[3,0] LIVRE TROISIÈME. Préface. MAINTENANT que nous avons donné quelques détails sur les faits antérieurs au onzième siècle, nous allons commencer le troisième livre de cet ouvrage par raconter, comme nous l'avons promis, les événements qui ont eu lieu depuis l'an 1000. Nous avons déjà dit que, peu de temps avant, l'univers entier avait eu à regretter la perte de quelques grands personnages de l'Ordre des religieux ou de la noblesse. Cependant on vit paraître après eux, en Italie et dans les Gaules, des hommes de l'une et de l'autre classe, distingués par leur mérite, et dont la conduite et les œuvres méritent d'être proposées pour exemple à la postérité. Sous les deux rois les plus chrétiens, Henri, chez les Saxons, et Robert, chez les Français, la tranquillité de leur pays ne fut point troublée par des guerres étrangères, mais la patrie fut déchirée souvent par des divisions intestines. Car, si les méchants se font quelquefois une gloire d'inspirer de la crainte, les bons sont quelquefois aussi forcés d'y recourir, pour se faire respecter. Ainsi, tout le peuple romain, par l'entremise du vénérable pape Benoît, ayant appelé Henri au trône des Lombards, cette nation, toujours perfide, n'y voulut pas consentir. Ils reconnurent et firent sacrer roi un certain Ardoin. Cependant, après une longue et vigoureuse résistance et des pertes considérables, ils finirent par se soumettre aux volontés de l'empereur. Arrivé à Pavie, Henri se fit construire, par les Lombards, un palais magnifique, et après avoir obtenu les honneurs de l'empire, il fit monter sur le trône avec lui la fille de Sigefroi, duc des Saxons. Voyant bientôt qu'il n'en pourrait avoir d'enfants, il ne la répudia pas pour cela, mais il légua à l'Église chrétienne l'héritage auquel ces enfans auraient eu droit. Il fonda aussi un monastère en Saxe, dans un lieu nommé Bavoberch, c'est-à-dire, mont de Savon, car en langue teutonique, Berch signifie mont. Ce monastère, enrichi par les libéralités sans nombre du pape Benoît, fut dédié à la mémoire du prince des Apôtres; et, d'après l'avis du même pontife, Henri fit ériger cette église en siége épiscopal. Il y établit un évêque auquel il assura en biens-fonds un revenu des plus considérables. [3,1] CHAPITRE Ier. Etienne, roi des Hongrois. Guerres des Bénéventins. Au même temps, les Hongrois qui habitaient les bords du Danube furent convertis avec leur roi à la religion chrétienne. Ce prince reçut à son baptême le nom d'Etienne, et devint très-bon catholique. Il épousa la sœur de l'empereur Henri. A compter de ce moment, tous les pélerins d'Italie et des Gaules qui voulaient visiter le temple du Seigneur à Jérusalem, renoncèrent à s'y rendre par mer, comme auparavant, et préférèrent passer par les États de ce roi. Grâces bientôt aux soins d'Etienne, la route devint très-sûre. Il accueillait comme des frères tous ceux qui se présentaient, et leur faisait des présents magnifiques. Cette conduite détermina une foule innombrable de nobles et d'hommes du peuple à entreprendre le pèlerinage de Jérusalem. Ce fut aussi vers ce temps que l'empereur Basile, qui gouvernait le saint empire de Constantinople, donna ordre à l'un de ses satrapes, nommé Catapont (sans doute parce qu'il commande le long des côtes), d'aller lever des contributions sur les villes transmarines qui dépendaient de l'empire romain. Le satrape obéit de grand cœur, et envoya une flotte grecque piller l'Italie. Les Grecs poursuivirent cette entreprise pendant deux ans, et réussirent même à subjuguer une partie de la province de Bénévent. Sur ces entrefaites, un Normand, nommé Rodolphe, homme d'une hardiesse à toute épreuve, encourut la disgrâce du comte Richard. Redoutant la colère de ce seigneur, il prit avec lui tout ce qu'il put emporter, et vint à Rome exposer ses raisons au souverain pontife, Benoît. Le pape, frappé de son noble maintien et de sa mine guerrière, commença à se plaindre devant lui de l'irruption que les Grecs venaient de faire dans l'Empire romain. Mais ce qui excitait le plus vivement sa douleur et ses regrets, c'est que, parmi tous les siens, il ne se trouvait pas un homme capable de repousser les attaques de l'étranger. A ces paroles du pontife, Rodolphe se proposa pour faire la guerre aux Grecs, pourvu qu'il fût seulement secondé par les Italiens qui avaient plus que lui à défendre les intérêts de leur véritable patrie. Aussitôt le pape l'adressa avec sa suite aux grands du pays de Bénévent, leur enjoignant de lui céder toujours le commandement dans les combats, et d'obéir unanimement à ses ordres. Les Bénéventins l'accueillirent en effet comme le pape l'avait prescrit. Rodolphe se mit sur-le-champ à la poursuite des Grecs qui levaient des contributions dans les villes, les attaqua, leur enleva leur butin et les massacra. A cette nouvelle, leurs compagnons, qui avaient déjà soumis des villes et des châteaux, réunirent leurs bandes éparses, et livrèrent bataille à Rodolphe et aux siens. Les Grecs perdirent le plus grand nombre de leurs soldats dans ce combat, et furent obligés ensuite d'évacuer quelques forts, que Rodolphe se hâta d'occuper avec son armée victorieuse. Après ce désastre, les vaincus envoyèrent à Constantinople demander du renfort à ceux qui les avaient chargés de cette expédition. On équipa en effet une nouvelle flotte, qui débarqua sur les côtes d'Italie une armée beaucoup plus nombreuse qu'auparavant. Cependant, quand on vint à savoir de tous côtés que quelques Normands avaient ainsi remporté la victoire sur ces Grecs si orgueilleux, on vit les compatriotes de Rodolphe quitter en foule leur pays, avec leurs femmes et leurs enfants, pour venir le retrouver en Italie. Non seulement ils obtinrent l'agrement de Richard, leur comte, mais ils ne firent même que suivre en cela ses conseils. Ils pénétrèrent hardiment jusqu'au pied des Alpes, en un lieu nommé le Mont-Jouy. Les seigneurs du pays, pour satisfaire leur cupidité, avaient établi dans cet endroit des barrières et des gardes qui percevaient un droit de passage. On voulut aussi l'exiger des Normands, et leur fermer les portes; mais bientôt les barrières sont brisées, les gardes massacrés et le passage emporté par la force. Enfin, ils parvinrent jusqu'à Rodolphe, qui reçut ainsi un renfort considérable. Les deux partis ayant donc réparé leurs pertes, en vinrent aux mains dans un second combat: le carnage fut grand des deux côtés, mais la victoire resta encore aux Normands. Quelque temps après on engagea une troisième bataille, et les deux armées se retirèrent également fatiguées du combat. Rodolphe voyant diminuer le nombre de ses braves compagnons, et sachant par expérience que les hommes du pays n'étaient pas propres à la guerre, se rendit avec quelques soldats auprès de l'empereur Henri pour lui rendre compte de cette affaire. Ce prince lui fit un accueil des plus honorables, et lui donna même de riches présents, car il avait depuis long-temps conçu le desir de voir un guerrier si renommé. Henri leva aussitôt une armée formidable, et se disposa à défendre la république. Les Grecs croyant, au contraire, que Rodolphe leur avait abandonné le pays, se jetèrent promptement dans les forts qu'il leur avait enlevés, mais en vain, après sa victoire. Ils élevèrent aussi des murs à la hâte autour de l'ancienne ville de Troade, et la remplirent d'un grand nombre d'hommes et de femmes. Cependant l'empereur s'étant mis en marche pour le pays de Bénévent, emporta et soumit sur son passage toutes les villes et les châteaux que les Grecs avaient soustraits à son empire. Quand il fut devant Troade, les rebelles qui s'y étaient enfermés lui opposèrent une longue et vigoureuse résistance, espérant que l'été suivant Basile lui-même viendrait les secourir, car les Grecs les avaient flattés de cette espérance, ajoutant qu'Henri serait réduit à l'humiliation d'embrasser en tremblant les pieds de leur empereur. Le monarque cependant assiége la ville avec son armée, et fait dresser ses machines pour la prendre de vive force. Les assiégés font une sortie à la faveur de la nuit, emportant avec eux des torches enduites de poix, et mettent le feu aux machines, qui bientôt sont consumées. L'empereur, à cette vue, enflammé de colère, fait reconstruire des machines plus solides, que l'on couvre tout entières de cuirs frais, et dont il confie la défense à des gardes vigilants. Déjà le siége durait depuis trois mois. Les deux partis étaient épuisés par les pertes qu'ils avaient souffertes (car la dysenterie avait fait des ravages dans le camp de l'empereur). Enfin les assiégés, mieux conseillés, trouvèrent moyen d'échapper à leur ruine. Un jour ils prirent un ermite revêtu de l'habit de moine, comme on en voit beaucoup en Italie, lui mirent une croix à la main et lui donnèrent à conduire tous les enfants en bas âge qu'on put trouver dans la ville. Ils pénétrèrent jusqu'à la tente de l'empereur, en criant toujours à haute voix Kyrie eleison. L'empereur, les ayant entendus, leur fit demander ce qu'ils voulaient. On lui répondit qu'ils imploraient sa pitié en faveur de leur malheureuse ville. «Celui qui sonde les cœurs, dit Henri, «sait bien que les pères de ces enfants sont leurs bourreaux plutôt que moi.» Et il ordonna, les larmes aux yeux, qu'on les reconduisît vers la ville, sans leur faire aucun mal. Ses ordres furent exécutés. Une autre fois, dès la pointe du jour, ils sortirent encore de la ville, en criant comme auparavant Kyrie eleison, jusqu'à ce que leurs voix perçantes fussent parvenues à l'oreille de l'empereur. Il sortit aussitôt de sa tente, et, jetant les yeux sur cette troupe innocente, il se sentit ému de pitié; et, comme c'était un prince plein de sagesse, il leur dit, en empruntant les paroles du Seigneur, J'ai pitié de cette foule. On lui avait déjà entendu dire que s'il avait le bonheur de prendre la ville, il voulait que tout ce qu'on y trouverait du sexe masculin fût suspendu à la potence, qu'on brûlerait le reste, et que les murs de la ville seraient rasés; mais il se contenta de faire savoir alors aux premiers citoyens de la ville que, s'ils voulaient mériter leur pardon et apaiser sa colère, il fallait renverser eux-mêmes la partie des murailles de leur ville qui semblait rester debout comme pour insulter à ses machines. Les assiégés ne reçurent pas plus tôt cet avis, qu'ils s'empressèrent d'exécuter à l'envi les volontés du prince. L'empereur exigea ensuite qu'ils vinssent le trouver désarmés, et leur fit reconstruire les murs qu'ils avaient abattus; enfin il se fit donner des otages par tous les principaux du pays et retourna en Saxe. Les Normands revinrent aussi dans leur patrie avec Rodolphe leur chef, et reçurent à leur retour les félicitations du prince Richard. Au mois de juillet de l'année suivante, l'empereur Henri mourut en Saxe, et fut enseveli avec honneur dans le monastère de Bavoberch qu'il avait fondé lui-même, comme nous l'avons déjà dit, en l'honneur du prince des Apôtres. [3,2] CHAPITRE II. Robert, roi des Français. LE roi Robert, qui gouvernait alors les États des Français, eut beaucoup à souffrir des outrages que lui prodiguait l'insolence de ses sujets, surtout de ceux que les deux Hugues, son père et son aïeul, ou son propre choix, avaient tirés d'un rang obscur, souvent même d'une basse naissance, pour les élever au faîte des honneurs. A leur tête se trouvait Eudes, fils de Thibaut de Chartres, surnommé le Tricheur, et une foule d'autres seigneurs moins puissants, qui se faisaient un titre à la révolte de ce qui aurait dû leur imposer une plus humble soumission. On comptait aussi parmi eux le second Eudes, fils du premier, qui surpassait tous les autres en perfidie comme en pouvoir. En effet, Etienne, comte de Troyes et de Meaux, fils d'Héribert et cousin du roi, étant mort sans enfants, Eudes s'empara, malgré le vœu du monarque, des vastes possessions qui devaient de bon droit rentrer dans les domaines de Robert. Il y eut aussi de longues querelles et de guerres fréquentes entre le même Eudes et Foulques d'Angers, tous deux gonflés d'orgueil, et par conséquent peu disposés à la paix. Guillaume, beau-fils du duc Henri, et fils d'Adalbert, duc des Lombards, se révolta aussi quelque temps contre son roi; il était soutenu par Landri, comte de Nevers, son gendre, et Brunon, évêque de Langres, dont il avait épousé la sœur. Il avait eu de ce mariage des fils et des filles; l'aînée de ces dernières avait épousé Landri: les autres furent données aux deux Guillaume, celui d'Arles, et celui de Poitou. Un de ses fils, Rainaud, épousa Adélaïde, fille de Richard, duc de Rouen. Quoique étranger dans les Gaules, puisqu'il avait même été, dans son enfance, enlevé par surprise du pays des Lombards, et remis adroitement, par les manœuvres habiles d'un moine, entre les mains de sa mère, en Bourgogne, ce Guillaume réussit à égaler, par ses richesses et par le nombre de ses soldats, les seigneurs les plus puissants du pays. Cependant il éprouva une très-vive résistance de la part de Hugues, fils de Lambert, comte de Châlons-sur-Saône. Ce Lambert, homme de très-rare mérite, entre autres excellentes actions de sa vie, fit élever, dans le canton d'Autun, en l'honneur de sainte Marie et de saint Jean-Baptiste, un monastère appelé Paray, où il reçut plus tard les honneurs de la sépulture. Hugues était aussi évêque d'Autun, et le roi lui avait conféré l'administration du comté de son père, qui n'avait pas laissé d'autre enfant mâle; aussi les ennemis de Robert étaient-ils en même temps les siens, parce qu'il resta toujours fidèle à l'obéissance qu'il devait au roi. Robert épousa une parente de ce seigneur, Constance, aussi constante de cœur que de nom, et qui était digne du trône. Elle était fille de Guillaume, duc de la première Aquitaine. Il en eut quatre fils et deux filles. Un certain Hugues, surnommé de Beauvais, chercha pendant quelque temps à répandre des semences de haine et de discorde entre le roi et sa femme, et parvint même à rendre la reine odieuse à Robert. Il espérait tourner cette désunion au profit de sa grandeur, et il réussit en effet à se faire donner, par le roi, le titre de comte du palais. Mais un jour que le roi était allé chasser dans la forêt, avec le comte Hugues qui ne le quittait pas, douze braves chevaliers, apostés par Foulques d'Angers, oncle de la reine, égorgèrent Hugues sous les yeux du roi. Robert, que cet événement attrista quelque temps, finit pourtant par vivre, comme il le devait, en bonne intelligence avec la reine. Ce prince, en sage serviteur de Dieu, aima toujours les humbles, et détesta de toutes ses forces les orgueilleux. En effet, lorsqu'un siége épiscopal venait à vaquer dans ses États, par la mort d'un prélat, il veillait avec le plus grand soin à ce qu'on lui donnât pour successeur quelque pasteur utile au bien de l'Église, fût-il d'une basse extraction, et non quelque personnage noble, asservi aux pompes du siècle. Aussi rencontra-t-il souvent une vive opposition dans les grands du royaume, qui, méprisant les humbles, choisissaient toujours des orgueilleux comme eux. Il fut toujours en paix avec les rois ses voisins, surtout avec l'empereur Henri, dont nous avons parlé plus haut. En voici un exemple: ils vinrent un jour sur les bords de la Meuse, qui séparait leurs deux États, pour avoir ensemble une entrevue. Plusieurs seigneurs des deux royaumes commençaient déjà à murmurer tout bas qu'il ne convenait à aucun de ces deux souverains, égaux par la puissance, de s'humilier jusqu'à passer le fleuve, comme pour aller implorer la protection de l'autre. Il valait mieux, disait-on, qu'ils se fissent transporter sur des barques au milieu du fleuve, pour conférer ensemble. Mais ils pratiquaient tous deux, au fond du cœur, cette maxime du Sage: Plus tu es grand, plus il faut t'humilier en toutes choses. L'empereur, s'étant levé de bon matin, passa avec un cortége peu nombreux dans le camp du roi des Français; ils se jetèrent tendrement dans les bras l'un de l'autre: la sainte messe fut célébrée devant eux, avec solennité, par des évêques; puis ils dînèrent ensemble. Après le repas, le roi Robert offrit à Henri des présents inestimables en or, en argent, et en pierres précieuses. Il lui présenta de plus cent chevaux richement enharnachés, chacun avec un casque et une cuirasse. Il lui dit en même temps que plus il lui verrait refuser des présens qui lui étaient offerts, plus il croirait avoir perdu de son amitié; mais Henri, voyant la libéralité de son royal ami, ne voulut accepter en tout qu'un livre de l'évangile incrusté d'or et de pierres précieuses, et un phylactère pareillement orné, contenant la dent de saint Vincent, prêtre et martyr. Sa femme accepta aussi deux boîtes d'or. Il quitta ensuite Robert en le remerciant de ses dons. Le lendemain, le roi Robert, accompagné de ses évêques, vint dans la tente de l'empereur qui le reçut avec grandeur, et lui offrit, après le repas, cent livres d'or pur. Le roi ne voulut accepter aussi qu'une couple de boîtes d'or. Enfin, après avoir resserré les nœuds de leur amitié, ils revinrent tous deux dans leur palais. Robert fut toujours traité avec la même libéralité par d'autres rois, comme Ethelred, roi dés Anglais, Rodolphe, roi des Austrasiens, et Sanche, roi de Navarre dans les Espagnes. Ces princes lui envoyèrent des présents et lui demandèrent des secours. [3,3] CHAPITRE III. Apparition d'une comète: ce qu'elle annonce. Sous le règne de ce monarque, on vit dans le ciel, vers l'occident, une étoile que l'on appelle comète. Elle apparut dans le mois de septembre, au commencement de la nuit, et resta visible près de trois mois. Elle brillait d'un tel éclat qu'elle semblait remplir de sa lumière la plus grande partie du ciel; puis elle disparaissait au chant du coq. Mais décider si c'est là une étoile nouvelle que Dieu lance dans l'espace, ou s'il augmente seulement l'éclat ordinaire d'un autre astre, pour annoncer quelque présage à la terre, c'est ce qui, appartient à celui-là seul qui sait tout préparer dans les secrets mystères de sa sagesse. Ce qui paraît le plus prouvé, c'est que ce phénomène ne se manifeste jamais aux hommes, dans l'univers, sans annoncer sûrement quelque événement merveilleux et terrible. En effet, un incendie consuma bientôt l'église de Saint-Michel-Archange, bâtie sur un promontoire de l'Océan, et qui a toujours été l'objet d'une vénération particulière par tout l'univers. C'est là qu'on peut le mieux observer l'effet de la loi admirable qui a soumis le flux et le reflux de l'Océan aux révolutions progressives de la lune. Le flux de la mer, sur ces côtes, s'appelle Malinas, et le reflux Ledones. C'est surtout ce phénomène qui attire en ce lieu les voyageurs de plusieurs pays de la terre. Il y a aussi près de ce promontoire une petite rivière nommée Ardres, qui grossit tout-à-coup ses eaux après cet événement, et cessa d'offrir un libre passage. Les personnes qui voulaient se rendre à l'église de Saint-Michel furent même quelque temps arrêtées par cet obstacle imprévu. Mais bientôt le ruisseau rentra dans son lit ordinaire, laissant sur le rivage des traces profondes de son passage. Le vénérable père Abbon, de l'abbaye de Saint-Benoît, de Fleury, passa dans la province des Gascons méridionaux, pour y propager le goût de la dévotion monastique. Il s'y retira dans un couvent où il se concilia le respect et l'affection générale par son zèle à accomplir tous ses devoirs de piété. Mais un jour quelques hommes qui s'étaient pris de dispute à la porte du couvent, se laissant emporter par la colère, excitèrent un tumulte violent. Le vénérable père Abbon accourut pour mettre la paix, tenant dans ses mains des tablettes et un stylet. Un homme de la foule, inspiré par le diable, se précipita sur lui, et lui perça le côté d'un coup de lance. C'est ainsi qu'Abbon devint martyr du Christ. Son meurtrier, dit-on, fut bientôt saisi par le démon, et termina misérablement sa vie. Les compagnons du bon père, et tous les fidèles de la province, ensevelirent son corps avec le plus grand respect, et le Seigneur, pour honorer la mémoire de ce saint martyr, accorda sur sa tombe un grand nombre de bienfaits aux hommes. Les évêques de l'Italie et des Gaules agitaient alors diverses questions dans leurs synodes et leurs assemblées; par exemple, celle des jeûnes, que la plupart des fidèles observent entre l'Ascension du Sauveur et la Pentecôte. Ils décidèrent que les prêtres ne pourraient exiger d'abstinence que le samedi de la Pentecôte, mais qu'on n'empêcherait pas les fidèles de s'y soumettre volontairement eux-mêmes. On s'occupa aussi de savoir pourquoi les moines chantaient, contre l'usage de l'Église romaine, l'hymne Te deum laudamus trois ou quatre dimanches avant la Nativité, ou même dans le temps du carême. Les abbés et les moines répondirent à cette inculpation qu'ils n'avaient d'autre excuse que les préceptes de la règle de saint Benoît, cet excellent père si justement fameux, dont le pape Grégoire avait écrit lui-même et comblé d'éloges la vie et les paroles. Les évêques reconnurent la vérité et la justesse de cette réponse, et l'usage des moines fut maintenu. Les mêmes prélats discutèrent longtemps aussi une autre question. Il s'agissait de décider s'il ne serait pas plus convenable de placer en tout autre temps que le carême le jour de l'Annonciation du Seigneur, qui se célèbre le 26 mars. Quelques-uns prétendaient que l'on pouvait, à l'exemple des Espagnols, célébrer ce saint jour le 18 décembre. En effet, du temps que j'étais au monastère de Cluny, avec les autres frères, il y vint de l'Espagne plusieurs moines d'une conduite exemplaire, et qui pratiquaient depuis longtemps les usages de leur pays. Quand le jour de la Nativité du Seigneur approcha, ils demandèrent au vénérable Odilon, abbé de Cluny, la permission de célébrer l'Annonciation selon leur coutume. Ils l'obtinrent en effet, et se séparèrent des autres frères pour accomplir cette solennité; mais deux vieillards du lieu eurent pendant la nuit une vision: il leur sembla qu'un des moines espagnols prenait un enfant sur l'autel avec une pelle à feu, et le jetait dans une chaudière remplie de braise: «Mon père, mon père, s'écriait l'enfant, ils m'ôtent ce que tu m'as donné.» En un mot, l'usage antique devait prévaloir, et il prévalut en effet. [3,4] CHAPITRE IV. Restauration des églises dans tout l'univers. PRÈS de trois ans après l'an 1000, les basiliques des églises furent renouvelées dans presque tout l'univers, surtout dans l'Italie et dans les Gaules, quoique la plupart fussent encore assez belles pour ne point exiger de réparations. Mais les peuples chrétiens semblaient rivaliser entre eux de magnificence pour élever des églises plus élégantes les unes que les autres. On eût dit que le monde entier, d'un même accord, avait secoué les haillons de son antiquité, pour revêtir la robe blanche des églises. Les fidèles, en effet, ne se contentèrent pas de reconstruire presque toutes les églises épiscopales, ils embellirent aussi tous les monastères dédiés à différents saints, et jusqu'aux chapelles des villages. Le monastère de Saint-Martin de Tours fut un des plus beaux édifices construits à cette époque. Le vénérable Hérivée, qui en était archiclave, avait fait abattre l'ancien, et il eut le plaisir, avant sa mort, de voir s'élever sur ses ruines un nouvel ouvrage d'une beauté merveilleuse. Si l'on voulait choisir dans cette époque un modèle incomparable à proposer aux hommes, il suffirait d'écrire exactement la vie et les actions de ce saint personnage, depuis son enfance jusqu'au terme de cette vie mortelle. Issu d'une des plus nobles maisons des Français, il était plus noble encore par son esprit que par sa naissance; et comme le lis et la rose naissent du sein des épines, il naquit dans la famille la plus orgueilleuse du pays. Élevé noblement comme tous les enfants de grandes maisons, il fréquenta ensuite les écoles où il pouvait s'instruire dans les arts libéraux. Mais s'étant aperçu qu'ils étaient plus propres à former des cœurs rebelles qu'à les rendre dociles à la voix de Dieu, il crut qu'il serait assez heureux s'il pouvait seulement en rapporter son ame sauve. Il renonça donc aux études des sciences mondaines, et s'enfuit secrètement dans un monastère, où il demanda dévotement à être reçu au nombre des moines. Comme il appartenait à une famille illustre, les frères du monastère, redoutant le ressentiment de ses pareils, ne voulurent jamais céder à ses sollicitations. Cependant ils le gardèrent avec eux, et lui promirent sur leur foi que, si ses parents ne s'y opposaient pas de vive force, ils consentiraient bien volontiers à sa demande. Enfin, tout le temps qu'il vécut avec eux, sa conduite fut toujours digne de la sainteté qu'il devait montrer plus tard, et tous les frères reconnurent en lui un modèle qu'ils devaient imiter. Cependant son père n'ignora pas longtemps sa retraite et ses intentions. Aussitôt, saisi de fureur, il vint au monastère pour en arracher son fils, qui déjà aspirait à des biens plus solides que tous les biens de ce monde. Après de longues et inutiles remontrances, il l'entraîna de force hors du monastère, et l'emmena avec lui à la cour du roi. Il pria le monarque de chercher à ébranler les dispositions du jeune homme, en lui promettant quelques avantages brillants. Le roi Robert, prince dévot et pieux, lui conseilla donc avec douceur de différer pour le moment l'exécution de ses nobles desseins, et lui conféra sur-le-champ le titre d'archiclave de l'église de Saint-Martin, en attendant qu'il pût élever à l'épiscopat un homme si digne en tout de servir aux autres d'exemple. En effet, on essaya plusieurs fois depuis de l'élever au pontificat, mais on ne put jamais réussir à vaincre ses refus. Il put bien consentir, quoiqu'avec répugnance, à se charger de l'administration d'une église, et à revêtir quelquefois l'habit blanc, selon l'usage des chanoines, mais il conserva toujours l'ame et la conduite d'un moine. Toujours couvert d'un cilice sur la peau, mortifiant son corps par un jeûne continuel, avare envers lui-même, prodigue envers les pauvres, il pratiquait avec un zèle infatigable l'exercice des veilles et des prières. Enfin cet homme, plein de l'esprit de Dieu, concut la pensée d'agrandir et d'élever tout le corps de bâtiment dont se composait l'église confiée à sa garde; et bientôt, dirigé par les conseils du Saint-Esprit, il donna l'ordre aux ouvriers de jeter les fondements de cet édifice incomparable, qu'il eut le bonheur d'achever, comme il l'avait desiré. Quand il eut accompli cette entreprise et rassemblé plusieurs évêques, il s'occupa de consacrer à Dieu son ouvrage; et le jour même où l'on en fit la dédicace, il eut soin d'y faire transférer le grand saint Martin, confesseur de Jésus-Christ. La consécration de cette église eut lieu le 4 du mois de juillet. On dit aussi que cet homme de Dieu, quelques jours avant la translation de saint Martin, pria le Seigneur de manifester au peuple son amour pour l'Église son épouse, en accordant à ce grand saint d'opérer encore quelque miracle, comme il avait fait autrefois. Mais pendant qu'il était prosterné pour faire cette prière, saint Martin lui apparut, et lui dit avec douceur: «Mon cher fils, sachez que vous pouvez obtenir de Dieu bien plus que vous ne lui demandez; mais aujourd'hui les miracles qu'il a déjà fait éclater doivent nous suffire, car le moment de la moisson approche où chacun va récolter selon ce qu'il a semé. Il faut, à présent, demander à Dieu, pour tous les pécheurs, ce remède salutaire qui guérit les âmes malades; aussi je ne me lasse pas d'implorer pour elles sa miséricorde. Croyez pourtant que j'emploie surtout mon intervention près de lui en faveur des Chrétiens qui le servent avec un zèle assidu dans cette église, car il en est d'autres qui se laissent trop asservir aux affaires de ce monde, ou qui, embrassant le parti de la guerre, périssent égorgés dans les combats; et. ceux-là, je ne dois point vous cacher que la clémence du Seineur accorde à peine, à nos prières, qu'ils soient arrachés aux ministres des ténèbres pour passer dans des lieux plus frais et dans le séjour de la lumière. Au reste, continuez d'accomplir le vœu admirable que vous avez fait au Seigneur.» Le jour désigné pour la dédicace de l'église étant enfin arrivé, tous les évêques et les abbés étant rassemblés avec une foule innombrable de fidèles des deux sexes et des deux ordres, au moment où on allait commencer la pieuse cérémonie, le respectable Hérivée ne manqua pas de communiquer ces révélations aux saints prêtres qui se trouvaient là réunis. Quand la consécration fut achevée, et que toutes les solennités d'usage eurent été scrupuleusement accomplies, Hérivée commença à mortifier son corps par les macérations d'une pénitence encore plus rigoureuse, et se retira dans une petite cellule dépendante de son église, pour y passer sa vie à réciter des psaumes et des prières. Quatre ans après, il connut qu'il allait abandonner la terre, et bientôt il commença à ressentir les atteintes de la maladie. Déjà même les fidèles accouraient en foule pour le voir, et attendaient quelque miracle, qu'un homme d'une sainteté si généralement reconnue ne pouvait manquer d'opérer en mourant. Mais Hérivée, dont la sagesse avait percé l'avenir, leur donna le conseil de s'occuper d'autres soins: «N'attendez pas, leur disait-il, un prodige que vous ne verrez point: priez plutôt pour moi le Dieu de miséricorde.» Enfin, à sa dernière heure, il répéta souvent en élevant les mains et les yeux vers le ciel: «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi»; et il rendit l'esprit en prononçant ces paroles. Il fut enseveli dans la même église où reposait aussi le corps du bienheureux saint Martin. [3,5] CHAPITRE V. Monastères reconstruits ou fondés par l'abbé Guillaume. UN des hommes qui se distinguèrent le plus à cette époque par leur zèle à améliorer la maison de Dieu, ce fut l'abbé Guillaume, que le bienheureux Maïeul avait d'abord nommé abbé de l'église de Saint-Bénigne, martyr. Il changea aussitôt le plan de cette église avec tant d'art et de goût, qu'il serait difficile d'en citer un second exemple aussi heureux. Il ne mérita pas moins d'éloges par l'observation rigoureuse de la règle, et notre Ordre n'eut pas à cette époque de propagateur plus zélé. Mais en méritant par cette conduite l'affection de tous les religieux et des Chrétiens fidèles, il n'en fut que plus exposé aux calomnies et aux embûches des impies et des traîtres. Il était né en Italie; sa famille était d'une haute noblesse, et il s'était acquis une noblesse plus glorieuse encore par sa science. Il fonda dans sou pays natal, sur les terres mêmes qui composaient son patrimoine, un monastère très-abondant en toute espèce de grâces. Cet endroit se nommait Vulpie, mais Guillaume changea ce nom en celui de Fructuaire, qu'il donna au monastère. Parmi les nombreux bienfaits dont il combla ce couvent, il fit choix du père Jean, son imitateur fidèle en toutes choses, pour le placer à la tête des moines. Comme Guillaume était doué d'un esprit vif et d'une prudence peu ordinaire, il tenait toujours le premier rang dans les palais des rois et des autres princes. Aussi toutes les fois qu'un monastère venait à perdre son pasteur, aussitôt les rois, les comtes ou les évêques le priaient d'en prendre la direction pour le réformer; car on remarquait que les monastères ainsi confiés à son patronage l'emportaient sur tous les autres par leur sainteté comme par leurs richesses. Il donnait lui-même la plus ferme assurance que toutes les fois que des moines observeraient strictement la règle de notre Ordre, ils ne manqueraient jamais de rien; et les lieux qu'il a dirigés en fournissent une preuve convaincante. On dit que l'institution de cet Ordre, avec ses usages et ses coutumes, a pris naissance dans les monastères soumis à la règle du vénérable père saint Benoît, et que c'est le bienheureux saint Maur, son disciple, qui l'a introduite en France. On sait aussi, par des rapports certains, qu'après la mort du dernier saint, les moines ayant été chassés, par l'invasion des ennemis, du couvent de Glanfeuil, qu'il avait fondé lui-même dans l'Anjou, comme nous le lisons dans son histoire, vinrent au monastère de saint Savin, confesseur du Poitou, emportant avec eux tout ce qu'ils purent sauver dans leur fuite, et y pratiquèrent pendant quelque temps la règle qui leur avait été enseignée. Bientôt leur zèle s'étant refroidi, la règle de leur communauté fut adoptée dans le monastère de Saint-Martin d'Autun, et y resta quelque temps en vigueur. Elle changea d'asile pour la troisième fois, et vint occuper, dans la Bourgogne supérieure, le couvent de Baume. Enfin, fatigué pour ainsi dire de ce long pélerinage, Dieu voulut qu'elle choisît pour son lieu de repos et pour siége de sa sagesse le monastère de Cluny, où les germes qu'elle avait apportés devaient bientôt multiplier et fructifier à l'infini. Ce monastère avait pris son nom de la position qu'il occupe dans un lieu bas et incliné, ou plutôt il lui venait de "cluere", qui veut dire chez nous s'accroître. En effet, depuis son origine, ce monastère a pris un accroissement rapide, grâces à la libéralité de ses différents bienfaiteurs. Ce fut donc Bernon, abbé du monastère de Baume, qui bâtit le couvent de Cluny, dans le Mâconnais, sur la Grosne, par l'ordre du pieux Guillaume, duc d'Aquitaine. Ce monastère, dit-on, ne reçut d'abord d'autre dotation que quinze petites métairies; cependant il paraît qu'il fut composé d'abord de douze frères, dont la semence féconde a multiplié d'une manière si prodigieuse, et rempli tout l'univers d'armées innombrables dévouées au service du Seigneur. Ils méritèrent par leur attachement constant aux œuvres divines, c'est-à-dire à la justice et à la piété, d'être comblés de tous les biens; et ils ont laissé après eux un exemple digne d'être proposé à l'imitation des autres. Bernon, en mourant, laissa l'administration du couvent à l'abbé Eudes, homme d'une grande piété et d'une sagesse profonde, dont les mœurs et la conduite portaient toujours l'empreinte de la sainteté, et qui avait été chargé de diriger l'église de Saint-Martin de Tours. Il contribua si heureusement à la propagation de notre Ordre, que tous les monastères d'un rang distingué qui se trouvaient contenus dans l'Italie et dans les Gaules, jusqu'à l'Océan, se faisaient honneur d'être soumis à son autorité. A sa mort, il fut remplacé par Aimar, homme simple, qui ne fut pas sans doute aussi fameux que son prédécesseur, mais qui ne mit pas moins d'exactitude dans l'observation de la règle. Après lui fut élu le vénérable père Maïeul, dont nous avons parlé plus haut, et qui choisit lui-même pour successeur Odilon. C'est le cinquième abbé de Cluny depuis Bernon, qui en est le fondateur. Souvent on a appelé des frères de ce monastère dans diverses provinces; souvent aussi on en a choisi pour les mettre à la tête des abbayes, et partout ils ont servi avec succès la cause du Seigneur. Quoi qu'il en soit, le père Guillaume, dont nous parlions au commencement de ce chapitre, est sans contredit le propagateur le plus actif et le plus heureux de notre Ordre qui ait encore existé. [3,6] CHAPITRE VI. Reliques de saints découvertes de tous côtés. QUAND le monde entier eut donc, comme nous l'avons déjà dit, revêtu la robe blanche, en renouvelant les basiliques des églises, quelque temps après, dans l'année 1008 de l'Incarnation du Sauveur, grâce à diverses révélations et à des indices certains, on parvint à retrouver des reliques saintes, depuis longtemps cachées à tous les yeux. Les saints eux-mêmes vinrent, par l'ordre de Dieu, réclamer les honneurs d'une résurrection sur la terre, et apparurent aux regards des fidèles, dont ils remplirent l'âme d'une foule de consolations. On sait que ces révélations commencèrent à Sens, ville des Gaules, dans l'église de Saint-Etienne, martyr. L'archevêque Leuteric, qui y présidait, fit des découvertes vraiment admirables en fait d'antiquités sacrées; et même entre plusieurs autres objets qui étaient restés ignorés, il paraît qu'il trouva un fragment de la verge de Moïse. A cette nouvelle, tous les fidèles accoururent, non seulement des provinces gauloises, mais même de toute l'Italie et des régions d'outre mer. Un grand nombre de malades furent guéris alors par l'intervention des saints, et revinrent de ce pélerinage en pleine santé. Mais c'est une chose malheureusement trop commune que de voir les hommes, entraînés par la cupidité, se faire un instrument de ruine de ce qui devait d'abord servir à leur avantage; à peine cette ville, devenue pour ainsi dire le rendez-vous des peuples, eut-elle acquis une opulence qu'elle devait à la piété des fidèles, que ses ingrats citoyens en conçurent un orgueil extrême. Frotmond, comte de Sens, vint à mourir. C'était un homme simple et juste; mais son fils, qui succéda à ses titres, ne tarda pas à faire regretter l'administration de son père. Il s'abandonna à tous les vices, et osa même faire tous ses efforts pour ternir la gloire de la sainte Église. Il aimait tant les coutumes et les prévarications des Juifs, qu'il donna l'ordre à tous les siens de placer toujours après son nom (il s'appelait Rainard) le titre de roi des Juifs; car ce seigneur, qui se faisait pour tout le 262 reste un jeu du mensonge, passait pour mettre plus de perfidie encore dans sa haine contre la religion catholique. Aussi prononçait-il contre les pauvres des jugemens dépourvus à la fois de tout sentiment de pitié et d'humanité. En voici un exemple, qui a eu pour témoins tout ce qu'il y avait alors d'habitans dans la ville de Sens. On prit un voleur sur le fait, et on le conduisit devant Rainard pour qu'il décidât de son sort. Aussitôt, étouffant toute pitié dans son cœur, il le condamne au gibet. Le malheureux se met alors à demander la vie à son seigneur, en versant un torrent de larmes et en promettant de ne plus jamais rien dérober. Ses prières sont inutiles: la cruauté de Rainard ne faisait que s'en accroître, et il alla même jusqu'à jurer que le misérable ne vivrait pas une heure de plus. Voyant enfin que la sentence prononcée contre lui était irrévocable, le coupable demanda seulement à faire à l'évêque la confession de tous ses crimes et à recevoir, avant de mourir, la rémission de ses fautes, en s'adressant à la clémence du saint tribunal. Il l'obtint en effet, et fut bientôt emmené au gibet par les cruels ministres de Rainard. Pendant qu'on le conduisait au lieu du supplice, il répétait souvent ces mots: «Seigneur Jésus, qui vous êtes laissé suspendre aujourd'hui sur la croix pour le salut des hommes, ayez pitié de moi.» C'était en effet le sixième jour aussi que périt le Seigneur, et c'est pour cela que les fidèles l'honorent d'une vénération particulière. Bref, on enchaîne le coupable, on l'élève, on lui serre la gorge, on le pend. Tous les spectateurs s'éloignent ensuite de cette exécution funeste (du moins ils la croyaient telle), et le voleur reste pendu jusqu'au lendemain, sans donner aucun signe de vie. Mais alors Dieu voulut qu'il rompît ses liens, et que la terre reçût libre et vivant un homme que l'on avait cru forcer à subir la mort en l'élevant vers le ciel, dans le vide de l'air. Il sortit donc de la ville à la vue de tous les habitants, stupéfaits d'un pareil prodige. Mais hélas! Ô douleur! le traître retourna à ses premières habitudes. On dit que la ville de Troyes avait été, peu de temps auparavant, le théâtre d'un événement tout-à-fait pareil. Quelques voleurs emmenaient des bœufs qu'ils avaient dérobés. Se voyant poursuivis, ils mirent ces bœufs sous la garde d'un vieillard bien innocent de leur crime, en lui disant qu'ils allaient chercher quelque nourriture dont ils avaient besoin; mais ils voulaient en effet profiter de l'occasion pour chercher leur salut dans la fuite. Ils réussirent à s'évader. On trouve les bœufs, on saisit le vieillard, on l'entraîne, on le frappe, on le garotte comme un criminel; enfin on le conduit au prince de la ville, le comte Héribert, devant lequel il veut s'expliquer. On ne l'écoute point; bien plus, comme si sa vieillesse même était un crime digne de mort, le comte le condamne au gibet. La sentence est exécutée sans aucun délai. Mais bientôt, quand il eut subi son arrêt, une génisse d'une grandeur et d'une force extraordinaires, vint près de lui, se dressa et posa ses cornes sous les pieds du pauvre vieillard, qui fut ainsi soutenu pendant trois jours sans éprouver aucune douleur. Au bout du troisième jour, il entendit près de lui des passants qui s'entretenaient ensemble, et il se mit à crier de toutes ses forces, en les priant de venir promptement le mettre à terre. Ceux-ci, en entendant sa voix, s'imaginèrent d'abord que c'était une illusion du démon. Enfin, émus par ses cris redoublés, et par l'assurance qu'il leur donnait qu'il était encore vivant, ils vinrent vers lui, le délièrent et le mirent à terre. Quand il fut de retour à la ville, on lui fit des questions sur ce qu'il avait éprouvé pendant qu'il était ainsi suspendu au gibet, et voici sa réponse: «Quand j'étais plus jeune, dit-il, quoique déjà marié, je tins avec ma femme, sur les fonts de baptêrne, un filleul qu'on nous avait proposé. Nous consultâmes nos petits moyens pour lui faire quelque présent, et nous convînmes de lui donner un veau; nous n'en avions qu'un, et nous le tenions de la libéralité de notre mère. Il y a trois jours, quand on m'eut lâché sur le gibet pour me pendre, tout-à-coup ce veau m'apparut, mais il était bien plus grand que les autres veaux ne le sont d'ordinaire. Puis il enfla son corps, dressa la tête, mit doucement ses cornes sous mes pieds, et il m'a ainsi soutenu tout le temps que je suis resté pendu.» Sur le récit de cet homme, si miraculeusement sauvé de la mort, on s'empressa depuis dans les environs de donner, à son exemple, des veaux pour les enfants que l'on tenait sur les fonts sacrés du baptême. Au reste, pendant que le comte de Sens s'abandonnait ainsi au judaïsme, ou plutôt à la plus étrange folie, on conseilla au roi, qui déjà avait souvent blâmé ses excès, d'ajouter aux domaines de la couronne la souveraineté de cette grande ville, et de ne pas laisser plus longtemps ce scandale vivant de la foi prendre tous les jours un accroissement funeste et des forces nouvelles. Le roi, déterminé par ces raisons, envoya une armée pour chasser Rainard de la ville, et pour la garder en son propre nom. Les gens du roi la prirent en effet, et y commirent de grands massacres. Ils en abandonnèrent même une partie aux flammes. Enfin, l'excès de la joie que montrait auparavant cette ville orgueilleuse fut encore surpassé par l'excès de ses misères, que sans doute ses crimes avaient méritées. [3,7] CHAPITRE VII. Destruction du temple de Jérusalem, et massacre des Juifs. DANS le même temps, c'est-à-dire l'an 1009, l'église de Jérusalem, qui contenait le sépulcre de Dieu notre Sauveur, fut renversée de fond en comble par l'ordre du prince de Babylone. On connaît aujourd'hui les causes de ce triste événement. Voici donc quelle en fut l'origine: comme un concours prodigieux de fidèles venait de toutes les parties de l'univers à Jérusalem pour y voir le monument sacré que le Seigneur avait laissé sur la terre, le diable en conçut de l'envie, et résolut d'employer encore les Juifs, sa nation favorite, à souffler le poison de sa méchanceté sur les serviteurs de la vraie religion. Il y avait à Orléans, ville royale des Gaules, un nombre considérable de Juifs, plus envieux, plus superbes, plus audacieux encore que tout le reste de leur nation. Après avoir ensemble concerté leur criminel projet, ils gagnèrent, à prix d'argent, un vagabond nommé Robert, esclave fugitif du couvent de Sainte-Marie, à Moûtiers, et qui se cachait sous un travestissement étranger; ils l'envoyèrent en secret porter au prince de Babylone des lettres écrites en caractères hébraïques. Ils avaient eu soin de les insérer dans un bâton et de les y attacher avec de petites pointes de fer, de peur qu'elles ne se trouvassent égarées par quelque accident. Leur envoyé partit, et remit son message entre les mains du prince. C'était un chef-d'œuvre de perfidie et de scélératesse: on y prévenait le prince que, s'il ne se hâtait de renverser le temple auguste des Chrétiens, ils ne tarderaient pas à s'emparer eux-mêmes de son royaume et à le dépouiller de tous ses honneurs. A cette lecture, il entra en fureur et envoya à Jérusalem des soldats chargés de détruire le temple de fond en comble. Ses ordres ne furent que trop bien exécutés, et ses satellites essayèrent même de briser l'intérieur du saint sépulcre avec des marteaux de fer, mais tous leurs efforts furent inutiles. Ils renversèrent en même temps, à Ramla, l'église du bienheureux martyr saint George, autrefois la terreur des Sarrasins; car on dit que plusieurs fois il les frappa d'aveuglement pour avoir voulu forcer et piller son église. Peu de temps après la destruction du temple, on sut, à n'en pouvoir douter, qu'il fallait imputer cette calamité à la méchanceté des Juifs, et quand leur secret fut divulgué dans l'univers, tous les Chrétiens décidèrent d'un commun accord qu'ils expulseraient de leur territoire et de leurs villes tous les Juifs jusqu'au dernier. Ils devinrent donc l'objet de l'exécration universelle. Les uns furent chassés des villes, d'autres massacrés par le fer, ou précipités dans les flots, ou livrés à des supplices divers. D'autres enfin se dévouèrent d'eux-mêmes à une mort volontaire; de sorte qu'après la juste vengeance exercée contre eux, on en comptait à peine quelques-uns encore dans le monde romain. Un décret des évêques interdit alors aux Chrétiens tout commerce avec eux. Ils n'exceptèrent de cette sentence prononcée contre les Juifs que ceux qui voudraient se convertir à la grâce du baptême, et abjurer toutes les pratiques du judaïsme. Un grand nombre d'entre eux souscrivit à cette condition, plutôt par amour de la vie terrestre et par crainte de la mort, que par l'espoir de goûter les joies de la vie éternelle; car tous ceux qui sollicitèrent alors cette grâce avec un zèle imposteur, retournèrent bientôt impudemment à leurs anciennes erreurs. Ces exemples de justice n'étaient pas faits pour inspirer beaucoup de sécurité au messager Robert, quand il rentra dans son pays. Il commença donc par chercher avec soin s'il ne rencontrerait pas encore quelqu'un de ses complices. Il n'en trouva qu'un petit nombre dans Orléans; encore vivaient-ils dans des alarmes continuelles; et il entretint avec eux un commerce familier. Mais un étranger qui avait fait avec lui la traversée, et qui connaissait parfaitement le but de son voyage, vint par hasard à Orléans; il fut témoin de l'étroite amitié que Robert venait de renouer avec les Juifs, et il se hâta de déclarer publiquement le message criminel dont ce misérable s'était chargé, et dont les trésors des Juifs étaient devenus le prix. Aussitôt on le saisit, on le bat de verges sans pitié, et il fait lui-même l'aveu de son crime. Les ministres du roi l'entraînèrent hors de la ville, et là, à la vue de tout le peuple, le livrèrent aux flammes, où il fut consumé. Cependant les Juifs errants et fugitifs, qui avaient survécu à leur désastre en se cachant dans des retraites secrètes, commencèrent à reparaître en petit nombre dans les villes, cinq ans après la destruction du temple, et comme il faut qu'il en subsiste toujours quelques-uns sur la terre pour fournir le vivant témoignage de leur propre honte et du crime par lequel ils ont répandu le sang divin du Christ, c'est sans doute pour cette raison que la justice de Dieu suspendit un moment l'animosité des Chrétiens contre eux. Quoi qu'il en soit, par un effet de la bonté divine, la mère du prince Émir de Babylone, nommée Marie, princesse très-chrétienne, fit reconstruire, la même année, en pierres polies et carrées, le temple renversé par l'ordre de son fils. On dit aussi que son mari même, le père du prince de Babylone, comme un autre Nicodème, pratiquait en secret la religion chrétienne. Alors on vit encore une foule innombrable de fidèles accourir, comme en triomphe, à Jérusalem, de tous les coins de la terre, et contribuer à l'envi, de leurs ofrandes pour restaurer la maison de Dieu. [3,8] CHAPITRE VIII. Hérésie découverte à Orléans. EN 1017, on découvrit dans la ville d'Orléans une hérésie impudente et grossière qui, après avoir longtemps germé dans l'ombre, avait produit une ample récolte de perdition, et finit par envelopper un grand nombre de fidèles dans son aveuglement. Ce fut, dit-on, une femme venue d'Italie, qui apporta dans les Gaules cette infâme hérésie. Pleine des artifices du démon, elle savait séduire tous les esprits, non seulement ceux des idiots et des simples, mais la plupart même des clercs les plus renommés par leur savoir n'étaient pas à l'épreuve de ses séductions. Elle vint à Orléans, et le court séjour qu'elle y voulut faire lui surfit pour infecter plusieurs Chrétiens de sa doctrine empoisonnée. Bientôt ses prosélytes firent tous leurs efforts pour propager cette semence du mal. Il faut même l'avouer, ô douleur! les hommes les plus distingués du clergé de la ville, également fameux par leur naissance et leur science, Héribert et Lisoie, furent les deux chefs de cette hérésie criminelle. Cependant, tant qu'ils surent tenir leur opinion secrète, ils jouirent de toute l'amitié du roi et des grands du palais. Ils trouvèrent ainsi plus de facilité à surprendre les cœurs qui n'étaient pas enflammés d'une foi assez vive. Ils ne se bornèrent pas à corrompre la ville, ils essayèrent encore de faire circuler dans les villes voisines le poison de leur doctrine. Ils voulurent même communiquer leur folie à un prêtre de Rouen, d'un esprit solide. Ils lui envoyèrent quelques-uns de leurs complices, chargés de lui expliquer tous les secrets de leurs dogmes pervers, et de l'initier à leurs mystères, Ils lui annonçaient en même temps que leur opinion allait être bientôt embrassée par tout le peuple. Le prêtre, instruit de leurs vues, courut communiquer ses inquiétudes au pieux Richard, comte de Rouen, et lui développa tout le plan du complot dont il était informé. Ce comte, de son côté, envoya en toute hâte vers le roi, et lui dévoila la contagion secrète qui menaçait d'infecter dans son royaume toutes les brebis du Christ. Le roi Robert, à cette triste nouvelle, conçut une profonde affliction, car c'était un prince sage et un Chrétien fidèle; et il craignait tout ensemble la ruine de sa patrie et la perte des ames. Il se rendit donc promptement à Orléans; et, après y avoir convoqué des évêques, des abbés et des laïques religieux, il fit commencer vivement les poursuites contre les auteurs de cette doctrine perverse, et contre les adeptes qu'elle avait déjà séduits. On fit donc des recherches exactes sur l'opinion personnelle de chaque clerc, on s'assura de sa croyance entière aux vérités transmises par la doctrine des apôtres, que la foi catholique conserve et enseigne dans toute leur pureté; et c'est alors que Lisoie et Héribert trahirent leurs sentimens secrets en reconnaissant qu'ils ne professaient pas les mêmes principes. Plusieurs autres, après eux, déclarèrent qu'ils partageaient leur doctrine, et qu'ils voulaient partager aussi leur sort. Cette découverte affligea vivement le roi et les pontifes; ils firent subir aux accusés un interrogatoire secret, par égard pour la probité et l'innocence de mœurs dont ils avaient toujours donné l'exemple jusqu'alors, car Lisoie, l'un d'eux, était le plus estimé des clercs du monastère de Sainte-Croix; et l'autre, Héribert, était attaché à l'église de Saint-Pierre, surnommée l'Abbaye des Pucelles, en qualité de chef et de directeur de l'école. Quand on leur demanda où ils avaient puisé leur erreur, et depuis quand ils la pratiquaient, ils répondirent: «Il y a bien long-temps que nous avons embrassé cette doctrine, qui vous est restée inconnue jusqu'aujourd'hui. Nous nous attendions toujours à vous la voir professer aussi comme tous les autres, de quelque rang, de quelque ordre que ce fût; nous en conservons même encore l'espérance.» Puis ils se mirent aussitôt à développer l'hérésie la plus vieille, comme aussi la plus sotte et la plus misérable, qui pourtant les avait fait succomber, quoique toutes les conséquences qui se déduisaient de leur système reposassent sur des bases d'autant moins raisonnables qu'elles étaient mille fois plus contraires à la vérité. Ils disaient, par exemple, qu'il fallait regarder comme des rêves délirants tout ce que l'ancien et le nouveau canon nous enseignent de la Trinité des personnes dans l'unité de Dieu, de cette vérité fondée sur les signes et les prodiges les moins équivoques, sur les témoignages les plus anciens, sur les autorités les plus saintes. Ils assuraient que le ciel et la terre avaient toujours existé tels que nous les voyons, sans créateur. Enfin, après avoir hurlé comme des chiens, et exhalé dans leur folie les horreurs accumulées de toutes les hérésies, ils finirent par professer aussi l'hérésie d'Épicure, en ce qu'ils prétendaient avec lui que les excès et les crimes n'avaient à craindre ni punition ni vengeance, et que toutes les œuvres de piété ou de justice, par lesquelles les Chrétiens croyaient mériter les récompenses éternelles, n'étaient que peine inutile. Telles furent en partie les impostures grossières qu'ils ne rougirent pas d'avancer; et il y avait là beaucoup de fidèles tout prêts à rendre témoignage à la vérité, à réfuter leurs erreurs, et à les convaincre de leur aveuglement, si toutefois ils avaient voulu seulement ouvrir leurs yeux à la lumière et leur ame au salut.» Nous aussi, nous nous sommes proposé de répondre en quelques mots à leurs fausses doctrines, autant que nous le permettra la faiblesse de nos moyens. Mais avant tout, nous rappellerons à tous les fidèles cette parole prophétique de l'Apôtre, qui doit porter la paix dans leurs ames, lorsqu'il prévoyait dans sa pensée ces séductions à venir. Il disait: Il faut qu'il y ait des hérésies pour éprouver la foi des cœurs. Rien ne prouve plus sûrement l'absurdité des ces hérétiques, rien ne peut mieux les convaincre d'ignorance et de folie, que cette audace avec laquelle ils nient que toutes les créatures aient un créateur, enfin qu'il y ait un Dieu. En effet, quand nous voyons des êtres, de quelque volume, de quelque grandeur qu'ils soient, reconnaître encore au dessus d'eux quelque chose qui les surpasse en grandeur et en volume, c'est une vérité évidente pour nous que c'est du plus grand d'entre eux que procèdent tous les autres. Ce raisonnement est également applicable aux choses corporelles et incorporelles. Les êtres matériels ou immatériels, quels que soient leurs accidents, leur mouvement, leur succession diverse, n'en ont pas moins été conçus tous dans la pensée de l'immuable souverain des choses, et retourneront tous aussi retrouver dans son sein leur fin et leur repos. Car, puisque l'auteur de toute créature est par lui-même immuable, et qu'il est aussi par essence le Dieu de bonté et de vérité, le maître tout-puissant qui distribue et assigne avec un ordre admirable à chaque nature ses propriétés et ses lois, les êtres ne sauraient chercher loin de lui un repos qu'ils ne pourront trouver qu'en retournant vers leur origine. Il n'est pas moins manifeste que, dans tout l'univers, le Créateur n'a jamais laissé détruire que les créatures rebelles qui ont violé les lois de la nature qu'il leur avait imposées: car les créatures ne reposent jamais sur des fondements plus sûrs et plus durables que lorsqu'elles savent se contenir fermement dans les limites que leur assigne leur nature. Ainsi donc toutes celles qui suivent avec une constance immuable l'impulsion de la main divine, rendent témoignage à la gloire de leur auteur par leur obéissance; mais les créatures téméraires qui s'écartent du chemin qu'il leur avait tracé, tombent de là dans l'abîme, et deviennent pour les autres plus fidèles une nouvelle leçon. Au milieu de la chaîne des êtres, est placé l'homme, au dessus de tous les autres animaux, au dessous des esprits célestes. Créature flottante entre le ciel et la terre, il peut à son choix s'élever vers l'un, ou s'abaisser vers l'autre; et plus il imite la nature des esprits supérieurs, plus il acquiert d'avantages sur les choses d'en bas. L'homme seul a obtenu le privilége de pouvoir se rendre plus heureux que tous les autres animaux. Mais s'il ne sait point user de ses droits, il peut en devenir aussi le plus misérable. La bonté du Tout-Puissant ayant donc prévu dès le principe ces dangers de notre nature, et craignant que l'homme, au lieu de prendre son essor vers le ciel, ne retombât souvent dans la région inférieure, a fait éclater de temps en temps des prodiges pour avertir son imprévoyance, et relever son abaissement. Nous trouvons la confirmation et la preuve de ces vérités dans chaque livre, dans chaque page des divines Écritures. Composées sous l'inspiration du Tout-Puissant, dont elles portent partout l'empreinte, elles élèvent l'esprit et l'intelligence de l'homme qui les approfondit à la connaissance et à la vénération de son auteur. Ce précieux dépôt remis en nos mains, en nous enseignant quel est notre rang dans la nature, au dessus ou au dessous des autres êtres, nous remplit d'un desir que rien ne peut satisfaire. Plus notre ame brûle d'amour pour les biens qui lui manquent, plus elle conçoit de dégoût pour ceux dont elle peut jouir sur la terre; plus cet amour la rapproche de l'objet continuel de ses desirs, plus elle gagne de bonté et de charmes. Enfin, en devenant meilleure, elle en devient aussi plus semblable à Dieu, auteur de toute bonté. C'est ce qui doit nous faire comprendre plus aisément encore que tout homme dont le cœur est resté fermé à cet amour, à ces desirs salutaires, sera plus pervers et plus misérable que la brute elle-même. En effet, comme il est le seul de tous les animaux qui puisse obtenir une éternelle béatitude, il est aussi le seul auquel une vengeance éternelle fasse expier ses erreurs et ses crimes. Celui donc qui aspire dans son cœur à la connaissance du Créateur devra commencer par observer quels sont les moyens de supériorité qui lui ont été accordés. Et nous devons croire, sur la foi d'une autorité respectable, que si l'homme a quelque ressemblance avec le Créateur, quelque avantage sur les autres animaux, c'est surtout par le don, par la force de la raison. Mais, de même que la raison n'a pas de plus sûre sauve-garde que la modération et l'amour du Créateur, c'est-à-dire une humilité sincère et une charité parfaite, elle n'a pas non plus d'ennemis plus funestes que la concupiscence et la fureur. C'est en cédant à ces vices que l'homme devient semblable aux bêtes; c'est en pratiquant ces vertus, qu'il rappelle la ressemblance et l'image du Créateur. En effet, l'humilité lui sert à comprendre ce qu'il est, et l'amour du Créateur lui enseigne ce qu'il doit être, en le rendant semblable à la bonté divine. Quand nous adressons à Dieu des prières, et que nous lui consacrons des offrandes, c'est pour obtenir de sa bonté qu'il veuille bien nous conserver l'usage absolu de notre raison, ou même la redresser, quand elle est étroite ou dépravée. Quand on chante ses louanges, quand on bénit son nom, c'est pour lui rendre témoignage auprès des hommes d'un esprit sain et d'une raison solide; et plus nous aurons le bonheur d'avancer dans la connaissance du Créateur, plus nous sentirons que cette connaissance salutaire nous élève et nous rend meilleurs. Et jamais un homme ne pourra blasphémer le Créateur dans ses œuvres, quand un des bienfaits du Créateur même sera de l'avoir rendu meilleur, en l'admettant à le connaître. Ainsi il est manifeste que tout blasphémateur de ses œuvres est en même temps étranger à la connaissance de sa divinité, d'où l'on peut tirer cette autre conséquence certaine que, si la connaissance du Créateur conduit l'homme au souverain bien, l'ignorance de son auteur le plonge au contraire dans un abîme de maux, car les ingrats qui, dans leur folie, ont méconnu ses bienfaits et se sont joués dans leur incrédulité des œuvres de sa miséricorde, se sont ravalés au dessous des bêtes qui du moins ont toujours été condamnées à vivre dans les ténèbres épaisses de leur aveuglement; et la plupart, s'égarant sur les pas du péché, se sont fait de la voie du salut une voie de perdition, qui les a conduits à une damnation éternelle. Cette vérité brille de tout son éclat dans la grâce ineffable que le Père tout-puissant a envoyée aux hommes sur la terre, par l'entremise de Jésus-Christ, son fils, qui partage éternellement avec lui sa majesté et sa divinité. Jésus-Christ, en effet, qui est avec son Père la source de toute vie, de toute vérité, de toute bonté, n'est-il pas venu justifier à ses fidèles serviteurs le témoignage prophétique que les saintes Écritures avaient rendu de lui, témoignage mystérieux, et depuis tant de siècles toujours enveloppé d'énigmes obscures? Ses paroles de vérité, les prodiges qu'il a fait éclater, tout a révélé aux hommes que le Christ, son Père, et leur Esprit, composant trois personnes bien distinctes, ne forment qu'un même Dieu; que c'est un concours de pouvoir, de volonté et d'exécution, ou de bonté éternelle, confondus tous ensemble dans une essence commune; que c'est par lui, en lui, pour lui qu'existe tout ce qui a l'être; que c'est un assemblage complet qui subsiste toujours égal; qu'il était le principe des choses, avant la naissance même des temps; que sa plénitude embrasse tout, et qu'il est la fin de tout. Mais quand le Tout-Puissant eut empreint de son image la créature qu'il avait placée au milieu des êtres, je veux dire l'homme, quand il l'eut abandonné à son libre arbitre, et qu'il eut soumis tous les biens du monde à sa puissance, l'homme alors, infidèle aux lois qui devaient régir sa nature, se créa dans sa pensée une destination plus haute, ou une place différente de celles que lui avait assignées la volonté divine; et bientôt sa misère égala sa présomption. Ce fut donc pour le régénérer que le Créateur envoya au monde le fils de sa divinité, revêtu de son image terrestre. Autant cette transformation divine était salutaire et honorable pour l'humanité, autant elle pouvait paraître mystérieuse et surprenante; et la plupart des hommes ne purent, ou plutôt ne voulurent pas croire et adorer le Christ, quand cela seul pouvait suffire à leur salut. Ils préférèrent sacrifier encore à leurs erreurs, et se montrèrent d'autant plus rebelles à la vérité, qu'ils la méconnaissaient davantage. C'est là la source incontestable de toutes les hérésies, de toutes les sectes, de toutes les erreurs qui ont infecté l'univers, et dont les partisans devront souhaiter de n'avoir jamais vu la lumière, s'ils ne sont ramenés par la pénitence aux pieds de Jésus-Christ. Mais les Chrétiens que leur foi vive, leur amour et leur zèle ont toujours contenus dans son obéissance, en sont d'autant meilleurs qu'ils se sont plus étroitement attachés à lui, qui est le principe et la perfection de tout bien. C'est dans ce nombre que se trouve comprise la sainte troupe des bienheureux dont la mémoire respectable est l'ornement de tous les âges et de tous les siècles, et qui ont obtenu le bonheur d'être et de vivre toujours heureux avec le souverain Créateur, et de jouir éternellement de sa présence et de sa vue. Nous nous flattons d'avoir ainsi répondu victorieusement en peu de paroles, comme nous l'avions promis, aux folles doctrines de ces damnés hérétiques. Au reste, après avoir épuisé tous les moyens de persuasion pour les engager à abjurer leur erreur coupable, à embrasser la religion véritable, et à reconnaître la foi universelle, quand on vit qu'ils s'opiniâtraient à refuser constamment de le faire, on leur déclara que, s'ils ne retournaient promptement à la foi qu'ils avaient trahie, ils allaient être livrés aux flammes par l'ordre du roi, et par le consentement unanime du peuple. Ces insensés, aveuglés par une confiance téméraire, poussèrent la jactance jusqu'à dire qu'ils ne craignaient rien, et qu'ils sortiraient du feu sans éprouver aucun mal. Bien mieux, ils ne répondaient que par des railleries insultantes aux bons conseils qu'on leur donnait. Le roi et tous les assistants voyant donc que désormais la folie de ces misérables était sans remède, firent allumer non loin de la ville un grand feu, espérant qu'à cette vue la crainte triompherait peut-être de leur endurcissement. Mais quand il fallut les mener au supplice, poussés par une incroyable démence, ils s'écrièrent que c'était ce qu'ils demandaient, et se présentèrent d'eux-mêmes à ceux qui étaient chargés de les traîner au bûcher. Enfin, on en jeta treize dans le feu; et quand ils commencèrent à sentir vivement les atteintes, ils se mirent à crier à haute voix du milieu des flammes que c'étaient les artifices du démon qui leur avaient suggéré des sentiments si coupables, et que, pour avoir blasphémé Dieu, le souverain Seigneur de toutes choses, ils étaient dévoués à une vengeance éternelle qui commençait dès cette vie. En entendant ces cris, quelques spectateurs, émus de pitié, s'approchèrent du bûcher pour en arracher ces malheureux, quand il ne leur serait resté qu'un souffle de vie. Mais leurs tentatives furent vaines; déjà la flamme vengeresse les avait dévorés et réduits en cendres. Tous ceux que l'on put convaincre ensuite de partager leur perversité subirent la même peine; et le culte vénérable de la foi catholique, après ce nouveau triomphe sur la folle présomption et sur la méchanceté de ses ennemis, n'en brilla qu'avec plus d'éclat par toute la terre. [3,9] CHAPITRE IX. Des fils du roi. LE roi Robert eut quatre fils de Constance, sa femme; et voulant s'assurer un successeur au trône, il choisit pour régner après lui Hugues, son fils aîné, encore dans l'enfance, mais déjà connu par son heureux naturel. Avant de le faire sacrer, il consulta les grands les mieux avisés du royaume, et voici quelle fut leur réponse: «Laissez, prince, laissez croître cet enfant jusqu'à ce qu'il soit devenu homme, et ne vous pressez pas, comme on le fit autrefois pour vous, de l'accabler, dans un âge si faible, sous le poids d'une telle couronne.» Hugues avait alors près de dix ans. Le roi ne se rendit pas à leurs conseils, il préféra suivre ceux de la reine, qui s'accordaient avec ses propres desirs; et ayant réuni les grands à Compiègne, il fit placer, selon l'usage, la couronne sur la tête de son fils par la main des évêques. Le jeune prince croissait; et voyant qu'il ne pouvait retirer d'autres droits, d'autres revenus du royaume dont il était couronné roi que les frais de sa table et son entretien, il commença à s'en affliger dans son cœur, et à faire des représentations à son père, pour en obtenir quelque apanage. Quand sa mère le sut, comme elle était très-avare, et qu'elle avait un empire absolu sur son mari, non seulement elle fit tout pour empêcher l'effet de la demande du jeune prince, mais elle l'accabla même d'outrages et de mauvaises paroles; et comme l'a dit quelqu'un: Je connais bien l'esprit des femmes: voulez-vous? elles ne veulent pas; ne veuillez pas, elles voudront à l'instant. La reine, en effet, dans la crainte que cet enfant ne fût pas revêtu de la majesté du trône, si quelque accident venait à surprendre son mari, s'était déclarée seule, contre l'avis de tous, pour faire sacrer son fils; et plus tard, elle n'oublia rien pour le traiter comme un étranger, comme un ennemi, l'insultant également par ses paroles et par ses actions. Hugues, voyant qu'il ne pouvait supporter plus long-temps avec patience de semblables affronts, se joignit à quelques jeunes gens de son âge, et commença à ravager et à piller avec eux les possessions de ses parents. Cependant il ne tarda pas, grâces à Dieu, à rentrer en lui-même; il revint près d'eux, et regagna leur bienveillance par l'humble satisfaction qu'il leur donna de ses torts. Enfin ils lui abandonnèrent, comme cet excellent fils devait y prétendre, tout pouvoir et toute autorité dans le royaume. Mais tous nos discours ne pourraient exprimer la grandeur qu'il acquit depuis. Quel est le pinceau digne de retracer ce prince plein d'humilité et de douceur dans ses paroles, plus docile à son père et à sa mère que leurs propres esclaves; ce bienfaiteur généreux des pauvres, ce consolateur des clercs et des moines, cet interprète fidèle et zélé de toutes les réclamations adressées à son père, cet ami de tous les gens de bien, meilleur qu'eux tous? Sa réputation, répandue par toutes les provinces, faisait desirer à beaucoup de peuples, et surtout aux Italiens, qu'il voulût leur commander et monter sur le trône. On lui donnait partout le nom de Hugues le Grand, qu'avait porté son aïeul. Au moment où l'on admirait dans ce prince incomparable l'heureuse union de la beauté de l'ame et de celle du corps, tout-à-coup, en punition des fautes de nos pères, la mort jalouse vint l'enlever à l'amour du monde. Il n'est pas de paroles capables d'exprimer quel fut alors le deuil général. Je fis moi-même, à la demande des frères, les iambes suivans sur sa mort: Psalmiste, ne sois pas insensible à la tristesse du monde; Que tes gémissements répondent à notre douleur profonde. Et vous, laissez un libre cours à vos larmes, à vos sanglots. La mort vient de nous ravir un prince, l'honneur de l'humanité. Le monde l'admirait dans la fleur de ses jeunes années. Hugues comptait à peine vingt-huit hivers Et déjà il était la lumière des nations, et le plus grand des rois, Quand une mort jalouse est venue l'arracher à l'amour des hommes. Notre siècle chercherait en vain sur les trônes des peuples, Ou même dans les honneurs de l'Empire, un prince si distingué, Triomphant comme lui dans les combats avec une gloire éclatante, Ou robuste et vigoureux comme lui. Il faisait toute la force, toute la joie des Français, Et la Gaule toute entière lui devait le bonheur et la paix. L’Italie implorait à genoux la grâce de voir Ce nouveau Cesar lui dicter des lois en souverain. Mais hélas! ô le plus beau des princes, Hélas! notre âge ne méritait pas une telle félicité. Un déluge de maux nous inonde, Et l'appui des gens de bien se brise. Tu fais aujourd'hui la douleur de ta mère, le désespoir de ton père, Et laisses à tes frères de cruels souvenirs. Une tristesse sombre régne dans tous les palais, Et le deuil chez les peuples les plus éloignés: Déjà la Vierge sur les pas du Lion atteignait le soleil, Quand une pâleur mortelle décolora tes membres. Dix jours se passent, suivis de sept autres journées, Et la renommée porte aux oreilles de ton père la nouvelle de ta mort. Grand Dieu, souverain arbitre du monde, Il ne vous reste plus qu'à choisir aux Français un roi qui sache veiller à leur sûreté, Et qui puisse repousser les attaques de ses fiers ennemis. Veuillez aussi accorder au prince que nous pleurons un repos éternel. Il fut enseveli à Compiègne, dans la même église où il avait été couronné, celle de Saint-Corneille, martyr. Après sa mort, le roi Robert commença à s'occuper de choisir, parmi les fils qui lui restaient, le plus digne de régner après lui. Il avait déjà nommé duc de Bourgogne Henri, frère puîné de Hugues, et il résolut de l'élever au trône, à la place du jeune prince défunt. Mais la reine, toujours tourmentée par cet esprit de contradiction naturel aux femmes, fut encore ici d'un sentiment contraire à celui de son époux et des autres partisans de Henri. Elle prétendait que le troisième, nommé Robert, comme son père, était plus capable de prendre les rênes du gouvernement. C'est ainsi qu'elle jeta des semences de discorde entre les deux princes. Enfin le roi ayant réuni dans la métropole de Rheims les grands du royaume, assura la couronne à Henri. Quelque temps après, les deux frères, ayant contracté une amitié plus étroite, réunis surtout par leur haine contre la violence de leur mère, s'emparèrent de concert des bourgs et des châteaux de leur père, et se mirent à piller tout ce qu'ils pouvaient de ses biens. Celui que Robert avait fait sacrer roi lui enleva le château de Dreux. L'autre prit, en Bourgogne, Beaune et Avalon. Leur père en conçut une affliction profonde; il leva une armée et pénétra en Bourgogne, et là commença une guerre plus que civile. Ce fut alors qu'il consulta à Dijon le vénérable Guillaume, sur ce qu'il devait faire; et même, comme c'était un prince d'une grande douceur et d'une admirable piété, il supplia le bon père de le recommander à Dieu, ainsi que ses enfants, dans ses prières. Voici quelle fut la réponse du prélat: «Prince, vous devez vous rappeler tous les affronts, toutes les injures que vous avez faits à votre père et à votre mère. Eh bien! Dieu, ce juge équitable, permet que vos enfants vous rendent aujourd'hui le mal que vous avez fait vous-même à vos parents.» Le roi entendit ces paroles avec résignation. Il reconnut ensuite ses fautes, et s'écria qu'en effet il était bien coupable. Enfin, après des siéges et des ravages dans l'une et l'autre province, la paix et la tranquillité furent un moment rétablies. L'année suivante, au mois de juillet, le roi Robert finit ses jours au château de Melun. Son corps fut transféré à l'église de Saint-Denis, martyr, et y fut enseveli. Après sa mort, la discorde reparut plus cruelle que jamais, entre la reine et ses fils. Le souvenir de leurs anciennes querelles envenimait encore leur haine invétérée. Ils exercèrent long-temps des ravages sur leurs domaines respectifs. Mais enfin Foulques d'Angers, leur parent, reprocha à leur mère la fureur brutale avec laquelle elle poursuivait ses enfants, et la réconcilia avec ses deux fils. Constance, un an après la mort de son mari, mourut à son tour dans le même mois et dans le même château que lui. Elle fut aussi transférée dans la basilique de Saint-Denis, où elle est ensevelie près du roi. Henri s'étant donc mis en possession des États de son père, établit duc de Bourgogne son frère Robert. Pendant qu'il mettait à profit les ressources de son esprit actif et sa rare activité pour surveiller et pour défendre les intérêts de son royaume, Leutéric, archevêque de Sens, vint à mourir. Henri voulut faire consacrer et nommer à sa place un des nobles de sa famille; mais Eudes, qui possédait de grandes richesses, quoiqu'il n'eût pas celles de la foi, avait déjà fait choix d'un successeur à Leutéric, pour frusfrer encore le roi de ce dernier droit. Comme il avait enlevé déjà beaucoup de choses à Robert par la force et la ruse, il voulait employer les mêmes moyens pour réussir de même à dépouiller les fils de ce prince. En effet, il avait commencé par soustraire à l'autorité du roi défunt les villes de Troyes et de Meaux, avec une infinité de châteaux. Après sa mort, il avait enlevé aussi la ville de Sens à la reine et à ses fils, et cet infâme usurpateur venait même de fortifier cette ville, pour la défendre contre eux. Henri lui fit donc la guerre, et la pressa avec tant d'ardeur et de vivacité, qu'enfin il l'obligea de fléchir devant lui le genou, et d'obéir humblement à son autorité. Cet Eudes avait pour mère la fille de Conrad, roi des Austrasiens. Mais du côté des aïeux de son père, son origine était assez obscure39. Comme le roi Rodolphe, son oncle, n'avait pas d'enfant pour hériter du trône après lui, Eudes prétendit lui enlever pendant sa vie même les rênes du gouvernement par la force, au lieu de chercher à les obtenir de son amour. Il prodigua les présents aux grands du pays pour s'assurer leur consentement; mais tout fut inutile; car c'est le Très-Haut qui a la domination sur les royaumes des hommes, et qui les donne à qui il lui plaît; et comme nous l'apprend un prophète, il est l'ami de l'homme selon sa foi; en effet, la nation ne tint aucun compte de ses prétentions au trône, et ses titres de parenté ne lui servirent point. L'empereur Henri, neveu du roi Rodolphe, eut donc pour successeur, après sa mort, Conrad, dont nous allons parler plus bas, et qui avait épousé une nièce de Rodolphe. Ce fut surtout ce dernier titre qu'il opposa constamment à toutes les prétentions d'Eudes. Au milieu de leurs sanglantes querelles, ils dévastèrent tour à tour l'une et l'autre province. Enfin Dieu trouva que le mal avait comblé la mesure. Eudes, ayant levé de tous côtés une nombreuse armée, s'avança dans le pays de Toul, qu'il avait déjà souvent ravagé, prit d'assaut le château de Bar, et porta la terreur et la désolation dans toute la province. Il laissa dans le fort près de cinq cents soldats, auxquels il en confia la garde, et se prépara à repasser au plus tôt dans son pays, agité de mille soins divers. Des députés d'Italie l'attendaient sur son passage pour lui offrir, au nom de l'Italie toute entière, les arrhes de la royauté. C'est ainsi qu'ils s'exprimèrent. Les Milanais, en effet, méprisant Conrad, leur souverain, avaient formé contre lui une ligue où ils avaient fait entrer tous les mécontents qu'ils avaient pu trouver dans les villes voisines. Ils pensèrent qu'Eudes pourrait d'abord conquérir le royaume d'Austrasie, puis passer dans leur ville pour en recevoir aussi le gouvernement. Mais, comme l'a dit le chantre du Dieu fort, du Dieu des combats, tu les as terrassés au milieu de leur triomphe. Eudes en fit bientôt l'épreuve; car tout-à-coup Goscilon, duc de la première Rhœtie, en deçà du Rhin, fondit sur lui avec une nombreuse armée, et mit en déroute toutes les troupes d'Eudes, après un grand carnage de part et d'autre. Enfin Eudes lui-même y périt misérablement. Roger, évêque de Châlons, accompagné du vénérable abbé Richard, emporta du champ de bataille son corps mutilé, et le rendit à sa femme. L'opinion même la plus accréditée, c'est que toutes les recherches pour retrouver son corps au milieu des morts étant inutiles, sa femme vint elle-même et le reconnut à un signe naturel; c'était une verrue qu'il avait entre les parties génitales et l'anus. Après avoir ainsi retrouvé son mari, elle le fit transférer à Tours, où il fut enseveli à côté de son père, dans le chapitre du grand couvent de Saint-Martin. Telle fut la fin de ce seigneur. Si nous avons donné ces détails, c'est pour montrer avec quelle fidélité le juste Créateur du monde accomplit la menace qu'il fit autrefois à Moïse, l'interprète de ses lois, quand il lui dit: Je suis le Seigneur qui punit les fautes des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération. Eudes ni, dont nous venons de parler, était petit-fils de Thibaut, comte de Chartres, surnommé le Tricheur. Celui-ci, de concert avec Arnoul, comte de Flandre, envoya des députés à Guillaume, duc de Rouen, lui demander une entrevue amicale pour traiter de la paix, prétextant de son côté qu'il avait à lui dire des choses importantes de la part du roi des Français, Hugues le Grand, fils du roi Robert, tué à Soissons par Othon, d'abord duc des Saxons, puis empereur des Romains. Guillaume, prince dont la candeur égalait la puissance, passa la Seine dans une barque pour se trouver promptement au lieu du rendez-vous. Là, réunis ensemble, ils se jetèrent dans les bras les uns des autres; Guillaume, avec une cordialité sincère, et les deux comtes, avec l'espoir de mieux tromper leur ennemi. Leur conférence eut toutes les apparences d'une paix et d'une amitié véritables. Enfin, après cet accueil perfide, il fallut se séparer. Déjà Guillaume était loin, quand Thibaut le rappela pour lui confier, disait-il, des secrets plus importants, ou pour l'embrasser plus tendrement encore avant de prendre congé l'un de l'autre. Le duc de Rouen, s'appuyant sur une rame, saute sur le rivage, en défendant aux personnes de sa suite de débarquer pour l'accompagner. Thibaut s'approche alors comme pour lui parler, mais en même temps il tire de dessous son manteau une épée qu'il y tenait cachée dans ce dessein, et d'un seul coup abat la tête du prince. Les officiers de Guillaume, à cette vue, s'enfuient à force de rames, et vont annoncer cette catastrophe aux Rouennais. Guillaume avait un fils naturel nommé Richard. Quoique bien jeune encore, il fut choisi pour remplacer son père. Thibaut, après l'heureux succès de son crime, courut en toute hâte vers Héribert, comte de Troyes, pour lui demander sa sœur en mariage. C'était la veuve même du duc qu'il venait d'assassiner. Héribert aussitôt donna parole au comte. Il fit venir sa sœur auprès de lui comme pour la consoler de la perte qu'elle avait faite, et la livra à Thibaut, pour consommer cette horrible union. Cette femme n'avait pas eu d'enfants de son premier mari. Elle eut du second, Eudes, père de celui dont nous venons de rapporter la fin malheureuse. Nous croyons utile aussi de rappeler à la fin de ce troisième livre quelle fut la vengeance que le Seigneur, auteur de tout bien, imagina pour faire expier alors au genre humain son insolence et ses crimes. Vers l'an 1000 de l'Incarnation, quand le roi Robert eut épousé Constance, princesse d'Aquitaine, la faveur de la reine ouvrit l'entrée de la France et de la Bourgogne aux naturels de l'Auvergne et de l'Aquitaine. Ces hommes vains et légers étaient aussi affectés dans leurs mœurs que dans leur costume. Leurs armes et les harnais de leurs chevaux étaient également négligés. Leurs cheveux ne descendaient qu'à mi-tête: ils se rasaient la barbe comme des histrions, portaient des bottes et des chaussures indécentes; enfin il n'en fallait attendre ni foi ni sûreté dans les alliances. Hélas! cette nation des Francs, autrefois la plus honnête, et les peuples mêmes de la Bourgogne, suivirent avidement ces exemples criminels, et bientôt ils ne retracèrent que trop fidèlement toute la perversité et l'infamie de leurs modèles. Si quelque religieux, si quelque homme craignant Dieu venait à blâmer une telle conduite, on traitait son zèle de folie. Cependant le père Guillaume, dont nous avons déjà parlé, homme d'une foi incorruptible, et d'une rare fermeté, bannissant un vain respect humain, et s'abandonnant à l'inspiration de l'Esprit-Saint, reprocha vivement au roi et à la reine de tolérer toutes ces indignités dans leur royaume, si longtemps renommé entre tous les autres par son attachement à l'honneur et à la religion. Il adressa de même aux seigneurs d'un rang ou d'un ordre inférieurs des remontrances si sévères et si menaçantes, que la plupart d'entre eux, dociles à ses conseils, renoncèrent à leurs modes frivoles pour retourner aux anciens usages. Le saint abbé croyait reconnaître dans toutes ces innovations le doigt de Satan, et il assurait qu'un homme qui quitterait la terre sans avoir dépouillé cette livrée du démon, ne pourrait guère se débarrasser ensuite de ses piéges. Cependant ces usages nouveaux prévalurent chez quelques autres, et c'est contre eux que j'avais dirigé quelques vers héroïques que je rapporte ici: Mille ans après que la Vierge a donné le Seigneur au monde, Les hommes se précipitent dans les plus funestes erreurs. Cédant à l'aurait de la variété, Nous prétendons régler nos mœurs sur la mode nouvelle, Et cet amour imprudent de la nouveauté nous entraîne au milieu des dangers. Les siécles passés ne sont plus qu'un objet de risée pour le nôtre. Un mélange de frivolité et d'infamie vient corrompre nos coutumes; Désormais les esprits ont perdu tous les goûts sérieux, et jusqu'à la honte du vice. L'honneur et la justice, la règle des gens de bien, ne sont plus d'aucun prix. La mode du jour sert à former des tyrans contrefaits, Avec des vêtements écourtés et une foi équivoque dans les traités. La république dégénérée voit en gémissant ces usages efféminés. La fraude, la violence, tous les crimes se disputent l'univers. Les saints ne reçoivent plus d'hommages, la religion n'est plus révérée. Ici les ravages du glaive, là ceux de la famine et de la peste Ne peuvent corriger les erreurs des hommes ni lasser leur impiété; Et si la bonté du Tout-Puissant ne suspendait sa juste colère, L'enfer les eût déjà tous dévorés dans ses abîmes sans fond. Telle est la puissance de cette malheureuse habitude du péché, Plus on commet de fautes, moins on craint d'en commettre encore. Moins on fut coupable, plus on redoute de le devenir.