[46,0] LETTRE XLVI (du Corpus d'Érasme) : ROBERT GAGUIN À ÉRASME, CHANOINE DE L'ORDRE DE SAINT AUGUSTIN, SALUT. Tu as entrepris, Érasme, une guerre difficile, qui attirera la haine sur toi, contre cette méprisable espèce d'hommes qui ne cessent de décrier les études d'humanité ; aucune machine de guerre ne te donnera la victoire sur des gens qui, même vaincus par toi, ne s'obstineront dans leur ignorance que davantage. L'arme la plus efficace qu'on aura pour les combattre sera qu'ils se rendent compte eux-mêmes que ceux-là seuls vivent dans la bouche et l'estime des lettrés qui ont joint l'éloquence avec la sagesse ; et, ce que ne pourra nier tout à fait le plus ignorant d'entre eux, ceux-là même, qui ont écrit des fables et des choses presque inutiles, n'ont pas pu passer avec le temps, mais vieillissent jusqu'à présent et sont lus avec admiration et plaisir ; en revanche, on ne se souvient que peu de jours de ceux dont la langue balbutie et hésite comme celle des vieilles femmes. Comme eux-mêmes parfois s'en rendent compte, s'ils empruntent quelque chose de beau aux auteurs dont ils se moquent, ils cherchent à obtenir une réputation d'éloquence en joignant ce fragment, tel un lambeau doré, à leur ouvrage. Ce qui est le plus étonnant, c'est que parmi les auteurs sacrés ils accordent le plus de louanges à ceux qui ont su exprimer leurs pensées dans une langue polie et aisée : pourquoi alors condamnent-ils chez l'un ce qu'ils admirent et louent chez les autres ? Pourquoi estiment-ils répréhensible d'exceller sur le même point d'où les autres auteurs de la même famille tirent leur gloire ? Si c'est la raison qui nous distingue des êtres inanimés, pourquoi ne pas nous efforcer de révéler par où un homme peut être supérieur à un autre homme, sans faire de tort à celui-ci ? Autant le bègue l'emporte sur le muet, autant le bien-disant l'emporte sur le bègue et l'éloquent sur le bien-disant. Et quoique je me borne, sans aucun doute, à mépriser leur impudence, je ne te blâme pas de partir en guerre contre eux. Il faut les frapper des traits de toute espèce que tu as habilement rassemblés pour les lancer exactement et les brandir de la façon la plus menaçante. Un conseil que je te donnerais dans cette affaire serait superflu, car, l'ouvrage étant terminé, je n'y puis rien ajouter ni retirer. Tu exposes en effet ton sujet avec une grande netteté, tu le divises élégamment et tu le traites avec la plus grande intelligence. Tu composes bien, tu ornes avec grâce. Le don de Carnéade pour la discussion véhémente ne te fait pas défaut. Prends en bonne part, Érasme, la seule critique que te fera un ami. Tu tires le poème un peu trop en longueur, et l'on reprochera peut-être à Batt, lorsqu'il joue le premier rôle, de parler un peu trop longtemps sans qu'un interlocuteur lui réponde. Un discours prolongé fatigue, alors qu'il délasse et charme même l'auditeur s'il est varié par l'alternance des argumentateurs. Je ne voudrais pas que tu me prisses comme censeur sur ce point. Consulte ceux qui écrivent des dialogues. Ils usent généralement de coupures et de sections et font rarement discuter en discours ininterrompus. Tu prendras comme modèle le grand Platon chez les Grecs, Cicéron chez les Latins et quelques autres plus récents. Mais je serais pour toi un masseur ridicule si j'entreprenais de soigner les muscles de la belle Vénus. Il suffira que tu supprimes ce qui est de trop et que tu ajoutes ce qui manque. Les hauts faits glorieusement accomplis par les Français ces jours derniers demanderaient une longue lettre, ou plutôt un énorme traité. Il apparaît en effet que depuis un an le roi Charles a passé les Alpes, traversé le pays des Ligures, des Insubres, des Étrusques et des Latins, a conduit une expédition en Campanie et à Naples et s'est emparé de tout le pays après en avoir chassé Alphonse ; après avoir triomphé des ennemis et réglé les choses conformément à son plan, comme il revenait vers la France, les Vénitiens avec Ludovic de Milan et beaucoup de roitelets italiens ont opposé une armée à Charles vainqueur, sûrs de pouvoir s'emparer de lui qui ne leur avait fait aucun mal. L'événement déçut leur espérance. L'ennemi qui près de Fornoue avait entassé trente mille hommes fut repoussé et battu lorsqu'il attaqua les Français ; il perdit quatre mille hommes alors qu'il en manqua beaucoup moins aux troupes de Charles. C'est ainsi que l'armée saine et sauve se retira dans la ville d'Asti, honteuse défaite pour l'ennemi. Actuellement le roi avec des renforts se tient près de Turin. Si tu en désires un récit plus détaillé, je t'enverrai une lettre écrite sur cette victoire par un homme qui a assisté au combat. Adieu.