[6,1,0] SIXIEME ENNÉADE. LIVRE PREMIER. DES GENRES DE L'ÊTRE. [6,1,1] Des philosophes très anciens ont cherché combien il y a d'êtres et quelles en sont les espèces. Les uns ont dit qu'il y a un seul être, d'autres qu'il y a un nombre limité d'êtres, d'autres qu'il y en a un nombre infini. En outre, ceux qui n'ont reconnu qu'un seul être ont professé des opinions très différentes, ainsi que ceux qui ont reconnu soit un nombre limité, soit un nombre infini d'êtres. Comme les opinions de ces philosophes ont été suffisamment examinées par leurs successeurs, nous ne nous en occuperons pas. Nous étudierons la doctrine de ceux qui, après avoir examiné les opinions de leurs prédécesseurs, se sont arrêtés eux-mêmes à des genres déterminés, qui n'ont admis ni un seul être, parce qu'ils ont reconnu qu'il y a multiplicité même dans les intelligibles, ni un nombre infini d'êtres, parce que cette infinité ne saurait exister et qu'elle rendrait toute science impossible; mais qui, divisant les êtres dont le nombre est limité, et voyant qu'on ne pouvait considérer ces divisions comme des éléments, en ont fait des genres : quelques-uns {les Péripatéticiens} en ont admis dix, d'autres en ont admis un nombre moindre {comme l'ont fait les Stoïciens}, ou un nombre plus grand. Il y a aussi un dissentiment pour les genres : car les uns ont voulu que les genres fussent des principes; les autres, qu'ils formassent des classes. {CRITIQUE DES CATÉGORIES D'ARISTOTE.} Examinons d'abord la doctrine qui divise les êtres en dix {classes}. Nous rechercherons s'il faut admettre que ses partisans reconnaissent dix genres, qui portent le nom commun de l'être, ou bien dix catégories: car ils disent que l'être n'est pas synonyme dans toutes choses, et ils ont raison. Commençons plutôt par demander à ces philosophes si les dix genres sont également dans les êtres intelligibles et dans les êtres sensibles, ou bien s'ils sont tous dans les êtres sensibles et quelques-uns seulement dans les êtres intelligibles: car il n'y a pas lieu de dire ici: et vice versa. Il faut donc chercher quels sont ceux des dix genres qui conviennent aux êtres intelligibles, voir si les êtres intelligibles peuvent être ramenés à un seul et même genre avec les êtres sensibles, ou si c'est par homonymie que la substance s'affirme à la fois des êtres intelligibles et des êtres sensibles. Si la substance est un homonyme, il y en a plusieurs genres. Si elle est un synonyme, il est absurde que ce mot ait le même sens dans les êtres qui possèdent le premier degré de l'existence et dans ceux qui en possèdent le degré inférieur : car les choses dans lesquelles on distingue un premier degré et un degré inférieur ne sauraient appartenir à un genre commun. Mais les philosophes dont nous parlons ne s'occupent pas des intelligibles dans leur division. Ils n'ont donc pas voulu diviser tous les êtres : ils ont laissé de côté ceux qui possèdent le plus haut degré de l'existence. [6,1,2] {Substance.} Examinons encore si ces dix divisions sont des genres et comment la substance peut former un genre: car c'est par elle qu'il faut absolument commencer. Nous venons de dire que la substance intelligible et la substance sensible ne sauraient former un seul genre. Sinon, il y aurait au-dessus de la substance intelligible et de la substance sensible une autre chose qui s'affirmerait également des deux et qui ne serait ni corporelle ni incorporelle : car, si elle était incorporelle, le corps serait incorporel ; si elle était corporelle, l'incorporel serait corporel. D'abord, qu'y a-t-il de commun à la matière, à la forme et à l'ensemble de la forme et de la matière? Car les Péripatéticiens donnent également le nom de substances à ces trois choses, tout en reconnaissant qu'elles ne sont pas substance au même degré : ils disent que la forme est plus substance que la matière, et ils ont raison ; ils ne soutiendraient pas que la matière est plus substance {comme le font les Stoïciens}. Ensuite, qu'y a-t-il de commun entre les substances premières et les substances secondes, puis que les secondes doivent aux premières le nom de substances qu'on leur donne? En général, qu'est-ce que la substance ? C'est une question à laquelle les Péripatéticiens ne sauraient répondre : car, en indiquer la propriété {comme ils le font}, ce n'est pas définir ce qu'elle est essentiellement, et il semble que la propriété d'être une chose susceptible d'admettre successivement les contraires, tout en restant identique et numériquement une, ne saurait convenir à toutes les substances {aux substances intelligibles}. [6,1,3] Peut-on admettre que la substance soit une catégorie qui embrasse à la fois la substance intelligible, la matière, la forme et l'ensemble de la forme et de la matière, au même titre qu'on dit que la race des Héraclides forme un genre, non que tous ses membres aient un caractère commun, mais parce qu'ils sortent tous d'une même souche? Alors, le premier degré appartiendra à cette substance {dont provient tout le reste}, et le second degré aux autres choses qui sont moins substances. Qui empêche donc que toutes choses forment une seule catégorie, puisque toutes les autres choses dont on dit : elles subsistent, doivent cette propriété à la substance? — Dira-t-on que les autres choses sont des modifications, et que les substances sont subordonnées les unes aux autres d'une manière différente ? Mais, dans ce cas, nous ne pouvons pas encore nous arrêter à la substance et déterminer sa propriété fondamentale afin d'en déduire les autres substances. Les substances seront donc ainsi congénères, elles auront quelque chose qui sera en dehors des autres genres. Que signifient alors ces expressions : essence (quiddité), forme déterminée (eccéité), être un sujet, n'être pas un sujet, n'être dans aucun sujet, n'être attribué à aucune autre chose (quand on dit : la blancheur est une qualité du corps, la quantité est quelque chose de la substance, le temps est quelque chose du mouvement, et le mouvement est quelque chose du mobile), puisque la substance seconde est attribuée à une autre chose? — Mais, nous répondra-t-on, la substance seconde est attribuée à la substance première dans un autre sens {que la qualité à la substance}, comme genre, comme constituant une partie, comme étant ainsi l'essence du sujet, tandis que la blancheur est attribuée à une autre chose en ce sens qu'elle est dans un sujet. On dira donc que ces choses ont des propriétés qui les distinguent des autres, on les rassemblera par conséquent en une unité et on les appellera substances; cependant, on ne saurait en faire un genre, ni définir ainsi la notion et la nature de la substance. Mais, en voici assez sur ce sujet. Passons à la quantité. [6,1,4] {Quantité.} Les Péripatéticiens appellent quantité d'abord le nombre, puis la grandeur continue, l'espace et le temps. Ils rapportent à ces choses les autres espèces de quantité: c'est ainsi qu'ils disent que le mouvement est une quantité mesurée par le temps. On pourrait aussi dire réciproquement que le temps reçoit du mouvement sa continuité. Si la quantité continue est quantité en tant qu'elle est continue, il en résulte que la quantité définie ne sera plus quantité. Si la quantité continue n'est au contraire quantité que par accident, qu'y a-t-il alors de commun entre la quantité continue et la quantité définie?— Admettons que les nombres soient des quantités, quoique, si l'on voit bien que ce sont des quantités, on ne voie pas encore pourquoi on leur donne ce nom. — Quant à la ligne, à la surface et au corps, on les appelle grandeurs et non quantités : on ne leur donne ce dernier nom que lorsqu'on les évalue numériquement, qu'on dit, par exemple, deux ou trois coudées: car le corps n'est une quantité qu'autant qu'il est mesuré; de même l'espace est une quantité seulement par accident, et non par son essence. Or, il ne faut pas considérer ici ce qui est quantité par accident, mais ce qui est quantité par son essence, la quantité même. Trois boeufs ne sont pas une quantité ; la quantité, en ce cas, est le nombre qu'on trouve en eux. Trois bœufs en effet appartiennent déjà à deux catégories. Il en est de même de la ligne et de la surface qui ont telle quantité. Mais, si la quantité de la surface est la quantité même, pourquoi la surface est-elle elle-même une quantité? C'est sans doute quand elle est déterminée par trois ou quatre lignes que la surface est appelée une quantité. Dirons-nous donc que les nombres seuls sont la quantité? Attribuerons-nous alors ce privilège aux nombres en soi, lesquels sont des substances puisqu'ils existent en eux-mêmes? Accorderons-nous le même privilège aux nombres existant dans les choses par lesquelles ils sont participés, et servant à nombrer, non des unités, mais dix bœufs, par exemple, ou dix chevaux? D'abord, il semblera absurde que ces nombres ne soient pas des substances, si les premiers en sont. Ensuite, il semblera également absurde qu'ils existent dans les choses qu'ils mesurent sans exister hors d'eux, comme les règles et les instruments qui servent à mesurer existent hors des objets qu'ils mesurent. D'un autre côté, si ces nombres existant en eux-mêmes servent à mesurer, et cependant n'existent pas dans les objets qu'ils mesurent, il en résultera que ces objets ne seront pas des quantités puisqu'ils ne participeront pas à la quantité même. Quant à ces nombres, pourquoi seront-ils des quantités? C'est sans doute parce qu'ils sont des mesures. Mais ces mesures sont-elles des quantités ou la quantité même? Étant dans l'ordre des êtres, lors même qu'ils ne s'appliqueraient à aucune des autres choses, les nombres resteront néanmoins ce qu'ils sont et ils seront placés dans la quantité. En effet, leur unité désigne un objet, puis elle s'applique à un autre ; alors le nombre exprime combien il y a d'objets, et l'âme se sert du nombre pour mesurer la pluralité. Or, en mesurant ainsi, l'âme ne mesure pas l'essence de l'objet, puisqu'elle dit un et deux, quels que soient ces objets, eussent-ils même une nature opposée; elle ne détermine pas quel est le caractère de chaque chose, si elle est chaude ou belle, par exemple; elle se borne à évaluer sa quantité. Par conséquent, que le nombre soit pris en lui-même ou dans les objets par lesquels il est participé, ce n'est pas dans ces objets, c'est dans le nombre que se trouve la quantité: ce n'est pas dans l'objet de trois coudées, par exemple, que se trouve la quantité, c'est dans le nombre trois. — Alors, pourquoi les grandeurs sont-elles aussi des quantités? C'est sans doute parce qu'elles se rapprochent de la quantité, et que nous appelons quantités les objets dans lesquels ces grandeurs se trouvent, quoique nous ne les mesurions pas avec la quantité en soi: nous appelons grand ce qui participe numériquement de beaucoup; et petit, ce qui participe de peu. Le grand et le petit ne sont pas des quantités absolues, mais relatives; cependant les Péripatéticiens disent que ce sont des quantités relatives en tant qu'elles paraissent être des quantités. C'est là une question à approfondir : car, dans cette doctrine, le nombre n'est pas un genre à part, tandis que les grandeurs tiendraient le second rang: il n'y a pas proprement un genre, mais une catégorie rassemblant les choses qui sont rapprochées les unes des autres et qui tiennent le premier ou le second rang. Pour nous, nous avons à examiner si les nombres qui existent en eux-mêmes sont seulement des substances, ou s'ils sont aussi des quantités. Dans l'un et dans l'autre cas, il n'y a rien de commun entre les nombres dont nous parlons et ceux qui existent dans les choses par lesquelles ils sont participés. [6,1,5] Quant à la parole, au temps et au mouvement, quel rapport ont-ils avec la quantité? Considérons d'abord la parole. On la mesure. A ce titre la parole est une quantité, mais ce n'est pas en tant qu'elle est parole : car son essence est de signifier quelque chose, comme le font le nom et le verbe. L'air est la matière de la parole, comme il l'est du nom et du verbe, qui composent le langage. La parole est principalement une impulsion imprimée à l'air, mais ce n'est pas une simple impulsion : étant articulée, elle façonne l'air en quelque sorte; par conséquent, elle est un acte, mais un acte expressif. On pourrait raisonnablement dire que ce mouvement et cette impulsion sont une action, et que le mouvement qui suit est une modification, ou plutôt que le premier mouvement est une action d'une chose, et le second mouvement une modification d'une autre, ou bien que l'action se rapporte au sujet et que la modification est dans le sujet. Si la parole consistait, non dans l'impulsion, mais dans l'air, il y aurait alors deux choses et non plus une seule catégorie qui résulterait du caractère significatif de l'impulsion expressive. Passons au temps. S'il existe dans ce qui mesure, il faut examiner ce qui mesure : c'est sans doute l'âme ou l'instant présent. S'il existe dans ce qui est mesuré, il est une quantité en tant qu'il a telle quantité, qu'il est une année, par exemple ; mais, en tant qu'il est le temps, il a une autre nature : car ce qui a telle quantité sans être par son essence une quantité n'en a pas moins telle quantité. En effet, le temps n'est pas une quantité. La quantité, lors même qu'elle n'est pas unie à une autre chose, n'en est pas moins essentiellement la quantité. Quant à cette assertion que la propriété de la quantité est d'être égale et inégale, cette propriété appartient à la quantité même, et non aux objets qui participent à la quantité, à moins que ce ne soit par accident, en tant que l'on ne considère pas ces objets en eux-mêmes : un objet de trois coudées, par exemple, est une quantité en tant qu'on le prend dans son ensemble; mais il ne forme pas un genre avec la quantité même ; seulement il est ramené avec elle à une espèce d'unité, à une catégorie commune. [6,1,6] {Relation.} Considérons maintenant la relation. Voyons s'il y a dans les relatifs quelque chose de commun qui constitue un genre ou qui aboutisse à l'unité d'une autre manière. Examinons avant tout si la relation (dans gauche et droit, par exemple, double et moitié) est une espèce d'existence ou une habitude ; ou si elle est une espèce d'existence dans certaines choses tandis qu'elle n'est pas une existence dans d'autres, ou si plutôt elle n'est une espèce d'existence nulle part. Qu'existe-t-il en effet de particulier dans le double et la moitié, dans ce qui surpasse et ce qui est surpassé, dans la possession, la disposition, le decubitus, la station, le séant, dans la condition de père et de fils, de maître et d'esclave, dans le semblable et le dissemblable, l'égal et l'inégal, l'actif et le passif, le mesurant et le mesuré, la sensation et la science? La science se rapporte à l'objet qui peut être su et la sensation à l'objet sensible : car la relation de la science à l'objet qui peut être su a une espèce d'existence dans l'acte relatif à la forme de l'objet qui peut être su ; il en est de même de la relation de la sensation à l'objet sensible. On peut en dire autant de la relation de l'actif au passif, laquelle aboutit à un seul acte, ainsi que de la relation de la mesure à l'objet mesurable, de laquelle résulte le mesurage. Mais quelle chose est engendrée dans la relation du semblable au semblable? S'il n'y a rien d'engendré dans cette relation, on y trouve du moins quelque chose qui en est le fondement, savoir l'identité de qualité ; cependant, alors il n'y a rien en dehors de la qualité propre à chacun des deux termes. Il en est de même des choses égales, parce que l'identité de quantité est antérieure à la manière d'être des deux choses; cette manière d'être elle-même n'a d'autre fondement que notre jugement, quand nous disons : Celui-ci et celui-là ont la même grandeur, la même qualité ; celui ci a engendré celui-là; celui-ci surpasse celui-là. Que sont la station et le séant en dehors de celui qui se tient debout ou qui est assis? Quant à la possession, si elle s'applique à celui qui possède, elle signifie plutôt le fait de posséder ; si elle s'applique à ce qui est possédé, elle est une qualité. On en peut dire autant de la disposition. — Qu'existe-t-il donc en dehors des relatifs, si ce n'est la comparaison établie par notre entendement? Dans la relation de la chose qui surpasse à la chose qui est surpassée, la première est telle grandeur, et la seconde telle autre grandeur; ce sont là deux choses indépendantes; quant à la comparaison, elle n'existe pas en elles, mais dans notre entendement. La relation du gauche au droit et celle de l'antérieur au postérieur consistent dans des positions diverses. C'est nous qui avons imaginé la distinction du gauche et du droit: il n'y a rien qui y réponde dans les objets. L'antérieur et le postérieur sont deux temps; mais c'est nous qui avons établi cette distinction. [6,1,7] Si nous n'énonçons rien de véritable en parlant de ces choses, il n'y a rien de réel dans la relation et cette manière d'être n'a aucun fondement. Mais, si nous énonçons la vérité quand nous disons, en comparant deux instants: Celui-ci est antérieur et celui-là est postérieur, alors nous concevons que l'antérieur et le postérieur sont quelque chose indépendamment des sujets dans lesquels ils se trouvent. Il en est de même du gauche et du droit, ainsi que des grandeurs : nous admettons qu'il y a dans celles-ci, outre la quantité qui leur est propre, une certaine habitude en tant que l'une surpasse et que l'autre est surpassée. Si, sans que nous énoncions ou que nous concevions rien, il est réel que telle chose est le double d'une autre; si l'une possède et l'autre est possédée, lors même que nous n'en saurions rien; si les objets sont égaux avant que nous nous en apercevions ; s'ils sont pareillement identiques sous le rapport de la qualité; enfin si, dans tous les relatifs, il y a une habitude qui soit indépendante des sujets dans lesquels elle se trouve, et dont nous nous bornons à remarquer l'existence {sans la créer} ; s'il en est de même de la relation de la science à ce qui peut être su, relation qui constitue évidemment une habitude réelle; s'il en est ainsi, dis-je, il n'y a plus à chercher si l'habitude {appelée relation} est quelque chose de réel, mais il faut accorder que cette habitude subsiste dans certains sujets aussi longtemps que ces sujets demeurent tels qu'ils étaient, et lors même qu'ils seraient séparés, tandis que, dans d'autres sujets, cette habitude naît quand ils sont rapprochés ; il faut accorder enfin que, dans les sujets mêmes qui demeurent, il en est où cette habitude est anéantie ou altérée (le gauche et le proche, par exemple), ce qui a conduit à croire que dans toutes ces relations il n'y a rien de réel. Ce point étant donc accordé, nous avons à chercher ce qu'il y a de commun dans toutes ces relations, et à examiner si ce qu'il y a de commun en elles constitue un genre et non un accident; puis, quelle réalité possède ce que nous avons trouvé. Il faut appeler relatif, non ce qui est dit la chose d'une autre chose (telles sont les habitudes de l'âme et du corps, par exemple), ni ce qui appartient à telle chose ou est dans telle chose (comme l'âme, par exemple, est dite l'âme de tel individu, ou est dans tel sujet), mais ce qui tient son existence uniquement de cette habitude {appelée relation}; et, par existence, j'entends ici non l'existence qui est propre aux sujets, mais l'existence qu'on nomme relative : ainsi, le double, par exemple, fait exister {corrélativement} la moitié, mais il ne fait pas exister l'objet de deux coudées, ni deux en général, ni l'objet d'une coudée, ni un en général ; quand ces objets existent, par suite de leur manière d'être qui consiste en ce que celui-ci est deux et celui-là un, le premier s'appelle double et est tel en effet, et le second moitié. Ces deux objets ont donc fait en même temps et d'eux-mêmes que l'un fût double et l'autre moitié, choses qui ont été engendrées corrélativement, et elles n'ont d'existence que par leur corrélation, en sorte que le double tient son existence de ce qu'il surpasse la moitié, et la moitié tient son existence de ce qu'elle est surpassée par le double; par conséquent, l'une de ces choses n'est pas antérieure, et l'autre postérieure, mais leur existence est simultanée. On pourrait examiner encore si les autres choses ont aussi cette simultanéité d'existence ou bien ne l'ont pas, comme cela arrive pour le père et le fils, ainsi que pour les cas semblables. Le père mort, en effet, le fils existe encore; le frère survit également au frère, puisque souvent nous disons que telle personne ressemble à une autre qui est morte. [6,1,8] La digression que nous venons de faire nous donne occasion de chercher pourquoi il y a une différence entre ces relations et celles dont nous avons parlé antérieurement. Mais que les Péripatéticiens nous disent d'abord quelle communauté d'existence se trouve dans la corrélation. On ne saurait avancer que cette communauté est quelque chose de corporel. Il reste donc, si elle est incorporelle, qu'elle existe dans les sujets mêmes ou hors d'eux. Si elle est une habitude identique chez tous, elle est un synonyme. Si elle est une habitude qui diffère selon les sujets dans lesquels elle se trouve, elle est un homonyme : car, de ce qu'elle est toujours appelée habitude {dans des choses différentes}, il n'en résulte pas qu'elle ait toujours la même essence. — Devons-nous donc diviser les habitudes en deux classes, reconnaître que certains objets ont une habitude inerte et inactive, impliquant simultanéité d'existence, et que d'autres objets ont une habitude impliquant toujours puissance et action, de telle sorte qu'avant d'agir la capacité soit déjà prête à s'exercer et qu'elle passe de la puissance à l'acte dans le rapprochement des relatifs? Faut-il admettre en général que certaines choses agissent, tandis que d'autres se bornent à exister; que ce qui se borne à exister ne donne qu'un nom à son corrélatif, tandis que ce qui agit lui donne l'existence? Le père et le fils, l'actif et le passif se trouvent dans ce dernier cas : car ces choses ont une espèce de vie et d'action. Faut-il donc diviser l'habitude en plusieurs espèces, la diviser, dis-je, non comme possédant quelque chose de semblable et de commun dans les différences, mais comme ayant une nature différente dans chaque membre de la division et constituant ainsi un homonyme ? Dans ce cas, nous donnerons à l'habitude active les noms d'activité et de passivité, parce que toutes deux impliquent une seule et même action. Puis, nous admettrons une autre habitude qui, sans agir elle-même, implique une chose qui agisse dans les deux termes relatifs, telle que l'égalité, par exemple, qui rend deux objets égaux : car c'est l'égalité qui rend les choses égales, comme c'est l'identité qui les rend identiques; de même le grand et le petit doivent leur nom, l'un à la présence de la grandeur, l'autre à celle de la petitesse; mais, si l'on considère le plus grand et le plus petit dans les individus qui y participent, il faut dire que tel individu est plus grand par l'acte de la grandeur qui se manifeste en lui, et que tel autre est plus petit par l'acte de la petitesse. [6,1,9] Il faut donc admettre qu'il y a dans les choses dont nous avons parlé d'abord, telles que la science et l'être actif, une efficacité, un acte, une raison active, et, dans les autres choses, une participation à la forme et à la raison. En effet, s'il n'y avait d'êtres que les corps, les habitudes appelées relatives ne seraient rien de réel. Si nous assignons au contraire le premier rang dans l'existence aux choses incorporelles et aux raisons, et si nous définissons les habitudes des raisons qui participent aux formes, nous devons dire que ce qui est double a pour cause le double, et ce qui est moitié, la moitié; que les autres choses sont ce qu'on les nomme par la présence de la même forme ou des formes contraires. Or, ou bien deux choses reçoivent simultanément l'une le double et l'autre la moitié, l'une la grandeur et l'autre la petitesse; ou bien les contraires tels que la ressemblance et la dissemblance se trouvent dans chaque chose, aussi bien que l'identité et la différence, et chaque chose se trouve être à la fois semblable et dissemblable, identique et différente. — Mais, dira-t-on, si un objet est laid et qu'un autre soit plus laid encore, dirons-nous qu'ils sont tels parce qu'ils participent à une forme? — Non. Si ces deux objets sont également laids, ils sont égaux par l'absence de la forme. S'ils sont inégalement laids, celui qui est moins laid est tel parce qu'il participe à une forme qui ne maîtrise pas suffisamment la matière, et celui qui est plus laid est tel parce qu'il participe à une forme qui maîtrise encore moins la matière. On peut encore les juger au point de vue de la privation, en les comparant l'un à l'autre comme si quelque forme se trouvait en eux. La sensation est une forme qui résulte de deux choses {de celle qui sent et de celle qui est sentie} ; il en est de même de la connaissance. La possession est à l'égard de la chose possédée un acte qui contient, qui a une espèce d'efficacité. Quant au mesurage, qui est un acte de la mesure par rapport à l'objet mesuré, il consiste dans une raison. Si donc, considérant la manière d'être des relatifs comme une forme générique, on admet qu'elle constitue une unité, elle est un genre; par conséquent, elle est dans toutes choses une existence et une forme. Mais, si les raisons {les relations} sont opposées les unes aux autres, si elles ont entre elles les différences que nous avons signalées ci-dessus, il n'y a pas là un genre, et tout se ramène à une sorte de ressemblance, à une catégorie. Or, en admettant que les choses dont nous avons parlé puissent être ramenées à une unité, il ne s'ensuit pas qu'on puisse ramener à un seul genre les choses que les Péripatéticiens placent dans la même catégorie. Ils placent en effet dans le même genre les choses elles-mêmes et leurs privations, ainsi que les objets qui reçoivent d'elles leur dénomination, comme le double même, par exemple, et l'objet double. Or, comment ramener à un même genre une chose et sa privation, comme le double, par exemple, et le non-double, le relatif et le non-relatif? C'est comme si l'on mettait dans le même genre l'être vivant et l'être non-vivant. Enfin, comment ranger ensemble le double et l'objet double, la blancheur et l'objet blanc, puisque ces choses ne sauraient être identiques? [6,1,10] {Qualité.} Considérons maintenant la qualité qui fait qu'on dit d'un être qu'il est de telle façon. Qu'est-elle elle-même pour rendre les êtres de telle façon? Y a-t-il une seule et même qualité qui soit quelque chose de commun et qui par ses différences forme des espèces, ou bien les qualités sont-elles tellement diverses qu'elles ne sauraient constituer un seul genre? Qu'y a-t-il de commun entre la capacité et la disposition, {la puissance physique}, la qualité affective, la figure et la forme extérieure? Que dire de l'épais et du mince, du gras et du maigre? Si ce qu'il y a de commun entre ces choses est une puissance qui appartienne aux capacités, aux dispositions et aux puissances physiques, qui donne à chaque objet le pouvoir qu'il possède, les impuissances n'appartiendront plus au même genre {que les puissances}. En quel sens d'ailleurs la figure et la forme de chaque chose sont-elles des puissances? Enfin, l'être n'aurait ainsi aucune puissance en tant qu'être, mais seulement en tant qu'il aurait reçu la qualité; quant aux actes des essences, lesquels sont proprement des actes en tant qu'ils agissent par eux-mêmes, et aux actes des propriétés, en tant qu'ils sont ce qu'ils sont, tous appartiendraient à la qualité. Mais la qualité consiste dans les puissances qui viennent après les essences ; la puissance de combattre au pugilat, par exemple, n'appartient pas à l'homme en tant qu'homme, comme la faculté rationnelle, en sorte qu'on doit nommer qualité, non la faculté rationnelle, mais plutôt la faculté qu'on peut acquérir {telle que celle de combattre au pugilat}, tandis que la faculté rationnelle est appelée qualité par homonymie. La qualité est donc une puissance qui ajoute aux essences, quand elles existent déjà, ce qui les qualifie. Les différences qui distinguent les essences les unes des autres ne sont appelées qualités que par homonymie ; elles sont plutôt des actes et des raisons ou des parties de raisons, qui font connaître la quiddité, quoiqu'elles semblent qualifier l'essence. Quant aux qualités qui méritent véritablement ce nom, qui qualifient les choses et que nous disons être en général des puissances, ce sont des raisons et des formes, soit de l'âme, soit du corps, telles que la beauté et la laideur. Comment les qualités sont-elles toutes des puissances? Que la beauté et la santé soient des qualités, on le voit sans peine. Mais la laideur et la maladie, la faiblesse et l'impuissance en général, comment sont-elles des qualités? Est-ce parce qu'elles qualifient certaines choses? Mais qui empêche que les choses qualifiées ne soient dites telles par homonymie et non d'après une raison unique? Qui empêche encore qu'elles ne soient pas considérées seulement d'après un des quatre modes, mais encore d'après chacun des quatre, ou d'après deux tout au moins ? D'abord la qualité ne consiste pas à agir ou à pâtir : de la sorte, c'est en se plaçant à des points de vue différents qu'on nomme qualité ce qui agit et ce qui pâtit, ainsi que la santé et la maladie, la disposition et l'habitude, la force et la faiblesse. S'il en est ainsi, la puissance n'est plus ce qu'il y a de commun dans ces qualités, mais il faudra chercher quelque autre chose qui possède ce caractère, et les qualités ne seront plus toutes des raisons. Comment en effet la maladie passée à l'état d'habitude serait-elle une raison? Appellerons-nous qualités les affections qui consistent dans des formes et des puissances, et leurs contraires, des privations? Alors il n'y aura plus un genre, mais nous rapporterons ces choses à une unité, à une catégorie : c'est ainsi que nous nommons la science une forme et une puissance, l'ignorance une privation et une impuissance. Faut-il regarder ainsi l'impuissance et la maladie comme une forme, parce que la maladie et le vice peuvent et font beaucoup de choses, mal, il est vrai ? Mais, comment manquer le but constitue-t-il une puissance? C'est que chacune de ces choses fait ce qui lui est propre en ne tendant pas au bien: car elle ne saurait faire ce qui n'est pas en son pouvoir. La beauté a certainement quelque pouvoir. En est-il de même de la triangularité? — En général, il ne faut pas faire consister la qualité dans le pouvoir, mais plutôt dans la disposition, et la considérer comme une espèce de forme et de caractère; de cette manière, ce qu'il y a de commun dans les qualités, c'est cette forme, cette espèce, qui est sans doute inhérente à l'essence, mais qui vient après elle. Que font donc ici les puissances? Celui qui est naturellement capable de combattre au pugilat le doit à une certaine disposition. Il en est de même de celui qui est inhabile à quelque chose. En général, la qualité consiste dans un caractère qui n'est pas essentiel : ce qui paraît concourir à l'essence ou s'y ajouter, comme la couleur, la blancheur, et en général la couleur, concourt à l'essence en tant qu'il constitue une chose distincte d'elle, qu'il est son acte; mais il occupe un rang inférieur à l'essence, il provient d'elle, il s'y attache comme une chose étrangère, il est son image et son ombre. Si la qualité consiste dans une forme, dans un caractère et une raison, comment y rapporter l'impuissance et la laideur? Il faut dire que ce sont des raisons imparfaites, comme on le reconnaît pour la laideur. Mais comment y a-t-il une raison dans la maladie? Il y a en elle la raison de la santé, mais elle y est altérée. Au reste, il n'est pas besoin de rapporter tout à une raison: il suffit de reconnaître comme caractère commun une certaine disposition étrangère à l'essence, de telle sorte que ce qui s'ajoute à l'essence soit une qualité du sujet. La triangularité est une qualité du sujet dans lequel elle se trouve, non en tant qu'elle est triangularité, mais en tant qu'elle se trouve dans ce sujet et qu'elle lui a donné sa forme. L'humanité aussi a donné à l'homme sa forme ou plutôt son essence. [6,1,11] S'il en est ainsi, pourquoi reconnaître plusieurs espèces de qualité? Pourquoi distinguer la capacité et la disposition ? Que la qualité soit durable ou non, elle est toujours la même : car il suffit d'une disposition, quelle qu'elle soit, pour constituer une qualité; la permanence n'est qu'un accident, à moins qu'on n'avance que les simples dispositions sont des formes imparfaites, et les capacités, des formes parfaites. Mais, si ce sont des formes imparfaites, ce ne sont pas des qualités; si ce sont déjà des qualités, la permanence n'est qu'un accident. Comment les puissances physiques forment-elles une seconde espèce de qualité ? Si elles ne sont des qualités qu'en tant qu'elles sont des puissances, cette définition ne convient pas à toutes les qualités, comme nous l'avons déjà dit plus haut. Si la capacité de combattre au pugilat est une qualité en tant qu'elle est une disposition, il est inutile de lui attribuer une puissance, puisque la puissance est impliquée dans l'habitude? Ensuite, comment distinguer la capacité de combattre au pugilat qui est naturelle et celle qui est acquise par la science? Si toutes deux sont des qualités, elles n'impliquent pas de différence en tant que l'une est naturelle et l'autre acquise ; c'est là un simple accident, puisque la capacité de combattre au pugilat est la même forme dans les deux cas. Qu'importe que certaines qualités dérivent d'une affection et que les autres n'en dérivent pas? L'origine des qualités ne contribue en rien à leur distinction et à leur différence. Si certaines qualités dérivent d'une affection et si d'autres n'en dérivent pas, comment les ranger dans la même espèce? Si l'on dit que les unes impliquent passion, et les autres action, on ne les appelle alors qualités que par homonymie. Que dire de la figure de chaque chose? Si l'on parle de la ligure en tant que chaque chose a une forme spécifique, cela n'a point de rapport à la qualité ; si c'est en tant que chaque chose est belle ou laide, quand on la considère avec la forme du sujet, il y a là une raison. Enfin, rude et uni, rare et dense, ne sauraient être appelés des qualités : car rude et uni, rare et dense, ne consistent pas seulement dans un éloignement ou un rapprochement relatif des parties d'un corps, ne proviennent pas partout de l'inégalité ou de l'égalité de la position; si ces choses en proviennent, on peut les regarder comme des qualités. En étudiant la nature de la légèreté et de la pesanteur, on saura également où il faut les placer. La légèreté est d'ailleurs un homonyme, à moins qu'on ne la fasse consister dans une diminution de poids. Dans cette même classe on trouve encore la maigreur et la ténuité, qui forment une espèce différente des quatre précédentes. [6,1,12] Si l'on pense qu'il ne faut pas diviser de cette manière la qualité, comment la divisera-t-on? Convient-il de distinguer d'abord les qualités de l'âme et celles du corps, puis de diviser les qualités du corps d'après les sens en les rapportant à la vue, à l'ouïe, au goût, à l'odorat, au tact? D'abord, comment divisera-t-on les qualités de l'âme? Rapportera-t-on celles-ci à la Concupiscence, celles-là à la Colère, les autres à la Raison? Les divisera-t-on d'après les opérations qui leur sont conformes et dont elles sont les causes, ou bien d'après leur caractère utile ou nuisible, et dans ce cas distinguerons-nous plusieurs manières d'être utile ou nuisible? — Diviserons-nous également les propriétés des corps d'après la différence de leurs effets ou bien d'après leur caractère soit utile, soit nuisible, puisque ce caractère est une propriété de la qualité? Sans doute : car être utile ou nuisible semble être le propre de la qualité et de la chose qualifiée. Sinon, nous aurons à chercher une autre division. Il faut examiner comment la chose qualifiée par une qualité peut se rapportera la qualité :car la chose qualifiée et la qualité n'appartiennent pas à un genre commun. Si l'homme qui est capable de combattre au pugilat se rapporte à la qualité, pourquoi n'en est-il pas de même de l'homme actif, et de l'activité, par conséquent? Il ne faut donc pas rapporter à la relation l'activité et la passivité, si l'homme actif est une chose qualifiée. Il semble préférable de rapporter l'homme actif à la qualité s'il est actif en vertu d'une puissance: car la puissance est une qualité; mais, si la puissance est essentielle, en tant qu'elle est puissance, elle n'est plus un relatif ni même une chose qualifiée. L'actif n'est point dans le cas du plus: car le plus n'existe, en tant que plus, que relativement au moins, tandis que l'actif est tel par lui-même. — Mais, dira-t-on, l'actif, en tant qu'il est tel, est une chose qualifiée; en même temps, en tant qu'il peut agir sur une autre chose et qu'il est ainsi appelé actif, il est un relatif. — Dans ce cas, pourquoi l'homme capable de combattre au pugilat et l'art du pugilat lui-même ne sont-ils pas des relatifs? Car l'art du pugilat implique un rapport; toutes les connaissances qu'il donne sont relatives à une autre chose. Quant aux autres arts, ou du moins, quant à la plupart des autres arts, on peut dire après examen : en tant qu'ils donnent à l'âme une disposition, ce sont des qualités; en tant qu'ils agissent, ils sont actifs, et, sous ce point de vue, ils se rapportent à une autre chose, ils sont relatifs; ils sont encore relatifs en ce sens qu'ils sont des habitudes. — Faut-il donc admettre que l'activité, qui n'est activité que parce qu'elle est une qualité, est une chose substantiellement différente de la qualité? — Dans les êtres animés, surtout dans ceux qui sont capables de choisir parce qu'ils inclinent vers telle ou telle chose, l'activité a une nature réellement substantielle. Mais, dans les puissances inanimées, que nous appelons qualités, en quoi consiste l'action qu'elles exercent? Est-ce en ce que ce qui approche d'elles participe à leurs propriétés? — Si la puissance qui agit sur une autre chose pâtit en même temps, comment est-elle encore active? Car la chose plus grande, qui par elle-même a trois coudées, n'est plus grande ou plus petite que par le rapport qui s'établit entre elle et une autre. — On pourra répondre que la chose plus grande ou plus petite devient telle en participant à la grandeur et à la petitesse. De même, la chose qui est à la fois active et passive devient telle en participant à l'activité et à la passivité. Il y aurait lieu d'examiner si les qualités qu'on voit dans le monde sensible et celles qui existent dans le monde intelligible peuvent être ramenées à un seul genre. Cette question doit être posée à ceux qui admettent qu'il y a aussi des qualités dans le monde intelligible. — Doit-elle être posée aussi à celui qui n'admet pas qu'il y ait là-haut des espèces, mais qui se borne à attribuer quelque habitude à l'Intelligence? Ne pourra-t-on pas demander alors s'il y a quelque chose de commun entre l'habitude qui se trouve dans l'Intelligence et l'habitude qu'on voit dans les choses sensibles? On reconnaît que la sagesse existe dans l'Intelligence : si cette sagesse est homonyme de la sagesse qui existe ici-bas, elle n'est point comptée dans les choses sensibles; si elle est synonyme de la sagesse qui existe ici-bas, la qualité se trouvera dans les choses intelligibles aussi bien que dans les choses sensibles {ce qui est faux}, à moins qu'on ne reconnaisse que toutes les choses intelligibles sont des essences et que la pensée est du nombre de ces essences. Au reste, cette question s'applique aussi aux autres catégories. On peut demander pour chacune d'elles si le sensible et l'intelligible forment deux genres ou bien se rapportent à un seul genre. [6,1,13] {Quand.} Pour la catégorie du quand, voici les considérations auxquelles elle donne lieu. Si demain, aujourd'hui, hier, et autres divisions analogues, sont des parties du temps, pourquoi ne seraient-elles point placées dans le même genre que le temps lui-même, tout aussi bien que il a été, il est, il sera? Puisque ce sont des espèces du temps, il paraît juste qu'elles soient rangées dans le même genre que le temps lui-même. Or le temps fait partie de la quantité. Qu'est-il donc besoin d'une autre catégorie? Si les Péripatéticiens disent que non seulement il a été, il sera, sont du temps, mais que hier et naguère, qui sont sous il a été, en sont aussi (car ces termes sont subordonnés à il a été), que ce n'est pas seulement maintenant qui est du temps, mais que quand en est aussi, il faudra leur faire la réponse suivante : D'abord si quand est du temps, le temps existe ; ensuite, comme hier est du temps passé, ce sera quelque chose de composé, si le passé est autre chose que le temps ; il faudra donc qu'il y ait deux catégories, et non point une catégorie simple. S'ils disent que quand est dans le temps et n'est pas le temps, que quand est ce qui est dans le temps ; s'ils déterminent le fait, s'ils disent, par exemple, que Socrate était naguère, Socrate alors serait en dehors du temps, et ce n'est plus une chose unique qu'ils expriment. Mais que signifie que Socrate est dans le temps, que tel fait est dans le temps? Cela signifie-t-il qu'ils sont dans une partie du temps? Si en disant : une partie du temps, et : en tant que c'est une partie du temps, les Péripatéticiens croient ne pas parler absolument du temps, mais d'une partie passée du temps, ils énoncent plusieurs choses : car cette partie, en tant que partie, ils la rapportent à quelque chose; et le passé sera pour eux quelque chose d'ajouté {au temps}, ou bien s'identifiera avec il a été, qui est une espèce de temps. Mais s'ils disent qu'il y a là une différence, qu'il a été est indéterminé, tandis que naguère et hier sont déterminés, nous placerons d'abord quelque part il a été ; ensuite, hier sera il a été déterminé, en sorte qu'hier sera le temps déterminé. Or, c'est là une quantité de temps ; de sorte que si le temps est une quantité, chacune de ces deux choses sera une quantité déterminée. Mais si, lorsqu'ils disent hier, ils entendent par là que tel événement est arrivé dans un temps passé déterminé, ils énoncent encore là plusieurs choses. Et, s'il faut introduire de nouvelles catégories parce qu'une chose agit dans une autre, comme il en est ici de ce qui agit dans le temps, nous en introduirons bien d'autres encore, parce que l'action est différente dans une chose différente. Ceci du reste deviendra plus clair dans ce qui va suivre sur la catégorie du lieu. [6,1,14] {Où.} Les Péripatéticiens {en traitant de cette catégorie} disent : Où? au Lycée et à l'Académie, par exemple. L'Académie et le Lycée sont donc selon eux des lieux et des parties du lieu, comme le haut, le bas et ici sont des parties ou des espèces du lieu. La seule différence consiste dans une détermination plus grande. Si donc le haut, le bas, le milieu sont des lieux, comme Delphes, par exemple, est le milieu de la terre, comme Athènes, le Lycée et autres contrées sont près du milieu de la terre, qu'avons-nous à chercher outre le lieu, puisque nous disons que chacune de ces choses désigne un lieu? Si, quand nous disons où, nous énonçons qu'une chose est dans une autre, nous n'énonçons pas une chose une et simple. En outre, toutes les fois que nous affirmons que tel homme est là, nous créons un double rapport, savoir le rapport de l'homme qui est là avec l'endroit où il est, et le rapport de ce qui contient avec ce qui est contenu : pourquoi donc ne ramènerions-nous pas cela au genre des relatifs, puisqu'il résulte quelque chose du rapport que chacun des deux termes a avec l'autre? Ensuite, quelle différence y a-t-il à être ici et à Athènes? Les Péripatéticiens accordent qu'ici indique le lieu; par conséquent, il en est de même de l'expression à Athènes. Si à Athènes équivaut à être à Athènes, cette dernière expression contient deux catégories, celle du lieu et celle d'être. Or, il ne doit pas en être ainsi, de même que l'on ne doit pas dire : La qualité est, mais seulement : La qualité. En outre, si être dans le lieu ou être dans le temps supposent d'autres catégories que le lieu et le temps, pourquoi être dans un vase ne constituerait-il pas aussi une catégorie à part? Pourquoi n'en serait-il pas de même d'être dans la matière, d'être dans le sujet, et en général d'être une partie dans le tout, ou le tout dans les parties, le genre dans les espèces et l'espèce dans le genre? Nous aurions de cette manière un bien plus grand nombre de catégories. [6,1,15] Agir donne lieu aux réflexions suivantes. Les Péripatéticiens disent qu'il faut placer après la substance les choses qui se rapportent à la substance, le nombre et la quantité, par exemple; ainsi, ils font de la quantité un genre différent de la substance. La qualité se rapportant à la substance, ils en font aussi un genre distinct. C'est pourquoi, comme l'action se rapporte également à la substance, ils en font également un genre distinct. Faut-il donc regarder comme un genre l'agir ou plutôt l'action, d'où dérive agir, de même que l'on regarde comme un genre la qualité, d'où dérive la qualification? Ou bien doit-on considérer ici comme une seule chose action, agir et actif, ou agir et action? Agir exprime l'idée d'actif, tandis qu'action ne l'exprime pas. Agir signifie être en action, c'est-à-dire être en acte. Il résulte de là qu'on doit regarder comme une catégorie l'acte plutôt que l'action, puisque l'acte s'affirme de la substance, comme la qualité, ainsi que nous l'avons dit plus haut, et que l'acte se rapporte aussi à la substance, comme le mouvement; or le mouvement constitue nécessairement un genre de l'être. Comment admettre en effet que la quantité, la qualité et la relation forment chacune un genre relatif à la substance, et refuser au mouvement, qui se rapporte également à la substance, le privilège de former aussi un genre de l'être? [6,1,16] Nous objectera-t-on que le mouvement est un acte imparfait? Rien n'empêche alors de donner le premier rang à l'acte et de placer après lui, comme une espèce, le mouvement avec la qualité d'imparfait, en disant que le mouvement est un acte, et en ajoutant {comme différence spécifique} qu'il est imparfait. Si l'on dit que le mouvement est un acte imparfait, ce n'est point parce qu'il n'est pas acte, mais parce que, tout en étant acte, il implique succession; or le mouvement implique succession, non pour arriver à être acte (car il l'est déjà), mais pour arriver à accomplir une chose dont il est tout à fait distinct; alors {quand le terme est atteint}, ce n'est pas le mouvement qui devient parfait, c'est la chose qu'il avait pour but. La marche, par exemple, est marche dès le premier pas ; mais, s'il y a un stade à parcourir et que ce stade ne soit pas encore parcouru, ce qu'il en manque ne manque pas à la marche ni au mouvement {pris absolument}, mais à telle marche : car la marche a été marche et mouvement dès le premier pas : ainsi, celui qui se meut s'est déjà mû, et celui qui coupe a déjà coupé {c'est-à-dire se mouvoir et couper expriment une action parfaite tout comme s'être mû et avoir coupé}. De même que l'acte, le mouvement n'a pas besoin du temps; il n'en a besoin que pour être tel mouvement. Si l'acte est en dehors du temps, il en est de même du mouvement pris absolument. Si l'on prétend que le mouvement est dans le temps parce qu'il implique continuité, il en résulterait que l'intuition même, si elle était prolongée, impliquerait aussi continuité et serait dans le temps. En raisonnant par induction, on voit qu'on peut toujours distinguer des parties dans toute espèce de mouvement, qu'on ne saurait déterminer quand et depuis quand le mouvement a commencé, ni lui assigner un point de départ, qu'on a toujours la faculté de diviser le mouvement en remontant à son origine, en sorte que de cette manière le mouvement qui vient de commencer se trouverait avoir commencé depuis un temps infini, et que le mouvement serait infini par rapport à son commencement. C'est que les Péripatéticiens distinguent le mouvement de l'acte; ils affirment que l'acte est en dehors du temps, mais que le temps est nécessaire au mouvement, non à tel mouvement, mais au mouvement pris en soi, parce qu'il est selon eux une quantité; ils reconnaissent cependant eux-mêmes que le mouvement n'est une quantité que par accident, quand il est un mouvement diurne, par exemple, ou qu'il a telle durée. De même que l'acte est en dehors du temps, rien n'empêche que le mouvement n'ait commencé aussi en dehors du temps, et que le temps ne soit lié au mouvement seulement parce que le mouvement a telle durée : car on accorde qu'il se produit des changements en dehors du temps, puisqu'on dit : Les changements ont lieu ou tout d'un coup ou successivement. Or si le changement peut se produire en dehors du temps, pourquoi n'en serait-il pas de même du mouvement? Nous parlons ici du changement et non d'avoir changé : car le changement, pour être changement, n'a pas besoin d'être accompli {tandis qu'avoir changé signifie un fait accompli, par conséquent implique la notion du temps}. [6,1,17] L'acte et le mouvement, répondra-t-on peut-être, ne sont pas un genre par eux-mêmes, mais appartiennent au genre des relatifs, parce que l'acte existe par une puissance d'une chose active, et le mouvement par une puissance d'un moteur en tant que moteur. Nous répondrons que les relatifs sont engendrés par l'habitude {la manière d'être} même des choses, et non pas seulement par le rapport que l'esprit établit entre elles. Comme l'habitude est un mode d'existence, bien qu'elle soit la chose d'une autre chose ou qu'elle se rapporte à une autre chose {comme s'exprime Aristote}, elle possède cependant sa nature avant d'être une relation. Or, cet acte, ce mouvement, cette habitude, qui est la chose d'une autre chose, possède néanmoins la propriété d'exister et d'être conçu par soi avant d'être une relation; sinon, toutes choses seraient des relatifs: car il n'est aucune chose qui n'ait quelque rapport à une autre, et l'âme même est dans ce cas. Ensuite, pourquoi l'action et agir ne seraient-ils pas des relatifs? car ils sont nécessairement un mouvement ou un acte. Si les Péripatéticiens placent l'action au nombre des relatifs et font d'agir un genre, pourquoi alors ne placent-ils pas aussi le mouvement au nombre des relatifs et ne font-ils pas de mouvoir un genre? Ils peuvent bien diviser mouvoir comme un genre en deux espèces, agir et pâtir; mais ils n'ont pas le droit de faire deux genres distincts d'agir et de pâtir, comme ils le font actuellement. [6,1,18] Il faut examiner en outre si les Péripatéticiens ont raison de dire que dans l'agir il y a à la fois des actes et des mouvements, que les actes se produisent instantanément, et les mouvements successivement: diviser, par exemple, implique le temps. Ou bien diront-ils que tous les actes sont des mouvements ou du moins sont accompagnés de mouvement? Rapporteront-ils toutes les actions au pâtir, ou reconnaîtront-ils des actions absolues, comme marcher et parler? Nommeront-ils mouvements toutes les actions qu'ils rapportent au pâtir, et actes les actions absolues, ou bien placeront-ils des actions des deux espèces au nombre des mouvements et au nombre des actes? Ils donneront sans doute le nom de mouvement à marcher, qui est une chose absolue, et celui d'acte à penser, auquel ne correspond rien de passif; sinon, ils seront obligés de soutenir qu'il n'y a rien d'actif dans marcher et dans penser. Mais si marcher et penser n'appartiennent pas à la catégorie d'agir, il faut expliquer à quoi ils appartiennent. Dira-t-on que penser se rapporte à l'intelligible, de même que l'intellection, parce que la sensation se rapporte à l'objet sensible? Si l'on rapporte la sensation à l'objet sensible, pourquoi ne rapporte-t-on pas également sentir à l'objet sensible? La sensation, se rapportant à une autre chose, a une relation avec cette chose; mais, outre cette relation, elle a la propriété d'être un acte ou une passion. Si donc la passion, outre qu'elle appartient à une autre chose ou qu'elle dépend d'une autre chose, a la propriété d'être par elle-même quelque chose, comme l'acte, alors la marche, outre qu'elle appartient à une autre chose (aux pieds), et qu'elle dépend d'une autre chose (de la puissance motrice), possède cependant par elle-même la propriété d'être mouvement. S'il en est ainsi, on doit reconnaître que l'intellection, outre qu'elle est une relation, est aussi par elle-même un mouvement ou un acte. [6,1,19] Examinons maintenant si certains actes paraissent être imparfaits quand ils ne sont pas joints au temps, en sorte qu'ils s'identifient avec les mouvements, comme vie s'identifie avec vivre? Car {selon les Péripatéticiens} la vie de chaque être s'accomplit dans un temps parfait, et le bonheur est un acte, non un acte indivisible, mais une espèce de mouvement. Il en résulte qu'il faut appeler la vie et le bonheur des mouvements, faire du mouvement un genre, reconnaître que le mouvement forme un genre bien distinct de la quantité et de la qualité, et se rapporte comme elles à la substance. Ce genre peut se diviser en deux espèces, mouvements du corps et mouvements de l'âme, ou mouvements spontanés et mouvements communiqués, ou bien encore mouvements qui procèdent des êtres mêmes et mouvements qui procèdent d'autrui : dans ce cas, les mouvements qui procèdent des êtres mêmes sont des actions, soit qu'ils se communiquent, soit qu'ils restent absolus {en ne se communiquant pas, comme parler et marcher} ; et les mouvements qui procèdent d'autrui sont des passions, quoique les mouvements communiqués paraissent être identiques aux mouvements qui procèdent d'autrui. La division, par exemple, est une seule et même chose, qu'on la considère dans celui qui divise ou dans ce qui est divisé ; cependant diviser est autre chose qu'être divisé. Ou plutôt, la division n'est pas une seule et même chose selon qu'elle procède de celui qui divise ou qu'elle est reçue par ce qui est divisé : diviser, c'est de telle action et de tel mouvement faire naître dans la chose qui est divisée un autre mouvement qui en est la conséquence. Peut-être la différence ne se trouve-t-elle pas dans le fait même d'être divisé, mais dans le mouvement qui résulte de la division, dans la souffrance, par exemple : car c'est là ce qui constitue la passion. — Mais que dire s'il n'y a pas de souffrance ? — Ne peut-on répondre qu'alors l'acte de celui qui agit est simplement présent dans telle chose {sans passion corrélative}? Il y a ainsi deux manières d'agir, agir en soi, agir hors de soi. On ne dira plus alors que le premier mode est agir proprement, et le second pâtir, mais qu'il y a deux manières d'agir hors de soi, savoir agir et pâtir : écrire, par exemple, est une opération dans laquelle on agit sur une autre chose sans qu'il y ait une passion corrélative, parce qu'en écrivant on ne produit rien que l'acte même d'écrire, et non une autre chose comme la souffrance ; si l'on dit qu'on produit aussi la qualité de l'écriture, il n'y a rien là qui pâtisse. Quant à la marche, quoique la terre soit foulée par les pieds, elle ne pâtit pas par suite de ce fait. Au contraire, si c'est le corps d'un animal qui est foulé par les pieds, on conçoit qu'il y a là passion, parce qu'on pense alors à la souffrance qu'éprouvé l'animal ainsi foulé et non à la marche; sinon, on aurait conçu cette passion antérieurement {la notion de cette passion aurait été impliquée dans la notion même de la marche}. C'est ainsi qu'en toutes choses agir ne fait qu'un seul et même genre avec pâtir, qui est regardé comme son contraire {par les Péripatéticiens}. Pâtir est ce qui vient après agir, sans en être le contraire: être brûlé, par exemple, vient après brûler, mais n'en est pas le contraire ; dans ce cas, la passion est ce qui résulte dans l'objet même du fait de brûler et de celui d'être brûlé, lesquels ne font qu'un, que ce résultat soit une souffrance ou autre chose, un dépérissement par exemple.—Mais quoi? si un être en fait souffrir un autre, n'est-il pas vrai que l'un agit et que l'autre pâtit? — Ici d'un seul acte il résulte deux faits, une action et une passion. Il semble d'ailleurs qu'il ne faut pas comprendre dans l'action la volonté de faire souffrir; elle a seulement produit quelque autre chose par suite de laquelle elle fait souffrir, chose qui, se produisant dans l'être qui souffre et étant une et identique, a pour résultat la souffrance. Qu'est donc cette chose une et identique avant de faire souffrir? Lorsqu'il n'y a pas de souffrance, n'y a-t-il pas néanmoins une passion dans celui qui est modifié, qui entend, par exemple? Non, entendre n'est pas pâtir, et la sensation n'est pas réellement une passion; mais souffrir, c'est éprouver une passion, et la passion n'est point le contraire de l'action {dans le sens où nous l'avons expliqué}. [6,1,20] Admettons, dira-t-on, que la passion n'est pas le contraire de l'action. Cependant, comme elle en diffère, elle ne saurait se placer dans le même genre. Si la passion et l'action sont toutes deux des mouvements, elles sont dans le même genre, dans celui de l'altération, qui est un mouvement par rapport à la qualité. — Lorsque l'altération procède de l'être doué de qualité, y a-t-il action, bien que cet être reste impassible? Oui : car bien qu'impassible, il est actif.—Lorsqu'il agit sur un autre objet, qu'il le frappe, par exemple, et qu'il pâtit, n'est-il plus actif? N'est-il pas plutôt actif et passif à la fois? S'il est actif quand il pâtit, quand il frotte, par exemple, pourquoi est-il regardé plutôt comme actif que passif? Parce que c'est en frottant qu'il est lui-même frotté et qu'il pâtit. Dirons-nous qu'il y a en lui deux mouvements parce qu'il est mû en mouvant? Mais comment y a-t-il en lui deux mouvements? Admettrons-nous qu'il n'y en a qu'un ? Dans ce cas, comment le même mouvement est-il à la fois action et passion? Sans doute, il sera regardé comme action en tant qu'il procède du moteur, et comme passion en tant qu'il passe du moteur dans le mobile, sans cesser d'être une seule et même chose. Est-ce que la passion est une autre espèce de mouvement que l'action? Comment alors le mouvement qui altère modifie-t-il d'une certaine manière ce qui pâtit sans que ce qui agit pâtisse également? Mais comment ce qui agit sur un autre objet pourrait-il pâtir? Suffit-il que le mouvement soit dans le mobile pour qu'il y ait passion (car ce mouvement ne constituait pas une passion dans le moteur) ? Mais si d'un côté la raison {séminale} du cygne rend blanc, et que d' un autre côté le cygne qui naît soit rendu blanc, dirons-nous que le cygne est passif en devenant ce qu'il est dans son essence d'être? S'il devient blanc même après sa naissance, est-il encore passif? — Si une chose augmente et qu'une autre soit augmentée, admettrons-nous que ce qui est augmenté pâtisse? — Attribuerons-nous plutôt la passion à la chose qualifiée? Si une chose est embellie et qu'une autre l'embellisse, affirmerons-nous que la chose qui est embellie pâtit? Si la chose qui l'embellit s'amoindrit, se ternit comme l'étain, ou si elle gagne au contraire comme le cuivre, dirons-nous que l'étain agit et que le cuivre pâtit? — Comment admettre enfin que celui qui apprend soit passif? Est-ce parce que l'acte de celui qui agit passe en lui? Mais comment y aurait-il passion puisqu'il n'y a là qu'un acte ? Cet acte, sans doute, n'est pas une passion; mais celui qui le reçoit est passif, parce qu'il participe à la passivité. En effet, de ce que celui qui apprend n'agit pas lui-même il n'en résulte pas qu'il soit passif : apprendre, ce n'est pas être frappé, mais saisir et discerner, comme cela a lieu pour la vision. [6,1,21] Comment définirons-nous le fait de pâtir ? Nous ne le ferons point consister dans l'acte qui passe d'un être dans un autre, si celui qui reçoit cet acte se l'approprie. Dirons-nous que l'être pâtit quand il n'y a pas acte, mais seulement passion? Mais ne se peut-il pas que l'être qui pâtit devienne meilleur et que celui qui agit perde au contraire? Ne se peut-il pas aussi qu'un être agisse d'une manière mauvaise et exerce sur un autre une influence pernicieuse? Ne se peut-il pas encore que l'action soit mauvaise et la passion honorable? Quelle distinction établirons-nous donc entre la passion et l'action? Dirons-nous qu'agir c'est faire passer un acte de soi en autrui, et que pâtir c'est recevoir en soi un acte qui provient d'autrui? Mais n'arrive-t-il pas qu'on produise en soi des actes qui ne passent pas en autrui, la pensée et l'opinion, par exemple? On peut encore s'échauffer de soi-même par suite d'une réflexion ou d'une opinion qui émeut, sans que cette émotion soit provoquée par un autre être. Nous définirons donc l'action un mouvement spontané, soit que ce mouvement reste dans l'être même qui le produit, soit qu'il passe dans un autre. — Que sont donc la concupiscence et le désir en général? Si le désir est excité par la chose désirée, il est une passion, lors même qu'on ne considérerait pas par quoi il est excité et que l'on remarquerait seulement qu'il est postérieur à l'objet : car ce désir ne diffère pas d'une impression et d'une impulsion. — Diviserons-nous donc les désirs, et les appellerons-nous actions quand ils procèdent de l'intelligence, et passions quand ils entraînent l'âme, en sorte que l'être soit moins passif par ce qu'il reçoit d'autrui que par ce qu'il reçoit de lui-même ? Sans doute un être peut agir sur lui-même. Mais éprouver, sans y contribuer en rien, une modification qui ne concoure pas à l'essence, qui altère au contraire ou du moins ne rende pas meilleur, éprouver, dis-je, une telle modification, c'est là subir une passion et pâtir. — Dans ce cas, dira-t-on, si s'échauffer consiste à posséder une chaleur propre, et que cet échauffement en partie concoure à l'essence, en partie n'y concoure pas, la même chose à la fois sera et ne sera pas une passion. Nous répondrons qu'il y a deux manières de s'échauffer. En outre, lors même que réchauffement concourt à l'essence, il n'y concourt qu'autant qu'un autre objet pâtit ; par exemple, il faut que l'airain soit échauffé et pâtisse pour que l'essence appelée statue soit produite, quoique cette statue ne soit échauffée elle-même que par accident. Si donc l'airain devient plus beau par l'effet de ce qui l'échauffé ou par l'effet de réchauffement même, il pâtit : car il y a deux manières de pâtir, l'une consiste à devenir pire, et l'autre à devenir meilleur ou du moins à ne pas s'altérer. [6,1,22] La cause qui fait pâtir un être, c'est qu'il a en lui l'espèce de mouvement appelé altération, mouvement par lequel il est modifié d'une manière quelconque ; agir au contraire, c'est avoir en soi un mouvement absolu qu'on tire de soi-même, ou bien un mouvement qui a son terme dans un autre être et son origine dans l'être qui agit. Il y a mouvement dans les deux cas : la différence qui distingue l'action de la passion, c'est que l'action, en tant qu'action, est impassible, tandis que la passion consiste à recevoir une disposition autre que celle dans laquelle on se trouvait antérieurement, sans que celui qui pâtit reçoive rien qui conduise à son essence, de telle sorte que lorsqu'une essence est engendrée, ce soit un autre être qui pâtisse. Il en résulte que la même chose est une action dans un certain état, et une passion dans un autre: ainsi le même mouvement sera dans un être une action, parce qu'on le considère sous un certain point de vue, et dans un autre ce sera une passion, parce qu'il est dans telle disposition. L'action et la passion semblent donc être des relatifs si l'on considère l'action dans son rapport avec la passion, puisque la même chose est action dans l'un et passion dans l'autre, et que l'on ne considère pas chacune de ces deux choses en elle-même, mais seulement dans celui qui agit et celui qui pâtit, quand l'un meut et que l'autre est mû ; chacun des deux termes implique alors deux catégories : l'un donne le mouvement, l'autre le reçoit, par conséquent il y a transmission, réception et par suite relation. Si celui qui reçoit le mouvement l'a comme il a sa couleur, pourquoi ne dit-on pas qu'il a le mouvement? Les mouvements absolus, tels que marcher {et penser} ont la marche et la pensée. Considérons maintenant si prévoir c'est agir, et si être dirigé par la prévoyance d'un être c'est pâtir : car la prévoyance vient d'un être et s'applique à un autre. Selon nous, prévoir, ce n'est pas agir, quoique la prévoyance s'applique à un autre être ; de même, être dirigé par la prévoyance d'un autre être, ce n'est point pâtir. En général, penser n'est point agir : la pensée, en effet, ne passe pas dans l'objet pensé, mais s'exerce sur elle-même ; elle n'est point du tout une action. Les actes ne sont pas tous des actions n'exercent pas tous une action : ils peuvent n'exercer une action que par accident. — Quoi? si un homme qui marche imprimait sur la terre la trace de ses pas, n'exercerait-il pas une action? — L'action qu'il exerce alors est la conséquence de ce qu'il est autre chose, ou de ce qu'il agit par accident: cette action est accidentelle parce que cet homme n'y songeait point. C'est de cette manière que les choses inanimées exercent elles-mêmes une certaine action, que le feu échauffe et que la médecine agit. En voici assez sur ce sujet. [6,1,23] {Avoir.} Examinons maintenant la catégorie d'avoir. Si le mot avoir s'emploie dans plusieurs sens, qui empêche de ramener à cette catégorie toutes les manières d'avoir, la quantité, par exemple, parce qu'elle a la grandeur, la qualité parce qu'elle a la couleur, le père parce qu'il a un fils, le fils parce qu'il a un père, et en général toutes les espèces de possession? Dira-t-on que les autres choses qu'on peut posséder ont été déjà rangées dans les catégories précédentes, et que la catégorie d'avoir comprend seulement les armes, les chaussures, les vêtements? Nous demanderons alors pourquoi avoir ces objets constitue une catégorie, et pourquoi les brûler, les couper, les enfouir ou les jeter ne fait pas également une autre ou plusieurs autres catégories? Ensuite, si l'on répond que ces choses forment une catégorie parce qu'elles entourent le corps, il en résultera que, si l'on pose un vêtement sur une litière, ce sera une autre catégorie; de même, si quelqu'un est couvert d'un vêtement. Enfin, si l'on dit que la catégorie d'avoir consiste dans la manière de contenir et dans la possession, alors toutes les autres choses qui sont possédées devront être ramenées à cette catégorie, qui comprendra ainsi toute possession, quelle qu'elle soit, puisque la nature de l'objet possédé ne saurait établir ici une distinction. D'un autre côté, si l'on ne peut comprendre dans la catégorie d'avoir ni avoir une qualité ou une quantité, parce que la qualité et la quantité constituent déjà des catégories; ni avoir des parties, parce qu'on a traité de la substance {qui comprend les parties}; pourquoi comprendra-t-on dans cette catégorie avoir des armes, puisque l'on a déjà traité de la substance au genre de laquelle appartiennent les armes aussi bien que les chaussures? Comment peut-on en général regarder comme une chose simple et rapporter à une seule catégorie cette idée : Il a des armes? Cette phrase exprime la même idée que celle-ci : Il est armé. Appliquera-t-on cette expression (Il a des armes) seulement à un homme, ou bien encore à sa statue? L'homme vivant possède en effet d'une autre manière qu'une statue, et le verbe avoir ne s'emploie alors que par homonymie, comme le verbe être debout a un sens différent selon qu'on parle d'un homme ou d'une statue. Enfin, est-il raisonnable de faire une catégorie générique d'une différence qui ne porte que sur quelques caractères sans importance? [6,1,24] {Situation.} Quant à la catégorie de la situation, elle consiste également dans quelques caractères sans importance, tels qu'être élevé, être assis. Ici les Péripatéticiens ne font pas une catégorie de la situation considérée en elle-même, mais de l'espèce de situation, comme lorsqu'on dit : II est placé dans telle posture (phrase dans laquelle être placé et telle posture expriment deux idées différentes) ; ou bien encore : II est dans un lieu. Or, comme on a déjà traité de la posture et du lieu, à quoi bon réunir ici deux catégories en une seule? Veut-on que l'expression : II est assis, indique une action ou une passion, il faut alors la rapporter aux catégories d'agir ou de pâtir? Dire : Il est élevé, n'est-ce pas la même chose que de dire : II est placé en haut, comme l'on dit:Il est placé en bas, ou : Il est placé au milieu? D'ailleurs, il a déjà été question d'être assis en traitant de la relation: pourquoi être élevé ne serait-il pas aussi un relatif, puisqu'on place dans cette catégorie la chose qui est à droite ou à gauche aussi bien que le côté droit même? Nous terminerons ici ces réflexions. [6,1,25] {CRITIQUE DES CATÉGORIES DES STOÏCIENS.} Passons aux philosophes qui, ne reconnaissant que quatre catégories, divisent toutes choses en substances, qualités, modes, relations, et qui, attribuant à tous les êtres quelque chose de commun, les embrassent ainsi dans un seul genre. Cette doctrine soulève une foule d'objections, surtout en ce qu'elle attribue à tous les êtres quelque chose de commun et les embrasse ainsi en un seul genre. En effet, la raison ne saurait comprendre en quoi consiste ce quelque chose dont ils parlent, ni comment il pourrait s'adapter à la fois aux corps et aux êtres incorporels, entre lesquels ils ne laissent point de différences qui permettent d'établir une division dans ce quelque chose. D'ailleurs ce quelque chose est ou n'est pas un être : s'il est un être, il est une forme; s'il n'est pas un être, il en résulte mille absurdités, entre autres que l'être n'est pas être. Laissons maintenant ce point et considérons la division en quatre catégories. {Substance.} En assignant le premier rang aux substances et en plaçant la matière avant les autres substances, les Stoïciens mettent ainsi au même rang leur premier Principe et les choses qui sont inférieures à ce Principe. D'abord ils ramènent à un seul genre les choses antérieures et les choses postérieures, quoiqu'il soit impossible de les mettre ensemble. En effet, toutes les fois que des choses diffèrent les unes des autres en ce que les unes sont antérieures ut les autres postérieures, celles qui sont postérieures doivent leur existence à celles qui sont antérieures; au contraire, quand des choses sont comprises dans un seul et même genre, toutes doivent également leur être à ce genre, puisque le genre est ce qui est affirmé des espèces sous le rapport de l'essence, ainsi que les Stoïciens le reconnaissent eux-mêmes en disant que toutes choses tiennent leur essence de la matière. — Ensuite, en ne comptant qu'une seule substance, ils n'énumèrent pas les êtres mêmes, mais ils cherchent les principes des êtres. Or, il y a une grande différence entre traiter des principes et traiter des êtres. Si les Stoïciens ne reconnaissent point d'autre être que la matière et pensent que les autres choses sont des modifications de la matière, ils ont tort de ramener à un seul genre l'être et les autres choses; ils devraient plutôt dire que l'être est l'essence, que les autres choses sont des modifications, et diviser ensuite ces modifications. — Enfin, il est absurde d'avancer que, parmi les êtres, les uns sont les substances, et les autres les autres choses {les qualités, les modes, les relations}, puisque les Stoïciens ne reconnaissent qu'une seule substance, laquelle ne contient aucune différence, à moins qu'on ne la divise comme une masse en parties ; encore les Stoïciens ne sauraient-ils diviser leur substance de cette manière, parce qu'ils enseignent qu'elle est continue. Ils devaient donc dire : la substance, et non : les substances. [6,1,26] Ce qu'il y a de plus choquant dans cette doctrine, c'est que les Stoïciens assignent le premier rang à ce qui n'est qu'en puissance, à la matière, au lieu de placer l'acte avant la puissance. Il est impossible que ce qui est en puissance passe à l'acte si ce qui est en puissance tient le premier rang parmi les êtres. En effet, ce qui est en puissance ne saurait jamais s'améliorer soi-même; il faut absolument que ce qui est en acte existe antérieurement, et alors ce qui est en puissance n'est plus principe ; ou bien, si l'on veut que ce qui est en acte soit contemporain de ce qui est en puissance, les principes se trouveront dépendre du hasard. En outre, si ce qui est en acte est contemporain de ce qui est en puissance, pourquoi ne pas assigner le premier rang à ce qui est en acte ? Pourquoi cette chose {c'est-à-dire la matière} est-elle l'être plutôt que cette autre {c'est-à-dire la forme}? Si l'on dit que la forme est postérieure, qu'on explique pourquoi il en est ainsi : car la matière n'engendre point la forme, la qualité ne saurait naître de ce qui n'a point de qualité, ni l'acte de ce qui est en puissance; sinon, ce qui est en acte aurait existé antérieurement, dans le système même des Stoïciens. Chez eux, Dieu n'est plus simple ; il est postérieur à la matière : car il est un corps composé de forme et de matière). D'où lui vient alors sa forme? Si Dieu existe sans matière, il est incorporel en sa qualité de Principe et de Raison, et le principe actif est ainsi incorporel. Si, même sans avoir de matière, Dieu est composé dans son essence en sa qualité de corps, il faut alors que les Stoïciens admettent une autre matière qui convienne à Dieu. Comment d'ailleurs la matière est-elle le premier principe, si elle est un corps? Le corps est nécessairement multiple; il est toujours composé de matière et de qualité. Si le corps dont parlent les Stoïciens est d'une autre nature, c'est par homonymie qu'ils appellent la matière un corps. S'ils disent que la propriété commune du corps est d'avoir trois dimensions, ils parlent du corps mathématique. Si au contraire ils joignent aux trois dimensions l'impénétrabilité, ils n'énoncent plus une chose simple. En outre, l'impénétrabilité est une qualité ou provient d'une qualité; or d'où vient l'impénétrabilité? D'où vient l'étendue à trois dimensions ? Qui a donné l'étendue à la matière ? La matière en effet n'est pas contenue dans l'idée de l'étendue à trois dimensions, non plus que l'étendue à trois dimensions dans l'idée de la matière. Par conséquent, puisque la matière participe ainsi à la grandeur, elle n'est plus une chose simple. D'où vient enfin l'unité de la matière? Cette substance n'est pas l'unité, mais elle participe de l'unité. Il fallait donc concevoir que la masse matérielle n'est pas antérieure à tout, que le premier rang appartient à ce qui n'est pas une masse, à l'Un même; puis descendre de l'Un au multiple, de ce qui n'a point de grandeur aux grandeurs : car il ne saurait y avoir multiplicité sans l'Un, ni grandeur sans ce qui n'a point de grandeur, puisque, si la grandeur est une, ce n'est point qu'elle soit l'Un même, mais seulement parce qu'elle participe de l'Un. On doit donc reconnaître que ce qui possède l'existence première et absolue est antérieur à ce qui existe par contingence. Comment la contingence existe-t-elle? Quel est son mode d'existence? Si les Stoïciens avaient examiné ce point, ils auraient trouvé ce qui n'est pas un par contingence {l'Un absolu} : j'appelle un par contingence ce qui n'est pas un par soi-même, mais par autrui. [6,1,27] Les Stoïciens auraient dû, plaçant d'ailleurs au rang suprême le principe de tout, ne pas reconnaître pour principe et ne pas regarder comme essence ce qui est informe, passif, dénué de vie et d'intelligence, ténébreux et indéfini {la matière}. Ils introduisent Dieu dans l'univers en vue de la beauté, mais leur Dieu tient lui-même son existence de la matière ; il est composé et postérieur {à la matière}, ou plutôt il n'est que la matière modifiée. Par conséquent, si la matière est le sujet, il est nécessaire qu'il y ait en dehors d'elle un autre principe qui, en agissant sur elle, fasse d'elle le sujet des qualités qu'il lui donne. Si ce principe résidait dans la matière et était lui-même sujet, s'il était enfin contemporain de la matière, il ne saurait faire de la matière un sujet. Il est tout à fait impossible qu'il constitue un sujet concurremment avec la matière : car à quoi ce principe et la matière serviraient-ils de sujet, puisqu'il n'y aurait plus de principe qui fit d'eux un sujet une fois que toutes choses auraient été absorbées dans ce sujet? Ce qui est sujet est nécessairement le sujet de quelque chose, non de ce qu'il a en lui-même, mais de ce dont il subit l'action ; or, il subit l'action de ce qui n'est pas soi-même sujet, par conséquent de ce qui est hors de lui. Ce point a donc été oublié par les Stoïciens. D'un autre côté, si la matière et le principe actif n'ont besoin de rien d'extérieur, si le sujet qu'ils constituent peut devenir lui-même toutes choses en prenant diverses formes, comme un danseur se donne à lui-même toutes les attitudes possibles, ce sujet ne sera plus véritablement sujet, il sera toutes choses. De même que le danseur n'est pas le sujet des attitudes (car elles sont ses actes), de même la matière des Stoïciens ne sera plus le sujet de toutes choses si toutes choses proviennent d'elle; ou plutôt les autres choses n'existeront plus réellement, elles ne seront que la matière modifiée, comme les attitudes ne sont que le danseur modifié. Or, si les autres choses n'existent plus réellement, la matière n'est plus sujet; elle n'est plus la matière des êtres, elle est seulement matière. Elle ne sera même plus matière, parce que ce qui est matière est la matière de quelque chose ; mais ce qui se rapporte à une autre chose est du même genre que cette chose, comme la moitié appartient au même genre que le double et n'est pas la substance du double. Comment donc le non-être se rapporte-t-il à l'être si ce n'est par accident? Mais l'être absolu et la matière même se rapportent à l'être en qualité d'être. En effet, si ce qui doit être est simple puissance, par conséquent n'est pas essence, la matière ne saurait être essence. Il résulte de là que les Stoïciens, qui reprochent à d'autres philosophes de faire des essences avec des non-essences, font eux-mêmes une non-essence avec une essence. En effet le monde, en tant que monde, n'est pas essence {dans le système des Stoïciens}. Certes, c'est avancer une chose déraisonnable que de soutenir que la matière, qui est sujet, est cependant essence, et que les corps ne sont pas plus essence que la matière; mais il est plus déraisonnable encore de prétendre que le monde n'est pas essence par lui-même, mais seulement par une de ses parties {par la matière}, que l'être animé ne doit pas son essence à l'âme, mais seulement à la matière, enfin que l'âme n'est qu'une modification de la matière, une chose postérieure. De qui donc la matière a-t-elle reçu l'animation? D'où vient la substance de l'âme? Comment la matière reçoit-elle la forme? Car, puisque la matière devient les corps, l'âme est autre chose qu'elle. Si la forme provenait d'autre chose que de l'âme, la qualité en s'unissant à la matière ne produirait point l'âme, mais des corps inanimés. Si quelque chose façonne la matière et crée l'âme, il y aura alors avant l'âme créée une âme créatrice. [6,1,28] L'hypothèse des Stoïciens soulève une foule d'autres objections; mais nous nous arrêtons ici pour ne point paraître absurdes nous-mêmes en combattant une absurdité si évidente. Il suffit que nous ayons montré comment ces philosophes prennent le non-être pour l'être absolu, et donnent le premier rang à ce qui doit occuper le dernier. La cause de leur erreur, c'est qu'ils ont pris la sensation pour guide et n'ont consulté qu'elle pour déterminer les principes et le reste. Persuadés que les corps sont les êtres véritables et ne voulant pas qu'ils se changeassent les uns dans les autres, ils ont cru que ce qui subsiste en eux {au milieu de leurs changements} est l'être véritable, comme on pourrait s'imaginer que le lieu est l'être encore plus que les corps parce qu'il est indestructible. Quoique dans le système des Stoïciens le lieu subsiste aussi sans subir d'altération, ces philosophes ne devaient pas regarder comme l'être ce qui subsiste de quelque manière que ce soit, mais considérer d'abord quels sont les caractères que l'être possède nécessairement et dont la présence le fait subsister sans jamais subir d'altération. Supposez en effet qu'une ombre subsiste toujours en suivant une chose qui change sans cesse, elle n'est pas plus un être réel que la chose qu'elle suit. Le sensible, pris avec les choses multiples, est, en sa qualité de tout, plus être qu'aucune des choses qu'il contient. Si ce sujet, pris dans sa totalité, est non-être, comment peut-il être sujet? Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que, suivant en toutes choses le témoignage de la sensation, les Stoïciens n'aient pas affirmé aussi que l'être peut être perçu par la sensation : car ils n'attribuent pas l'impénétrabilité à la matière, parce que c'est une qualité {et que, selon eux, la matière n'a point de qualité}. S'ils avancent que la matière se perçoit par l'intelligence, il n'y a qu'une intelligence dénuée de raison qui puisse se regarder comme inférieure à la matière et lui accorder plutôt qu'à elle-même le privilège de constituer l'être véritable. Puisque dans leur système l'intelligence est non-être, comment peut-elle mériter créance quand elle parle des choses supérieures sans avoir avec elles aucune affinité? Mais nous avons assez longuement traité ailleurs de la nature de la substance. [6,1,29] {Qualité.} Puisque les Stoïciens parlent de qualités, les qualités doivent être pour eux autre chose que les sujets; sinon, ils ne les placeraient pas au second rang. Or, pour être autre chose que les sujets, les qualités doivent être simples, par conséquent n'être pas composées, c'est-à-dire ne contenir aucune matière en tant qu'elles sont qualités. Dans ce cas, les qualités doivent être incorporelles et actives : car la matière est pour les Stoïciens un sujet passif. Si les qualités au contraire sont elles-mêmes passives, la division en sujets et qualités est absurde parce qu'elle fait deux espèces des choses simples et des choses composées, puis les réunit en un seul genre; ensuite, elle est vicieuse en ce qu'elle place une des espèces dans l'autre {la matière dans les qualités}, comme si l'on divisait la science en deux espèces dont l'une comprit la grammaire, l'autre la grammaire encore et quelque autre chose de plus. Si les Stoïciens disent que les qualités sont la matière qualifiée, leurs raisons {séminales}, étant matérielles, et non simplement unies à la matière, formeront sans doute un composé, mais avant de former ce composé elles seront déjà elles-mêmes composées de matière et de formes : elles ne seront donc elles-mêmes ni raisons ni formes. Si les Stoïciens disent que les raisons ne sont que la matière modifiée, ils admettent alors que les qualités sont des modes et ils devraient les placer dans le quatrième genre {la relation}. Si la relation est autre chose que le mode, en quoi consiste la différence? Est-ce que le mode a ici plus de réalité? Mais si le mode pris en lui-même n'est pas une réalité, pourquoi en faire un genre ou une espèce? car on ne saurait réunir en un seul genre l'être et le non-être? En quoi consiste donc cette modification de la matière? Il faut qu'elle soit être ou non-être. Si elle est être, elle est nécessairement incorporelle. Si elle est non-être, c'est un vain mot et il n'existe que la matière. Dans ce cas la qualité n'est rien de réel, et le mode encore moins. Quant au quatrième genre {la relation}, il n'a aucune espèce de réalité. Il n'y a donc que la matière dans ce système. Mais qui nous apprend qu'il en est ainsi? Certes ce n'est pas la matière elle-même, à moins qu'étant modifiée elle ne constitue l'intelligence; mais cette modification n'est qu'une vaine addition: c'est donc la matière qui perçoit ces choses et les énonce. Si l'on suppose qu'elle dit des choses sensées, il y a lieu de se demander comment elle pense et remplit les fonctions de l'âme, quoiqu'elle n'ait ni âme ni intelligence. Si elle dit une chose insensée, en affirmant qu'elle est ce qu'elle n'est point et ce qu'elle ne saurait être, à qui faut-il attribuer cette assertion insensée? Certes on ne saurait l'attribuer qu'à la matière, si elle pouvait parler. Mais elle ne parle point, et celui qui tient un pareil langage ne le tient que parce qu'il a beaucoup emprunté à la matière, qu'il en est devenu l'esclave, quoiqu'il ait une âme; c'est qu'il s'ignore lui-même aussi bien qu'il ignore la nature de la faculté qui peut dire la vérité sur ce sujet. [6,1,30] {Mode.} Il est absurde d'assigner le troisième rang aux modes, de leur donner même une place quelconque: car tous les modes se rapportent à la matière. — Mais, diront les Stoïciens, il y a de la différence entre les modes : les diverses modifications que subit la matière ne sont pas la même chose que les modes ; les qualités sont sans doute des modes de la matière, mais les modes proprement dits se rapportent aux qualités. — Puisque les qualités ne sont que des modes de la matière, les modes proprement dits dont nous parlent les Stoïciens reviennent eux-mêmes à la matière et s'y rapportent nécessairement. Comment d'ailleurs les modes peuvent-ils former un genre, puisqu'il y a entre eux de nombreuses différences? Comment ramener à une unité générique la longueur de trois coudées et la blancheur, puisque l'une est une quantité et l'autre une qualité? Comment y ramener encore le temps et le lieu? Comment enfin regarder comme des modes hier et jadis, dans le Lycée et dans l'Académie? Comment le temps est-il un mode? Ni le temps, ni les choses qui sont dans le temps, ni le lieu, ni les choses qui sont dans le lieu ne sauraient être des modes. Comment agir est-il aussi un mode, puisque celui qui agit n'est pas en lui-même un mode, mais agit plutôt dans un certain mode, ou même agit simplement? Celui qui pâtit n'est pas davantage un mode : il pâtit plutôt dans un certain mode, ou plus simplement il pâtit de telle manière. Le mode convient plutôt à la situation et à la possession {des Péripatéticiens} ; et encore, pour la possession, on ne possède pas dans tel ou tel mode, on possède purement et simplement. {Relation.} Si les Stoïciens ne ramenaient à un genre commun les relations aussi bien que les autres choses dont nous avons déjà parlé, il y aurait lieu d'examiner s'ils attribuent une réalité substantielle à ces manières d'être : car souvent ils ne leur en donnent aucune. Que dire enfin de ce qu'ils confondent dans un même genre les choses nouvelles et celles qui sont antérieures? C'est là évidemment une absurdité : car il faut qu'un et deux existent avant la moitié et le double. Quant aux philosophes qui ont professé d'autres opinions sur les êtres et les principes, qu'ils regardent les êtres comme finis ou infinis, corporels ou incorporels, ou bien corporels et incorporels à la fois, nous examinerons chacune de ces opinions séparément, en empruntant aux anciens ce qu'ils ont dit contre elles.