[31] Il dite dans la suite : "C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien". {Saint Jean, VI, 64} Lorsqu'il dit que la chaire ne sert de rien, il parle dans le sens de ceux qui ne croyaient pas en lui et qui concevaient qu'elle devait être divisée par morceaux ; car, étant prise de la manière dont les fidèles la reçoivent dans le sacrement, il est certain qu'elle donne la vie et il en rend la raison par ces paroles "c'est l'esprit qui vivifie". Il faut donc conclure que dans ce mystère du corps et du sang de Jésus-Christ il y a une opération spirituelle qui donne la vie et que sans cette opération tous ces mystères-là ne servent de rien parce qu'ils peuvent bien nourrir le corps mais pas l'âme. [32] Sur cela il s'élève présentement une question au sujet de laquelle plusieurs personnes qui la proposent soutiennent qu'en toutes ces choses il n'y a aucune figure mais que tout s'y fait dans la pure vérité, c'est-à-dire d'une manière sensible et corporelle par laquelle la chair de Jésus-Christ est divisée par morceaux, comme une viande ordinaire. Mais il est aisé de leur prouver qu'ils sont en cela contraires aux écrits des saints pères. [33] En effet, voici comment parle saint Augustin, qui est le principal docteur de l'église, au livre III , chapitre 16 de la "doctrine chrétienne" : "Si vous le mangez", dit le sauveur, la chair du fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous". {Saint Jean, VI, 54} Il semble commander un grand crime ou un forfait. Il en faut conclure que c'est une figure par laquelle il nous ordonne de participer à la passion et à remettre fidèlement dans notre mémoire que sa chair a été crucifiée et percée de coups pour l'amour de nous. [34] Nous voyons par là que ce docteur enseigne que les fidèles célèbrent les mystères du corps et du sang de Jésus-Christ sous quelque figure : car il ne dit pas que ce soit un acte de religion mais au contraire un crime et une méchanceté de le recevoir charnellement, c'est-à-dire en le broyant avec les dents et le coupant par morceaux, comme se l'imaginaient, au rapport de l'évangile {Saint Jean, VI, 67}, ceux, qui n'entendant pas le sens spirituel des paroles de notre seigneur, se séparèrent de lui et n'allèrent pas avec lui. [35] Le même docteur, dans l'épître à Boniface évêque {Lettre XCVIII}, parle ainsi : "Cette façon de parler nous est ordinaire de dire, lorsque le jour de Pâques approche, que nous aurons demain ou après demain la passion de notre seigneur; quoiqu'il y ait bien des années qu'il ait souffert et que cette passion ne soit arrivée qu'une fois. Nous disons de même le dimanche: c'est aujourd'hui que le seigneur est ressuscité, quoiqu'il y ait bien des années que ce jour de la résurrection est passé. D'où vient qu'il n'y a personne qui soit assez impertinent pour nous accuser d'être des menteurs lorsque nous parlons ainsi, si ce n'est qu'on sait bien que nous nommons ainsi ces jours à cause de la ressemblance qu'ils ont avec ceux où ces choses sont véritablement arrivés. En sorte qu'un jour est dit un autre jour qu'il n'est effectivement parce qu'il ressemble à celui qui est passé depuis si longtemps et qu'en ce jour-là on célèbre le sacrement qui a été fait, non en ce jour-là, mais longtemps auparavant. Jésus-Christ n'a-t-il pas été immolé une fois seulement en sa propre personne ? Et cependant il est encore immolé, non seulement à toutes les solennités de Pâques, mais tous les jours de l'année, pour le salut des peuples. Et ce n'est point une menterie que de répondre, lorsqu'on nous interroge, qu'il est immolé. Car s'il n'y avait dans les sacrements aucune ressemblance avec les choses, dont ils sont les sacrements, ils ne seraient point sacrements. C'est à cause de cette ressemblance qu'ils prennent souvent les noms des choses même; C'est pourquoi, comme le sacrement du corps de Jésus-Christ est d'une manière certaine le corps de Jésus-Christ, le sacrement de son sang est le sang de Jésus-Christ ; de même le sacrement de la foi est la foi". [36] Nous voyons que saint Augustin dit que les sacrements sont différents des choses dont ils sont les sacrements. Le corps dans lequel Jésus-Christ a souffert et le sang qui a coulé de son côté sont les choses et il dit que les mystères de ces choses sont les sacrements du corps et du sang de Jésus-Christ que nous célébrons en mémoire de la passion du sauveur non seulement tous les ans à la fête de Pâques mais tous les jours de l'année. [37] Et quoiqu'il n'y ait qu'un seul corps de Jésus-Christ dans lequel il a souffert une fois seulement et un seul sang qui ait été répandu pour le salut du monde, toutefois les sacrements ont pris les noms des choses de telle sorte qu'on dit qu'ils sont le corps et le sang de Jésus-Christ, étant ainsi appelés à cause de la ressemblance des choses qu'ils signifient, comme on appelle Pâques et résurrection les jours auxquels on en célèbre tous les ans les mystères, quoique Jésus -Christ n'ait souffert et ne soit ressuscité qu'une fois et que les jours où ces choses sont arrivés ne puissent pas revenir parce que les jours passés ne reviennent plus. La raison pour laquelle on appelle ainsi du nom de passion et de résurrection les jours auxquels on en célèbre la mémoire n'est autre que la ressemblance qu'ils ont avec ceux auxquels le sauveur a souffert et est ressuscité une fois. [38] C'est pour cette raison que nous disons : "c'est aujourd'hui le jour de Pâques et de la résurrection" ou "ce le sera demain ou après-demain" quoique ces jours soient passés depuis plusieurs années et que nous pouvons dire que le seigneur est immolé quand nous célébrons les sacrements de sa passion, quoiqu'il n'ai été immolé qu'une seule fois pour le salut de tout le monde, comme le témoigne l'apôtre saint Pierre: "Jésus-Christ a souffert pour nous vous laissant l'exemple afin que vous marchiez sur ses pas". {Lettre de saint Pierre, I, 2, 21} Car il ne dits pas que Jésus-Christ souffre en lui-même tous les jours comme il a fait une fois, qui véritablement nus a laissé un exemple, qui est présenté tous les jours à ceux qui croient dans le mystère du corps et du sang de Jésus- Christ, cela est ainsi afin que celui qui en approche sache qu'il doit entrer en part et en société des douleurs de sa passion, dont il attend l'image dans les sacrés mystères, suivant les paroles de la sagesse : "si vous allez à la table d'un grand, considérez avec attention ce qui sera servi devant vous, car il faut que vous en prépariez autant à votre tour" {Proverbes XXIII, 1}. Aller à la table d'un grand; c'est être participant du divin sacrifice et considérer avec attention ce qui est servi, c'est entendre et savoir que c'est le corps et le sang de Jésus-Christ qui nous sont donnés et que ceux qui en sont participants en doivent préparer autant en imitant Jésus-Christ, mourant avec lui et confessant la mémoire de sa mort non seulement en la croyant mais en mangeant sa chair. [39] Nous lisons dans l'épître de saint Paul aux Hébreux: "Qu'il était bien raisonnable que nous eussions un pontife comme celui-ci, saint innocent, sans tâche, séparé des pécheurs et plus élevé que les cieux, qui ne fût point obligé, comme les autres pontifes, d'offrir tous les jours des victimes, premièrement pour ses propres péchés, et ensuite pour ceux du peuple, ce qu'il a fait une fois en s'offrant lui-même". {Lettre aux Hébreux, VII, 26-27} Ce qu'il a fait une fois, il le fait encore tous les jours. Car quoiqu'il ne se soit offert qu'une fois pour le salut du peuple, les fidèles célèbrent tous les jours cette oblation mais en mystère afin que ce que Jésus-Christ a une fois accompli en souffrant une fois se fasse tous les jours en mémoire de sa passion par la célébration des mystères. [40] Cependant on ne dit pas faussement que le seigneur est immolé et qu'il souffre dans les mystères parce qu'ils ont quelque ressemblance avec sa mort et sa passion qu'ils nous représentent. Et c'est pour cela qu'ils ont appelés le corps du seigneur et le sang du seigneur, prenant le nom des choses dont ils sont sacrements. C'est pour ce sujet que le bienheureux Isidore dans ses livres de l'Étymologie {VI, ch. 19} parle en ces termes :"Sacrifice est comme dirait, sacré fait, parce qu'il est consacré par la prière mystique en mémoire de la passion de notre seigneur. Et c'est pourquoi, par son commandement, nous appelons corps et sang de Jésus-Christ ce qui, étant fait des fruits de la terre, est sanctifié et fait sacrement par le saint esprit qui opère invisiblement. Les Grecs appellent ce sacrement du pain et du vin "Eucharistie", ce qui signifie "bonne grâce" et, en effet, y a-t-il quelque chose à qui le nom de "bon" convienne mieux qu'au sang et au corps de Jésus-Christ ? Pour ce qui est du pain et du vin, ils sont fort bien comparés avec le corps et le sang du seigneur, parce que, comme la substance visible, c'est-à-dire ce qui paraît aux yeux de ce pain et de ce vin nourrit et désaltère l'homme extérieur, c'est-à-dire le corps, ainsi le verbe de dieu, qui est le pain vivant, réjouit les esprits des fidèles qui y participent".