[3,9,0] TROISIÈME ENNÉADE. LIVRE NEUVIÈME. CONSIDÉRATIONS DIVERSES SUR L'AME, L'INTELLIGENCE ET LE BIEN. [3,9,1] « L'Intelligence, dit Platon, voit les idées comprises dans l'Animal qui est. » Il ajoute : « Le Démiurge conçut que cet animal produit devait comprendre des essences semblables et en pareil nombre » à celles que l'Intelligence voit dans l'Animal qui est. Platon veut-il dire que les idées sont antérieures à l'Intelligence et qu'elles existent déjà quand l'Intelligence les pense? Il faut chercher d'abord si l'Animal même est la même chose que l'Intelligence, ou bien s'il constitue une chose différente d'elle. Or, ce qui contemple est l'Intelligence ; l'Animal même doit donc être appelé, non l'Intelligence, mais plutôt l'Intelligible. En conclurons-nous que l'Intelligence a hors d'elle les choses qu'elle contemple? Dans ce cas, elle ne possède que des images au lieu de posséder les réalités elles-mêmes, si nous admettons que les réalités existent là-haut : car, suivant Platon, la réalité véritable est là-haut dans l'Être dans lequel chaque chose existe en soi. Il n'est pas nécessaire d'admettre cette conséquence. Sans doute l'Intelligence et l'Intelligible sont différents ; ils ne sont cependant pas séparés. Rien n'empêche qu'on ne dise que tous deux ne font qu'un, et qu'ils ne sont divisés que par la pensée ; car l'Être est un , mais il est en partie la chose pensée, en partie la chose pensante. Quand Platon dit que l'Intelligence voit les idées, il entend par là qu'elle contemple les idées, non dans un autre principe, mais en elle-même, parce qu'elle possède en elle-même l'Intelligible. L'Intelligible peut être aussi l'Intelligence, mais l'Intelligence à l'état de repos , d'unité , de calme , tandis que l'Intelligence, qui aperçoit cette Intelligence demeurée en elle-même, est l'acte qui en naît et qui la contemple. En contemplant l'Intelligible, l'Intelligence lui devient semblable, et elle en est l'Intelligence parce qu'elle le pense. En le pensant, elle est d'une manière l'Intelligence, et d'une autre manière l'Intelligible, parce qu'elle l'imite. C'est donc elle qui a conçu le dessein de produire dans l'univers les quatre genres d'animaux qu'elle voit là-haut. Ici cependant Platon semble présenter d'une manière mystérieuse le principe qui conçoit comme différent des deux autres principes, tandis que d'autres pensent que ces trois principes, l'Animal même, l'Intelligence et le Principe qui conçoit, ne font qu'une seule chose. Faut-il admettre qu'ici, comme ailleurs, les opinions sont partagées, et que chacun conçoit les trois principes à sa façon? Nous avons déjà fait connaître deux de ces principes {à savoir, l'Intelligence et l'Intelligible, lequel est appelé ici l'Animal même}. Quel est le troisième? C'est celui qui a résolu de produire, de former, de diviser les idées que l'Intelligence voit dans l'Animal. Est-il possible qu'en un sens l'Intelligence soit le principe qui divise, et qu'en un autre sens le principe qui divise ne soit pas l'Intelligence? En tant que les choses divisées procèdent de l'Intelligence, l'Intelligence est le principe qui divise. En tant que l'Intelligence reste elle-même indivise, et que les choses qui procèdent d'elle (c'est-à-dire les âmes) se trouvent divisées, l'Ame universelle est le principe de cette division en plusieurs âmes. C'est pour cette raison que Platon dit que la division est l'œuvre d'un troisième principe, qu'elle réside en un troisième principe qui a conçu ; or, concevoir n'est pas la fonction propre de l'Intelligence ; c'est celle de l'Ame qui a une action divisible dans une nature divisible. [3,9,2] Comment l'âme s'élève au monde intelligible. II. La totalité d'une science se divise en propositions particulières, sans être cependant morcelée ni fragmentée : car chaque proposition contient en puissance toute la science, où le principe est identique à la fin. De même, il faut se mettre dans une disposition telle que chacune des facultés qu'on possède en soi devienne aussi une fin et un tout ; il faut enfin ramener toutes les choses qu'on a en soi à ce qu'on a de meilleur dans sa nature {c'est-à-dire à l'intelligence}. Quand on y est parvenu, on habite là-haut : car, lorsqu'on possède l'intelligible, on le touche par ce qu'on a de meilleur en soi. [3,9,3] De la descente de l'âme dans le corps. III. L'Ame universelle n'est venue en aucun lieu, ne s'est portée nulle part : car il n'y avait pas de lieu où elle pût se porter ; seulement, le corps qui était voisin de l'Ame a participé d'elle ; aussi, celle-ci n'est-elle pas dans un corps. Platon ne dit pas en effet que l'âme soit dans un corps ; il place au contraire le corps dans l'âme. Quant aux âmes particulières, elles viennent de quelque part : car elles procèdent de l'Ame universelle ; elles ont aussi un lieu où elles peuvent soit descendre, soit passer d'un corps dans un autre ; elles peuvent également remonter de là au monde intelligible. L'Ame universelle, au contraire, habite toujours la région élevée où la retient sa nature; et l'univers placé au-dessous d'elle participe d'elle comme participe du soleil l'objet qui en reçoit les rayons. L'âme particulière est donc éclairée quand elle se tourne vers ce qui est supérieur: car alors elle rencontre l'Être; au contraire, quand elle se tourne vers ce qui est inférieur, elle rencontre le non-être. C'est ce qu'elle fait quand elle se tourne vers elle-même : en voulant s'appartenir à elle-même, elle tombe en quelque sorte dans le vide, devient indéterminée et produit ce qui est au-dessous d'elle, c'est-à-dire une image d'elle-même qui est le non-être {le corps}. Or, l'image de cette image {la matière} est indéterminée et tout à fait obscure : car elle est entièrement irraisonnable, inintelligible et aussi éloignée que possible de l'Être même. L'âme occupe {entre l'intelligence et le corps} une région intermédiaire, qui est son domaine propre ; quand elle regarde la région inférieure, en y jetant un second coup d'œil, elle donne une forme à son image {au corps}, et, charmée par cette image, elle y entre. [3,9,4] L'Un est partout par sa puissance. IV. Comment la multitude sort-elle de l'Un? C'est que l'Un est partout : car il n'y a point de lieu où il ne soit pas ; il remplit donc tout. C'est par lui que la multitude existe, ou plutôt, c'est par lui que toutes choses existent. Si l'Un était seulement partout, il serait simplement toutes choses ; mais, comme en outre il n'est nulle part, toutes chosesexistent par lui, parce qu'il est partout, mais en même temps toutes choses sont distinctes de lui, parce qu'il n'est nulle part. Pourquoi donc l'Un est-il non seulement partout, mais encore nulle part? c'est que l'Un doit être au-dessus de toutes choses : il doit tout remplir, tout produire sans être tout ce qu'il produit. [3,9,5] L'âme reçoit sa forme de l'intelligence. V. L'âme est avec l'intelligence dans le même rapport que la vue avec l'objet visible; mais elle est la vue indéterminée qui, avant de voir, est cependant disposée à voir, à penser; ainsi elle est avec l'intelligence dans le rapport de la matière avec la forme. [3,9,6] En nous pensant nous-mêmes, nous pensons une nature intellectuelle. VI. Quand nous pensons, et que nous nous pensons nous-mêmes, nous voyons une nature pensante; sinon, en croyant penser, nous serions dupes d'une illusion. Par conséquent, si nous pensons et si nous nous pensons nous-mêmes, en nous pensant nous-mêmes nous pensons une nature intellectuelle. Cette pensée présuppose une pensée antérieure qui n'implique pas de mouvement. Or, comme ce sont l'essence et la vie qui sont les objets de la pensée, il doit y avoir, avant cette essence, une autre essence, et avant cette vie, une autre vie. Voilà ce que savent tous ceux qui sont des intelligences en acte. Si les intelligences sont des actes qui consistent à se penser soi-même, nous sommes nous-mêmes l'intelligible par le fond véritable de notre être, et la pensée que nous avons de nous-mêmes nous en donne l'image. [3,9,7] L'Un est supérieur au repos et au mouvement. VII. Le Premier {l'Un} est la puissance du mouvement et du repos; aussi est-il supérieur à ces deux choses. Le second principe se rapporte au Premier par son mouvement et par son repos : il est l'Intelligence, parce que, différant du Premier, il dirige vers lui sa pensée, tandis que le Premier ne pense pas. Le principe pensant est double parce qu'il comprend la chose pensante et la chose pensée}; il se pense lui-même, et, par cela même, il est défectueux, parce que son bien consiste à penser, non à subsister. [3,9,8] De ce qui est en acte et de ce qui est en puissance. VIII. De ce qui est en acte se rapproche ce qui passe de la puissance à l'acte et reste toujours le même tant qu'il subsiste; c'est de cette manière que les corps tels que le feu peuvent posséder la perfection. Mais ce qui passe de la puissance à l'acte ne peut exister toujours, parce qu'il contient de la matière. Au contraire, ce qui est en acte et qui est simple existe toujours. D'ailleurs ce qui est en acte peut être aussi en puissance sous un certain rapport. [3,9,9] Le Bien est supérieur à la pensée. IX. Les dieux qui occupent le rang le plus élevé ne sont cependant pas le Premier: car l'Intelligence {dont procèdent les dieux du rang le plus élevé, c'est-à-dire les intelligences parfaites} est tous les êtres intelligibles, et, par conséquent, renferme à la fois le Mouvement et le Repos. Rien de tel dans le Premier. Il ne se rapporte à nulle autre chose, tandis que les autres choses subsistent en lui dans leur repos, et dirigent vers lui leur mouvement. Le mouvement est une aspiration, et le Premier n'aspire à rien. A quoi en effet aspirerait-il ? Il ne se pense pas lui-même; si l'on dit qu'il se pense, c'est en ce sens qu'il se possède. Mais, quand on dit qu'une chose pense, ce n'est pas parce qu'elle se possède, c'est parce qu'elle contemple le Premier; c'est là le premier acte, la Pensée même, la Pensée première, à laquelle nulle autre ne doit être antérieure; seulement, elle est inférieure au principe de qui elle tient l'existence et elle occupe le second rang après lui. La pensée n'est donc pas ce qu'il y a de plus saint; par conséquent, toute pensée n'est pas sainte ; il n'y a de pensée sainte que celle du Bien , et celui-ci est supérieur à la pensée. Mais le Bien n'aura-t-il pas conscience de lui-même? — Quoi ? le Bien ne sera-t- il le Bien que s'il a conscience de lui-même? S'il est le Bien, il est le Bien avant d'avoir conscience de lui-même. Si le Bien n'est le Bien que parce qu'il a conscience de lui-même, il n'était donc pas le Bien avant d'avoir eu conscience de lui-même; mais, d'un autre côté, si le Bien n'est pas, il n'y a pas de conscience possible du Bien. Le Premier {demandera-t-on encore} ne vit-il pas? — On ne peut dire qu'il vit, puisqu'il donne lui-même la vie. Ainsi le principe qui a conscience de lui-même, qui se pense lui-même {c'est-à-dire l'Intelligence} , n'occupe que le second rang. En effet, si ce principe a conscience de lui-même, c'est pour s'unir à lui-même par cet acte de conscience; mais s'il s'étudie, c'est qu'il s'ignore, c'est qu'il est défectueux par sa nature et qu'il ne devient parfait que parla pensée. Il ne faut donc pas attribuer au Premier la pensée : car, lui attribuer quelque chose, c'est supposer qu'il en est privé et qu'il en a besoin.