeure selon la vérité. [13] Le troisième changement qui se fait de ce qui est en ce qui est et qu'on voit dans les choses qui sont susceptibles de différentes qualités, par exemple, qui de noires deviennent blanches, ne se rencontre point ici non plus car on n'aperçoit rien qui ait été changé soit par le toucher, soit par le goût ou l'odorat. Or, s'il n'y a aucun de ces trois changements, il en faut conclure qu'il n'y a rien qui n'ait été auparavant. Cependant il y a autre chose car le pain et le vin ont été faits le corps et le sang de Jésus-Christ. Il le dit ainsi lui-même "Prenez et mangez, ceci est mon corps" (Matthieu XXVI, 26). Et pareillement, parlant du calice, il dit : "Prenez et buvez, ceci est le sang de la nouvelle alliance qui sera répandu pour vous" (Marc XIV, 24). [14] Il faut donc demander à ceux, qui prétendent qu'il n'y a aucune figure et qui soutiennent que tout y est dit dans la pure et simple vérité, comment ce changement s'est fait de sorte que les choses qui étaient auparavant ne soient plus c'est-à-dire que le pain et le vin qui étaient auparavant ne soient plus mais soient devenus le corps et le sang de Jésus-Christ. Car quant à l'apparence de la créature et de la forme, qui tombe sous les sens, l'un et l'autre c'est-à-dire le pain et le vin n'ont rien de changé en soi. Et s'il est vrai de dire qu'ils n'ont souffert aucun changement, ils ne sont pas autre chose que ce qu'ils ont été auparavant. [15] Votre majesté voit où s'en va l'esprit de ceux qui sont de ce sentiment là car il faut qu'ils nient ce qu'on croit qu'ils affirment et qu'on les convainque de détruire ce qu'ils croient. Car ils avouent, comme font tous les fidèles, que le corps et le sang de Jésus-Christ y sont et, par conséquent, que les choses ne sont pas ce qu'elles ont été auparavant la consécration. Or, si elles sont autres que ce qu'elles ont été, on ne peut pas nier qu'elles n'aient reçu quelque changement. Cela étant incontestable, il faut qu'ils nous déclarent en quoi et comment ce changement s'est fait car par les sens corporels on n'aperçoit rien qui ait été changé. Et cela étant, il faudra nécessairement qu'ils avouent que le changement s'est fait en autre chose qu'en ce qui paraît aux sens corporels et par ce moyen les choses y sont autres qu'elles n'y sont aperçues dans la vérité et qu'elles ne paraissent dans leur état propre et naturel. Ou, s'ils ne veulent pas tomber d'accord de ces choses, ils seront contraints de nier que ce soit le corps et le sang de Jésus-Christ, ce qui ne peut être non seulement dit mais même pensé sans crime. [16] Mais comme ils confessent que le corps et le sang de Jésus-Christ sont dans ce sacrement, ce qui n'a pas pu arriver sans qu'il se soit fait un changement en mieux et que ce changement ne soit pas fait corporellement c'est-à-dire en ce qui tombe sus les sens corporels mais spirituellement il s'ensuit nécessairement qu'il doit s'être fait en vérité parce que, sous le voile du pain corporel et du vin corporel, le corps spirituel de Jésus-Christ et son sang spirituel s'y rencontrent et y existent. Mais il ne faut pas pour cela s'imaginer que ce soient deux existences de deux choses différentes, savoir du corps et de l'esprit, car, au contraire, ce n'est qu'une même chose qui à un égard est l'apparence ou l'espèce du pain et du vin et à un autre égard est le corps et le sang de Jésus-Christ. Or ce pain et ce vin avant qu'ils tombent sous les sens du corps, ce sont des espèces ou des apparences de créature corporelle mais si on les considère par rapport à la puissance qui les a rendues quelque chose de spirituel, elles sont les mystères du corps et du sang de Jésus-Christ. [17] Mais considérons un peu ce qui se trouve dans le baptême, qui est appelé avec beaucoup de raison la source de la vie, parce qu'il régénère en une nouvelle et meilleure vie ceux qui sont baptisés et qu'il rend la vie des justes à ceux qui étaient morts dans le péché. Ce que l'on voit de l'élément de l'eau n'a pas assurément cette puissance et, si la vertu de la sanctification n'y était jointe, il est certain qu'elle n'effacerait jamais la tache de nos péchés, et si elle ne contenait pas la force de donner la vie, elle ne pourrait jamais la rendre à ceux qui sont morts, j'entends de la mort de l'âme et non du corps. Cependant, si on considère dans cette eau du baptême seulement ce qui tombe sous les sens, on n'y voit qu'un élément fluide, qui est sujet à corruption, qui n'est capable que de laver les corps qu'on y plonge. Mais la vertu du saint esprit s'y est jointe et l'a rendu efficace, non seulement pour laver les corps mais aussi les âmes et pour nettoyer leurs souillures spirituelles par une puissance spirituelle. [18] Nous voyons par là deux choses dans un même élément, qui sont opposées l'une à l'autre, car ce qui est sujet à corruption empêche la corruption et ce qui n'a point de vie communique et donne la vie. On connaît donc dans cette eau du baptême qu'il y a quelque chose de sensible et, par conséquent, de sujet au changement et de corruptible et, qu'outre cela, il y a ce qui n'est connu que par la foi et par conséquent qui est incorruptible et n'est point sujet à la mort. Si vous considérez seulement ce qui lave par la superficie, ce n'est qu'un élément mais si vous regardez ce qui purge au dedans, c'est une vertu de vie, une vertu de sanctification, une vertu d'immortalité et, par conséquent, une humeur corruptible, dans sa propriété naturelle, et, dans le mystère, une vertu qui guérit les maladies de notre âme. [19] Ainsi le corps et le sang de Jésus-Christ, étant considérés par la superficie extérieure, qui tombe sous les sens, sont des créatures sujettes au changement et à la corruption. Mais si vous les regardez par rapport à la vertu du mystère, ils donnent la vie et l'immortalité à ceux qui les reçoivent. Il s'ensuit que ce ne sont pas les mêmes choses en tant qu'ils sont vus et qu'ils sont crus. Car en tant qu'on les voit et qu'ils tombent sous les sens, ils nourrissent le corps corruptible et sont corruptibles et en tant qu'on les croit, ils nourrissent les âmes qui doivent vivre éternellement et sont eux-mêmes immortels. [20] L'apôtre, écrivant aux Corinthiens, leur dit : "Ne savez-vous pas, mes frères, que nos pères ont été sous la nuée, qu'ils ont tous passé la Mer Rouge et qu'ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse dans la nuée et dans la mer, qu'ils ont tous mangé d'une même viande spirituelle et tous bu d'un même breuvage spirituel. Car ils buvaient de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait et Jésus-Christ était cette pierre". {Saint Paul, Première Lettre aux Corinthiens, X, 1-4} Nous voyons que la mer et la nuée ont été l'image ou la figure du baptême et que les pères de l'Ancien Testament ont été baptisés en elles, c'est-à-dire dans la mer et dans la nuée. Or, s'ensuit-il pour cela que la mer, en tant qu'elle est un élément visible, ait pu avoir la vertu du baptême ? et que la nuée, en tant qu'elle ne fait voir à nos yeux qu'un air épaissi, ait pu sanctifier le peuple ? Cependant nous n'avons garde de dire que l'apôtre, que Jésus-Christ faisait parler, n'ait pas dit vrai lorsqu'il a dit que nos pères ont été baptisés dans la nuée et dans la mer.