[3,0] TRAITÉ DE PORPHYRE touchant l'abstinence des animaux. LIVRE TROISIÈME. [3,1] Nous avons démontré dans les deux premiers livres que l'usage de la viande est contraire à la tempérance, à la frugalité et à la piété, qui nous conduisent à la vie contemplative. La perfection de la justice est renfermée dans la piété envers les dieux ; et l'abstinence des viandes contribuant beaucoup à la piété, il n'y a pas sujet de craindre, que tant que nous conserverons la piété à l'égard des dieux, nous violions la justice que nous devons aux hommes. Socrate disait un jour à ceux qui disputaient si le plaisir devait être la fin de l'homme, que quand tous les cochons et les boucs en conviendraient, il n'avouerait jamais, tant qu'il aurait l'usage de son esprit, que la vraie félicité consistât dans les plaisirs des sens. Pour nous, quand tous les loups et tous les vautours du monde approuveraient l'usage de la viande, nous ne conviendrions pas que ce fût une chose juste ; parce que l'homme ne doit point faire de mal, et doit s'abstenir de se procurer du plaisir par tout ce qui peut faire tort aux autres. Mais puisque nous en sommes sur la justice, que nos adversaires prétendent ne nous obliger qu'à l'égard de nos semblables, et nullement à l'égard des animaux, nous allons faire voir que les Pythagoriciens ont raison, de soutenir que toute âme qui est capable de sentiment et susceptible de mémoire, est en même temps raisonnable : ceci étant une fois démontré, il suit que les lois de la justice nous obligent à l'égard de tous les animaux. Nous n'exposerons qu'en abrégé ce qui a été dit à ce sujet par les Anciens. [3,2] II. Il y a deux sortes de raisons selon les Stoïciens, l'une intérieure et l'autre extérieure. Celle-ci se communique au dehors. Il y en a une droite ; il y en a une défectueuse. Il faut examiner de laquelle les animaux sont privés. Est-ce de la droite raison ? Est-ce de la raison en général? Est-ce de la raison intérieure ? Est-ce de la raison extérieure? Il semble qu'on veuille leur ôter non seulement l'usage de la droite raison, mais aussi quelque raison que ce soit parce qu'autrement ils rassembleraient aux hommes, chez lesquels à peine y a-t-il un sage ou deux, sur qui la raison domine toujours. Les autres sont vicieux, quoiqu'ils aient la raison en partage. Mais les hommes portant l'amour propre trop loin, ont décidé que les animaux étaient privés de toute raison. S'il faut cependant dire la vérité, non seulement tous les animaux ont de la raison ; mais aussi il y en a quelques-uns qui la portent jusqu'au plus haut degré de perfection. [3,3] III. Puisqu'il y a deux raisons, l'une qu'on montre au dehors et l'autre intérieure, commençons à parler de celle qui se fait connaître par les sons. C'est la voix qui s'exprime par l'organe de la langue, qui fait connaître ce qui se passe au dedans de nous et les passions de notre âme. C'est de quoi tout le monde sera obligé de convenir. Peut-on dire que cette voix manque aux animaux ? N'expriment-ils point ce qu'ils sentent ; et ne pensent-ils point avant que de s'expliquer ? Car j'entends par la pensée ce qui se passe intérieurement dans l'âme, avant qu'on l'exprime par la voix. De quelque façon ensuite que l'on parle, soit comme les Barbares, soit comme les Grecs, soit comme les chiens, soit comme les boeufs, c'est la raison qui s'exprime ; et les animaux en sont capables. Les hommes conversent entre eux suivant les règles qu'ils ont établies ; et les animaux ne consultent dans leur façon de s'exprimer que les lois qu'ils ont reçues de dieu et de la nature. Si nous ne les entendons pas, cela ne prouve rien. Car les Grecs n'entendent point le langage des Indiens; et ceux qui sont élevés dans l'Attique, ne comprennent rien à la langue des Scythes, des Thraces et des Syriens. C'est la même chose pour eux que le cri des grues. Cependant ils écrivent et articulent leur langue, comme nous écrivons et comme nous articulons la nôtre ; et nous ne pouvons ni articuler, ni lire la langue des Syriens et des Perses non plus que celle des animaux. Nous entendons seulement du bruit et des sons, sans rien comprendre. Lorsque les Scythes parlent entre eux, il nous semble qu'ils ne font que gazouiller, tantôt haussant, tantôt baissant la voix ; c'est un langage absolument inintelligible pour nous. Cependant ils s'entendent aussi bien entre eux, que nous nous entendons nous-mêmes. Il en est de même des animaux. Chaque espèce entend le langage de la sienne; et ce langage ne nous paraît qu'un simple son qui ne signifie rien que parce qu'il ne s'est encore trouvé aucun homme qui ait pu nous apprendre la langue des animaux et nous servir d'interprète. Cependant s'il en faut croire les anciens et quelques-uns de ceux qui ont vécu du temps de nos pères et même du nôtre, il y a eu des gens qui ont entendu et compris le langage des animaux. On compte parmi les anciens Mélampe et Tirésias avec quelques autres, et parmi les modernes Apollonius de Tyane. On assure de ce dernier qu'étant avec ses amis, et entendant une hirondelle qui gazouillait, il dit qu'elle avertissait ses compagnes qu'un âne chargé de blé était tombé près de la ville et que le blé était répandu par terre. Un de nos amis nous a raconté qu'il avait eu un jeune domestique qui entendait le langage des oiseaux. Il assurait qu'il était prophète et qu'il annonçait ce qui était prés d'arriver ; que cette faculté lui avait été ôtée par sa mère qui appréhendant que l'on n'envoyât ce jeune homme à l'Empereur en présent, avait uriné dans son oreille lorsqu'il était endormi. [3,4] IV. Mais laissons ces faits à part, à cause de l'incrédulité qui n'est que trop naturelle. Personne, je crois, n'ignore qu'il y a plusieurs nations qui ont encore une grande facilité pour entendre la voix de quelques animaux. Les Arabes entendent le langage des corbeaux, les Tyrrhéniens celui des aigles; et peut-être que tous tant que nous sommes d'hommes, nous entendrions tout ce que disent les animaux, si un dragon léchait nos oreilles. La variété et la différence de leurs sons prouvent assez qu'ils signifient quelque chose. Ils s'expriment différemment lorsqu'ils ont peur, lorsqu'ils s'appellent, lorsqu'ils avertissent leurs petits de venir manger, lorsqu'ils se caressent ou lorsqu'ils se défient au combat et cette différence est si difficile à observer à cause de la multitude des diverses inflexions, que ceux même qui ont passé leur vie à les étudier, y sont fort embarrassés. Les augures qui examinent le croassement de la corneille et du corbeau, en ont bien remarqué un très grand nombre de différents; mais ils n'ont pas pu les observer tous, parce que cela n’est pas possible aux hommes. Quand les animaux parlent entre eux, les sons dont ils se servent sont très significatifs, quoique nous ne les entendions pas. Mais s'ils paraissent nous imiter, apprendre la langue grecque, et entendre ceux qui les gouvernent, qui est celui qui peut avoir assez peu de bonne foi pour nier qu'ils soient raisonnables, parce qu'il ne les entend pas ? Les corbeaux, les pies, les bouvreuils, les perroquets imitent le langage des hommes, se souviennent de ce qu'ils ont entendu et apprennent ce qu'on leur dit. Ils obéissent à leurs maîtres. Plusieurs d'entre eux ont découvert le mal qui s'était fait dans la maison où on les élevait L'hyène des Indes, appelée par les gens du pays crocotale, imite si parfaitement la voix humaine, sans avoir été instruite, que lorsqu'elle approche des maisons, elle appelle ceux qu'elle croit pouvoir aisément enlever, en contrefaisant la voix de leurs amis, à qui elle sait bien qu'ils obéiront ; et quoique les Indiens soient instruits de cette ruse, ils sont cependant souvent attrapés par la ressemblance de la voix. Ils sortent de chez eux et périssent ainsi. S'il y a des animaux qui ne peuvent ni imiter notre langage, ni l'apprendre, cela ne prouve rien ; n'y-a-t-il pas des hommes qui ne peuvent ni imiter, ni apprendre, je ne dis pas les cris des animaux, mais même les cinq différents dialectes ? Il y a des animaux qui ne parlent pas ; mais peut-être est-ce pour n'avoir point été instruits, ou pour n'avoir pas les organes de la voix ? Nous-mêmes étant près de Carthage, nous avons nourri une perdrix qui avait volé droit à nous. Elle a été longtemps chez nous ; et elle était devenue si familière qu'elle nous caressait, badinait avec nous, et répondait à notre voix, autrement que les perdrix ne s'appellent entre elles. [3,5] V. On rapporte que parmi les animaux qui sont sans voix, il y en a d'aussi obéissants à leurs maîtres, qu'aucun domestique pourrait l'être. Tel était le poisson de Crassus, appelé par les Romains murène. Il était si familier avec son maître et son maître l'aimait à un tel point, que lui qui avait supporté avec constance la mort de trois de ses enfants, pleura sa murène lorsqu'elle mourut. On prétend qu'il y a des anguilles dans l'Aréthuse, et des coracins dans le Méandre, qui obéissent à la voix de ceux qui les appellent. On voit par-là que les animaux qui ne font point usage de leur langue pour exprimer ce qu'ils pensent, sont cependant affectés des mêmes sentiments que ceux qui parlent. Ce serait donc une chose fort déraisonnable de dire qu'il n'y a de la raison que dans le discours de l'homme, parce que nous le comprenons ; et qu'il n'y en a point dans le langage des animaux parce qu'il nous est inintelligible. C'est comme si les corbeaux soutenaient que leur croassement est le seul langage raisonnable, et que nous sommes sans raison, parce qu'ils n'entendent pas ce que nous disons ; ou comme si les habitants de l'Attique prétendaient qu'il n'y a de langue que la leur, et que tous ceux qui ne la parlent point sont privés de raison. Cependant un habitant de l'Attique entendrait plutôt le croassement du corbeau, que la langue des Syriens ou des Perses. Ce serait donc une absurdité de décider qu'une telle espèce est raisonnable ou non, parce qu'on entend ce qu'elle dit, ou qu'on ne l'entend point, ou parce qu'elle parle, ou parce qu'elle garde le silence. On pourrait par la même raison assurer que l'être suprême et les autres dieux sont dépourvus de raison, puisqu'ils ne parlent point; mais les dieux même en se taisant indiquent ce qu'ils pensent. Les oiseaux les entendent plutôt que les hommes ; et après les avoir entendus, ils rendent aux hommes les volontés des dieux, autant qu'ils le peuvent : car ce sont les oiseaux qui servent d'interprètes aux dieux. L'aigle l'est de Jupiter, l'épervier et le corbeau le sont d'Apollon, la cigogne l'est de Junon, l'aigrette et la chouette le sont de Minerve, la grue l'est de Cérès ; d'autres oiseaux le sont des autres dieux. Ceux parmi nous qui étudient les animaux et qui les nourrissent, entendent leur langage. Le chasseur comprend à l'aboiement du chien, s'il cherche le lièvre, s'il l'a trouvé ; si après l'avoir trouvé, il le poursuit ; s'il l'a pris et s'il s'est échappé. Ceux qui conduisent les vaches, savent quand elles ont faim, quand elles ont soif, quand elles font fatiguées, quand elles sont en colère, quand elles cherchent leur veau : le lion par son rugissement fait entendre qu'il menace ; le loup par son hurlement nous indique qu'il est malade, et le berger connaît au bêlement de la brebis ce qui lui manque. [3,6] VI. Ces animaux entendent aussi la voix des hommes, soit qu'ils soient en colère, soit qu'ils les caressent, soit qu'ils les appellent, soit qu'ils les chassent ; en un mot ils obéissent à tout ce qu'on leur ordonne, ce qui leur serait impossible, s'ils ne ressemblaient pas à l'homme par l'intelligence. La musique adoucit certains animaux, et de sauvages les rend doux : tels sont les cerfs, les taureaux et plusieurs autres. Ceux même qui prétendent que les animaux n'ont point de raison, conviennent que les chiens suivent les règles de la dialectique, et font dans quelques occasions des syllogismes. Lorsqu'ils poursuivent une bête, et qu'ils sont arrivés à un carrefour qui se termine à trois chemins, ils raisonnent ainsi : Elle n'a pu passer que par l'une de ces trois routes: or elle n'a passé ni par celle-là ni par celle-ci donc c'est par cette troisième-ci qu'il faut la poursuivre. On répondra sans doute, que c'est par un instinct naturel que les animaux agissent ainsi, puisqu'ils n'ont point été instruits. Mais ne recevons-nous pas de la nature notre raison ? Et, s'il faut croire Aristote, il y a des animaux qui apprennent à leurs petits à faire plusieurs choses, et même à former leur voix ; tel est le rossignol. Il ajoute que plusieurs animaux apprennent diverses choses les uns des autres et des hommes : ce qui est confirmé par tous les écuyers, par tous les palefreniers, par les cochers, par les chasseurs, par ceux qui ont soin des éléphants, des boeufs, des bêtes sauvages et des oiseaux. Tout homme raisonnable conviendra que ces faits prouvent que les animaux ont de l’intelligence. L'insensé et l'ignorant le nieront, parce que la gourmandise les empêche de raisonner. Il ne faut point être étonné de voir tenir de mauvais discours à cette espèce d'hommes, lorsqu'on les voit mettre en pièces les animaux avec la même insensibilité que si c'étaient des pierres. Mais Aristote, Platon, Empédocle, Pythagore, Démocrite et tous ceux qui ont recherché la vérité, ont reconnu que les animaux avaient de la raison. [3,7] VII. Il faut présentement faire voir que les animaux ont la raison intérieure. Elle diffère de la nôtre, suivant Aristote, non point par sa nature, mais seulement du plus au moins : de même que selon plusieurs, la nôtre diffère de celle des dieux, seulement en ce que celle des dieux est plus parfaite. Tout le monde convient que les animaux ont les sens, les organes et le corps à peu près semblables à nous. Ils nous ressemblent non seulement par les passions, par les mouvements de l'âme, mais aussi par les maladies extraordinaires. Aucun homme sensé n'osera dire qu'ils sont privés de raison à cause de l'inégalité de leurs divers tempéraments, puisque chez les hommes même on remarque tant de différence dans les familles et dans les nations, et que cette différence ne détruit pas la raison. L'âne est sujet au cathare, ainsi que l'homme, et meurt de même, lorsque ce mal tombe sur les poumons. Le cheval de même que l'homme crache ses poumons et devient étique : il est sujet au torticolis, à la goutte, à la fièvre, à la rage ; et l'on dit que pour lors il baisse les yeux vers la terre. Lorsqu'une jument est pleine, si elle sent l'odeur d'une lampe qui s'éteint, elle avorte de même qu'une femme. Le boeuf et le chameau ont la fièvre et entrent en fureur. La corneille est sujette à la galle et à la lèpre, de même que le chien : celui-ci a la goutte et devient enragé. Le cochon s'enrhume. Le chien est encore plus sujet au rhume : le rhume même des hommes a tiré son nom Grec du chien. Nous connaissons les maladies de ces animaux parce qu'ils vivent avec nous : nous ignorons celles des autres, parce qu'ils ne nous sont pas familiers. Les animaux que l'on coupe, perdent leurs forces. Les chapons ne chantent plus : leur voix ressemble à celle de la poule. Il en est de même des eunuques, dont la voix ressemble à celle des femmes. Il n'est pas possible de distinguer le mugissement et les cornes d'un boeuf coupé, d'avec ceux d'une vache. Les cerfs coupés ne jettent plus leurs bois, ils les gardent toujours, comme les eunuques conservent leur poil. Si on coupe un cerf avant qu'il ait son bois, il ne lui en vient point : de même que si l'on fait eunuque quelqu'un avant qu'il ait de la barbe, il ne lui en croit point. On voit par-là que les corps de presque tous les animaux sont disposés comme les nôtres. [3,8] VIII. Voyons après cela s'ils ne nous ressemblent pas quant aux passions de l'âme. Parlons d'abord des sens. Les animaux les partagent avec l'homme ; car ce n'est pas lui seul qui goûte les faveurs, qui voit les couleurs, qui sent les odeurs, qui entend le bruit, qui est sensible au chaud, au froid et à ce qui est l'objet de l'attouchement. Les animaux ont ces mêmes sensations ; et s'ils les ont, quoiqu'ils ne soient pas hommes, pourquoi leur ôterait-on la raison, parce qu'ils ne font pas hommes ? On pourrait dire de même que les dieux ne sont pas raisonnables, puisqu'ils ne sont pas hommes. On pourrait nous dépouiller nous-mêmes de la raison, puisque les dieux sont raisonnables, et que nous ne sommes pas dieux. Les animaux ont les sens bien plus parfaits que les hommes. Je ne veux point parler de Lyncée. Il n'est si fameux que dans la fable. Y a-t-il un homme qui ait la vue aussi bonne que le dragon? D'où vient que les poètes ont employé son nom pour exprimer l'action de voir. Quelque élevée dans les airs que soit un aigle, le lièvre ne peut pas échapper à sa vue. Qui a l'ouïe aussi fine que les grues, qui entendent d'aussi loin qu'aucun homme peut apercevoir ? Presque tous les animaux ont l'odorat beaucoup plus excellent que nous ; de sorte qu'ils sentent ce qui nous échappe, connaissent chaque chose à la piste : aussi les hommes se laissent-ils conduire par les chiens lorsqu'ils vont à la chasse du sanglier et du cerf. Les animaux sentent bien plus tôt que nous les influences de l'air. La connaissance qu'ils en ont contribue à nous découvrir le temps qu'il fera dans la suite. Les plus habiles médecins ne distinguent pas aussi exactement les saveurs, ne savent ni ce qui est nuisible, ni ce qui est sain, ni ce qui peut servir de contrepoison, aussi bien que les animaux. Aristote prétend que ceux d'entre eux qui ont les sens les plus parfaits, sont ceux qui ont le plus d'esprit. La différence des corps peut les rendre à la vérité plus ou moins sensibles, plus ou moins vifs : mais elle ne peut point changer l'essence de l'âme ; et comme dans les mêmes espèces il y a des corps plus sains les uns que les autres, des maladies fort différentes, et des dispositions fort opposées : aussi il y a de bonnes et de mauvaises âmes, et il y a divers degrés de bonté et de méchanceté. Socrate, Aristote et Platon n'ont pas été également bons. Cette égalité de bonté ne se trouve pas même dans ceux qui ont les mêmes sentiments. Si nous avons plus d'intelligence que les animaux, ce n'est pas une raison pour soutenir qu'ils n'en ont point: comme on aurait tort de dire que les perdrix ne volent pas, parce que les éperviers volent mieux qu'elles, ou que ceux-ci ne savent pas voler, parce qu'il y en a une espèce qui vole beaucoup mieux que toutes les autres. Il faut bien convenir que l'âme dépend des dispositions des corps ; cependant il ne change point sa nature : elle agira différemment selon les diverses organisations du corps dans lequel elle se trouve ; et avec un corps différent du nôtre, elle fera des choses que nous ne pourrions pas faire : mais sa nature ne changera point pour cela. [3,9] IX. Non seulement les animaux raisonnent ; il faut faire voir aussi qu'ils ont de la prudence. Premièrement ils savent ce qu'il y a de faible en eux, et ce qu'il y a de fort. Ils précautionnent leurs parties faibles et se servent des fortes. La panthère attaque ou se défend avec ses dents, le lion avec ses dents et ses ongles, le cheval avec son pied, le boeuf avec ses cornes, le coq avec son éperon, le scorpion avec son aiguillon, les serpents d'Égypte avec leur crachat, d'où le nom leur en est resté ; ils aveuglent en crachant ceux qui les attaquent. Les autres animaux ont recours à d'autres défenses pour leur conservation. Il y en a qui se tiennent éloignés des hommes, et ce sont ceux qui sont forts : ceux qui sont faibles s'éloignent des bêtes féroces et s'approchent des hommes ; les uns plus loin, comme les moineaux et les hirondelles qui font les nids dans les toits ; d'autres sont plus privés, comme les chiens : il y en a qui changent de demeure suivant les saisons ; enfin chacun d'eux connaît ce qui lui est avantageux. On peut remarquer les mêmes raisonnements dans les poissons et dans les oiseaux ; ce qui a été en grande partie recueilli dans les livres que les anciens ont écrits sur la prudence des animaux, parmi lesquels Aristote qui a traité cette question avec beaucoup d'exactitude, assure que tous les animaux se construisent une demeure où ils vivent en sûreté. [3,10] X. Ceux qui disent que les animaux font toutes ces choses naturellement, ne prennent pas garde qu'ils conviennent par là qu'ils sont naturellement raisonnables, ou que la raison n'est pas naturellement en nous et n'est susceptible d'augmentation que suivant que la nature nous a formés. La divinité est raisonnable sans avoir appris à le devenir. Il n'y a point eu de temps où elle ait été sans raison. Elle a été raisonnable dès son existence ; et l'on ne peut pas dire qu'elle ne soit pas raisonnable parce qu'elle n'a pas appris à l'être. La nature a enseigné plusieurs choses aux animaux et aux hommes. L'instruction leur en a appris d'autres. Les animaux apprennent plusieurs choses les uns des autres. Ils en apprennent aussi quelques-unes des hommes, comme nous l'avons dit. Ils ont de la mémoire, qui est la chose la plus essentielle pour perfectionner le raisonnement et la prudence. On trouve chez eux de la méchanceté et de l'envie, quoiqu'en moindre degré que chez les hommes. Un architecte ne pose point les fondements d'une maison, qu'il ne soit de sang-froid. On ne construit point de vaisseau, qu'on ne soit en santé. Un vigneron ne travaille point à la vigne, quand il ne se trouve pas capable de l'attention nécessaire pour bien faire son ouvrage ; et presque tous les hommes travaillent ivres à la propagation de l'espèce. Les animaux s'approchent les uns des autres pour avoir des petits, et la plupart ne regardent plus leurs femelles lorsqu'elles sont pleines ; elles ne le souffriraient même pas. L'incontinence des hommes n'est que trop connue. Parmi les animaux le mâle prend part aux douleurs de la femelle, lorsqu'elle met bas; tels sont les coqs : il y a des mâles qui couvent ; les pigeons sont de ce nombre. Ils examinent l'endroit favorable où la femelle pourra pondre : ils nettoient leurs petits, dès qu'ils sont nés. Si l'on y fait attention, l'on remarquera que tout se fait avec ordre chez les animaux ; qu'ils vont au devant de ceux qui les nourrissent, pour les caresser, qu'ils reconnaissent chacun leur maître, et que lorsqu'on veut le maltraiter, ils le lui font entendre. [3,11] XI. Qui est-ce qui ignore que les animaux qui vivent ensemble, observent entre eux la justice ? C'est ce que l'on peut voir dans les fourmis, dans les abeilles et dans les autres animaux de pareille espèce. Qui ne sait jusqu'où va la chasteté des palombes à l'égard de leurs mâles ? S'il arrive qu'elles aient été surprises par un autre mâle, elles ne manquent pas de le tuer, si elles en peuvent trouver l'occasion. Tout le monde à ouï parler de la piété des cigognes à l'égard de ceux qui leur ont donné le jour. Chaque espèce d'animaux a une vertu éminente et particulière, que la nature lui a donnée. Il ne faut pas leur ôter la raison parce que c'est la nature qui leur donne cette qualité, et qu'ils ne se démentent pas. Si nous ne comprenons pas comment cela se fait, c'est que nous ne pouvons pas entrer dans leurs pensées : mais ce n'est pas une raison d'attaquer leur raison ; car nous ne pouvons pas entrer aussi dans les raisons de dieu; mais nous jugeons par ses ouvrages qu'il est intelligent et raisonnable. [3,12] XII. Ceux qui conviennent que la justice nous lie envers tout ce qui est raisonnable, mais que les animaux sauvages ne méritent point notre compassion, parce qu'ils font injures et n'ont aucune communication avec nous, ne sont pas mieux disposés à l'égard des animaux qui vivent avec nous, même à l'égard de ceux qui ne peuvent vivre sans le secours des hommes. Les oiseaux, les chiens, plusieurs autres animaux à quatre pieds, comme les chèvres, les chevaux, les brebis, les ânes, les mulets, s'ils sont éloignés de la société des hommes, sont dans la nécessité de périr. La nature, qui en les créant les a rendus utiles aux hommes, a arrangé les choses de façon que nous avons besoin d'eux, et qu'il y a une justice d'eux à nous et de nous a eux. Il n'est pas surprenant y en ait de sauvages à l'égard des hommes. Car ce que dit Aristote est vrai : si les animaux avaient des vivres en abondance, ils ne seraient sauvages, ni entre eux, ni avec les hommes. C'est la nécessité de la vie, qui les porte à des actions cruelles ; comme aussi c'est en les nourrissant, que l'on acquiert leur amitié. Si les hommes se trouvaient réduits dans les mêmes extrémités que les animaux, ils seraient encore plus féroces que ceux qui nous paraissent sauvages. C'est ce que on peut prouver par les guerres et par les famines, pendant lesquelles ils se mangent les uns les autres ; et même sans guerre et sans famine, ils ne craignent pas de manger les animaux familiers qui vivent avec eux. [3,13] XIII. On dira peut-être que l'on avoue que les animaux sont raisonnables, mais qu'ils n'ont point de convention avec nous. C'est parce qu'on les suppose sans raison, qu'on nie cette convention qu'ils n'avaient point de raison : ensuite les hommes sont entrés en société avec eux à cause du besoin qu'ils en avaient, mais sans faire attention s'ils sont raisonnables. Voyons s'il n'y a point de convention entre eux et remarquons auparavant, qu'on aurait tort de nier la raison à un homme, parce que nous ne serions pas en traité avec lui, puisque nous n'avons fait aucune convention avec la plupart des hommes. Plusieurs animaux se sont rendus esclaves des hommes ; et comme a fort bien dit quelqu'un, tout ingrats que sont les hommes, les animaux par leur sagesse et par leur justice ont obligé leurs maîtres de les servir et d'avoir soin d'eux. La méchanceté des animaux même prouve qu'ils ont de la raison. Les mâles sont jaloux de leurs femelles, et les femelles de leurs mâles. Il ne leur manque qu'une seule méchanceté: d'attaquer ceux qui leur font du bien. Ils ont tant d'amitié et tant de confiance pour leurs bienfaiteurs qu'ils les suivent même lorsqu'on les mène à la mort ou à un péril manifeste. Et quoique les hommes les nourrissent pour leur propre utilité, ils les aiment. Les hommes au contraire ne sont jamais si mal intentionnés, que contre ceux qui les nourrissent, et ne souhaitent rien tant que leur mort. [3,14] XIV. Les animaux sont si raisonnables dans leur façon d'agir, que lorsque la gourmandise ou la faim les engage à s'approcher du manger où l'on a mis des hameçons, ils y viennent avec réflexion; les uns tâchent de séparer la nourriture d'avec ce qui leur pourrait faire mal; il arrive souvent qu'ils se retirent sans avoir mangé, parce que la raison l'emporte sur l'appétit : les autres s'en vengent sur les appas qu'on leur a tendus, en les salissant de leur urine. Il y en a qui sont si gourmands, que quoiqu'ils sachent qu'ils seront pris, ils ne craignent pas de manger ce qui doit les faire mourir ; semblables en cela aux compagnons d'Ulysse. Quelques animaux ont prouvé par les endroits qu'ils ont choisis pour leur demeure, qu'ils l'emportaient sur nous du côté de la prudence. Les êtres qui font leur résidence dans les régions éthérées, sont raisonnables : ceux qui habitent dans l'air participent aussi à la raison. Les animaux aquatiques en ont moins. Les terrestres ne viennent qu'après. Nous sommes du nombre de ces derniers, nous qui résidons dans la partie la plus basse du monde ; et si nous jugeons de l'excellence des dieux par les endroits qu'ils habitent, nous devons porter le même jugement des êtres mortels. [3,15] XV. Lorsqu'on voit que les animaux sont capables de se rendre habiles dans les arts en usage chez les hommes, qu'ils peuvent apprendre à danser, à mener un char, à se battre seul à seul, à marcher sur des échasses, à écrire, à lire, à jouer de la flûte et de la guitare, à tirer de l'arc, à monter à cheval, peut-on douter qu'ils n'aient de la raison, puisque ce n'est que par la raison que l'on s'exerce dans les arts ? Notre voix ne produit pas seulement un son dans leurs oreilles, mais ils comprennent la différence des signes; ce qui ne peut venir que de l'entendement et de la raison. Mais, dit-on, ils font mal les actions humaines. Les hommes les font-ils tous bien ? On ne peut pas le dire; car si cela était, il n'y aurait dans un combat ni vainqueurs ni vaincus. Ils n'ont, dit-on, ni conseil, ni assemblée, ni ne rendent point de jugement. Dites-moi comment les hommes agissent ; n'y en a-t-il pas plusieurs qui se déterminent avant que d'examiner ? Et comment pourra-t-on prouver que les animaux ne délibèrent point ? Personne n'en peut donner la preuve ; et ceux qui ont écrit l'histoire particulière des animaux, ont démontré le contraire. Les autres objections qu'on fait contre la raison des animaux, sont toutes aussi frivoles. On dit qu'ils n'ont point de villes. Les Scythes qui n'ont d'autres demeures que leurs chars, n'ont point de villes, non plus que les dieux. Si les animaux n'ont point de lois écrites, les hommes n'en ont point eu tant qu'ils ont été heureux. On dit qu'Apis fut le premier qui donna des lois aux Grecs, quand ils commencèrent à en avoir besoin. [3,16] XVI. C'est la gourmandise qui a persuadé aux hommes que les animaux n'avaient point de raison. Cependant les dieux et les sages ont eu pour les animaux la même considération que pour les suppliants. Apollon répondant à Aristodique de Cumes, lui dit que les moineaux étaient les suppliants. Socrate jurait par les animaux ; et avant lui Rhadamanthe. Les Égyptiens les ont cru des divinités ; soit qu'effectivement ils aient été persuadés qu'ils étaient des dieux, soit que de dessein formé ils aient représenté les dieux sous les figures des boeufs, des oiseaux et des autres animaux afin que les hommes s'abstinssent de manger ces animaux, ainsi que leurs semblables. Peut-être ont-ils eu encore quelques autres raisons secrètes. Les Grecs attachaient les cornes d'un bélier à la statue de Jupiter, celles d'un taureau à la statue de Bacchus. Ils ont composé Pan d'un homme et d'une chèvre. Ils ont donné des ailes aux Muses et aux Sirènes, de même qu'à la Victoire, à Iris, à l'Amour et à Mercure. Pindare dans ses hymnes a fait ressembler tous les dieux poursuivis par Typhon, non aux hommes, mais aux animaux. Lorsque Jupiter devint amoureux de Pasiphaé, il se changea en taureau : il a pris une autre fois la figure d'une aigle et celle d'un cygne. C'est pourquoi les anciens rendaient de si grands honneurs aux animaux ; ils les honoraient encore davantage, lorsqu'ils disaient que Jupiter avait été nourri par une chèvre. C'était une loi chez les Crétois, introduite par Rhadamanthe, de jurer par tous les animaux ; et quand Socrate jurait par le chien et par l'oie, ce n'était point une plaisanterie : il suivait les lois du juste fils de Jupiter. Il ne badinait point non plus lorsqu'il appelait les cygnes ses camarades. La fable nous signifie aussi que les animaux ont une âme pareille à la nôtre, lorsqu'elle rapporte que la colère des dieux a changé des hommes en animaux, dont ils ont ensuite eu compassion, et qu'ils ont aimés dans ce dernier état. C'est ce qu'on dit des dauphins, des alcyons, des rossignols et des hirondelles. [3,17] XVII. Ceux des anciens qui ont eu le bonheur d'être nourris par des animaux, en ont autant tiré de vanité que de leurs pères. L'un s'est vanté d'avoir été nourri par une louve, d'autres par une biche, ou par une chèvre ou par des abeilles. Sémiramis a eu des colombes pour nourrices, Cirus un chien, le chantre de Thrace un cygne dont le nom lui est resté. Les surnoms que l'on a donnés à Bacchus, à Apollon, à Neptune, à Minerve, à Hécate, sont tirés des animaux pour lesquels ces divinités avaient de l'inclination : celui de Bacchus vient du bélier ; ceux d'Apollon du loup et du dauphin ; ceux de Neptune et de Minerve du cheval et si l'on donne à Hécate les noms de vache, de chienne, de lionne, on en est plus facilement exaucé. Que si ceux qui après avoir sacrifié les animaux les mangent, soutiennent pour se justifier, qu'ils sont sans raison, il faut donc aussi qu'ils disent que lorsque les Scythes mangent leurs pères, ils prétendent qu'ils n'ont point de raison. [3,18] XVIII. Il est clair par ce que nous avons dit jusqu'à présent et par ce que nous dirons encore dans la suite en parcourant les sentiments des anciens, que les animaux sont raisonnables et que quoique plusieurs d'entre eux n'aient qu'une raison imparfaite, ils n'en font cependant pas absolument privés. S'il doit y avoir un commerce de justice entre tout ce qui est raisonnable, comme en conviennent ceux contre lesquels nous disputons, pourquoi n'observerions-nous pas les lois de la justice avec les animaux? Nous ne prétendons pas que l'on doive étendre ce principe jusqu'aux plantes, parce qu'il n'est pas facile de concevoir qu'elles aient de la raison. Nous mangeons les fruits ; nous ne détruisons pas pour cela la tige. Quant aux cadavres des animaux, si on excepte les poissons, nous ne mangeons que ceux que nous avons tués et nous commettons à cet égard beaucoup d'injustice. Car comme remarque Plutarque, parce que nous avons besoin de diverses choses, et que nous en faisons usage, ce n'est pas une raison d'être injuste à l'égard de tout ce qui existe. La nature nous permet de faire quelque tort, lorsqu'il s'agit de nous procurer le nécessaire, si toutefois on peut appeler tort ce qu'on enlève aux plantes, en leur laissant la vie: mais de détruire ou de gâter le reste pour satisfaire les plaisirs, cela est assurément cruel et injuste, puisque l'abstinence de ces choses ne nous empêcherait ni de vivre, ni d'être heureux. Si le meurtre des animaux et leur chair nous étaient aussi nécessaires pour vivre que l'air, l'eau, les plantes et les fruits sans lesquels nous ne pouvons pas vivre, la nature nous aurait mis dans la nécessité de commettre cette injustice : mais si plusieurs prêtres des dieux, plusieurs rois barbares qui menaient une vie pieuse et une infinité d'animaux ne font point usage de cette nourriture, et cependant vivent conformément à l'intention de la nature, n'est-il pas déraisonnable, quand bien même nous serions obligés de faire la guerre à quelques animaux, de ne point vivre en paix avec ceux qui ne nous font point de tort, de n'observer la justice à l'égard d'aucun et d'user de violence envers tous ? Lorsque les hommes pour leur conservation ou pour celle de leurs enfants et de leur patrie, enlèvent le bien des autres, ravagent les pays et les villes, la nécessité leur sert d'excuse pour pallier leur injustice, mais quiconque fait ces mêmes violences, ou pour s'enrichir, ou pour satisfaire à ses plaisirs, ou pour se procurer des choses qui ne sont pas nécessaires, passe pour cruel, brutal et méchant. Quant à ceux qui se contentent d'endommager les plantes, de faire usage du feu et de l'eau, de tondre les brebis, d'en prendre le lait, d'apprivoiser les boeufs, de les faire travailler pour se procurer ce qui est nécessaire à la vie, dieu sans doute leur pardonne : mais de tuer les animaux pour son plaisir et par gourmandise, cela est absolument injuste et cruel. Ne devrait-il pas suffire que nous nous en servissions pour les travaux auxquels ils nous sont nécessaires. [3,19] XIX. Celui qui pense que nous ne devrions point nous nourrir de la chair des boeufs, ni ôter la vie aux animaux, pour satisfaire notre gourmandise et pour parer nos tables, ne nous ôte rien de ce qui est nécessaire pour la vie ou utile pour la vertu. Ce serait outrer les choses que de comparer les plantes aux animaux, car ceux-ci ont du sentiment. Ils sont susceptibles de douleur, de crainte : on peut leur faire tort, et par conséquent commettre de l'injustice à leur égard. Quant aux plantes, elles ne sentent point : ainsi on ne peut leur faire ni mal, ni tort, ni injustice. On ne peut avoir ni amitié, ni haine pour ce qui n'a point de sentiment. Les disciples de Zénon prétendent que la justice est fondée sur la ressemblance qu'il y a entre les êtres. N'est-il pas absurde de se croire obligé d'observer les lois de la justice avec une infinité d'hommes qui n'ayant que le sentiment, sont dépourvus d'esprit et de raison, surpassent en cruauté, en colère et en avidité les plus cruels animaux, n'épargnant ni la vie de leurs enfants, ni celle de leurs pères, tyrans ou ministres de tyrans ; tandis que l'on ne se croit obligé à rien à l'égard du boeuf qui laboure, du chien avec lequel on vit, des animaux qui nourrissent l'homme de leur lait et l'habillent de leur toison ? En vérité cette contradiction est trop ridicule. [3,20] XX. Mais y aurait-il de la vraisemblance dans ce qu'a prétendu Chrysippe, que les dieux nous avaient fait pour eux et pour nous, et que les animaux avaient été faits pour les hommes ; les chevaux pour combattre avec eux, les chiens pour les aider à chasser, les panthères, les ours et les lions pour leur donner occasion d'exercer leurs forces ? Le cochon suivant ce système n'a été fait que pour être tué ; et ce que l'on doit regarder comme une grande faveur des dieux, ils n'ont eu d'autre intention en le produisant, que de nous procurer un manger agréable, et afin que nous ayons des jus et des entremets en abondance. Ils ont fait diverses sortes d'huîtres, et plusieurs espèces différentes d'oiseaux, imitant en cela les nourrices, et même les surpassant en bonté. Ils n'ont cherché qu'a nous rendre la vie délicieuse et à remplir la terre de plaisirs et de jouissances. Ceux à qui ces principes plairaient, et qui croiraient qu'ils ne seraient pas indignes de la divinité, peuvent examiner les objections qu'a fait a ce sujet Carnéade. Tout ce qui existe dans la nature a quelque utilité, lorsqu'on en fait l'usage pour lequel il est destiné : par exemple, si le cochon est fait pour être tué et pour être mangé, lorsqu'on le tue et qu'on le mange, il a rempli sa destinée et est utile : mais si dieu a fait les animaux pour l'usage de l'homme, quel usage faisons nous des mouches, des cousins, des chauve-souris, des scarabées, des scorpions, des vipères? Quelques uns de ces animaux sont d'un aspect désagréable : il y en a parmi eux que l'on ne peut toucher sans danger ; l'odeur de quelques autres est insupportable : les cris de quelques-uns sont déplaisants et affreux ; enfin il y en a dont la rencontre est mortelle à ceux qui les trouvent en leur chemin. Pourquoi l'auteur de la nature ne nous a-t-il point appris de quelle utilité pouvaient être les baleines et les autres monstres marins que la venteuse Amphitrite nourrit dans son sein? Si pour parler suivant le langage d'Homère, l'on dit que tout n'a pas été fait pour nous, cette distinction sera un grand sujet de confusion et d'obscurité et nous aurons bien de la peine à ne pas pécher contre la justice lorsque nous voudrons faire violence à des êtres qui n'ont peut-être pas été faits pour nous, mais comme nous, pour servir aux intentions de la nature. Je ne veux pas dire que si l'on décidait de la justice des choses par l'utilité que l'on en retire, nous serions obligés de convenir que nous avons été faits pour des animaux très pernicieux, c'est-à-dire pour les crocodiles, pour les baleines et pour les dragons ; car nous n'en tirons aucun profit: au lieu qu'eux, lorsqu'ils saisissent un homme, ils le mangent ; en quoi ils ne sont pas plus méchants que nous. C'est la nécessité et la faim qui les portent à cette injustice : au lieu que nous, nous tuons la plupart des animaux pour nous amuser ; ce qu'il est aisé de prouver par ce qui se passe dans les amphithéâtres et à la chasse ; ce qui fortifie le penchant que nous avons à la cruauté. Ceux qui les premiers se sont portés à ces excès, ont presque détruit chez les hommes la compassion et l'humanité et les Pythagoriciens, par leur douceur à l'égard des bêtes, ont travaillé à rendre les hommes plus humains et plus compatissants, et ils y ont beaucoup plus réussi que ceux qui pensent différemment d'eux, parce qu'ils accoutumaient les hommes à avoir de l'horreur pour le sang, et que l'habitude a un grand empire sur les passions. [3,21] XXI. La nature que l'on convient agir toujours sagement, a donné aux animaux le sentiment, afin qu'ils cherchassent ce qui leur est utile et qu'ils évitassent ce qui leur est contraire ; ce qu'ils ne peuvent faire que par le sentiment. Or la faculté de choisir ce qui est avantageux, et de rejeter ce qui est pernicieux, ne peut résider que dans un sujet capable de raisonner, de juger et d'avoir de la mémoire. Ceux à qui vous ôteriez le pressentiment de l'avenir, la mémoire, les préparatifs, l'espérance, la crainte, le désir, le chagrin, n'ont plus besoin d'yeux, ni d'oreilles, ni de sentiment, ni d'imagination. Ces facultés ne pouvant plus leur servir, il aurait beaucoup mieux valu en être privé, que d'être dans les peines, dans les chagrins, dans la douleur, et ne pouvoir pas y remédier. Nous avons un discours physicien Straton, pour prouver que le sentiment suppose nécessairement de l'intelligence. Il arrive souvent que nous parcourons des yeux quelque écrit ou que nous ne faisons pas attention à quelque chose que l'on nous dit, parce que notre esprit est ailleurs, et que revenant a ce qui a été ou lu ou dit, nous y donnons notre application. C'est ce qui a fait dire que c'était l'esprit qui voyait et qui écoutait, que le reste était aveugle et sourd ; car les yeux et les oreilles sont insensibles, si l'esprit n'est pas affecté. C'est pourquoi le roi Cléomène étant un jour dans un repas où l'on chantait une chanson qui était fort applaudie, quelqu'un lui ayant demandé s'il la trouvait à son gré, il répondit que c'était aux autres à en dire leur sentiment, parce que son esprit était pour lors dans le Péloponnèse. C'est donc une conséquence nécessaire, que, dès qu'on a du sentiment, on a de l'intelligence. [3,22] XXII. Mais supposons que le sentiment puisse faire ses fonctions sans l'intelligence. Quand il a rempli son objet, qui consiste à discerner ce qui convient ou ce qui est contraire, qui est-ce qui s'en ressouvient ? Qui est-ce qui craint ce qui afflige ? Qui est-ce qui désire les choses utiles ? Qui est-ce qui songe à se les procurer, lorsqu'elles sont éloignées ? Qui est-ce qui se prépare des lieux de sûreté, des retraites ? Qui est-ce qui tend des embûches ? Qui est-ce qui cherche à échapper à des filets lorsqu'il est pris ? C'est ce que les philosophes ne manquent pas d'examiner jusqu'à l'ennui dans leurs introductions, lorsqu'ils parlent de la résolution, qui est le dessein de venir à bout d'une chose, de l'entreprise, des préparatifs, de la mémoire qui n'est autre chose que l'attention à quelque chose qui est passée, et que le sentiment nous a rendu autrefois présente. Or tout cela suppose le raisonnement ; et tout cela se trouve dans les animaux. Il est étonnant qu'on ne fasse point réflexion à leurs actions, à leurs mouvements, dont plusieurs ont pour principe la colère, la crainte, l'envie et la jalousie ; ce qui fait que ceux même qui ne pensent pas comme nous, punissent leurs chiens et leurs chevaux lorsqu'ils font quelque faute : en quoi ils ont raison, puisque par-là ils les perfectionnent, en leur donnant par la douleur ce sentiment que nous appelions repentir. Les animaux sont sensibles aux plaisirs que l'on goûte par les oreilles et par les yeux. Les cerfs et les chevaux sont flattés par les sons des flûtes et des hautbois. Le chalumeau fait sortir le cancre de son trou, comme par une espèce de violence. On dit que l'alose vient sur l'eau pour entendre chanter. Quant à ceux qui sont assez déraisonnables pour soutenir que les animaux ne se réjouissent, ni ne se fâchent, ni ne craignent, ni n'usent de précautions, ni n'ont point de mémoire, mais qu'il semble seulement que l'abeille se ressouvienne, que l'hirondelle fasse des provisions, que le lion se mette en colère, que le cerf ait peur, je ne sais pas ce qu'ils répondraient à ceux qui leur soutiendraient que les animaux ne voient ni n'entendent, mais qu'ils semblent seulement voir et entendre, qu'ils n'ont point de voix, mais qu'ils paraissent en avoir, en un mot qu'ils ne vivent pas mais qu'ils paraissent vivre ; car tout homme sensé s'apercevra que ces deux suppositions sont également contraires à l'évidence. Mais, dira-t-on, lorsqu'on compare les procédés des hommes avec ceux des animaux, on remarque dans ceux-ci beaucoup d'imperfection, peu de désir de la vertu, nulle envie de se perfectionner et l'impossibilité de parvenir à la fin pour laquelle la nature les a faits, et dont elle leur a donné les premières notions. Mais cela n'est point regardé par ces philosophes comme un inconséquence. Ils enseignent que l'amour paternel est le principe de la société et le fondement de la justice ; et quoiqu'ils ne puissent pas douter que les animaux aient une passion très vive pour leurs petits, ils prétendent cependant que nous ne sommes pas obligés de garder la justice avec eux : ils se servent de l'exemple des mulets, à qui il ne manque rien des parties génitales, qui les emploient avec plaisir, et qui cependant ne peuvent point parvenir à la génération. Voyez s'il n'est pas ridicule que ceux qui accusent les Socrates, les Platons, les Zénons, d'être aussi méchants, aussi fous, aussi injustes que les derniers des hommes, se plaignent de la méchanceté des bêtes, de ce qu'elles ne se portent point avec assez de vivacité à la vertu : comme si c'était à la privation absolue de la raison, et non pas à sa faiblesse, qu'il fallût attribuer ces imperfections qu'on convient être dans les animaux ; ce qui paraît par la timidité, l'intempérance, l'injustice et la méchanceté, que l'on remarque dans plusieurs d'eux. [3,23] XXIII. Celui qui prétendrait que ce qui ne peut point arriver à la perfection de la raison, n'en est point susceptible, ressemblerait à quelqu'un qui soutiendrait, que le singe n'a point reçu de la nature sa laideur, ni la tortue sa lenteur, parce que le singe n'est pas susceptible de beauté, ni la tortue de vitesse, Ils ne font pas attention à une distinction qu'il faut faire. La raison vient de la nature ; mais la parfaite raison vient de l'attention et de l'instruction. Tout ce qui est animé participe à la raison et dans toute la multitude des hommes, on n'en peut pas nommer un qui ait atteint la perfection de la raison, ou de la sagesse. N'y a-t-il pas de la différence entre les façons de voir et de voler ? Car les éperviers ne volent pas de même que les cigales et les aigles volent différemment des perdrix. De même parmi tout ce qui participe à la raison, l'on ne remarque pas la même facilité à se pouvoir perfectionner. Il y a de si fortes preuves que les animaux sont capables de vivre en société , qu'ils ont du courage, qu'ils ont recours à la ruse, lorsqu'il est question de se procurer ce qui leur est nécessaire ; qu'il y en a d'injustes, de lâches, de stupides ; que l'on a agité une dispute pour savoir si les animaux terrestres l'emportaient sur ceux de la mer. Il est aisé de faire à ce sujet des comparaisons. Les cigognes nourrissent leurs pères, et les chevaux marins tuent leurs pères pour pouvoir saillir leurs mères. Les perdrix agissent bien différemment des pigeons. Les mâles des perdrix cassent les oeufs de leurs femelles, parce que celles-ci, tant qu'elles couvent, chassent leurs mâles. Les pigeons au contraire partagent avec leurs femelles la peine de couver leurs oeufs. Ils portent les premiers la becquée à leurs petits dès qu'ils sont nés : le mâle bat la femelle lorsqu'elle est trop longtemps hors de son nid et il l'oblige de retourner à ses oeufs et à ses petits. Je ne sais pas pourquoi Antipater, qui reproche aux ânes et aux brebis leur malpropreté, ne parle ni des chats, ni des hirondelles. Les premiers cachent leurs ordures de façon qu'elles ne paraissent jamais ; et les hirondelles apprennent à leurs petits à mettre le derrière hors de leurs nids afin de ne le pas gâter. Pourquoi disons-nous pas qu'un arbre est plus indocile qu'un autre arbre, comme nous disons que le chien est plus docile que la brebis ; ou qu'un légume soit moins brave qu'un autre légume, comme nous disons que le cerf a moins de courage que le lion ? Et comme dans les choses qui n'ont point de mouvement, l'une n'est pas plus tardive que l'autre ; et dans celles qui ne rendent point de son, l'on ne peut pas dire que l'une ait la voix moins forte que l'autre : aussi ne dira-t-on que de ce qui a reçu de la nature le don de l'intelligence, celui-ci est plus timide, celui-là est plus paresseux, cet autre est plus intempérant, puisque ces divers degrés supposent de l'intelligence. Il ne faut point être étonné, si l'homme surpasse les animaux par sa facilité d'apprendre, par sa pénétration, par la justice et par les qualités sociables. Entre les animaux, il y en a plusieurs qui ont beaucoup d'avantage sur les hommes par la grandeur, par la vitesse, par la pénétration de la vue et par la subtilité de l'ouïe. Cependant l'homme n'est pas pour cela ni sourd, ni aveugle, ni sans forces. Nous courons à la vérité moins vite que les cerfs, nous voyons moins bien que les éperviers. La nature nous a donné des forces et de la grandeur, quoique les éléphants et les chameaux soient beaucoup plus forts et plus grands que nous. Nous pouvons faire le même raisonnement à l'égard de l'intelligence des animaux ; et nous ne devons pas prétendre qu'ils ne pensent point et qu'ils n'ont point de raison parce qu'ils nous sont inférieurs du côté de la pensée et de la raison. Il vaut mieux dire qu'ils les ont faibles et troubles. [3,24] XXIV. Si cela n'avait déjà été fait plusieurs fois, nous rapporterions une infinité de faits qui prouvent l'adresse des animaux. Faisons quelques autres réflexions. Il semble que chaque partie de notre corps, ou chacune de nos puissances, soit susceptible de quelque dérangement, ou par la mutilation, ou par les maladies, qui empêchent les fonctions auxquelles ces parties et ces puissances sont destinées par la nature. Ainsi l'oeil peut cesser de voir, la cuisse peut boiter, la langue peut bégayer, et ces divers défauts sont affectés à ces seuls membres ; car ce qui n'est pas fait pour voir, ne peut pas devenir aveugle, ce qui ne doit pas marcher, ne peut pas boiter et ce qui n'a point de langue n'est point susceptible de bégaiement. Aussi n'appellera-t on ni fou, ni insensé, ni furieux, ce que la nature n'a point fait pour penser et pour raisonner. Il n'y a point de faculté qui ne soit sujette à quelque altération. J'ai souvent vu des chiens enragés. On assure que les chevaux, les boeufs et les renards enragent. L'exemple des chiens suffit ; car il est hors de dispute et il sert de preuve que ces animaux pensent, ont de la raison, et que ce qu'on appelle rage et fureur chez eux, n'est que la raison troublée et confondue ; car ils n'ont ni la vue ni l'ouïe altérée et comme il y aurait de l'absurdité à nier qu'un homme qui serait accablé de mélancolie, ou tombé en démence, n'a point souffert d'altération ni dans son esprit, ni dans son raisonnement, ni dans sa mémoire : de même ce serait contredire la vérité, de nier que les chiens enragés ne souffrent point de dérangement dans leurs pensées, dans leurs raisonnements et dans leur mémoire ; puisque le trouble où ils sont, leur fait méconnaître ceux qu'ils aiment le mieux, changer de façon de vivre et les empêche de voir ce qui se présente devant eux. Voilà les arguments que l'on trouve dans plusieurs des ouvrages que Plutarque a écrits contre les stoïciens et contre les péripatéticiens. [3,25] XXV. Théophraste emploie le raisonnement suivant. Nous regardons comme parents et comme unis par la nature ceux qui sont nés du même père et de la même mère, ou ceux qui descendent des mêmes aïeux. Nous traitons les citoyens de notre ville comme nos alliés parce que nous habitons le même pays, et que nous vivons en société avec eux. Le Grec est allié du Grec, le Barbare l'est du Barbare : il y a même une alliance générale entre tous les hommes par l'une de ces deux raisons, ou parce qu'ils ont les mêmes auteurs, ou parce qu'ils sont de même espèce, et que par conséquent ils ont les mêmes moeurs et le même caractère. Or les mêmes principes des corps se trouvent dans tous les animaux. Je ne prétends point parler des premiers éléments, dont les plantes sont aussi composées, mais de la semence des chairs et des liqueurs qui sont naturelles à tous les animaux. Je parle de leurs âmes, qui se ressemblent par les désirs, par la colère, par le raisonnement et surtout par le sentiment. Les corps des animaux, de même que leurs âmes ont différents degrés de perfection : mais ce sont les mêmes principes chez les uns et chez les autres ; ce qui est bien prouvé par la ressemblance de leurs passions. Si tout ce que nous venons de dire est vrai, il faut convenir que tous les animaux pensent, et que la seule différence qui est entre eux et nous, ne consiste que dans le genre de vie, de sorte que nous devons les regarder comme nos alliés. Car comme dit Euripide, ils ont les mêmes nourritures et les mêmes passions que nous : le sang qui coule dans leurs veines est de même couleur que le nôtres, ce qui démontre que nous avons les mêmes auteurs, c'est-à-dire le ciel et la terre. [3,26] XXVI. Les animaux étant donc ainsi nos alliés, s'il est vrai, comme l'a enseigné Pythagore, qu'ils aient une âme semblable à la nôtre, c'est à juste titre que l'on accuse d'impiété quiconque ose manger son semblable ; et quoiqu'il y ait quelques animaux sauvages, il ne faut pas croire que cela détruise l'espèce d'alliance qui est entre nous et les bêtes. N'y a-t-il pas chez les hommes des méchants, que leur caractère dépravé porte à nuire à ceux avec lesquels ils vivent? Nous les faisons mourir, et nous vivons en société avec les autres : de même s'il y a des animaux féroces, il est permis de les tuer, comme l'on tuerait les hommes qui leur ressemblent ; mais il faut traiter avec bonté ceux qui sont d'un naturel doux, et il ne faut manger ni les uns ni les autres, comme nous ne mangeons pas les hommes injustes. Notre conduite est bien peu conforme à la justice. Nous faisons mourir les animaux familiers; parce qu'il y en a de sauvages et de féroces, et nous mangeons les familiers, en quoi nous commettons une double injustice. Premièrement, en les tuant, secondement, en les mangeant. On peut ajouter à tout ceci, que ceux qui disent que c'est détruire la justice que de l'étendre jusqu'aux bêtes, non seulement n'ont pas de vraies idées de la justice, mais ne travaillent que pour le plaisir, qui est l'ennemi capital de la justice. Car dès que le plaisir est la fin de nos actions, il ne peut plus y avoir de justice. Qui est-ce qui ne sait pas que l'amour de la justice s'augmente par la privation du plaisir? Quiconque s'abstient de tout ce qui est animé, et même des animaux qui ne sont pas utiles à la société, aura beaucoup plus de répugnance à faire tort à ses semblables et mieux il sera disposé vers les animaux en général, plus il conservera d'amitié pour les espèces particulières. Mais celui qui restreint les devoirs de la justice à l'homme seul, est toujours sur le point de commettre quelque injustice. La table de Pythagore était plus agréable que celle de Socrate. Celui-ci disait que la faim était le meilleur de tous les assaisonnements ; et Pythagore prétendait que le repas le plus satisfaisant était de ne faire tort à personne et de ne s'écarter jamais de la justice. Ceux qui ne veulent point manger des animaux n'ont aucune part aux injustices qui se commettent à l'occasion de cette nourriture : dieu ne nous a pas fait de façon que pour travailler à notre conservation nous fussions obligés de faire tort aux autres : ou il aurait mis chez nous un principe d'injustice. Ceux-là ne me paraissent pas avoir une véritable idée de la justice, qui enseignent qu'on ne doit l'observer que pour maintenir la société entre les hommes : autrement on n'entendrait par justice que l'amour pour le genre humain ; mais elle consiste à ne faire aucun tort à ce qui ne nous nuit pas, de sorte qu'il faut l'étendre à tout ce qui est animé. L'essence de la justice consiste à faire dominer ce qui n'a point de raison par la partie raisonnable, de sorte que ce qui n'a point de raison obéisse à ce qui en a, moyennant quoi l'homme ne fera jamais tort à qui que ce soit. Car dès que les passions seront retenues, les désirs réprimés, la colère calmée, la raison prendra le dessus : pour lors l'homme ressemblera à ce qu'il y a de plus parfait. Or ce qui est parfait, ne fait tort à rien. Il se sert de sa puissance pour conserver les autres êtres, pour leur faire du bien et il n'a besoin de rien. Pour nous tant que nous voudrons être justes, nous ne ferons tort à rien. En tant que mortels, nous manquons de plusieurs choses qui nous sont nécessaires. L'usage de ces choses n'est point injuste ; car quel tort faisons-nous aux plantes lorsque nous prenons ce qu'elles rejettent, ou aux fruits, lorsque nous mangeons ceux qui sont prêts de tomber, ou aux brebis, en prenant leurs laines ? Au contraire nous leur rendons service ; et le soin que nous en prenons nous autorise à partager avec elles leur lait. Ainsi quoique l'homme de bien paraisse avoir peu d'attention pour son corps, il ne commet cependant point d'injustice contre lui-même, puisque par la tempérance il augmente ses vertus et en devient plus semblable à Dieu. [3,27] XXVII. Si le plaisir est la fin de l'homme, il est impossible que la justice subsiste; elle ne subsistera jamais qu'autant qu'on s'en tiendra aux premières definitions de la nature, qui suffisent pour rendre l'homme heureux. Les désirs de la nature déraisonnable, et de prétendues nécessités ont introduit l'injustice dans le monde. C'est de là qu'est venu l'usage de manger les animaux, afin, disait-on, de conserver la nature humaine et de lui procurer ce dont elle a besoin. Mais la fin de l'homme devant être de ressembler à Dieu, il ne peut y parvenir qu'en ne faisant tort à quoi que ce soit. Celui qui est dominé par ses passions, se contente de ne nuire ni à ses enfants, ni à sa femme. Il méprise les autres devoirs, parce que la partie déraisonnable qui est en lui, tourne toute son attention vers les choses périssables, et il n'admire qu'elles. Celui au contraire qui est dominé par la raison, ne fait tort ni au citoyen, ni à l'étranger, ni à quelque homme que ce soit parce qu'il maîtrise la partie déraisonnable ; et plus il écoute la raison, plus il est semblable à Dieu. Un homme de ce caractère ne se contente pas de ne point faire de tort aux hommes; il n'en veut pas même faire aux animaux. Il conserverait cet esprit de justice avec les plantes s'il le pouvait, pour être plus semblable à Dieu. Si nous ne pouvons pas porter la perfection jusque là, imitons nos anciens et plaignons le défaut de notre nature, qui est composée de parties si discordantes, qu'il est impossible que nous soyons entièrement parfaits ; car nous avons des besoins, auxquels nous ne pouvons remédier que par des choses étrangères ; et on est d'autant plus pauvre que l'on a plus de besoin des choses extérieures. Plus l'on a de besoins, moins l'on ressemble à Dieu. Ce qui ressemble à Dieu possède les vraies richesses. Celui qui est riche et qui n'a besoin de rien, ne fait tort à personne. Car dès qu'il fait quelque injustice, eût-il toutes les richesses de l'univers, toutes les terres du monde, il est pauvre, parce qu'il est injuste, impie et sujet à toute la méchanceté que la descente de l'âme dans la matière à occasionnée, depuis qu'elle est privée du vrai bien. Tout n'est que bagatelles, lorsqu'on s'éloigne de son principe. Nous sommes toujours dans la misère, lorsque nous ne sommes pas occupés de celui qui peut seul nous rassasier, et que nous ne cherchons qu'à satisfaire ce qu'il y a de périssable en nous sans faire attention à ce que nous avons de plus noble. L'injustice persuade aisément ceux qu'elles a subjugués, parce qu'elle fournit des plaisirs à ceux qui la suivent. De même que dans le choix d'un genre de vie, celui qui a fait l'épreuve de deux, juge mieux que celui qui n'en connaît qu'un : aussi lorsqu'il s'agit de choisir ce qu'il faut faire ou ce qu'il faut suivre, le meilleur juge est celui qui a la connaissance des choses élevées, et qui les compare avec celles qui sont d'un ordre inférieur. Il prendra mieux son parti, que celui qui jugera des choses du premier ordre par celles qui sont subalternes. Par conséquent celui qui consulte la raison est bien plus en état de suivre le bon parti que celui qui se laisse conduire par ce qui est déraisonnable en nous. Le premier sait ce que c'est que la raison, et ce qui lui est opposé, parce qu'avant que d'être raisonnable, il a passé par ce dernier état. L'autre au contraire n'a aucune expérience des choses raisonnables. Il persuade cependant ses semblables. C'est un enfant qui joue avec des enfants. Mais, dit-on, si tout le monde suivait ces principes, que deviendrions-nous? Nous en serions plus heureux. L'injustice serait bannie de chez les hommes, et la justice habiterait chez eux, comme dans le ciel. C'est précisément comme si on disait que les Danaïdes seraient fort embarrassées de ce qu'elles feraient, si elles n'étaient plus obligées de travailler à remplir leur tonneau percé comme un crible. On demande ce que nous serions, si nous réprimions nos passions et nos désirs, qui sont la source funeste de tous les maux qui inondent notre vie. Nous imiterions le siècle d'or, où l'on était véritablement libre. La pudeur, la crainte de faire tort, la justice habitaient chez les hommes, parce qu'ils se contentaient des fruits de la terre, qui sans être cultivée leur communiquait ses richesses avec abondance. Or comme les affranchis acquièrent pour eux ce qu'ils acquéraient pour leurs maîtres, avant qu'ils fussent libres ; ainsi lorsque vous serez délivré de la servitude du coups et des passions, que vous entretenez par toutes les choses extérieures, vous fortifierez votre intérieur, en ne faisant usage que de ce qui vous appartient et ne prenant point par violence le bien des autres.