[1, 2] LIVRE I. LETTRE II. LETTRE DE POGGIO BRACCIOLINI A LEONARDO D'AREZZO. .... Peu de temps après mon retour de Bade à Constance l'affaire de Jérôme de Prague, accusé d'hérésie, fut publiquement débattue. L'objet de cette lettre est de vous apprendre toutes les particularités de ce procès qui doit vivement intéresser, soit par l'importance du sujet, soit par les lumières et l'éloquence de l'accusé. J'avouerai que je n'entendis jamais personne qui, en plaidant une cause, surtout une cause d'où sa vie dépendait, approchât davantage des modèles de l'ancienne éloquence que nous admirons tant. On ne pouvait voir sans étonnement avec quel choix d'expressions, avec quelle force de raisonnement et avec quelle fermeté, il répliqua à ses adversaires; sa péroraison a fait une telle impression qu'on ne peut comprendre comment un si grand génie se soit laissé égarer par l'hérésie, si toutefois ce que l'on en dit est vrai. Du reste, dans une affaire de si haute importance, je n'ose prendre personnellement une décision; je m'en rapporte à l'opinion de ceux qui sont plus instruits que moi. « Ne présumez pas cependant que je veuille entrer ici dans tous les détails de ce procès; je choisirai seulement, parmi les circonstances les plus intéressantes et les plus remarquables, celles qui vous feront le mieux connaître le talent de l'accusé. « Plusieurs charges étaient portées contre Jérôme, elles tendaient à prouver qu'il était coupable d'hérésie : le concile jugea les preuves suffisantes ; il procéda à une information ultérieure, et ordonna que Jérôme répondît publiquement à ces différents chefs d'accusation. Il fut en conséquence traduit devant le concile. Mais quand on le somma de répondre successivement aux différents griefs portés contre lui, il résista pendant longtemps, alléguant qu'il devait lui être permis de parler sur sa défense en général, avant de répondre aux imputations calomnieuses de ses ennemis. Cette permission lui ayant été refusée, tout-à-coup Jérôme se leva au milieu de l'assemblée et s'écria : « Quelle injustice ! Quoi ! pendant l'espace de trois cent quarante jours, j'ai languit chargé de fers, dans des prisons infectes, privé de tout secours ; pendant mes longues souffrances, vous avez écouté paisiblement mes ennemis et mes calomniateurs, et maintenant vous ne voulez pas m'accorder une heure pour ma défense ! Ils ont eu le temps de vous persuader que je suis un hérétique, un ennemi de la vraie croyance, un persécuteur de l'Église ; et, quand j'ai besoin de me défendre, on m'en ôte la faculté. Vous avez préjugé ma cause, et votre pensée m'a déjà condamné avant que vous ayez pu connaître mes principes. Vous n'êtes pas des dieux, ajouta-t-il, mais des hommes; non pas des immortels, mais des créatures périssables et sujettes comme les autres à l'erreur et à l'imperfection ; on vous a enseigné à croire que votre assemblée est la lumière du monde, et renferme les hommes les plus sages de la terre; elle ne doit donc faire aucune action précipitée, téméraire ou injuste. Je ne suis sans doute qu'un simple individu de peu d'importance, et quoique je paraisse ne parler ici que pour défendre ma vie, ce n'est pas la crainte de la mort qui m'anime (je suis prêt à subir cette loi commune à tous les hommes), mais c'est le désir sincère qu'une assemblée aussi auguste ne porte pas atteinte à sa dignité par une injustice. Le mal que je souffrirais est d'une considération bien légère, si l'on examine les conséquences qui peuvent en résulter." Pendant qu'il parlait avec tant d'éloquence et d'énergie, sa voix fut couverte par le tumulte et des murmures qui éclatèrent dans l'auditoire. «Cependant le concile décréta que Jérôme répondrait d'abord aux charges déposées contre lui, et qu'ensuite il pourrait s'étendre librement sur sa défense. On lut donc en chaire les chefs d'accusation. Dès que les témoins les eurent attestés par serment, on lui demanda quelles observations il avait à faire contre ces charges. On ne saurait imaginer quelle sagacité et quelle justesse il mit dans ses réponses; il n'avança rien qui ne fût conforme aux principes de la morale la plus pure ; et si l'on suppose que ses sentiments répondaient à ses discours, loin de mériter des supplices, il n'eût pas même encouru la plus légère censure. Il déclara que tous les chefs d'accusation n'étaient qu'un tissu de calomnies inventées par ses ennemis pour le perdre. Entre autres charges portées contre lui, quand on lui eut donné connaissance de celle qui l'accusait d'être un détracteur du siège apostolique et du pape lui-même, l'ennemi des cardinaux, des prélats, et l'adversaire de tout le clergé, il se leva tout-à-coup, et étendant les bras il s'écria d'un ton pathétique : « Pères, à qui pourrai-je recourir dans ma détresse? quel sera mon défenseur? à qui en appellerai-je de mon innocence? est-ce à vous? mais déjà mes persécuteurs vous ont prévenus contre moi, lorsqu'ils ont prétendu que je faisais la guerre à mes juges ; les perfides ont cherché à vous remplir de terreur, en me représentant comme votre ennemi commun ; ils ont prévu que je pourrais triompher des accusations d'erreur, et ils ont créé des imputations qui doivent me rendre odieux, afin que vous saisissiez quelque prétexte plausible pour me perdre. Si donc vous voulez ajouter foi à leurs calomnies, il ne me reste aucun espoir de leur échapper." « Son éloquence pressante et ses plaintes amères firent la plus vive impression sur l'auditoire; mais il forçait quelquefois à rire par le ridicule dont il couvrait ses ennemis. On l'interrogea sur ce qu'il pensait du pain dans l'eucharistie? il répondit qu'il était pain par sa nature, mais qu'au moment de la consécration, et depuis, il était le véritable corps de J.-C.; sentiment qui est parfaitement orthodoxe. — Mais on assure, dit un membre du concile, que vous avez soutenu qu'après la consécration le pain existe encore? — « Oui, assurément, répartit Jérôme, chez les boulangers. Un frère pêcheur l'injuriait avec amertume, il se contenta de lui dire : "Tais-toi, hypocrite" ; il répondit à un autre, qui jurait par sa conscience , "que c'était un moyen de mentir avec sécurité" . Il appelait chien ou âne ceux qui étaient les plus acharnés contre lui. Cependant, la gravité et la multitude des charges ayant empêché de juger cette grande cause en une seule séance, le concile en remit la décision à un autre jour. "Ce jour là on fit d'abord lecture des preuves de tous les chefs d'accusation, qui furent confirmées par un plus grand nombre de témoins qu'auparavant. Alors Jérôme se leva et dit : "Puisque vous avez prêté une oreille attentive aux imputations de mes adversaires, je dois espérer que vous aurez la patience de m'écouter". Malgré l'opposition violente de quelques membres, le concile lui permit de se défendre. Il commença son discours par prier le Très-Haut d'éclairer son esprit et de lui suggérer ce qui pouvait être le plus avantageux au salut de son âme. Après cet exorde religieux, il continua ainsi : "Je sais combien la calomnie a conduit de victimes innocentes à l'échafaud; il cita alors pour le prouver les différents traits de l'histoire : il commença par Socrate qui fut injustement condamné par ses concitoyens, et qui aima mieux braver les mauvais traitements et la mort, qu'il pouvait éviter, que de faire une rétractation contre sa conscience. Il rappela ensuite la captivité de Platon; les tourments qu'on fit souffrir à Zénon, à Anaxagoras; les injustes condamnations de plusieurs anciens célèbres; le bannissement de Rutilius; le supplice de Boèce, et d'autres fins tragiques rapportées par cet écrivain. Il passa de là à l'histoire des Juifs : il représenta que les Hébreux calomnièrent Moïse lui-même, leur libérateur et leur législateur; qu'ils l'accusèrent souvent de tromper et de mépriser le peuple ; il cita l'exemple de Joseph vendu par la jalousie de ses frères, et victime ensuite d'une fausse accusation d'incontinence; il fit observer qu'Isaïe , Daniel et la plupart des prophètes furent calomniés et persécutés comme des blasphémateurs et des chefs de sédition. Il rapporta aussi le jugement de Suzanne et de plusieurs autres vertueux personnages de l'Ancien Testament, qui, malgré la pureté de leur vie, subirent la mort par une condamnation injuste". « Tout le monde sait, dit-il, que saint Jean-Baptiste et notre Sauveur ont été injustement condamnés à perdre la vie par des juges iniques, et sur le rapport de faux témoins". Il montra saint Etienne, immolé par des prêtres, et rappela que tous les apôtres périrent comme des séditieux, des agitateurs du peuple, des détracteurs de la Divinité, et des hommes pervers. « Une condamnation injuste, ajouta-t-il, prononcée par un prêtre contre un autre prêtre, serait déjà un grand scandale; ce scandale serait monstrueux, si une pareille condamnation était portée par un collège de prêtres; mais que serait-ce, si un prêtre innocent était condamné par un concile ? c'est cependant le cas où je me trouve par rapport à mes juges. » Il s'exprima avec tant de force dans cet endroit, qu'il produisit la plus vive sensation sur ses auditeurs. Comme la justice d'une cause ne dépend que de la validité des preuves qui l'appuient, il développa toutes les raisons qui tendaient à prouver qu'il ne fallait ajouter aucune foi aux témoignages de ceux qui avaient déposé contre lui ; il fit voir qu'ils avaient été suscités par l'envie et la haine de ses ennemis, et il montra si clairement la véritable source de cette haine, qu'il convainquit presque l'assemblée dé la légitimité de ses récusations; elles parurent, en effet, si bien fondées que l'on eût fait peu de cas de ces dépositions, s'il n'eût pas été question d'hérésie; il ajouta qu'il était volontairement venu à Constante pour défendre sa réputation attaquée, et rendre compte de sa conduite et de ses travaux, en faisant voir qu'il ne s'était jamais écarté de ce que lui prescrivaient ses devoirs, les lois et les principes de la saine morale. Il rappela que les saints personnages des premiers temps du christianisme discutaient leurs différences d'opinion en matière de foi, non dans le dessein de condamner réciproquement leur croyance, mais pour éclaircir la vérité; que saint Augustin et saint Jérôme avaient ainsi différé d'opinion, et qu'ils avaient même soutenu des avis contraires sur plusieurs points, sans pour cela s'accuser d'hérésie. «Tous les spectateurs espéraient, ou qu'il se libérerait en rétractant-les erreurs qu'on lui imputait, ou qu'il en demanderait pardon. Mais, il soutint fortement qu'il n'avait pas erré, et qu'il n'avait aucune rétractation à faire ; il fit ensuite l'éloge de Jean Huss , soutint qu'il était un homme vertueux, un saint homme, qu'on avait injustement condamné aux flammes ; déclara qu'il était prêt à souffrir le même supplice, et annonça à ses ennemis qu'il les attendait un jour devant Dieu, que l'on ne peut tromper, pour rendre compte de leurs atroces calomnies. ! Pendant que Jérôme faisait ces dernières déclarations, toute l'assemblée était pénétrée d'une profonde tristesse; on désirait ardemment qu'un homme aussi extraordinaire par ses talents reconnût ses erreurs et fût sauvé; mais il persista dans ses sentiments, et semblait vouloir courir à la mort. Il prétendit, en faisant l'éloge de Jean Huss, qu'il n'avait rien publié de contraire à la constitution de la sainte Église; qu'il avait seulement attaqué les vices du clergé, le faste et l'orgueil des prélats; que les biens ecclésiastiques avaient été d'abord destinés à soulager les pauvres, à donner l'hospitalité; qu'on employa ensuite le surplus à construire des églises; que déjà des hommes recommandables par leurs vertus avaient hautement blâmé qu'on les dissipât en débauches, en repas somptueux, en habits magnifiques, en chevaux, en chiens de chasse, ou qu'ils servissent à d'autres excès scandaleux et réprouvés par la religion de Jésus-Christ. « Rien ne prouve mieux le rare talent de Jérôme, que sa présence d'esprit au milieu des clameurs qui l'interrompaient sans cesse. Quoique plusieurs auditeurs relevassent ses expressions d'une manière outrageante, il leur répondait à tous, et il les forçait constamment au silence. Quand les vociférations l'excédaient, il cessait de parler; quelquefois il faisait taire ceux qui l'interrompaient et reprenait ensuite le fil de son discours. D'autres fois, avec un ton plus doux, il les priait de le laisser parler, en leur représentant que c'était pour la dernière fois qu'ils l'entendaient. Les clameurs de ses ennemis ne l'intimidèrent jamais, il leur opposa toujours un calme et une fermeté inébranlables. On peut considérer comme une preuve étonnante de sa prodigieuse mémoire, qu'après avoir été enfermé pendant trois cent quarante jours dans un sombre cachot, tourmenté sans cesse par les peines de l'esprit, il ait pu citer tant d'autorités pour sa justification, et appuyer ses opinions par tant de passages des Pères de l'Église, qu'on eût été porté à croire que l'étude paisible de la saine philosophie avait été l'unique occupation de sa captivité; sa voix était sonore, claire et douce, son action parfaitement noble et très propre à exprimer l'indignation, ou à produire une compassion qu'il ne réclamait ni ne désirait pourtant pas; il demeura debout avec calme et intrépidité : non seulement il méprisait hautement la mort, mais tel qu'un autre Caton, il l'invoquait même. C'est un homme digne de l'immortalité. Je ne le loue pas d'avoir enseigné des opinions contraires aux doctrines de l'Église, mais j'admire son érudition, ses vastes connaissances, sa facile éloquence et son habileté dans la réplique. Ensuite la terreur me saisit quand je considère que la nature l'a comblé de tant de dons si rares seulement pour sa perte ! Comme on lui avait, donné deux jours pour se repentir, plusieurs doctes personnages, et notamment le cardinal de Florence, se rendirent auprès de lui dans l'intention de changer ses sentiments et de le faire rentrer dans le sein de l'Église; mais ayant obstinément persisté dans ses erreurs, il a été condamné comme hérétique par le concile et livré aux flammes. « Jamais stoïque n'a aussi courageusement bravé la mort ; quand il arriva au lieu de l'exécution, il se dépouilla lui-même de ses habits, et s'agenouilla devant le poteau auquel il fut attaché avec une chaîne et des cordes mouillées. Lorsqu'on eut mis le feu, il entonna d'une voix sonore un hymne que la flamme et la fumée purent à peine interrompre. Je n'omettrai pas ici une circonstance bien propre à montrer son âme intrépide; le bourreau portait le feu derrière lui, afin de lui en dérober la vue; Jérôme s'en aperçut et lui dit : "Viens de ce côté, et allume devant moi; si j'avais craint le feu je ne serais pas ici". Ainsi a péri un homme digne d'admiration à tous égards, si l'on excepte ses erreurs en matière de foi ; j'ai assisté à son supplice, et j'ai recueilli toutes les particularités de son procès; s'il fut hérétique, s'il persista dans des opinions erronées, il n'en mourut pas moins en sage. J'ai employé mes loisirs à vous raconter au long cette histoire, parce qu'elle est d'un intérêt qui surpasse tous les traits héroïques qui nous ont été transmis par les anciens : car Mucius lui-même ne vit pas brûler sa main arec plus de constance que celui-ci tout son corps, et Socrate ne fut pas plus impassible en buvant la ciguë que Jérôme de Prague sur le bûcher. ...