[4,7,0] QUATRIÈME ENNÉADE. LIVRE SEPTIÈME. DE L'IMMORTALITÉ DE L'ÂME. [4,7,1] Sommes-nous immortels ou mourons-nous tout entiers? ou bien, des deux parties qui nous composent, l'une est-elle condamnée à se dissoudre et à périr, et l'autre, qui constitue notre personne même, subsiste-t-elle perpétuellement? Voilà les questions que nous avons à résoudre ici par l'étude de notre nature. L'homme n'est pas un être simple : il y a en lui une âme et un corps, qui est uni à cette âme, soit comme instrument, soit de quelque autre manière. Voici comment il faut distinguer l'âme du corps et déterminer la nature et l'essence de chacun d'eux. La nature du corps étant d'être composé, la raison fait comprendre qu'il ne peut durer perpétuellement, et les sens nous le montrent dissous , détruit, en proie à la corruption, parce que les éléments qui le composent retournent se joindre aux éléments de même nature, s'altèrent, se transforment, se détruisent les uns les autres, surtout quand cette masse est abandonnée de l'âme, qui seule en tient les parties unies ensemble. Un corps, fût-il pris seul, n'est pas un ; il peut se décomposer en forme et en matière, principes nécessaires à la constitution de tous les corps, même de ceux qui sont simples. D'ailleurs, étant étendus, les corps peuvent être coupés, divisés en parties infiniment petites et périr de cette manière. Donc, si notre corps est une partie de nous-mêmes, nous ne sommes pas immortels tout entiers; s'il n'est que l'instrument de notre âme, comme il ne lui est donné que pour un temps, il est encore périssable de sa nature. Quant à l'âme, qui est la partie principale de l'homme et qui constitue l'homme même, elle doit être avec le corps dans le rapport de la forme avec la matière, ou d'un artisan avec son instrument. Dans les deux cas, l'âme est l'homme même. [4,7,2] Quelle est donc la nature de l'âme? Si elle est un corps, elle est décomposable, puisque tout corps est composé. Si elle n'est pas un corps, si elle a une autre nature, il faut examiner cette nature, soit de la même manière que nous avons examiné le corps, soit d'une autre façon. L'ÂME N'EST PAS CORPORELLE. {Ni une molécule matérielle, ni une agrégation de molécules matérielles ne sauraient posséder la vie et l'intelligence.} Considérons d'abord de quoi se composerait ce corps qu'on nomme âme. Comme toute âme possède nécessairement la vie, et que le corps qu'on regarde comme étant l'âme doit contenir au moins deux molécules, sinon un plus grand nombre, il faut ou qu'une seule d'entre elles possède la vie, ou que toutes la possèdent ou qu'aucune ne la possède. Si une molécule seule possède la vie, seule aussi elle sera l'âme. De quelle nature sera donc cette molécule qu'on suppose posséder la vie par elle-même? Sera-t-elle d'eau, d'air, de terre, ou de feu? Mais ce sont là des éléments inanimés par eux-mêmes, et qui, lors même qu'ils sont animés, n'ont qu'une vie empruntée. Il n'y a cependant pas d'autre espèce de corps. Ceux même qui ont admis d'autres éléments {que l'eau, l'air, la terre et le feu} les ont cependant regardés comme des corps, et non comme des âmes; ils ne leur ont pas attribué la vie. — Dira-t-on que la vie résulte de la réunion de molécules dont aucune cependant ne possède la vie par elle-même? Ce serait faire une hypothèse absurde.— Dira-t-on enfin que chaque molécule possède la vie? Alors, une seule suffît. Ce qu'il y a de plus contraire à la raison, c'est d'avancer qu'une agrégation de molécules produit la vie, que des éléments sans intelligence engendrent l'intelligence. — Il faut, dira-t-on, que, pour produire la vie, ces éléments soient mêlés d'une certaine manière. — Alors, il doit y avoir un principe qui produise l'ordre et soit la cause de la mixtion, et ce principe seul mérite d'être regardé comme l'âme. Il n'existerait pas de corps simples, à plus forte raison de corps composés, s'il n'y avait une âme dans l'univers : car c'est la raison {séminale} qui, en s'ajoutant à la matière, produit le corps. Or, d'où procède la raison, si ce n'est d'une âme? [4,7,3] {Une agrégation d'atomes ne pourrait former un tout qui fût un et sympathique à lui-même.} Soutiendra-t-on qu'il n'en est pas ainsi, que des atomes ou des indivisibles constituent l'âme par leur union? Pour réfuter cette erreur, il faut examiner en quoi consistent la sympathie (ou la communauté d'affection) et la juxtaposition. D'un côté, une agrégation de molécules corporelles qui sont incapables d'être unies et qui ne sentent pas ne peut former un tout qui soit un et sympathique; or l'âme est sympathique à elle-même. D'un autre côté, comment avec des atomes {qui seraient juxtaposés} constituer un corps, une étendue? {Tout corps est composé d'une matière et d'une forme, tandis que l'âme est une substance simple.} Si l'on prend un corps simple, on ne prétendra pas sans doute que sa matière possède la vie par elle-même (car la matière n'a pas de qualité ; c'est donc sa forme qui lui donne la vie. Si la forme est une essence, l'âme ne sera pas à la fois la matière et la forme; elle sera seulement ou la matière ou la forme. Elle ne sera donc pas le corps, puisque le corps n'est pas constitué par la matière seule, comme nous le démontrerons encore par l'analyse {si l'on nie cette vérité}. {L'âme n'est pas une simple manière d'être de la matière, parce que la matière ne saurait se donner elle-même une forme.} Dira-t-on que cette forme n'est pas une essence, mais une simple manière d'être de la matière ? D'où sont venues alors à la matière cette manière d'être et la vie qui l'anime? Ce n'est certes pas la matière qui se donne elle-même une forme et une âme. II faut donc que ce qui donne la vie à la matière ou à un corps quelconque soit un principe étranger et supérieur à la nature corporelle. {Aucun corps ne subsisterait sans la puissance de l'Âme universelle.} D'ailleurs, aucun corps ne subsisterait sans la puissance de l'Âme {universelle}. En effet, tout corps est dans un écoulement et un mouvement perpétuel, et le monde périrait bientôt s'il ne contenait que des corps, donnât-on à l'un d'eux le nom d'Âme : car cette Âme, étant composée de la même matière que les autres corps, éprouverait le même sort qu'eux ; ou plutôt, il n'y aurait pas même de corps, tout resterait à l'état d'une matière informe, puisqu'il n'y aurait pas de principe pour la façonner. Que dis-je? il n'existerait même pas de matière, et l'univers s'abîmerait dans le néant, si le soin d'en tenir les parties unies ensemble était confié à un corps qui n'aurait de l'Âme que le nom, à de l'air par exemple, à un souffle sans cohésion, lequel n'est point un par lui-même. Tous les corps étant divisibles, si l'univers dépendait d'un corps, ne serait-il pas privé d'intelligence et abandonné au hasard? Comment, en effet, y aurait-il de l'ordre dans un souffle qui a lui-même besoin que l'Âme lui donne de l'ordre? Comment y aurait-il dans ce souffle une raison, une intelligence? Dès que l'Âme existe, tous les éléments servent à constituer le corps du monde et celui de chaque animal, parce que toutes les forces diverses concourent ensemble à la fin du Tout; ôtez l'Âme, il n'y a plus d'ordre, il n'existe même plus rien. [4,7,4] {Si l'âme est autre chose que la simple matière, elle doit constituer une forme substantielle.} Ceux qui admettent que l'âme est un corps sont, par la force même de la vérité, contraints de reconnaître qu'avant les corps et au-dessus d'eux il existe une forme propre à l'âme : car ils admettent l'existence d'un esprit intelligent, à un feu intellectuel. D'après eux, il semble qu'il ne peut y avoir dans l'ordre des êtres une nature supérieure sans esprit ni feu, et que l'âme ait besoin en quelque sorte d'un lieu où elle soit édifiée; ce sont au contraire les corps seuls qui ont besoin d'être édifiés sur quelque chose, et dans le fait, ils sont édifiés sur les puissances de l'âme. Si l'on croit que l'âme et la vie ne sont qu'un esprit pourquoi ajouter d'un certain caractère un mot banal auquel on a recours quand on est forcé d'admettre une nature active supérieure à celle des corps? Si tout esprit n'est pas une âme, puisqu'il y a des milliers d'esprits qui sont inanimés, si celui-là seul est une âme dans lequel on trouve un certain caractère, ce certain caractère et cette manière d'être seront une chose réelle ou ne seront rien. S'ils ne sont rien, il n'y aura de réel que l'esprit, et cette manière d'être dont on parle n'est qu'un mot; par conséquent, dans ce système, rien n'existe véritablement que la matière : Dieu, l'âme et toutes les autres choses ne sont qu'un mot ; le corps seul subsiste réellement. Si, au contraire, cette manière d'être est quelque chose de réel, si elle est autre chose que le substratum ou la matière, si elle réside dans la matière sans être matérielle ni composée de matière, ce sera alors une nature autre que le corps, une raison. {Le corps exerce une action uniforme, tandis que l'âme exerce une action très diverse.} L'impossibilité qu'il y a que l'âme soit un corps se démontre encore par les considérations suivantes. Un corps est chaud ou froid, dur ou mou, liquide ou solide, noir ou blanc, enfin possède des qualités qui diffèrent selon sa nature. S'il est seulement chaud ou froid, léger ou lourd, blanc ou noir, il communique son unique qualité à ce qui l'approche : car le feu ne saurait refroidir, ni la glace échauffer. Cependant, l'âme produit non seulement des effets différents dans des animaux différents, mais encore des effets contraires dans le même être : elle rend certaines choses solides, denses, noires, légères, et certaines autres liquides, rares, blanches, pesantes. Elle ne devrait produire qu'un seul effet selon la différente qualité du corps et selon sa couleur; cependant, elle exerce une action très diverse. [4,7,5] {Le corps n'a qu'une seule manière de se mouvoir, tandis que l'âme a des mouvements différents.} Si l'âme est un corps, comment se fait-il qu'elle ait des mouvements différents au lieu d'un seul, puisqu'un corps n'a qu'une seule manière de se mouvoir? Expliquera-t-on ces mouvements par des déterminations volontaires et par des raisons {séminales}? Fort bien. Mais ni la détermination volontaire, ni ces raisons, qui diffèrent entre elles, ne peuvent appartenir à un corps un et simple; un tel corps ne participe à telle ou telle raison que par le principe qui l'a rendu chaud ou froid. {L'âme, étant toujours identique, ne peut, comme le fait le corps, perdre des parties ni s'en adjoindre.} D'où le corps pourrait-il tenir la faculté de faire croître les organes dans un temps déterminé et dans des proportions fixes? Sa fonction est de croître, non de faire croître, à moins qu'on ne comprenne dans sa masse matérielle le principe de la croissance. Si l'âme qui fait croître le corps était elle-même un corps, elle devrait, en s'unissant à des molécules de même nature qu'elle, prendre une croissance proportionnée à celle des organes. Dans ce cas, les molécules qui viendront s'ajouter à l'âme seront animées ou inanimées : si elles sont animées, comment le seront-elles devenues, de qui ont-elles reçu ce caractère? Si elles ne le sont pas, comment le deviendront-elles, comment pourra s'établir l'accord entre elles et la première âme? Comment ne formeront-elles avec elle qu'une seule unité et s'accorderont-elles avec elle? Ne constitueront-elles pas une âme qui restera étrangère à la première, qui n'en possédera pas les connaissances? Cette agrégation de molécules qu'on nomme ainsi âme ressemblera à l'agrégation de molécules qui forme notre corps. Elle perdra des parties, elle s'en adjoindra de nouvelles ; elle ne sera pas identique. Mais alors comment nous souvenir, comment connaître nos facultés propres, si nous n'avons pas une âme identique? {L'âme, étant une et simple, est tout entière partout et a des parties dont chacune est identique au tout ; il n'en est pas de même du corps.} Si l'âme est un corps, tout corps étant divisible de sa nature, elle aura des parties qui ne seront pas identiques au tout. Si donc l'âme a une grandeur déterminée dont elle ne puisse rien perdre sans cesser d'être une âme, en perdant de ses parties, elle changera de nature, comme cela arrive à toute quantité. Si un corps, en perdant de sa grandeur, reste identique cependant sous le rapport de la qualité, il n'en devient pas moins autre qu'il n'était sous le rapport de la quantité, et il ne reste identique que sous le rapport de la qualité, qui diffère de la quantité. Que répondront ceux qui prétendent que l'âme est un corps? Diront-ils que, dans le même corps, chaque partie possède la même qualité que l'âme totale et qu'il en est de même de la partie d'une partie? Alors la quantité n'est plus essentielle à la nature de l'âme ; cependant on supposait d'abord que l'âme avait besoin de posséder une grandeur déterminée. De plus, l'âme est tout entière partout; or, il est impossible qu'un corps soit tout entier en plusieurs lieux à la fois, qu'il ait des parties identiques au tout. Refuse-t-on le nom d'âme à chaque partie ? on compose alors l'âme de parties inanimées. Enfin, si l'âme est une grandeur déterminée, elle ne peut ni augmenter ni diminuer sans cesser d'être une âme; il arrive cependant que d'une seule conception et d'une seule semence naissent deux êtres ou même un plus grand nombre, comme on le voit dans certains animaux chez lesquels la semence se divise : en ce cas, chaque partie est identique au tout. Ce fait ne démontre-t-il pas, pour peu qu'on l'étudié avec attention, que le principe où la partie est identique au tout est essentiellement supérieur à la quantité, n'a nécessairement aucune espèce de quantité. C'est à cette condition seule que l'âme peut demeurer identique quand le corps perd de sa quantité, parce qu'elle n'a besoin d'aucune masse, d'aucune quantité, que son essence est d'une tout autre nature. L'âme et les raisons {séminales} n'ont donc pas d'étendue. [4,7,6] {Le corps ne saurait posséder ni la sensation, ni la pensée, ni la vertu.} Si l'âme était un corps, elle ne posséderait ni la sensation, ni la pensée, ni la science, ni la vertu, ni aucune des perfections qui l'embellissent. En voici la démonstration. {Impossibilité pour le corps de sentir.} Le sujet qui perçoit un objet sensible doit être lui-même un, et saisir cet objet dans sa totalité par une seule et même puissance. C'est ce qui arrive quand nous percevons par plusieurs organes plusieurs qualités d'un seul objet, ou que, par un seul organe, nous embrassons dans son ensemble un objet complexe, un visage par exemple : il n'y a pas un principe qui voie le nez, un autre qui voie les yeux ; c'est le même principe qui embrasse tout à la fois. Sans doute, une impression sensible nous vient par les yeux, une autre par les oreilles ; mais il faut qu'elles aboutissent toutes deux à un principe un. Comment, en effet, prononcer sur la différence des impressions sensibles, si elles ne convergent toutes ensemble vers le même principe ? Ce principe est comme un centre, et les sensations particulières comme des lignes qui de la circonférence se dirigeraient vers ce centre. Ce principe central est essentiellement un. S'il était divisible et que les impressions sensibles se rendissent à deux points éloignés l'un de l'autre comme le sont les extrémités d'une même ligne, ou elles concourraient encore vers un seul et même point, vers le milieu par exemple, ou bien une partie sentirait une chose, une autre partie une autre chose ; ce serait absolument comme si, placés tous deux en présence d'un même objet, d'un visage, par exemple, je sentais telle chose et que vous sentissiez telle autre. Il faut donc admettre que les sensations viennent aboutir à un même principe, comme les faits le démontrent : ainsi, les images visibles se resserrent dans la pupille ; sans cela comment verrions-nous par elle les plus grands objets? Donc, à plus forte raison, les sensations qui viennent aboutir au principe dirigeant doivent ressembler à des intuitions indivisibles et être perçues par un principe indivisible. Si celui-ci était étendu, il pourrait se diviser comme l'objet sensible : chacune de ses parties percevrait ainsi une des parties de l'objet sensible, et rien en nous ne saisirait l'objet dans sa totalité. Il faut donc que le sujet qui perçoit soit tout entier un ; sinon, comment se diviserait-il ? On ne saurait le faire en quelque sorte coïncider avec l'objet sensible (comme deux figures égales posées l'une sur l'autre), parce que le principe dirigeant n'a pas une étendue égale à celle de l'objet sensible. Comment donc opérera-t-on la division ? Veut-on qu'il y ait dans le sujet qui sent autant de parties qu'il y en a dans l'objet sensible ? Chaque partie de l'âme sentira-t-elle à son tour par ses propres parties, ou bien les parties des parties ne sentiront-elles pas ? Cela n'est pas admissible. Si, d'un autre côté, chaque partie sent l'objet tout entier, toute grandeur étant divisible à l'infini, il en résulte que, pour un même objet, il y aura une infinité de sensations dans chaque partie de l'âme, et à plus forte raison, une infinité d'images dans le principe qui nous dirige. {Or, il n'en est rien.} En outre, si le principe qui sent était corporel, il ne pourrait sentir qu'autant que les objets extérieurs produiraient dans le sang ou dans l'air une empreinte semblable à celle qu'un cachet fait sur la cire. S'ils imprimaient leur image dans des substances humides, comme on le suppose sans doute, ces empreintes se confondraient comme des images dans l'eau, et il n'y aurait pas de mémoire. Si ces empreintes persistaient, ou bien elles feraient obstacle à celles qui viendraient ensuite, et il n'y aurait plus de sensation; ou bien elles seraient effacées par les nouvelles, et il n'y aurait plus de souvenir. Si donc l'âme est capable de se rappeler les sensations antérieures, d'en avoir de nouvelles, auxquelles les précédentes ne fassent pas obstacle, c'est qu'elle n'est pas corporelle. [4,7,7] On peut faire les mêmes réflexions au sujet de la douleur et du sentiment qu'on en a. Quand on dit qu'un homme a mal au doigt, on reconnaît sans doute que le siège de la douleur est dans le doigt, et que le sentiment de la douleur est éprouvé par le principe dirigeant. Ainsi, quand une partie de l'esprit souffre, cette souffrance est sentie par le principe dirigeant et partagée par l'âme tout entière. Comment expliquer cette sympathie? par la transmission de proche en proche, dira-t-on : l'impression sensible est éprouvée d'abord par la partie de l'esprit animal qui est dans le doigt, puis transmise à la partie voisine et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle parvienne au principe dirigeant. Nécessairement, si la douleur est sentie par la première partie qui l'éprouve, elle le sera aussi par la seconde à laquelle elle sera transmise, puis par la troisième, et ainsi de suite , en sorte qu'une seule douleur causera un nombre infini de sensations ; enfin, le principe dirigeant percevra toutes ces sensations et de plus sa propre sensation après toutes les autres. A dire vrai, chacune de ces sensations ne fera pas connaître la souffrance du doigt, mais la souffrance d'une des parties intermédiaires : la seconde sensation, par exemple, fera connaître la souffrance de la main ; la troisième, celle du bras, et ainsi de suite; il y aura donc une infinité de sensations. Quant au principe dirigeant, il ne sentira pas la douleur du doigt, mais sa propre douleur ; il ne connaîtra que celle-là, et il ne s'inquiétera pas du reste, parce qu'il ignorera la douleur éprouvée par le doigt. Donc, il n'est pas possible que la sensation ait lieu par transmission de proche en proche, ni qu'une partie du corps connaisse la souffrance éprouvée par une autre partie : car le corps a de l'étendue, et, dans toute étendue, les parties sont étrangères les unes aux autres. Par conséquent, le principe qui sent doit être partout identique à lui-même; or, de tous les êtres, le corps est la substance à laquelle cette identité peut le moins convenir. [4,7,8] {Impossibilité pour le corps de penser.} {A} L'âme ne saurait non plus penser si elle était un corps, de quelque sorte que ce fût. En voici la démonstration. Pour l'âme, sentir, c'est percevoir les objets sensibles en se servant du corps ; penser ne peut donc également consister à percevoir au moyen du corps ; sinon, sentir et penser ne seraient qu'une seule et même chose. Ainsi, penser doit consister à percevoir sans le secours du corps ; donc, à plus forte raison, le principe pensant doit n'être pas corporel. Puisque c'est la sensation qui saisit les objets sensibles, ce doit être de même la pensée (ou l'intellection) qui saisit les objets intelligibles. Si on le nie, on admettra du moins que nous pensons certains intelligibles, que nous percevons des objets sans étendue. Comment une substance étendue penserait-elle ce qui n'a nulle étendue ? une substance divisible, l'indivisible? Sera-ce par une partie indivisible ? Dans ce cas, le sujet pensant ne sera pas corporel : car il n'est pas besoin que le sujet soit tout entier en contact avec l'objet ; il suffit qu'il l'atteigne par une de ses parties. Si donc on nous accorde comme reconnue cette vérité, que les pensées les plus élevées ont des objets tout à fait incorporels, il faut, pour les connaître, que le principe pensant soit ou devienne lui-même indépendant du corps. Dira-t-on que la pensée a pour objet les formes inhérentes à la matière? Alors, on est encore obligé d'avouer que ces formes ne peuvent être pensées que quand elles sont séparées de la matière par l'intelligence. Ce n'est pas avec cette masse charnelle, ni en général avec la matière que l'homme opère l'abstraction du triangle, du cercle, de la ligne, du point. L'âme doit donc, pour y arriver, se séparer elle-même du corps, par conséquent n'être pas un corps. {Impossibilité pour le corps de posséder la vertu.} La Beauté, la Justice n'ont pas non plus d'étendue, je pense ; il doit en être de même de leur conception. Ces choses ne peuvent être saisies et gardées que par la partie indivisible de l'âme. Si celle-ci était corporelle, où existeraient les vertus, la prudence, la justice, le courage? {B} Ces vertus ne seraient plus qu'une certaine disposition de l'esprit ou du sang: le courage et la tempérance, par exemple, seraient l'une une certaine irritabilité, l'autre un heureux tempérament de l'esprit; la beauté consisterait dans l'agréable forme des contours, qui fait nommer élégantes et belles les personnes chez lesquelles on la voit. Dans cette hypothèse, on conçoit que l'esprit puisse avoir dans ses formes de la vigueur et de la beauté. Mais quel besoin a-t-il de la tempérance ? Il semble au contraire qu'il doive chercher à être agréablement affecté par les choses qu'il touche et qu'il embrasse, à jouir d'une chaleur modérée, d'une douce fraîcheur, à n'être en contact qu'avec des objets doux, tendres, et polis. Que lui importe d'accorder à chacun ce qui lui est dû ? Les notions de la vertu et les autres choses intelligibles que l'âme pense sont-elles éternelles, ou bien la vertu, par exemple, naît-elle et périra-t-elle? Mais, s'il en est ainsi, par quel être et comment serait-elle formée? La même question reste toujours à résoudre. Les choses intelligibles doivent donc être éternelles, immuables, comme les notions géométriques, par conséquent n'être pas corporelles. Enfin, le sujet en qui elles subsistent doit être de la même nature qu'elles, par conséquent n'être pas non plus un corps : car la nature du corps n'est pas de rester immuable, mais d'être dans un écoulement perpétuel. {Les corps n'agissent que par des puissances incorporelles.} {VIIIa} Il est des hommes qui, voyant le corps produire certains effets, échauffer ou refroidir, pousser ou arrêter, établissent l'âme dans le corps, pour l'édifier en quelque sorte en un lieu où elle agisse. C'est qu'ils ignorent, d'abord, que les corps ne produisent ces effets que par des puissances incorporelles, ensuite, que ce ne sont pas là les puissances que nous attribuons à l'âme, mais la pensée, la sensation, le raisonnement, le désir, le pouvoir d'agir avec convenance et sagesse, toutes choses qui ne peuvent appartenir à une substance corporelle. Il en résulte que les hommes dont nous parlons attribuent aux corps toutes les facultés des essences incorporelles et ne laissent rien à celles-ci. Que les corps ne produisent leur action que par des facultés incorporelles, en voici la preuve. La quantité et la qualité sont deux choses différentes : tout corps a une quantité, mais n'a pas toujours une qualité, comme c'est le cas de la matière. Si vous l'admettez, vous êtes forcés d'admettre aussi que la qualité, étant une chose différente de la quantité, est par conséquent différente du corps. Comment, n'étant pas une quantité, la qualité pourrait-elle être un corps, puisque tout corps a une quantité? D'ailleurs, comme nous l'avons déjà dit plus haut, tout corps, toute masse s'altère par la division ; cependant, quand on coupe un corps en morceaux, chaque partie conserve la qualité tout entière sans qu'elle subisse d'altération : chaque molécule du miel, par exemple, possède à un aussi haut degré la qualité de la douceur que toutes les molécules prises ensemble ; de là résulte que la douceur n'est pas corporelle, et il en est de même des autres qualités. Ensuite, si les puissances actives étaient corporelles, elles devraient avoir une masse matérielle proportionnée à leur force ou à leur faiblesse : or, il y a de grosses masses qui ont peu de force, de petites masses qui en ont beaucoup ; cela montre assez que la puissance ne dépend pas de l'étendue, qu'elle doit être attribuée à une substance sans étendue. Enfin, vous dites que la matière est la même chose que le corps, qu'elle ne produit les différents êtres qu'en recevant différentes qualités ; comment ne voyez-vous pas que les qualités ajoutées ainsi à la matière sont des raisons premières et immatérielles ? N'objectez pas que quand l'esprit et le sang les abandonnent, les animaux cessent de vivre : car, si ces choses sont nécessaires à la vie, il y en a beaucoup d'autres qui le sont également, l'âme fût-elle présente. D'ailleurs, ni l'esprit, ni le sang ne sont répandus dans toutes les parties du corps. {L'âme pénètre le corps tout entier, tandis qu'un corps tout entier ne peut pénétrer un autre corps tout entier.} [4,7,9] Ensuite, si l'âme est corporelle et qu'elle pénètre tout le corps, elle formera avec lui un mixte semblable aux autres corps {qui sont constitués par la mixtion de la matière et de la qualité}. Or, comme nul des corps qui entrent dans une mixtion n'est en acte, l'âme, au lieu d'être en acte dans les corps, n'y serait plus qu'en puissance ; par conséquent, elle cesserait d'être âme, comme le doux cesse d'être doux quand il est mêlé à l'amer; nous n'aurions donc plus d'âme. Si, quand un corps forme un mixte avec un autre corps, il le pénètre totalement, de telle sorte que chaque molécule renferme des parties égales des deux corps et que chaque corps soit répandu dans tout l'espace occupé par la masse de l'autre sans qu'il y ait augmentation de volume, il ne restera rien qui ne soit divisé. En effet, la mixtion ne s'opère pas seulement entre les grosses parties (ce ne serait alors qu'une simple juxtaposition); il faut qu'un corps pénètre l'autre tout entier, fût-il plus petit (sans doute il est impossible que le plus petit soit l'égal du grand; cependant, il doit, en le pénétrant, le diviser tout entier). Si la mixtion s'opère de cette manière dans chaque partie, et qu'il ne reste aucune partie de la masse qui ne soit divisée, il faut que le corps soit divisé en points, ce qui est impossible. En effet, si cette division est poussée à l'infini, puisque tout corps et toujours divisible, il faudra que les corps soient infinis non seulement en puissance, mais encore en acte. Il est donc impossible qu'un corps tout entier en pénètre un autre tout entier. Or l'âme pénètre le corps tout entier. Elle est donc incorporelle. {Si, comme le prétendent les Stoïciens, l'homme était d'abord une habitude (c'est-à-dire une certaine nature), puis une âme, enfin une intelligence, le parfait naîtrait de l'imparfait, ce qui est impossible.} [4,7,10] Dire que la première nature de l'âme est d'être un esprit, que cet esprit n'est devenu âme qu'après avoir été exposé au froid et trempé en quelque sorte par son contact, parce que le froid l'a rendu plus subtil, c'est avancer une hypothèse absurde. Beaucoup d'animaux naissent dans des endroits chauds, et n'ont pas leur âme soumise à l'action du froid. Dans cette hypothèse, on fait dépendre la première nature de l'âme du concours des circonstances extérieures. On pose donc comme principe ce qui est moins parfait {l'âme}, et l'on regarde même comme antérieure {à l'âme} une chose moins parfaite encore, qu'on appelle habitude. L'intelligence se trouve ainsi placée au dernier rang puisqu'elle est supposée naître de l'âme, tandis qu'il faudrait au contraire assigner le premier rang à l'intelligence, le second à l'âme, le troisième à la nature, et regarder ainsi toujours comme postérieur ce qui est moins parfait, suivant l'ordre naturel. Enfin, dans ce système, Dieu, par cela même qu'il possède l'intelligence, est postérieur, engendré, n'a qu'une intelligence adventice; il en résulte qu'il n'y a ainsi ni âme, ni intelligence, ni Dieu : car jamais ce qui est en puissance ne peut passer à l'état d'acte, s'il n'y a antérieurement un principe en acte. Qui fera, en effet, passer à l'état d'acte ce qui est en puissance, s'il n'y a rien d'antérieur à ce qui est en puissance? Si ce qui est en puissance se fait passer soi-même à l'état d'acte (ce qui est absurde), il faudra que, pour passer à l'état d'acte, il contemple au moins une chose qui ne soit pas en puissance, mais en acte. {VIIIc} Cependant, si l'on admet que ce qui est en puissance puisse toujours demeurer identique, il passera de lui-même à l'état d'acte, et il sera supérieur à l'être qui n'est qu'en puissance parce qu'il sera l'objet de l'aspiration d'un tel être. Il faut donc assigner le premier rang à l'être qui a une nature parfaite et incorporelle, qui est toujours en acte. Ainsi l'intelligence et l'âme sont antérieures à la nature; l'âme n'est donc pas un esprit ni par conséquent un corps. On pourrait encore donner, et on a donné en effet d'autres raisons pour démontrer que l'âme est incorporelle ; mais ce que nous avons dit suffit pleinement. II. L'ÂME N'EST PAS L'HARMONIE NI L'ENTÉLÉCHIE DU CORPS. {L'âme n'est pas l'harmonie du corps.} {IX suite} Puisque l'âme n'est pas corporelle, il faut déterminer sa nature propre. Admettrons-nous qu'elle est une chose distincte du corps, mais dépendante de lui, une harmonie, par exemple ? Pythagore, en effet, ayant employé ce mot dans un sens particulier, on a cru ensuite que l'harmonie du corps était quelque chose de semblable à l'harmonie d'une lyre. Comme la tension produit dans les cordes une manière d'être que l'on appelle harmonie, de même, les éléments contraires étant mélangés dans notre corps, telle mixtion produit la vie et l'âme, qui n'est ainsi qu'une certaine manière d'être de cette mixtion. Comme nous l'avons déjà dit précédemment, cette hypothèse est inadmissible pour plusieurs raisons : D'abord, l'âme est antérieure {au corps} et l'harmonie lui est postérieure. Ensuite, l'âme maîtrise le corps, le gouverne, lui résiste même souvent, ce qu'elle ne saurait faire si elle n'était qu'une simple harmonie. L'âme en effet est une essence, l'harmonie n'en est pas une : lorsque les principes corporels dont nous sommes composés sont mélangés dans de justes proportions, leur tempérament constitue la santé {mais non une essence, telle que l'âme}. D'ailleurs, chaque partie du corps étant mélangée d'une manière différente devrait former {une harmonie différente, par conséquent} une âme différente, en sorte qu'il y en aurait plusieurs. Enfin, ce qui est décisif, cette âme {qui consiste en une harmonie} présuppose une autre âme qui produise cette harmonie, comme une lyre a besoin d'un musicien qui imprime aux cordes des vibrations harmoniques, parce qu'il possède en lui-même la raison d'après laquelle il produit l'harmonie : car les cordes de la lyre ne vibrent pas d'elles-mêmes, et les éléments de notre corps ne peuvent se mettre eux-mêmes en harmonie. Cependant, dans cette hypothèse, on constitue les essences animées et pleines d'ordre avec des choses inanimées et sans ordre; on veut enfin que ces essences pleines d'ordre doivent au hasard leur ordre et leur existence. Cela est impossible pour des parties aussi bien que pour un tout. L'âme n'est donc pas une harmonie. {L'âme n'est pas l'entéléchie du corps.} {X suite} {C} Examinons maintenant l'opinion de ceux qui appellent l'âme une entéléchie. Ils disent que, dans le composé, l'âme joue, à l'égard du corps qu'elle anime, le rôle de la forme à l'égard de la matière ; qu'elle n'est pas la forme de tout corps, ni du corps en tant qu'il est corps, mais du corps naturel, organisé, qui a la vie en puissance. Si l'âme est avec le corps dans le même rapport que la forme de la statue avec le bronze, il en résulte qu'elle est divisée avec le corps, et qu'en coupant un membre on coupe avec lui une portion de l'âme. Dans cette doctrine, l'âme ne se sépare pas du corps pendant le sommeil, puisqu'elle doit être inhérente au corps dont elle est l'entéléchie, en sorte que le sommeil devient par là tout à fait inexplicable. Si l'âme est une entéléchie, il n'y aura plus de lutte possible de la raison contre les passions. L'être humain tout entier n'éprouvera qu'un seul et même sentiment, sans jamais être en désaccord avec lui-même. Si l'âme est une entéléchie, il y aura peut-être encore des sensations, mais des sensations seulement; les pensées pures seront impossibles. Aussi les Péripatéticiens eux-mêmes sont-ils obligés d'introduire {dans la nature humaine} une autre âme, savoir, l'intelligence pure, qu'ils font immortelle. Il faut donc que l'âme raisonnable soit entéléchie autrement qu'ils ne l'entendent, si toutefois il convient de se servir encore de ce nom. Quant à l'âme sensitive, qui conserve les formes des objets sensibles précédemment perçus, elle doit les conserver sans le corps. Sans cela, ces formes seraient en elle comme des figures et des images corporelles. Or, si ces formes étaient de cette manière dans l'âme sensitive, elles ne pourraient y être reçues autrement {qu'en qualité d'empreintes corporelles}. C'est pourquoi, si l'on admet la réalité de l'entéléchie, elle n'est pas inséparable du corps. La partie concupiscible elle-même, non pas celle qui nous fait sentir le besoin de boire et de manger, mais celle qui désire les choses indépendantes du corps, ne saurait davantage être une entéléchie inséparable. Reste l'âme végétative. On pourrait supposer que celle-ci du moins est une entéléchie inséparable. Mais cela ne convient pas non plus à sa nature. Car, si le principe de toute plante est dans la racine, si c'est autour d'elle et par le bas que se produit la croissance, comme cela a lieu dans beaucoup de plantes, il est évident que l'âme végétative, abandonnant toutes les autres parties, s'est concentrée dans la racine seule; elle n'était donc point répandue dans la plante entière comme une entéléchie inséparable. Ajoutez que cette âme, avant que la plante ne grandisse, est déjà contenue dans le petit corps {de la semence}. Si donc, après avoir vivifié une grande plante, l'âme végétative peut se resserrer dans un petit espace, si d'un petit espace elle peut se répandre dans la plante entière, qui empêche qu'elle ne soit entièrement séparable de la matière? Comment d'ailleurs, étant indivisible, l'entéléchie du corps divisible deviendrait-elle divisible comme lui? En outre, la même âme passe du corps d'un animal dans le corps d'un autre animal. Comment l'âme du premier deviendrait-elle l'âme du second, si elle n'était que l'entéléchie d'un seul ? L'exemple des animaux qui se métamorphosent rend évidente cette impossibilité. L'âme n'est donc pas la simple forme d'un corps ; c'est une véritable essence, qui ne doit pas l'existence à ce qu'elle est édifiée sur le corps, et qui existe, au contraire, avant de devenir l'âme de tel animal. Ce n'est donc pas le corps qui engendre l'âme. III. L'ÂME EST UNE ESSENCE INCORPORELLE ET IMMORTELLE. Quelle est donc la nature de l'âme, si elle n'est ni un corps, ni la manière d'être d'un corps, et que cependant la force active, la puissance productrice et les autres facultés résident en elle ou viennent d'elle? A quel genre appartient donc cette essence qui a une existence indépendante des corps? Évidemment, elle appartient au genre que nous appelons l'essence véritable. Il faut, en effet, ranger dans le genre de la génération et exclure du genre de l'essence véritable tout ce qui est corporel, qui naît et périt, qui n'existe jamais véritablement, qui ne doit son salut qu'à ce qu'il participe de l'être véritable, et cela en tant qu'il en participe. {IX suite} Il est absolument nécessaire qu'il y ait une nature différente des corps, possédant pleinement par elle-même l'être véritable, qui ne peut ni naître ni périr; autrement, toutes choses s'évanouiraient sans retour, si jamais venait à périr l'être qui conserve les individus et l'univers, qui en fait le salut comme la beauté. L'âme, en effet, est le principe du mouvement; c'est elle qui le communique au reste; quant à elle, elle se meut elle-même. Elle donne la vie au corps qu'elle anime ; mais seule elle possède la vie, sans être jamais sujette à la perdre, parce qu'elle la possède par elle-même. Tous les êtres, en effet, ne vivent pas d'une vie empruntée; sinon, il faudrait remontera l'infini de cause en cause. Il y a donc une nature premièrement vivante, nécessairement incorruptible et immortelle parce qu'elle est le principe de la vie pour tout le reste. C'est là qu'il faut édifier tout ce qui est divin et bienheureux, qui vit et qui existe par soi-même, qui vit et qui existe au premier degré, qui est immuable dans son essence, qui ne peut ni naître ni périr. Comment, en effet, l'être naîtrait-il et périrait-il ? Si le nom d'être lui convient réellement, il faut qu'il existe toujours, comme la blancheur n'est pas tantôt blanche, tantôt noire. Si la blancheur était l'être même, elle posséderait avec son essence {qui est d'être la blancheur} une existence éternelle ; mais, dans la réalité, elle n'est que la blancheur. Donc, le principe qui possède l'être par lui-même et au premier degré existera toujours. Or, cet être premier, éternel, ne doit pas être une chose morte comme une pierre, un morceau de bois. Il doit vivre, et vivre d'une vie pure, tant qu'il demeure en lui-même. Si quelque chose de lui se mêle à ce qui est inférieur, cette partie rencontre dès obstacles dans son aspiration au bien, mais elle ne perd pas sa nature, et elle reprend son ancienne condition quand elle retourne à ce qui lui est propre. {X suite} . L'âme a de l'affinité avec la nature divine et éternelle : cela est évident, puisque, comme nous l'avons démontré, elle n'est pas un corps, elle n'a ni figure ni couleur, et qu'elle est impalpable. On en peut encore donner les preuves suivantes. C'est une chose admise que tout ce qui est divin et qui possède l'existence véritable jouit d'une vie heureuse et sage : considérons d'après ce principe la nature de notre âme. Prenons une âme, non une âme qui soit dans un corps, qui éprouve les mouvements irrationnels de la Concupiscence et de la Colère et les autres affections nées du corps, mais une âme qui ait éloigné d'elle tout cela , qui n'ait, autant que possible, aucun commerce avec le corps : elle nous montre que les vices sont choses étrangères à l'essence de l'âme et lui viennent d'ailleurs, qu'étant purifiée elle possède en propre les plus éminentes qualités, la sagesse et les autres vertus. Si telle est l'âme quand elle rentre en elle-même, comment ne participerait-elle pas de cette nature que nous avons reconnue propre à tout ce qui est éternel et divin? La sagesse et la véritable vertu, étant choses divines, ne sauraient résider dans une substance vile et mortelle ; l'être qui les reçoit est nécessairement divin, puisqu'il participe des choses divines par l'affinité et la communauté d'essence qu'il a avec elles. Quiconque de nous possède ainsi la sagesse et la vertu diffère peu des êtres supérieurs par son âme ; il ne leur est inférieur qu'en ce qu'il a un corps. Si tous les hommes, ou du moins si beaucoup d'entre eux avaient leur âme dans cette disposition, nul ne serait assez sceptique pour refuser de croire que l'âme est immortelle. Mais, comme maintenant on considère l'âme avec les vices qui la souillent, on ne conçoit pas qu'elle ait une essence divine et immortelle. Or, quand on examine la nature d'un être, il faut toujours la contempler dans sa pureté, puisque les choses qui lui sont ajoutées empêchent de la bien connaître. Que l'on considère donc l'âme abstraction faite des choses étrangères, ou plutôt, que celui qui fait cette abstraction se considère lui-même en cet état : il ne doutera pas qu'il ne soit immortel quand il se verra dans le monde pur de l'intelligence : il verra son intelligence occupée, non à regarder quelque objet sensible et mortel, mais à penser l'éternel par une faculté également éternelle ; il verra tous les êtres dans le monde intelligible et il se verra lui-même devenu intelligible, radieux, illuminé par la vérité émanée du Bien, qui répand sur tous les intelligibles la lumière de la vérité. Il aura alors le droit de dire ; Adieu, je suis maintenant un dieu immortel. Car il s'est élevé vers la divinité et il lui est devenu semblable. Comme la purification permet de connaître les choses qui sont les meilleures, alors s'éclaircissent les notions que nous avons en nous, et qui forment la véritable science. En effet, ce n'est pas en parcourant les objets extérieurs que l'âme a l'intuition de la sagesse et de la vertu, c'est en rentrant en elle-même, en se pensant elle- même dans sa condition primitive: alors elle éclaircit et elle reconnaît en elle-même des images divines, souillées par la rouille du temps. De même, si un morceau d'or était animé et se dégageait de la terre dont il est enveloppé, après s'être d'abord ignoré par ce qu'il ne voyait pas son éclat, il s'admirerait lui-même en se considérant dans sa pureté; il trouverait qu'il n'avait nul besoin d'une beauté empruntée, et il se regarderait comme heureux de rester isolé de tout le reste. [4,7,11] Quel homme sensé, après avoir considéré ainsi la nature de l'âme, pourrait encore douter de l'immortalité d'un principe qui ne tient la vie que de lui-même et qui ne peut la perdre? Comment l'âme perdrait-elle la vie, puisqu'elle ne l'a pas empruntée d'ailleurs, qu'elle ne la possède pas comme le feu possède la chaleur? (car, sans être un accident du feu, la chaleur est cependant un accident de sa matière; aussi le feu périt-il) Mais, dans l'âme, la vie n'est pas un accident qui vienne s'ajouter à un sujet matériel pour constituer l'âme. En effet, de deux choses l'une: ou la vie est une essence, et une essence de cette nature est vivante par elle-même; alors, cette essence est l'âme que nous cherchons, et on ne peut lui refuser l'immortalité ; ou l'âme est composée, et il faut la décomposer jusqu'à ce qu'on arrive à quelque chose qui soit immortel et se meuve par soi-même; alors un pareil principe ne saurait être soumis à la mort. Enfin, si l'on dit que la vie n'est qu'une modification accidentelle de la matière, on est forcé de reconnaître que le principe qui a donné à la matière cette modification est immortel et incapable d'admettre rien de contraire à ce qu'il communique {c.-à-d. à la vie} ; or, il n'y a qu'une seule nature qui possède la vie en acte. [4,7,12] Soutiendra-t-on que toute âme est périssable ? Dans ce cas, tout devrait être détruit depuis longtemps. Dira-t-on que notre âme est mortelle, tandis que l'Âme universelle est immortelle ? Qu'on rende alors raison de cette différence. Chacune des deux est un principe de mouvement, vit par elle-même, saisit les mêmes objets par la même faculté, soit qu'elle pense les choses contenues dans le ciel ou supérieures au ciel, soit qu'elle considère l'essence de chaque être et qu'elle remonte jusqu'au premier principe. Puisque notre âme pense les essences absolues soit par les notions qu'elle en trouve en elle-même, soit par la réminiscence, évidemment elle est antérieure au corps; possédant des connaissances éternelles, elle doit être elle-même éternelle. Tout ce qui se dissout, n'existant que par sa composition, peut naturellement se dissoudre de la même manière qu'il est composé. Mais l'âme est un acte un, simple, dont l'essence est la vie ; elle ne peut donc périr de cette manière. Périra-t-elle en se divisant en une foule de parties ? Mais, comme nous l'avons démontré, l'âme n'est ni une masse, ni une quantité. Périra-t-elle en s'altérant? L'altération, en détruisant une chose, lui enlève sa forme et lui laisse sa matière; c'est donc le propre d'un composé. Par conséquent, puisque l'âme ne peut périr d'aucune de ces façons, elle est impérissable. [4,7,13] Comment se fait-il que l'âme descende dans un corps puisque les intelligibles sont séparés des choses sensibles? — Tant que l'âme est une intelligence pure, impassible, qu'elle jouit d'une vie purement intellectuelle comme les autres êtres intelligibles, elle demeure parmi eux : car elle n'a ni appétit ni désir. Mais, la partie qui est inférieure à l'Intelligence et capable d'avoir des désirs suit leur impulsion, procède et s'éloigne du monde intelligible. Désirant orner la matière sur le modèle des idées qu'elle a contemplées dans l'Intelligence, pressée de déployer sa fécondité et de mettre au jour les germes qu'elle porte en son sein, l'âme s'applique à produire et à créer, et, par suite de cette application, elle est en quelque sorte tendue vers les objets sensibles. D'abord, elle partage avec l'Âme universelle le soin d'administrer le monde entier, sans y entrer cependant; puis, voulant en administrer seule une partie, elle se sépare de l'Âme universelle, et passe dans un corps. Mais, lors même qu'elle est présente au corps, l'âme ne se donne pas à lui tout entière, quelque chose d'elle en reste dehors: ainsi, son intelligence reste impassible. L'âme est tantôt dans le corps, tantôt dehors. En effet, quand, écoutant son inclination, elle descend des choses qui occupent le premier rang {c'est-à-dire des choses intelligibles} à celles qui occupent le troisième {c'est-à-dire vers les choses d'ici-bas}, elle procède par la vertu de l'acte de l'Intelligence, qui, restant en elle-même, embellit tout par le ministère de l'âme, et qui, étant elle-même immortelle, ordonne tout par une puissance immortelle : car l'Intelligence existe toujours par un acte continu. [4,7,14] Quant aux animaux inférieurs à l'homme, les âmes {raisonnables} qui ont poussé l'égarement jusqu'à descendre dans des corps de brutes sont cependant immortelles aussi. S'il y a des âmes d'une autre espèce {que les âmes raisonnables}, elles ne peuvent procéder que de la nature vivante {c'est-à-dire de l'Âme universelle}, et elles sont nécessairement des principes de vie pour tous les animaux. Il en est de même des âmes qui sont dans les végétaux. En effet, toutes les âmes sont sorties du même principe {l'Âme universelle}, toutes ont une vie propre, sont des essences indivisibles et incorporelles. Si l'on dit qu'il faut que l'âme humaine se décompose parce qu'elle comprend trois parties, nous répondrons que, lorsque les âmes sortent d'ici-bas, celles qui sont purifiées quittent ce qui leur avait été ajouté dans la génération, que les autres s'en affranchissent avec le temps. Au reste, cette partie inférieure de l'âme elle-même ne périt pas; elle existe aussi longtemps que le principe dont elle procède. En effet, rien de ce qui existe ne s'anéantit. [4,7,15] Voilà ce que nous avions à dire sur ce sujet à ceux qui veulent une démonstration. Quant à ceux qui demandent le témoignage de la foi et des sens, il faut, pour les satisfaire, extraire de l'histoire les preuves nombreuses qu'elle fournit, citer les oracles rendus par les dieux qui ordonnent d'apaiser les âmes victimes d'une injustice et d'honorer les morts, d'après les rites observés par tous, les hommes envers ceux qui ne sont plus; ce qui suppose que leurs âmes y sont sensibles. Beaucoup d'âmes qui ont vécu sur la terre ont, après être sorties de leur corps, continué d'accorder des bienfaits aux hommes. En révélant l'avenir et en rendant d'autres services, elles prouvent par elles-mêmes que les autres âmes n'ont pas dû non plus périr.