[3,0] CHANT III - Achille. Lorsque parut la lumière de la resplendissante Aurore, aussitôt les Pyliens aux lances terribles portèrent près des navires le cadavre d'Antiloque ; ils pleuraient amèrement leur chef, et ils ensevelirent son corps sur le rivage de l'Hellespont, le coeur plein de tristesse. Les fils d'Argos eux aussi soupiraient profondément, et tous prenaient part à ce deuil cruel, pour faire honneur à Nestor ; mais le vieillard demeurait ferme. Car un homme sage et prudent soutient avec courage le poids de la douleur et ne se laisse pas abattre par les regrets. Mais le fils de Pélée, irrité de la mort d'Antiloque, se préparait avec rage à la guerre contre les Troyens, tandis que ceux-ci, malgré la crainte que leur inspirait sa bravoure, sortaient avec courage de leurs murailles ; les Parques avaient mis en eux cette ardeur, et beaucoup d'entre eux allaient descendre dans la demeure de Pluton, voyage sans retour ! Achille aussi, Achille, dont la main devait les immoler, allait périr sous les murs de Priam. Les deux armées s'élançaient donc, d'un côté les peuples nombreux de la Troade, de l'autre les belliqueux Argiens, et tous étaient pleins du délire de la guerre. (21) Parmi eux le fils de Pélée marchait, renversant une foule d'ennemis ; la terre féconde s'humectait de sang, et les eaux du Xanthe et du Simoïs étaient embarrassées de cadavres. Et lui, poursuivant les Troyens, semait le carnage jusqu'au pied de la ville, car la crainte avait saisi les peuples. Et peut-être il les aurait immolés tous, peut-être il aurait jeté à terre les portes en les arrachant de leurs gonds ou en brisant les verrous sous l'effort de son bras ; peut-être il aurait ouvert aux Danaens un accès dans la ville et aurait pris d'assaut l'opulente cité, si Phébus, violemment irrité en voyant couchés dans la plaine tant de héros inanimés, n'eût déchaîné contre lui sa colère implacable. Aussitôt il descendit du ciel comme une bête fauve, portant son carquois sur ses épaules et ses flèches, dont nul ne guérit ; il s'arrêta en face du petit-fils d'Eacos, et à son côté résonnaient horriblement ses armes ; de ses yeux jaillissait une flamme ardente ; sous ses pieds s'ébranlait la terre. Le dieu puissant poussa un cri terrible ; il voulait arrêter Achille, l'éloigner des combats en le frappant de crainte et sauver les Troyens de la mort. (40) «Eloigne-toi, fils de Pélée, épargne les Troyens ; il ne convient pas que tu infliges la mort cruelle à tant d'ennemis ; sinon un dieu de l'Olympe te fera périr». Il parla ainsi ; mais le héros, à la voix immortelle du dieu, ne sentit point la peur ; déjà les Parques cruelles l'entouraient. Il brava donc le dieu et lui dit en face : (46) «Phébus, pourquoi prendre la défense des Troyens et m'obliger à te combattre ? Déjà autrefois tu m'as écarté de la mêlée, tu m'as trompé pour soustraire au trépas [3,50] ce vaillant Hector, l'orgueil des Troyens. Eloigne-toi, retourne au séjour des dieux, sinon je te frapperai, quoique immortel». En parlant ainsi, il laisse le dieu, s'élance contre les Troyens qui fuyaient vers la ville, et les disperse devant lui. Phébus est enflammé de colère, et il s'adresse à lui-même ces paroles : «Ah ! qu'entends-je ? et quelle est sa folie ! Non, le fils de Cronos lui-même, ni aucun autre ne peut le protéger maintenant, puisque son orgueil l'emporte ainsi et qu'il ose affronter les dieux». (60) Il parla ainsi, et se cachant dans un nuage, à l'abri de tous les yeux, il lança une flèche cruelle et blessa le héros au talon ; aussitôt la douleur envahit ses membres, et il tomba, comme une tour que la violence du vent renverse au milieu de ses noirs tourbillons, la terre gémit sous le poids ; ainsi fut précipité le corps si beau du fils d'Eacos ; il jeta les yeux autour de lui et s'écria en poussant des cris de douleur et d'audace : (68) «Qui donc a lancé contre moi dans l'ombre cette flèche fatale ? Qu'il vienne ici près et m'attaque en face, afin que ma lance, faisant jaillir son sang et sortir ses entrailles, le plonge dans l'horrible Adès. Je sais que nul héros sur la terre m'attaquant de front ne peut me vaincre, même s'il porte un coeur intrépide, même s'il a des membres d'airain. Par derrière, il est vrai, les lâches peuvent triompher des braves ; que l'ennemi se montre donc à moi, fût-il un dieu, hostile aux Danaens ! Sans doute c'est Apollon, couvert d'un nuage funeste. Tel est le destin que jadis ma mère m'avait prédit ; c'est lui qui devait me tuer de ses flèches aux portes de Scée ; elle ne s'est pas trompée !» (83) Il dit, et, de sa main redoutable, il arracha de la plaie la flèche fatale ; le sang jaillit, et une douleur mortelle envahit son coeur. Irrité, il lança au loin le trait divin, qui, aussitôt soulevé par le vent rapide, revint en la main d'Apollon, qui retournait dans la demeure sacré de Zeus ; car jamais un trait divin ne se perd après être sorti des mains des immortels. Et le dieu, l'ayant repris, rentra rapidement dans le vaste Olympe, parmi l'assemblée des dieux, qui se pressaient en foule pour contempler les combats des mortels ; car les uns désiraient donner aux Troyens la victoire, les autres favorisaient les Achéens ; et tous, ainsi partagés, regardaient les guerriers tuer et mourir. Mais, dès que la femme de Zeus, la perspicace Héra, eut aperçu Phébus, elle lui adressa aussitôt ces paroles insultantes : «Phébus, pourquoi as-tu en ce jour accompli ce crime ? [3,100] Tu as donc oublié ces noces fameuses de Thétis et du divin Pélée ; toi-même, tu chantais au milieu du festin, le jour où il prit pour femme la nymphe aux pieds d'argent qui laissa pour lui les abîmes profonds de la mer. Aux sons de ta lyre accouraient en troupes serrées les bêtes des bois, les oiseaux rapides, les rochers des montagnes, les fleuves et les arbres des forêts ombragées ; et toi, oubliant tout, tu as accompli cette action cruelle ! tu as fait périr ce guerrier divin que jadis, à notre table, buvant le nectar avec les autres dieux, tu avais souhaité de voir naître pour la joie de Thétis et de Pélée ! Souhait maintenant oublié ! Tu secours les peuples du puissant Laomédon, dont jadis tu paissais les troupeaux et qui simple mortel t'accabla de mauvais traitements, toi, dieu ? Et maintenant, insensé ! tu protèges les Troyens ; tu oublies le passé ! Scélérat ! tu ne comprends donc pas quels hommes sont impies et méritent le châtiment, quels hommes au contraire sont dignes de la faveur des immortels ; Achille nous respectait, et il descendait de nous. Mais je ne pense pas que les Troyens auront moins à craindre, maintenant qu'il est mort ; son fils bientôt viendra de Scyros pour secourir les Argiens dans cette guerre cruelle ; il sera l'égal de son père pour sa vaillance, et il apportera la mort à plus d'un ennemi... Mais, quoi ! tu ne protèges pas les Troyens ; tu étais jaloux de la vaillance d'Achille, le plus illustre de tous les mortels. Misérable ! de quels yeux regarderas-tu désormais Thétis lorsque, parmi les immortels, elle rentrera dans le palais de Zeus ; elle t'aimait autrefois et te regardait comme son fils !» (128) Héra parla ainsi dans sa colère, accablant de reproches le fils du puissant Zeus. Et lui, il ne répondit rien, car il craignait la femme de son invincible père ; il n'osa pas même la regarder en face, mais il se retira à l'écart des dieux éternels, baissant les yeux vers la terre. Et les dieux de l'Olympe qui favorisaient les Danaens étaient irrités contre lui, mais ceux qui souhaitaient la victoire des Troyens le louaient et se réjouissaient au fond de leur coeur, loin des yeux d'Héra ; car tous les habitants du ciel craignaient de braver sa colère. (138) Cependant le fils de Pélée n'avait pas encore perdu son grand coeur, et dans ses membres puissants bouillait encore un sang généreux ; il voulait combattre, et aucun des Troyens n'osait approcher du héros penché sur la terre ; ils se tenaient loin, comme au fond des bois des villageois inquiets en face d'un lion que le chasseur a frappé ; et, quoique sa poitrine soit traversée par l'épieu, il ne perd pas son courage, il roule des yeux farouches et grince terriblement ses mâchoires cruelles : ainsi la colère et la douleur excitaient la vaillance du fils de Pélée ; quoique affaibli par la blessure divine, il se redressa néanmoins et s'élança contre les ennemis, [3,150] brandissant sa grande lance ; et il blessa à la tempe l'illustre Orythaon, fidèle compagnon d'Hector ; son casque n'arrêta pas le fer cruel du héros irrité ; il pénétra à travers le crâne dans les fibres du cerveau et trancha sa vie à peine commencée. Puis Achille vainquit Hipponoos en lui enfonçant sa lance entre les sourcils près de l'oeil, qui, arraché des paupières, tomba sur le sol ; sa vie s'envola chez Adès. Ensuite, traversant les joues d'Alcithoos, il lui trancha la langue, et le guerrier tomba expirant sur la terre ; la pointe du fer sortait par l'oreille. C'est ainsi que le divin héros tua ces hommes qui avaient osé l'attendre ; et il en tua beaucoup plus encore qui fuyaient, car un sang généreux bouillait encore dans son coeur. Mais enfin ses membres se glacèrent, le souffle lui manquait ; il s'arrêta, appuyé sur un hêtre, pendant que les ennemis fuyaient, et il s'écria : (167) «Allez, lâches ! courez, Troyens et Dardaniens, vous n'éviterez pas ma lance cruelle, même après ma mort ! Tous vous périrez victimes de mes dernières imprécations !» A ces paroles, ils tremblèrent, comme dans les montagnes les petits de la biche timide craignent le rugissement sonore du lion et fuient la bête énorme : ainsi les bataillons des Troyens et de leurs alliés redoutaient le dernier cri d'Achille ; ils ne pouvaient croire qu'il fût blessé ; et cependant son grand coeur et ses membres vigoureux plièrent sous les coups du destin ; il chancela parmi les cadavres, semblable à une grande montagne ; la terre trembla, et ses armes firent entendre un grand bruit, quand tomba sans vie le fils de Pélée ! Et les Troyens en le voyant à terre étaient saisis d'effroi. Ainsi, autour d'un lion tué par les chasseurs, les brebis tremblent, et, voyant ce grand cadavre étendu auprès de la bergerie, elles n'osent pas approcher et fuient leur ennemi mort comme s'il était vivant : ainsi les Troyens redoutaient Achille, Achille qui n'était plus ! (186) Enfin cependant Pâris arrêta son armée ; il était plein de joie ; il espérait que les Argiens cesseraient les guerres cruelles, après la chute d'Achille : car il était le rempart des Danaens. «Amis, si vous voulez m'aider, venez ! Nous mourrons aujourd'hui vaincus par les Argiens, ou nous rapporterons en triomphe dans Troie le corps d'Achille ; nous le chargerons sur les chevaux d'Hector, qui depuis la mort de mon frère me portent au combat tristement et pleurant leur maître ; avec leur aide, enlevons Achille ! nous les couvrirons de gloire, et nous consolerons Hector lui-même, si chez Adès les morts ont quelque pensée, quelque part aux choses de la terre. Achille nous a fait trop de mal ; [3,200] les Troyennes, l'âme remplie de joie, entoureront son corps comme des panthères farouches irritées de la mort de leurs petits ou comme des lionnes qui flairent le cadavre d'un chasseur habile. Ainsi les Troyennes autour du cadavre sanglant d'Achille viendront en grand nombre satisfaire leur rage, les unes irritées de la mort de leurs pères, d'autres de la mort de leurs maris, de leurs fils ou de leurs frères. Le plus joyeux sera mon père, et tous les vieillards que l'âge retient en dépit d'eux dans la ville ; ils se réjouiront en le voyant traîné dans la ville pour être la proie des oiseaux du ciel». (212) Il parla ainsi ; aussitôt les Troyens entourèrent le cadavre du vaillant fils d'Eacos, oubliant leur terreur première ; c'étaient Glaucos, Enée, le vaillant Agénor et tant d'autres habiles dans la guerre funeste ; ils s'efforçaient d'entraîner le corps vers la ville sacrée d'Ilion. Ajax, semblable aux dieux, s'élança pour les combattre ; et de sa longue lance il protégeait le cadavre ; mais ils revinrent à la charge et l'attaquèrent de tous côtés, accourant en foule, comme des abeilles aux longues antennes qui volent en troupe serrée autour de la ruche pour écarter un homme ; celui-ci, sans s'effrayer, enlève les rayons de miel ; elles, quoique effrayées par la fumée et par l'audace de leur ennemi, persistent néanmoins à l'attaquer; et lui, il méprise leurs attaques : ainsi Ajax méprise ses ennemis impétueux. Il tue d'abord, en le blessant au sein, Ayclaos, fils de Méon, puis le divin Thestor, Acythoos, Agestratos, Aganippos, Zoros, Nissos, l'illustre Erymante, qui était venu de Lycie avec le magnanime Glaucos ; il habitait les hauteurs du Ménalippe, demeure d'Athéné, en face du Massicyte, près du promontoire Chélidonien, si redouté par les matelots qui veulent aborder sur ces rochers aigus. En le voyant mort, l'illustre fils d'Hippoloque fut affligé au fond du coeur, car il était son ami ; aussitôt il frappe le bouclier d'Ajax garni de cuir, mais n'atteint pas son corps, protégé par la dépouille des boeufs et par la cuirasse qui entourait ses membres vigoureux. Glaucos cependant ne renonce pas à lutter ; il prétend vaincre Ajax, et, dans son fol orgueil, il s'écrie : (246) «Ajax, on dit que tu l'emportes sur tous les autres Argiens, et ils s'enorgueillissent de toi autant que du vaillant Achille. Mais il est mort ; et je te ferai mourir avec lui». [3,250] Il parlait ainsi, follement, et ne savait pas contre quel ennemi terrible il lançait ses traits. Ajax le regarda de travers et lui dit : «Eh quoi ! lâche ! ne sais-tu pas combien Hector était plus vaillant que toi ? cependant il a fui ma force et ma lance ; il était aussi sage que brave ! Tu veux sans doute connaître les Enfers, puisque tu ne crains pas de me combattre, faible guerrier ! Tu ne pourras point te vanter d'être l'hôte de mon père, et tu n'éviteras pas mes coups en m'offrant de l'or, comme tu fis avec le fils de Tydée ; tu lui as échappé ; mais moi, je ne te laisserai pas sortir vivant du combat. Tu comptes sur tes compagnons, sur ces vils guerriers qui, comme des mouches, bourdonnent autour du cadavre du grand Achille. Mais, s'ils approchent, je leur réserve, comme à toi, la mort et le noir destin». (267) En parlant ainsi, il faisait tête aux Troyens de tous les côtés, comme un lion pressé par les chiens de chasse dans les vallées creuses et le fond des bois. Il abattit un grand nombre de Troyens et de Lyciens désireux de gloire ; et les guerriers avaient peur comme les poissons dans la mer quand ils voient la terrible baleine ou le dauphin, monstrueux habitant des flots ; ainsi les Troyens redoutaient la vigueur du fils de Télamon, qui s'élançait fièrement contre eux ; cependant ils ne quittaient pas le combat, et pêle-mêle autour du corps d'Achille ils se laissaient en foule égorger dans la poussière, comme des porcs tués par un lion ; et ils persistaient dans leur dessein fatal. Le magnanime Ajax tue ainsi Glaucos, fils belliqueux d'Hippolochos, qui tomba à la renverse sur le corps d'Achille, comme, dans les forêts, un arbrisseau près d'un chêne puissant. Ce guerrier, frappé d'un coup de lance, tomba donc étendu sur le fils de Pélée ; pour sauver du moins son cadavre, le valeureux Enée, fils d'Anchise, lutte longtemps ; enfin, avec l'aide de ses braves compagnons, il le traîne du côté des Troyens et le donne à ses amis affligés pour l'emporter dans la ville sacrée d'Ilion. Quant à lui, il restait là pour enlever Achille ; mais le valeureux Ajax le frappa d'un coup de lance au milieu de la main droite ; alors Enée laissa la guerre meurtrière et rentra dans la ville ; autour de lui s'empressèrent des médecins habiles qui lavèrent le sang de la blessure et lui donnèrent les soins qui calment la douleur. (293) Ajax combattait sans relâche, semblable à un éclair, tuant à droite et à gauche ; car il était irrité et affligé de la mort de son parent. Non loin de là, le fils illustre du sage Laerte luttait avec les ennemis, que sa force effrayait : il tua l'agile Pisandre, Arcios, fils de Ménalos, habitant de la noble Alydos ; [3,300] puis le divin Atymnios, que jadis Pégasis, la nymphe aux beaux cheveux aimée du valeureux Emalion, enfanta près des bords du Granique ; auprès de lui, il transperce Oresbios, fils de Protée, qui habitait dans les cavernes de l'Ida ; sa mère, la belle Panacée, ne devait pas le revoir ; il succomba sous les coups d'Odysse, qui de sa lance terrible finit la vie de beaucoup d'autres guerriers, tuant tous ceux qu'il trouvait auprès du cadavre d'Achille. Mais Alcon, fils du valeureux Mégaclès, le frappe à son tour d'un javelot au genou droit ; sur la cnémide brillante coule un sang noir. Le héros, sans tenir compte de sa blessure, en punit aussitôt l'auteur ; tandis que celui-ci s'élance en avant, il le frappe de sa lance à travers le bouclier ; ce coup terrible et violent le précipite à la renverse sur la terre, ses armes résonnèrent autour de lui, il mordit la poussière, et sa cuirasse, qui couvrait ses membres, fut inondée d'un sang rouge. Il retire de son corps et de son bouclier le fer cruel ; mais le souffle sort de ses membres en même temps, et la douce vie l'abandonne. Odysse, quoique blessé, s'élance sur les Troyens et ne cesse pas le combat sanglant. Et avec lui tous les Danaens pêle-mêle combattaient ardemment autour du grand Achille, et, de leurs lances polies, ils tuèrent sans relâche une foule nombreuse. Comme les feuilles légères se dispersent sur la terre au souffle des vents quand ils s'élancent avec ardeur sur les montagnes ombragées, au commencement de l'année quand finit l'arrière-saison : ainsi les Danaens valeureux renversaient leurs ennemis à coups de lance ; car ils voulaient protéger à la fois le corps d'Achille et le vaillant Ajax, qui, toujours avec la même fureur, se rassasiait du meurtre des Troyens, semblable à la Mort elle-même. Pâris tend contre lui son arc ; mais Ajax l'a vu ; il lui lance une pierre à la tête ; le trait cruel brise le casque ondoyant ; les ténèbres entourent aussitôt le Troyen ; il tombe sur la poussière ; et ses flèches ne lui servent de rien ; elles étaient éparpillées sur le sol avec son carquois vide, tandis que son arc avait glissé de ses mains. Ses amis le saisirent et sur les chevaux d'Hector le ramenèrent dans la ville de Troie, respirant à peine et poussant de pénibles soupirs ; ils n'oublièrent pas ses armes et les rapportèrent à leur prince. Ajax irrité lui cria : (344) «Chien, tu as donc encore aujourd'hui échappé au coup de la mort ! mais ton dernier jour approche ; tu tomberas bientôt sous la main d'un autre Argien ou sous la mienne. Mais, en ce moment, j'ai d'autres soucis ; je veux hors de la mêlée fatale rapporter aux Danaens le cadavre d'Achille». En parlant ainsi, il continue de semer la mort parmi les Troyens [3,350] qui combattaient encore autour du cadavre d'Achille. En voyant que sous son bras robuste tombaient tant de guerriers, les Troyens tremblent enfin et cessent de combattre, semblables à de lâches vautours qu'un aigle, roi des oiseaux, fait fuir au moment où ils dévorent sur les rochers des brebis tuées par les loups. Le valeureux Ajax les chasse de côté et d'autre, à coups de pierres et à coups d'épée ; glacés de terreur, ils fuient la bataille en foule, semblables à des étourneaux qui, poursuivis par un épervier cruel et pressés les uns contre les autres, s'envolent pour éviter la mort ; ainsi les Troyens fuient loin des combats vers la ville de Priam, le coeur plein d'une lâche épouvante ; ils craignent les menaces du grand Ajax, qui les poursuit les mains souillées de sang humain. Et il les aurait tous massacrés l'un après l'autre si, par les portes ouvertes, ils ne fussent entrés dans la ville, à demi morts, car la crainte avait saisi leurs coeurs. Après les avoir chassés dans la ville, comme un berger chasse ses brebis et ses chèvres, il revint dans la campagne ; ses pieds ne touchaient pas la terre, car ils foulaient les armes, le sang et les cadavres. En effet, une foule nombreuse de guerriers couvrait la plaine immense depuis la ville aux larges remparts jusqu'à l'Hellespont ; c'étaient tous ceux que le destin avait frappés ! Ainsi une épaisse moisson d'épis mûrs tombe sous la faux des villageois : çà et là gisent des bottes de blé, et cette vue réjouit l'âme du laboureur qui possède ces riches campagnes ; ainsi les guerriers, vaincus par un sort funeste, gisaient, couchés sur le sol, oublieux à jamais des combats cruels. (381) Les fils valeureux de l'Achaïe ne voulurent pas cependant dépouiller les Troyens qui gisaient dans la poussière et le sang, avant d'avoir livré aux flammes du bûcher le fils de Pélée, qui avait été leur rempart dans la guerre et qui s'était illustré par tant de courage. Les princes, arrachant son corps à la guerre, lui prodiguaient le respect ; ils l'apportèrent et le placèrent dans sa tente, devant les vaisseaux rapides ; et, autour de lui, tous assemblés gémissaient profondément et s'affligeaient du fond du coeur ; car il était le bras des Achéens ; maintenant il gisait dans le camp, oublieux des armes, près du rivage de l'Hellespont retentissant. Ainsi tomba jadis le superbe Tityos, qui avait outragé Latone, alors qu'elle faisait route vers Pytho ; Apollon, irrité, vainquit le géant invincible, en lui décochant une flèche légère : Tityos, dans les flots de son sang, gisait, couvrant plusieurs arpents sur le sein de la Terre, sa mère ; et, tandis que celle-ci pleurait le destin du géant ennemi des dieux, Latone riait. Ainsi le petit-fils d'Eacos, tombé dans une contrée ennemie, [3,400] laissait une grande joie aux Troyens et une grande douleur aux Achéens ; tous pleuraient. Près de la mer gémissante, tous tremblaient d'être immolés par les Troyens dans la mêlée ; assis en face de leurs vaisseaux, ils se rappelaient tristement les parents qu'ils avaient laissés dans leurs maisons, leurs femmes qui, après quelques jours de mariage, accablées de chagrin, erraient dans les chambres vides, avec leurs petits enfants, en attendant le retour des guerriers ; leurs soupirs redoublaient ; et ils se plaisaient à gémir ; ils pleuraient sans cesse, couchés, la face contre terre, autour du grand fils de Pélée, arrachant les cheveux de leur tête et souillant leur front de l'aride poussière qu'ils y versaient. Ainsi, dans une ville prise, le peuple gémit lorsque les ennemis irrités incendient les maisons, égorgent les habitants, et pillent çà et là les richesses ; ainsi, auprès des navires, s'élevait un cri de désolation, car le rempart des Danaens, le fils d'Eacos, était étendu dans sa grandeur au pied des navires par la main d'un Dieu : comme jadis Arès lorsque Athéné, fille de Zeus, le frappa d'une pierre énorme et l'étendit sur la terre des Troyens. Les Myrmidons surtout pleuraient Achille, se roulant sur le corps de leur prince bien-aimé, qui avait été aussi leur ami et leur compagnon. Car il n'était pas superbe ni cruel avec les guerriers, mais par sa sagesse et son courage il brillait en toutes choses. (427) Entre tous, Ajax poussait de profonds soupirs et de longs cris : il regrettait cet ami, ce parent, tombé sous les coups d'un dieu ; car il ne pouvait être vaincu par aucun des mortels qui habitent la terre immense ! Et le noble Ajax, affligé du fond du coeur, le pleurait, tantôt entrant dans la tente de celui qui n'y était plus, tantôt se roulant près de lui sur le sable de la mer ; et, au milieu de ses sanglots, il disait : (435) «O Achille ! rempart des valeureux Argiens, tu es mort à Troie, loin de la Phthie féconde, frappé soudain d'une flèche meurtrière, arme des lâches au milieu des batailles. Car un homme de coeur qui sait porter un lourd bouclier, couvrir sa tête d'un casque ondoyant, lancer le javelot et enfoncer sa lance dans le coeur d'un ennemi, ne voudrait pas lancer de loin des traits. Ah ! s'il t'avait affronté en face, celui qui t'a blessé, il n'aurait pas évité les coups de ta lance. Mais Zeus peut-être a voulu nous perdre et anéantir tous nos travaux. Peut-être maintenant il va donner aux Troyens la victoire, puisqu'il a détruit le rempart des Argiens. [3,450] Hélas ! quelle sera la douleur du vieux Pélée dans sa demeure ; ses derniers jours seront accablés d'un deuil sans consolation ; peut-être la seule nouvelle de son malheur lui enlèvera la vie. Et trop heureux ! car il oublierait aussitôt sa douleur ! Si, au contraire, la triste nouvelle de la mort de son fils ne l'achève pas, hélas ! l'infortuné, il traînera sa vieillesse dans un deuil éternel, nourrissant sa vie de regrets, devant son foyer vide, lui qui fut l'ami des dieux. Mais les dieux n'accordent pas le bonheur aux hommes». (459) Telles étaient les plaintes d'Ajax. Et le vieux Phénix se lamentait aussi, embrassant le corps si beau du petit-fils d'Eacos ; le sage vieillard, accablé de chagrin, disait avec des cris funèbres : (463) «Tu es mort, mon cher fils, et tu m'as laissé un deuil que je ne saurais finir. Plût aux dieux que la terre eût caché mes cendres dans son sein, avant que j'eusse vu ton destin cruel ! Jamais, non, jamais plus cruelle affliction n'est entrée dans mon coeur, pas même quand je quittai ma patrie et mes parents vénérables, et quand je me réfugiai à travers l'Hellade auprès de Pélée ; c'est lui qui me reçut, me combla de présents, me fit roi des Dolopes et, te portant dans ses bras jusqu'à mon seuil, te plaça dans mon sein et m'ordonna tendrement de veiller sur ta première enfance comme sur celle d'un fils chéri. Je lui obéis ; et toi, joyeux sur mon coeur, tu riais ; tes lèvres balbutiantes m'appelaient papa, et, dans l'insouciance des premiers ans, tu inondais ma poitrine et ma tunique ; mais je te gardais dans mes bras, plein de gaieté, plein d'espoir, pensant que j'élevais en toi l'orgueil de ma vie et le soutien de ma vieillesse. Mais mon espoir a été court ; tout est fini ; tu m'as quitté ; je ne te verrai plus, dans les ténèbres où tu es ; mon coeur est rongé par une douleur mortelle ; puissé-je mourir au milieu de mes larmes avant que Pélée sache rien ; car je pense qu'il gémira longtemps quand la nouvelle arrivera jusqu'à lui. Ah ! tous les deux, nous aurons un grand regret de ta perte ; peut-être bientôt, affligés de ta mort, nous irons sous terre, subissant la loi du destin ; et cela vaudra mieux que de vivre sans notre enfant». (490) Ainsi parla le vieillard, une douleur infinie s'amassait dans son coeur ; auprès de lui Atride, affligé jusqu'au fond du coeur, versait des larmes et sanglotait : «Tu es mort, fils de Pélée, le plus vaillant de tous nos guerriers ! tu es mort et tu as laissé sans défense le camp des Achéens. Aujourd'hui que tu n'es plus, nous demeurons faibles contre les attaques ; quelle joie pour les Troyens, qui jadis te fuyaient, comme des moutons et des chèvres fuient le lion ! maintenant ils porteront la guerre jusqu'au pied de nos vaisseaux rapides. O Zeus ! tu trompes les mortels par de vaines paroles ; [3,500] tu m'avais promis la ruine de Priam. Mais tu ne tiens pas tes promesses ; tu as abusé mon esprit ; je n'espère plus la victoire, puisqu'Achille est mort». Il parlait ainsi, troublé dans le fond de son coeur. Et autour de lui les peuples à l'envi pleuraient le vaillant fils de Pélée ; les vaisseaux creux résonnaient de l'écho de leurs plaintes, et de grands cris s'élevaient dans l'espace éternel. Ainsi, quand les flots vastes amoncelés par la force du vent sont précipités de la haute mer sur les rochers, sous leurs coups redoublés les rivages immenses mugissent : ainsi, autour du cadavre, les tristes lamentations des Grecs retentissaient, et ils pleuraient sans fin le belliqueux Achille. (514) La nuit sombre les eût encore trouvés à pleurer, si le fils de Nélée, Nestor, n'eût adressé la parole à Atride ; le vieillard avait dans le coeur une douleur infinie, car il se rappelait son fils, le vaillant Antiloque : (518) «Chef des Argiens, puissant Agamemnon, cessons pour aujourd'hui ces plaintes lamentables. Les Achéens pourront encore pendant de longs jours se rassasier de pleurs ; personne ne les en empêchera. Il faut maintenant laver le sang du vaillant Eacide et le placer sur un lit ; il ne convient pas de négliger ce devoir envers les morts». (525) Tel fut le conseil du sage fils de Nélée. Agamemnon ordonna aussitôt à ses serviteurs de faire tiédir sur la flamme des vases d'eau froide, de laver le cadavre et de le revêtir de ses plus beaux habits ; c'étaient les habits de pourpre que sa mère lui avait donnés quand il partit pour Troie. Ils obéirent promptement au roi, et, après avoir rempli tous ces soins, suivant l'usage, ils déposèrent sous sa tente le fils de Pélée. A cette vue, la sage Pallas fut émue de pitié ; elle versa sur sa tête l'ambroisie, qui, dit-on, conserve longtemps les chairs des morts ; elle lui donna la couleur de la rose et l'apparence de la vie ; ses sourcils même étaient encore froncés comme jadis, quand son ami Patrocle fut tué ; elle voulut que son corps fût plus beau et plus éclatant. Les Argiens en foule s'étonnaient de voir le fils de Pélée semblable aux vivants, étendu sur son lit comme s'il dormait. Autour de lui, les esclaves fidèles qu'il avait conquises lui-même en prenant la sainte Lemnos, la haute ville des Ciliciens et la Thèbes d'Eétion, se tenaient versant des larmes, lacérant leur corps et meurtrissant à deux mains leur poitrine ; elles pleuraient du fond du coeur le généreux fils de Pélée ; [3,550] car il avait de la bonté pour elles, quoique filles de ses ennemis. Surtout Briséis, qui partageait sa tente, avait le coeur ému d'une profonde douleur ; elle était près du cadavre, et, déchirant de ses deux mains son corps délicat, elle criait ; sur sa poitrine blanche des meurtrissures rouges se gonflaient ; on eût dit du sang mêlé à du lait ; car dans sa douleur brillait encore sa beauté et la grâce parait son visage. Elle prononça ces paroles en gémissant tristement : (560) «Hélas ! que je suis malheureuse ! malheureuse plus que jamais ! Je n'ai pas ressenti une douleur aussi cruelle en perdant mes frères et ma patrie, qu'en te voyant mourir aujourd'hui. Tu étais pour moi le jour, la lumière du soleil, la vie, l'espérance joyeuse et la consolation de mes peines ; je te préférais à tous les biens et à mes parents mêmes ; tu étais tout pour moi, quoique je fusse esclave ; mais tu me traitais comme une femme, et tu me dispensais des fonctions serviles. Maintenant un autre Argien m'emmènera sur les vaisseaux dans la fertile Sparte ou la stérile Argos ; je servirai et je souffrirai de cruelles douleurs, privée de toi, malheureuse ! Ah ! plût aux dieux que la terre m'eût enfouie avant de voir ton dernier jour !» (574) C'est ainsi qu'elle pleurait la mort d'Achille avec les autres esclaves et avec les tristes Achéens, regrettant à la fois son maître et son époux ; ses larmes amères ne tarissaient pas, elles coulaient jusqu'à terre du fond de ses paupières, comme l'eau d'une source jaillit sur la pierre quand la glace et la neige se fondent au souffle de l'Eurus et aux rayons du soleil. (582) A ce moment, les filles de Nérée, qui habitent les vastes abîmes de la mer, entendirent les cris qui redoublaient dans le camp des Achéens ; elles furent saisies d'une amère douleur, elles poussèrent de sourds gémissements, et l'Hellespont les répétait à son tour. Vêtues de péplums azurés, elles s'élancèrent aussitôt en troupe vers la flotte des Achéens à travers les vagues blanchissantes, et, sur leurs pas, la mer s'entr'ouvrait ; elles vinrent avec de longs cris, comme les grues rapides qui pressentent l'hiver ; les monstres marins gémissaient autour d'elles ; elles se pressaient autour du cadavre, pleurant amèrement le fils vaillant de leur soeur. Les Muses elles-mêmes, laissant l'Hélicon, accoururent le coeur plein de tristesse, pour faire honneur à la belle Thétis aux yeux brillants. Zeus donna aux Argiens du courage et de la confiance, afin qu'ils n'eussent pas peur de la foule des déesses qu'ils voyaient dans leur camp ; [3,600] celles-ci soupiraient autour du cadavre d'Achille, quoiqu'elles fussent immortelles, et les rivages de l'Hellespont répétaient leurs plaintes. Autour du cadavre la terre était arrosée de pleurs ; la mer gémissait profondément ; les guerriers laissaient tomber leurs larmes sur leurs brillantes armures, leurs tentes et leurs vaisseaux, et un grand deuil s'éleva. Et la mère, entourant son fils de ses bras, baisait sa bouche et disait en pleurant : (608) «Réjouissez-vous, ennemis d'Achille ! Aurore au voile de rose, Axios majestueux qui peux oublier maintenant le meurtre d'Asténopée, et toi peuple belliqueux de Priam. Moi j'irai dans l'Olympe, je tomberai aux pieds de l'immortel Zeus et je me plaindrai qu'il m'ait livrée malgré moi aux mains d'un mortel que la triste vieillesse a soudain saisi et que les Parques entourent en lui montrant le terme fatal de la vie. Mais que m'importe tout cela, auprès du sort d'Achille ! Zeus m'avait promis dans la demeure d'Eacos de le rendre vaillant, pour me consoler de ce funeste hymen. Je résistai ; tantôt j'étais un vent d'orage, tantôt une eau rapide, tantôt un oiseau, tantôt un feu étincelant ; et mon époux mortel ne pouvait m'approcher, car je prenais toutes les formes que la terre et le ciel m'offraient ; alors le maître puissant de l'Olympe me promit que mon fils divin serait illustre et courageux. Il a accompli ses promesses ; car l'enfant a été le plus grand des hommes. Mais il l'a bientôt soumis aux lois de la mort et m'a plongée dans le deuil. Je vais donc au ciel ; j'entrerai dans la demeure de Zeus ; je pleurerai devant lui mon fils ; je lui rappellerai en gémissant ce que j'ai fait pour lui et pour ses enfants malheureux ; je saurai toucher son coeur». (631) La fille des mers parla ainsi avec des sanglots profonds ; mais la sage Calliope lui répondit : «Cesse tes plaintes, divine Thétis, ne t'irrite pas de la mort de ton fils et n'en accuse pas le roi des dieux et des hommes. Zeus est le puissant maître du tonnerre, et cependant ses fils eux aussi sont morts vaincus par le destin. Il est mort aussi, mon fils, l'enfant d'une déesse, Orphée, dont la voix entraînait les forêts, les rochers abrupts, les fleuves ondoyants, les vents qui mugissent ou murmurent, les oiseaux qui fendent l'air de leurs ailes légères. Je supportai cette grande douleur, parce qu'il n'est pas bon que les dieux tourmentent leur âme par le deuil et la tristesse. Et toi, malgré ton affection, éloigne de ton coeur l'amertume de ta perte. Car dans tous les âges les poètes chanteront sa gloire et sa force, inspirés de mon souffle et du génie de toutes les Muses. Ne soumets donc pas ton coeur au deuil, à l'exemple des femmes mortelles. Ne sais-tu pas [3,650] que la Nécessité invincible et cruelle soumet à sa loi tous les hommes sur la terre et ne respecte pas même les dieux ? tant elle a de puissance ! C'est elle qui bientôt renversera la ville du riche Priam, après avoir, à son caprice, tué bien des guerriers de Troie ou d'Argos ; aucun Dieu ne peut l'entraver !» (655) Ainsi parlait la sage et prudente Calliope. Cependant le soleil disparut dans les abîmes de l'Océan, et la nuit s'élevait ténébreuse dans l'air immense, apportant le calme aux mortels malheureux. Sur le sable, les fils des Achéens dormaient en foule autour du cadavre, accablés sous le poids de leur malheur : mais le sommeil ne pouvait calmer la divine Thétis ; elle s'assit près de son fils avec les immortelles Néréides, et les Muses tour à tour essayaient de consoler sa douleur et d'apaiser ses gémissements. (665) Puis l'Aurore souriante s'élança dans les airs, apportant sa douce lumière aux Troyens et à Priam ; les Danaens, frappés de douleur, pleurèrent Achille pendant plusieurs jours ; les rivages de la mer répétaient leurs plaintes ; le grand Nérée gémissait pour faire honneur à sa fille, et les autres dieux de la mer s'affligeaient aussi de la mort d'Achille ; enfin les Argiens, livrèrent aux flammes le cadavre du grand fils de Pélée. Ils amassèrent d'abord des troncs d'arbres que tous à la fois portaient du mont Ida ; et les Atrides, en hâte, les envoyaient chercher du bois en grande quantité pour brûler rapidement le corps inanimé d'Achille. Puis ils amoncelèrent sur le bûcher les armes des guerriers récemment tués ; ils y jetèrent aussi, après les avoir égorgés, quelques beaux enfants des Troyens, des chevaux hennissants, des taureaux vigoureux, des brebis et des porcs chargés de graisse, des vêtements nombreux que les esclaves éplorées tirèrent des coffres ; ils entassèrent toutes ces richesses sur le bûcher, avec de l'or et de l'électron ; les Myrmidons coupèrent leurs cheveux et en couvrirent le corps de leur roi ; Briséis elle-même, triste et gémissante, coupa ses longues tresses et en fit un présent suprême à son maître. Enfin ils versèrent sur le bûcher des amphores de graisse, de miel et de vin, dont la suave odeur s'exhalait pareille au nectar, et aussi quantité de parfums agréables, que produisent la terre et la mer. (694) Après qu'ils eurent orné et paré ainsi les restes d'Achille, fantassins et cavaliers entourèrent en armes le lamentable bûcher. Alors du haut de l'Olympe Zeus versa des gouttes d'ambroisie sur le cadavre du petit-fils d'Eacos, et, pour faire honneur à la divine Néréide, il envoya Hermès vers le roi Eole [3,700] pour appeler à l'aide la force sacrée des vents légers, car le moment était venu où le corps du fils d'Eacos devait être brûlé ; Hermès donc accourut, Eole obéit ; il appelle aussitôt le terrible Aquilon, le rapide Zéphyre ; ils courent à Troie avec un souffle de tempête ; ils se précipitent avec impétuosité sur la mer avec des bonds énormes, et, tandis qu'ils se hâtent, la mer et la terre gémissaient, les nuages s'amoncelaient dans le ciel et volaient dans l'espace. Eux cependant, par la volonté de Zeus, s'élancèrent sur le bûcher d'Achille ; la flamme d'Héphestos s'éleva brillante, et les gémissements des Myrmidons retentissaient sans fin. Les vents tourbillonnants passèrent tout le jour et toute la nuit autour du cadavre et le consumèrent de leur souffle. Une épaisse fumée s'élevait dans l'air divin, les grands arbres se tordaient dans la flamme vaincus par le feu, et une cendre noire tombait alentour. Enfin, quand les vents infatigables eurent achevé leur oeuvre, ils se retirèrent chacun dans leur antre avec les nuages. (719) Le feu funèbre, après avoir consumé les jeunes esclaves qu'on avait tués autour du roi, les hommes, les chevaux, les objets précieux que les Achéens avaient déposés en pleurant près de lui, avait enfin anéanti ses glorieuses dépouilles ; les Myrmidons éteignirent le bûcher en y versant du vin ; alors les ossements d'Achille apparurent au milieu des autres débris, dont ils se distinguaient facilement : car ils étaient comme ceux d'un géant invincible et ne s'étaient pas mêlés avec tout le reste. Les boeufs, les chevaux et les fils des Troyens gisaient pêle-mêle alentour ; mais le corps du héros, consumé au milieu d'eux par la flamme d'Héphestos, demeurait seul. Alors ses compagnons avec des gémissements rassemblèrent ses os dans les flancs vastes et lourds d'une urne d'argent tout enrichie d'or brillant ; les filles de Nérée, pour honorer dignement Achille, l'arrosèrent d'ambroisie et de parfums, le recouvrirent d'une couche épaisse de graisse de boeuf mêlée d'un doux miel ; Thétis elle-même avait apporté cette urne, don magnifique de Dionysos, oeuvre du bienveillant Héphestos ; c'est là qu'ils enfouirent les ossements du magnanime Achille. Alentour et au-dessus, les Argiens amassèrent de la terre pour servir de monument à sa mémoire, sur le bord du rivage près des profondeurs de l'Hellespont, déplorant le roi audacieux des Myrmidons. (743) Eux aussi, les chevaux du vaillant fils d'Eacos, ne demeuraient pas insensibles près des navires ; ils pleuraient aussi leur maître tué à la guerre, et ils ne voulaient plus vivre parmi les mortels infortunés et les chevaux des Argiens ; ils étaient saisis d'une grande douleur, et ils voulaient, loin des malheureux mortels, retrouver les bois [3,750] où jadis la divine Podarge les conçut au souffle de Zéphyre et les enfanta pour devancer les tempêtes à la course. Sans retard, ils auraient accompli leur résolution, si la volonté des dieux ne les eût retenus ; ils devaient attendre que le vaillant fils d'Achille fût arrivé de Scyros ; et ils l'attendirent en effet. Tel était le destin qu'à leur naissance les Parques, filles du Chaos sacré, leur avaient assigné, quoique immortels ; ils devaient être domptés d'abord par Posidon, puis par le courageux Pélée, ensuite par l'invincible Achille, enfin par le magnanime Néoptolème, que plus tard ils devaient, par la volonté de Zeus, transporter aux Champs Elysées, terre des bienheureux. C'est pourquoi, le coeur blessé d'une douleur amère, ils demeuraient près des vaisseaux, pleurant leur premier maître et désirant le second. (766) Alors, laissant les eaux bouillonnantes de la mer tumultueuse, Posidon au trident terrible vint sur le rivage ; les hommes ne le virent pas ; il aborda les déesses filles de Nérée et parla ainsi à Thétis, encore affligée de la mort d'Achille : (770) «Ne pleure pas sans fin ton enfant ; il ne sera point mêlé au reste des morts : il vivra parmi les dieux, comme l'aimable Dionysos et le vaillant Héraclès. Le destin funeste ne l'enchaînera pas au milieu des ténèbres éternelles, dans la demeure d'Adès ; bientôt il sera porté dans le palais brillant de Zeus ; moi je lui donnerai une île divine dans le Pont-Euxin, et ton enfant y sera dieu éternellement ; les nations voisines lui offriront des sacrifices agréables et l'honoreront à l'égal de moi-même. Cesse donc de pleurer et n'accable pas ton coeur du poids de la tristesse». (781) Il dit et se plongea dans la mer, semblable à un tourbillon. Thétis, touchée de ses paroles, respira un peu ; et le dieu accomplit ses promesses. Les Argiens en gémissant se retirèrent chacun près des vaisseaux qu'ils avaient amenés de l'Hellade ; les Muses retournèrent à l'Hélicon, et les Néréides se plongèrent dans la mer, (787) pleurant encore le noble fils de Pélée.