[3,6,0] TROISIÈME ENNÉADE. LIVRE SIXIÈME. DE L'IMPASSIBILITÉ DES CHOSES INCORPORELLES. [3,6,1] Les sensations ne sont pas des passions, mais des actes, des jugements relatifs aux passions. Les passions se produisent dans ce qui est autre {que l'âme}, c'est-à-dire dans le corps organisé, et le jugement, dans l'âme (car, si le jugement était une passion, il supposerait lui-même un autre jugement, et ainsi de suite à l'infini). En admettant cette vérité, nous avons cependant à examiner si le jugement lui-même, en tant que jugement, ne participe en rien à la nature de son objet : car s'il en reçoit l'empreinte il est passif. D'ailleurs, les images qui proviennent des sens, pour employer ici l'expression habituelle, se forment d'une tout autre manière qu'on ne le croit vulgairement. Il en est d'elles comme des conceptions intellectuelles, qui sont des actes, et par lesquelles nous connaissons les objets sans être passifs. En général, notre raison et notre volonté ne nous permettent en aucune façon d'attribuer à l'âme des modifications et des changements tels que réchauffement et le refroidissement des corps. Enfin, il faut considérer si la partie de l'âme que l'on nomme la partie passive doit être regardée aussi comme inaltérable ou comme étant sujette à éprouver des passions. Mais nous aborderons cette question plus tard. Commençons par résoudre nos premiers doutes. Comment la partie de l'âme qui est supérieure à la sensation et à la passion peut-elle rester inaltérable, quand elle admet en elle le vice, les fausses opinions, l'ignorance; quand elle a des désirs ou des aversions, qu'elle se livre à la joie ou à la douleur, à la haine, à la jalousie, à la concupiscence ; quand, en un mot, elle ne reste jamais calme, mais que toutes les choses qui lui surviennent l'agitent et produisent en elle des changements ? Si l'âme est corporelle, étendue, il est difficile, que dis-je ? il est impossible qu'elle reste impassible et inaltérable quand les faits dont nous venons de parler se produisent en elle. Si elle est au contraire une essence inétendue, incorruptible, il faut se garder de lui attribuer des passions qui impliqueraient qu'elle est périssable. Si elle est par son essence un nombre ou une raison, comme nous le disons habituellement, comment se produirait-il une passion dans un nombre, dans une raison? Il faut donc n'attribuer à l'âme que des raisons irrationnelles, des passions sans passivité, c'est-à-dire regarder ces termes comme des métaphores qui sont tirées de la nature des corps, les prendre dans un sens opposé, n'y voir que de simples analogies, de telle sorte qu'on dise de l'âme qu'elle éprouve ces choses sans les éprouver, qu'elle est passive sans l'être réellement {comme le sont les corps}. Examinons donc comment ces faits ont lieu. [3,6,2] Qu'arrive-t-il à l'âme quand il y a en elle un vice? car on dit : arracher de l'âme un vice, y introduire la vertu, l'orner, y remplacer la laideur par la beauté. Admettons, conformément à l'opinion des anciens, que la vertu est une harmonie et la méchanceté le contraire : c'est le moyen de résoudre la question que nous nous sommes posée. En effet, quand les parties de l'âme {la partie raisonnable, la partie irascible, la partie concupiscible} seront en harmonie les unes avec les autres, il y aura vertu; dans le cas contraire, il y aura vice. Mais, dans ces deux cas, rien d'étranger à l'âme ne s'introduit en elle; ses parties restent chacune ce qu'elles sont, tout en concourant à l'harmonie. D'un autre côté, elles ne sauraient, quand il y a dissonance, jouer le même rôle que les personnages d'un chœur qui dansent et chantent d'accord, quoiqu'ils ne remplissent pas tous les mêmes fonctions, que l'un chante pendant que les autres se taisent, et que chacun chante sa partie propre : car il ne suffit pas que tous chantent d'accord ; il faut encore que chacun chante convenablement sa partie. Il y a donc harmonie dans l'âme quand chaque partie remplit sa fonction. Il faut cependant que chacune ait sa vertu propre avant qu'il y ait harmonie, ou son vice, avant qu'il y ait désaccord. Quelle est donc la chose dont la présence rend chaque partie de l'âme bonne ou mauvaise ? C'est évidemment la présence de la vertu ou du vice. Si l'on admet que, pour la partie raisonnable, le vice consiste dans l'ignorance, il n'y a là qu'une simple négation, on n'attribue rien de positif à la raison. Mais, quand il y a dans l'âme quelques-unes de ces fausses opinions qui sont la principale cause du vice, ne faut-il pas avouer qu'il se produit alors en elle quelque chose de positif et qu'une de ses parties subit une altération ? La partie irascible n'est-elle pas dans une disposition différente selon qu'elle est courageuse ou lâche ; et la partie concupiscible, selon qu'elle est tempérante ou intempérante? — Quand une partie de l'âme est vertueuse, c'est qu'elle agit conformément à son essence, qu'elle obéit à la raison (car la raison commande à toutes les parties de l'âme et est soumise elle-même à l'intelligence). Or, obéir à la raison, c'est voir ; ce n'est pas recevoir une empreinte, c'est avoir une intuition, accomplir l'acte de la vision. La vue a la même essence quand elle est en puissance et quand elle est en acte ; elle n'est pas altérée quand elle passe de la puissance à l'acte ; elle ne fait que s'appliquer à ce qu'il est dans son essence de faire, à voir et à connaître, sans pâtir. La partie raisonnable est dans le même rapport avec l'intelligence ; elle en a l'intuition. Quant à l'intelligence, sa nature n'est pas de recevoir une empreinte semblable à celle que fait un cachet, mais elle possède en un Sens ce qu'elle voit, et elle ne le possède pas en un autre : elle le possède, parce qu'elle le connaît ; elle ne le possède pas, en ce sens qu'elle n'en reçoit pas, en le voyant, une forme pareille à celle qu'un cachet imprime à la cire. Enfin, il faut ne pas oublier que la mémoire ne consiste pas à garder des impressions, mais que c'est la faculté qu'a l'âme de se rappeler et de se rendre présentes les choses qui ne lui sont pas présentes. Mais quoi? L'âme n'est-elle pas autre avant de réveiller un souvenir et après l'avoir réveillé? Elle est autre, si l'on veut, mais elle n'est pas altérée, à moins qu'on ne nomme altération le passage de la puissance à l'acte. En tout cas, rien d'adventice ne s'introduit alors en elle, elle ne fait qu'agir selon sa propre nature. En général, les actes des essences immatérielles n'impliquent en aucune façon que ces essences soient altérées (sinon elles périraient), mais tout au contraire qu'elles demeurent ce qu'elles sont. Il n'appartient qu'aux choses matérielles de pâlir en agissant. Si un principe immatériel était exposé à pâtir, il ne demeurerait plus ce qu'il est. Ainsi, dans l'acte de la vision, la vue agit, l'œil pâtit. Quant aux opinions, ce sont des actes analogues à la vision. Mais comment la partie irascible peut-elle être tantôt courageuse, tantôt lâche? — Si elle est lâche, c'est qu'elle ne considère pas la raison, ou qu'elle considère la raison déjà devenue mauvaise, ou bien que le défaut de ses instruments, c'est-à-dire le manque ou la faiblesse de ses organes, l'empêche d'agir ou d'être émue et irritée. Elle est courageuse, si le contraire a lieu. Dans l'un et l'autre cas, l'âme ne subit pas d'altération, ne pâtit pas. Enfin, quand la partie concupiscible est intempérante, c'est qu'elle agit seule (car, alors elle fait seule toutes choses, les principes qui doivent lui commander et la diriger ne sont pas présents) ; c'est en outre, que la partie raisonnable, dont la fonction est de voir {de considérer les notions qu'elle reçoit de l'intelligence}, est occupée à autre chose (car elle ne fait pas tout à la fois), qu'elle vaque à un autre acte, parce qu'elle considère autant qu'elle le peut d'autres choses que les choses corporelles. Peut-être aussi le vice ou la vertu de la partie concupiscible dépendent-ils beaucoup du bon ou du mauvais état des organes ; en sorte que, dans l'un comme dans l'autre cas, rien n'est ajouté à l'âme. [3,6,3] Que dire des désirs et des aversions de l'âme ? Comment admettre que la douleur, la colère, la joie, la concupiscence et la crainte ne soient pas des changements et des passions qui se trouvent dans l'âme et qui l'émeuvent ? Il faut encore ici établir une distinction : car prétendre qu'il n'y a pas en nous de changements ni de perception de ces changements, c'est nier l'évidence. Cela admis, reste à chercher qui subit ces changements. Nous ne pouvons les attribuer à l'âme : car ce serait admettre qu'elle rougit, par exemple, ou qu'elle pâlit, sans réfléchir que ces passions, bien que produites par l'âme, sont dans une autre substance. La honte consiste pour l'âme dans l'opinion qu'une chose est inconvenante, et comme l'âme contient le corps, ou, pour parler plus exactement, l'a sous sa dépendance et l'anime, le sang, qui est très-mobile, se porte au visage. De même, la crainte a son principe dans l'âme ; la pâleur se produit dans le corps parce que le sang se concentre dans les parties intérieures. Dans la joie, c'est aussi au corps qu'appartient la dilatation qui s'y fait sentir ; ce que l'âme éprouve n'est pas une passion. Il en est de même de la douleur et de la concupiscence : le principe en est dans l'âme, où il reste à l'état latent ; ce qui en procède est perçu par la sensation. Quand, nous disons que les désirs, les opinions, les raisonnements sont des mouvements de l'âme, nous n'entendons pas que l'âme s'agite pour produire ces mouvements, mais qu'ils ont leur origine en elle. Quand nous appelons la vie un mouvement, nous n'attachons pas à ce mot le sens d'altération: car agir selon sa nature est la vie simple et indivisible de chaque partie de l'âme. En résumé, nous affirmons que l'action, la vie, le désir ne sont pas des altérations, que les souvenirs ne sont pas des formes imprimées dans l'âme, ni les actes de l'imagination des empreintes semblables à celles qu'un cachet produit sur la cire. Il en résulte que, dans tous les faits qu'on nomme des passions ou des mouvements, l'âme n'éprouve aucun changement dans sa substance et son essence ; que la vertu et le vice ne sont pas en elle ce que la chaleur, le froid, la blancheur, la noirceur sont dans le corps, mais qu'elle est avec la vertu et le vice dans un rapport tout différent, comme nous venons de l'expliquer. [3,6,4] Passons maintenant à la partie de l'âme qu'on nomme la partie passive. Nous en avons déjà parlé en traitant de toutes les passions qui se rapportent à la partie irascible et à la partie concupiscible ; cependant nous allons revenir sur cette partie et expliquer pourquoi on l'appelle la partie passive de l'âme. On lui donne ce nom, parce que c'est à elle que paraissent se rapporter les passions, c'est-à-dire les faits qui sont accompagnés de peine ou de plaisir. Parmi les passions, il en est qui naissent de l'opinion : ainsi, l'on éprouve de la crainte ou de la joie selon qu'on s'attend à mourir ou que l'on espère obtenir quelque bien; alors, l'opinion est dans l'âme, et la passion dans le corps. D'autres passions, au contraire, se produisant à l'improviste, font naître l'opinion dans la partie de l'âme à laquelle appartient cette fonction, mais ne causent en elle aucune altération, comme nous l'avons déjà expliqué. Cependant, si, en examinant la crainte inopinée, on remonte plus haut, on voit qu'elle a elle-même l'opinion pour origine, qu'elle implique quelque appréhension dans la partie de l'âme qui éprouve la crainte, à la suite de laquelle se produisent le trouble et la stupeur qui accompagnent l'attente du mal. Or, c'est à l'âme qu'appartient l'imagination, soit l'Imagination première que nous nommons Opinion, soit l'Imagination {seconde} qui procède de la première; celle-ci n'est plus proprement l'opinion, c'est une puissance inférieure, une opinion obscure, une imagination confuse, semblable à l'action qui appartient à la Nature et par laquelle cette puissance produit chaque chose, comme on le dit, aveuglément. Quant à l'agitation sensible qui en est la suite, elle a lieu dans le corps ; c'est à lui que se rapportent le tremblement, la palpitation, la pâleur, l'impuissance de parler. On ne peut en effet attribuer de pareilles modifications à une partie de l'âme; sinon, cette partie serait corporelle. Il y a plus; si cette partie de l'âme subissait de pareilles passions, le corps lui-même n'éprouverait plus les modifications dont on vient de parler : car la partie de l'âme qui fait éprouver au corps ces modifications ne remplirait plus alors son office, parce qu'elle serait dominée par la passion et qu'elle ne s'appartiendrait plus. La partie passive de l'âme n'est donc pas corporelle : c'est une forme, mais une forme engagée dans la matière, comme l'appétit concupiscible, la puissance végétative, nutritive et génératrice, puissance qui est la racine et le principe de l'appétit concupiscible et de la partie passive de l'âme. Or une forme ne peut absolument pas éprouver d'agitation ni de passion, mais elle doit rester ce qu'elle est. C'est à la matière {du corps} qu'il appartient d'éprouver une passion, quand cette passion est produite par la présence de la puissance qui en est le principe. En effet, ce n'est pas la puissance végétative qui végète, ni la puissance nutritive qui est nourrie ; en général, le principe qui produit un mouvement n'est point mû lui-même par le mouvement qu'il produit, mais ou il n'est mû en aucune façon, ou son mouvement et son action sont d'une tout autre nature. Or l'essence d'une forme est d'agir, de produire par sa présence seule, comme si l'harmonie faisait par elle-même vibrer les cordes de la lyre. Ainsi, la partie passive {sans pâtir elle-même} est la cause des passions, soit que les mouvements procèdent d'elle, c'est-à-dire de l'imagination sensible, soit qu'ils aient lieu sans imagination {distincte}. Il resterait à considérer si, l'opinion ayant pour origine un principe supérieur {l'âme}, ce principe ne reste pas immobile parce qu'il est la forme de l'harmonie, tandis que la cause du mouvement remplit le rôle du musicien, et les parties ébranlées par la passion celui des cordes : car, ce n'est pas l'harmonie, mais la corde qui éprouve la passion; et la corde ne peut vibrer, le musicien le voulût-il, si l'harmonie ne le prescrit. [3,6,5] Pourquoi donc faut-il chercher à rendre l'âme impassible par la philosophie, puisque, dès l'origine, elle n'éprouve pas de passions? C'est que, quand une image est produite dans l'âme par la partie passive, il en résulte une passion et une agitation {dans le corps}, et à cette agitation se lie l'image du mal qui est prévu par l'opinion. C'est cette passion que la raison commande d'anéantir et de ne jamais laisser se produire, parce que l'âme est malade quand cette passion se produit, et saine, quand elle ne se produit pas : car, dans le dernier cas, il ne se forme dans l'âme aucune de ces images qui sont les causes dès passions. C'est ainsi que, pour se délivrer des images dont on est obsédé dans le rêve, on réveille l'âme occupée par ces images. C'est en ce sens encore qu'on peut dire que les passions sont produites par les représentations des choses extérieures, en regardant ces représentations comme des passions de l'âme. Mais qu'est-ce que purifier l'âme, puisqu'elle ne saurait être souillée? Qu'est-ce que la séparer du corps? Purifier l'âme, c'est l'isoler, ne pas lui permettre de s'attacher aux autres choses, ni de les regarder, ni de recevoir des opinions qui lui sont étrangères, quelles que soient d'ailleurs ces opinions et ces passions, comme nous l'avons dit ; c'est, par conséquent, l'empêcher de considérer des fantômes et de produire les passions qui les accompagnent. Ainsi, purifier l'âme consiste à l'élever des choses d'ici-bas aux choses intelligibles; c'est aussi la séparer du corps : car alors elle n'est plus assez attachée au corps pour lui être asservie, mais elle ressemble à une lumière qui n'est pas plongée dans le tourbillon {de la matière}, quoique la partie de l'âme qui s'y trouve plongée ne cesse pas pour cela d'être impassible. Quant à la partie passive de l'âme, la purifier, c'est la détourner de l'intuition des images trompeuses; la séparer du corps, c'est l'empêcher d'incliner vers les choses inférieures et de s'en représenter les images; c'est encore anéantir les choses dont on la sépare, en sorte qu'elle ne soit pas étouffée par le tourbillon qui se déchaîne quand on laisse prendre trop de force au corps ; il faut alors affaiblir celui-ci pour le gouverner plus facilement. [3,6,6] Nous avons suffisamment démontré l'impassibilité de l'Essence intelligible, qui est tout entière comprise dans le genre de la Forme. Mais, comme la Matière est aussi une chose incorporelle, quoiqu'elle le soit d'une autre façon, nous devons également examiner quelle nature elle a, chercher si elle peut pâtir et subir toute espèce de modification, comme on le pense communément, ou bien si elle est au contraire impassible, et, dans ce cas, en quoi consiste son impassibilité. Puisque nous sommes ainsi conduits à traiter de la nature de la matière, nous devons d'abord établir que la nature, l'essence, et l'existence de l'Être ne sont pas ce que croit le vulgaire. En effet, l'Être est; il est, dans l'acception véritable de ce mot, c'est-à-dire il est essentiellement; il est d'une manière absolue, c'est-à-dire il ne lui manque rien de l'être ; étant pleinement l'être, il n'a besoin d'aucune autre chose pour être et se conserver ; bien plus, si d'autres choses paraissent être, c'est à lui qu'elles le doivent. Si ce que nous avançons est vrai, l'Être doit posséder la vie, la vie parfaite (sans cela, il ne serait pas plus l'être que le non-être) ; or la vie parfaite, c'est l'intelligence, c'est la sagesse parfaite. L'Être est donc déterminé et défini. Il n'est en puissance aucune chose qui ne se trouve déjà en lui ; sans cela il ne se suffirait pas pleinement à lui-même. Il est donc éternel, immuable, incapable de rien recevoir, de rien s'adjoindre : car ce qu'il recevrait devrait lui, être étranger, être par conséquent le non-être. L'Être doit donc posséder en lui-même toutes choses pour exister par lui-même, être toutes choses à la fois, être un et tout en même temps, puisque c'est en cela que nous faisons consister l'Être ; sinon, l'intelligence et la vie, au lieu d'émaner de l'Être, seraient des choses adventices pour lui. Elles ne sauraient cependant provenir du non-être, et l'Être, de son côté, ne saurait être privé de l'intelligence et de la vie. Le véritable non-être n'aura donc l'intelligence et la vie que de la manière dont elles doivent se trouver dans les objets inférieurs et postérieurs à l'Être. Quant au principe supérieur à l'Être {l'Un}, il donne à l'Être l'intelligence et la vie sans avoir lui-même besoin de les posséder. Si telle est la nature de l'Être, il ne saurait être ni les corps, ni la substance des corps ; l'être des corps est le non-être. — Mais (dira-t-on), comment ne pas donner le nom d'être à la substance des corps, à la matière qui compose ces montagnes, ces rochers, toute la terre solide, en un mot, tous les objets impénétrables? Quand on est frappé, n'est-on pas obligé par le choc que l'on reçoit de reconnaître que ces objets existent ? Comment des objets qui ne sont pas impénétrables, qui ne peuvent ni en choquer d'autres ni en être choqués, qui sont complètement invisibles, comme l'âme et l'intelligence, sont-ils des êtres, des êtres véritables. — Voici notre réponse : La terre, qui possède la nature corporelle au plus haut degré, est inerte ; l'élément qui est moins grossier {l'air} est déjà plus mobile et occupe une région élevée ; le feu s'éloigne encore plus de la nature corporelle. Les choses qui se suffisent le mieux à elles-mêmes agitent et troublent moins les autres ; celles qui sont plus pesantes et plus terrestres, par cela même qu'elles sont incomplètes, sujettes à des chutes, incapables de s'élever, tombent par faiblesse, et choquent les autres en vertu de leur inertie et de leur pesanteur : c'est ainsi que les corps inanimés tombent plus lourdement, choquent et blessent avec plus de force ; au contraire, les corps animés, par cela même qu'ils participent plus à l'être, frappent avec moins de raideur. C'est pourquoi le mouvement, qui est une espèce de vie, ou du moins une image de la vie, se trouve à un degré plus élevé dans les choses qui sont moins corporelles. Il semble donc que ce soit l'éclipse de l'être qui rende un objet plus corporel. Si l'on examine les faits qu'on nomme passions, on voit que plus un objet est corporel, plus il est sujet à pâtir : la terre l'est plus que les autres éléments, et ainsi de suite. En effet, quand les autres éléments sont divisés, ils réunissent aussitôt leurs parties, si rien ne s'y oppose; mais, quand on sépare des parties de terre, elles ne se rapprochent pas les unes des autres ; elles semblent ainsi n'avoir aucune force naturelle, puisque, après un léger coup, elles restent dans l'état où elles ont été mises quand elles ont été frappées et brisées. Donc, plus une chose est corporelle, plus elle se rapproche du non-être, puisqu'elle ne peut revenir à l'unité. Les chocs lourds et violents par lesquels des corps agissent les uns sur les autres sont suivis de destruction. Quand une chose même faible vient tomber sur une chose faible, elle est relativement puissante ; c'est le non-être qui rencontre le non-être. Voilà les objections que nous avions à faire à ceux qui regardent tous les êtres comme corporels, qui ne veulent juger de leur existence que par les impressions qu'ils en reçoivent, et qui essaient de fonder la certitude de la vérité sur les images de la sensation. Ils ressemblent à des hommes endormis qui prennent pour des réalités les visions qu'ils ont dans leurs rêves. La sensation est le rêve de l'âme : tant que l'âme est dans le corps, elle rêve ; le véritable réveil de l'âme consiste à se séparer véritablement du corps, et non à se lever avec lui. Se lever avec le corps, c'est passer du sommeil à une autre espèce de sommeil, d'un lit à un autre ; s'éveiller véritablement, c'est se séparer complètement des corps. Ceux-ci, ayant une nature contraire à celle de l'âme, ont par suite une nature contraire à celle de l'essence. On en a pour preuves leur génération, leur flux, leur destruction, toutes choses contraires à la nature de l'être. [3,6,7] Revenons à la matière considérée comme substance, puis à ce que l'on dit exister en elle. Par cet examen, nous verrons qu'elle est le non-être et qu'elle est impassible. La matière est incorporelle parce que le corps n'existe qu'après elle, qu'il est un composé dont elle constitue un élément. Elle est appelée incorporelle parce que l'être et la matière sont deux choses également distinctes du corps. N'étant pas âme, la matière n'est ni intelligence, ni vie, ni raison {séminale}, ni limite. Elle est une espèce d'infini. Elle n'est pas non plus une puissance {active} : car que produirait-elle ? Puisque la matière n'est aucune des choses dont nous venons de parler, elle ne saurait recevoir le nom d'être; elle ne mérite que celui de non-être ; encore n'est-ce pas dans le sens où l'on dit que le mouvement, le repos ne sont pas l'être; la matière est véritablement le non-être. Elle est une image et un fantôme de l'étendue, une aspiration à l'existence. Si elle persévère, ce n'est pas dans le repos, {c'est dans le changement}. Elle est invisible par elle-même, elle échappe à qui veut la voir. Elle est présente quand on ne la regarde pas, elle échappe à l'œil qui la cherche. Elle paraît toujours renfermer en elle les contraires : le grand et le petit, le plus et le moins, le défaut et l'excès. C'est un fantôme également incapable de demeurer et de fuir: car la matière n'a même pas la force de fuir {la forme}, parce qu'elle n'a reçu aucune force de l'Intelligence, et qu'elle est le manque de tout être. Par conséquent, elle ment dans tout ce qu'elle paraît être : si on se la représente comme le grand, aussitôt elle apparaît comme le petit ; si on se la représente comme le plus, il faut reconnaître qu'elle est le moins. Son être, quand on cherche à le concevoir, apparaît comme le non-être; c'est une ombre fugitive comme les choses qui sont en elle, et qui constituent des simulacres dans un simulacre. Elle ressemble à un miroir dans lequel on voit les apparences d'objets placés hors de lui, qui semble être rempli et posséder tout quoiqu'il ne possède réellement rien. La matière est ainsi une image sans forme, dans laquelle entrent et de laquelle sortent les images des êtres. Celles-ci y apparaissent précisément parce que la matière n'a pas de forme ; elles semblent y produire quelque chose, mais n'y produisent réellement rien. Elles n'ont pas de consistance, de force, ni de solidité : la matière n'en ayant pas non plus, elles la pénètrent sans la diviser, comme elles pénétreraient de l'eau, ou bien encore comme des formes pourraient se mouvoir dans le vide. Si les images qui apparaissent dans la matière avaient la même nature que les objets qu'elles représentent et dont elles émanent, alors, attribuant aux images un peu de la puissance des objets qui les envoient, on aurait raison de les croire capables de faire pâtir la matière. Mais, comme les choses qu'on voit dans la matière n'ont pas la même nature que les objets dont elles sont les images, il est faux que la matière pâtisse en les recevant: car ce sont de fausses apparences sans aucune ressemblance avec ce qui les produit. Faibles et fausses par elles-mêmes, elles viennent dans une chose qui est également fausse. Elles doivent donc la laisser impassible comme un miroir, comme de l'eau, ne pas produire plus d'effet sur elle qu'un rêve sur l'âme ; comparaisons encore imparfaites, parce que dans les cas que nous citons il y a quelque ressemblance entre les images et les objets. [3,6,8] Il est absolument nécessaire que ce qui pâtit ait des puissances et des qualités opposées aux choses qui s'en approchent et le font pâtir. Ainsi, c'est le froid qui altère la chaleur d'un objet, l'humidité qui altère la sécheresse, et nous disons que la substance est altérée quand de chaude elle devient froide, et de sèche, humide. Une autre preuve de cette vérité, c'est la destruction du feu qui, en changeant, devient un autre élément. Nous disons alors que c'est le feu qui a été détruit et non la matière. Ce qui pâtit est donc ce qui est détruit : car c'est toujours une modification passive qui occasionne la destruction. Il en résulte qu'être détruit et pâtir sont deux choses inséparables. Or il est impossible que la matière soit détruite : car comment serait-elle détruite et en quoi se changerait-elle ? Mais, dira-t-on, la matière reçoit la chaleur, le froid, des qualités nombreuses et même innombrables ; elle est caractérisée par elles, elle les possède comme inhérentes en quelque sorte à sa nature et mêlées les unes aux autres (puisqu'elles n'existent pas isolément) ; servant ainsi de milieu à l'action que les qualités exercent les unes sur les autres par leur mixtion, comment la matière pourrait-elle ne point pâtir avec elles ? Il faudrait, pour qu'elle fût impassible, la placer en quelque sorte en dehors des qualités. Mais toute qualité qui est présente dans un sujet ne peut y être présente sans lui communiquer quelque chose d'elle-même. {Voici notre réponse.} [3,6,9] Il faut remarquer que les expressions : telle chose est présente à telle autre, et telle chose est dans telle autre, ont plusieurs sens. Tantôt une chose en rend une autre meilleure ou pire par sa présence, en lui faisant subir un changement : c'est ce qu'on voit dans les corps, surtout dans ceux des êtres vivants. Tantôt une chose en rend une autre meilleure ou pire sans la faire pâtir : c'est ce qui a lieu pour l'âme, comme nous l'avons déjà dit. Tantôt enfin, c'est comme lorsqu'on imprime une figure à un morceau de cire : la présence de la figure n'ajoute rien à l'essence de la cire, et sa destruction ne lui fait rien perdre. De même, la lumière ne change pas la figure de l'objet qu'elle éclaire de ses rayons. Une pierre refroidie participe quelque peu de la nature propre à la chose qui la refroidit ; elle n'en reste pas moins pierre. Quelle passion la lumière fait-elle subir à une ligne, à une surface ? Peut-être dira-t-on que dans ce cas la substance corporelle pâtit ; mais comment peut-elle pâtir par l'action de la lumière? Pâtir, en effet, ce n'est pas jouir de la présence d'une chose ni recevoir une forme. Les miroirs et en général les objets diaphanes, ne pâtissant point par l'effet des images qui s'y peignent, offrent un exemple heureux de la vérité que nous énonçons ici. En effet, les qualités sont dans la matière comme de simples images, et la matière elle-même est plus impassible encore qu'un miroir. La chaleur, le froid se produisent en elle sans l'échauffer ni la refroidir: car réchauffement et le refroidissement consistent en ce qu'une qualité du sujet fait place à une autre. (Remarquons en passant qu'il ne serait pas sans intérêt d'examiner si le froid n'est pas simplement l'absence de la chaleur.) En entrant dans la matière, les qualités n'agissent pour la plupart les unes sur les autres que lorsqu'elles sont contraires. Quelle action, en effet, une odeur pourrait-elle exercer sur une douce saveur? une couleur sur une figure? Comment, en général, ce qui appartient à un genre pourrait-il agir sur ce qui appartient à un autre ? C'est ce qui montre qu'une qualité peut faire place à une autre dans un même sujet, ou une chose être dans une autre, sans que sa présence cause aucune modification au sujet auquel ou dans lequel elle est présente. De même qu'une chose n'est pas altérée par la première venue, de même ce qui pâtit et change ne reçoit pas de modification passive ni de changement de toute espèce d'objet. Les contraires ne pâtissent que par l'action des contraires. Les choses qui sont simplement différentes n'amènent pas de changement les unes dans les autres. Quant à celles qui n'ont pas de contraires, elles ne sauraient évidemment pâtir par l'action d'aucun contraire. Donc ce qui pâtit ne peut être matière ; ce doit être un composé de forme et de matière ou une chose multiple. Mais ce qui est isolé, séparé de tout le reste, tout à fait simple, doit demeurer impassible à l'égard de toutes choses et rester comme une espèce de milieu où les autres choses agissent les unes sur les autres. De même, plusieurs objets peuvent se choquer dans une maison sans que la maison pâtisse elle-même non plus que l'air qui s'y trouve. Ce sont donc les qualités réunies dans la matière qui agissent les unes sur les autres, autant que cela est dans leur nature. Quant à la matière elle-même, elle est bien plus impassible encore que ne le sont les qualités entre elles, quand elles se trouvent n'être pas contraires. [3,6,10] Si la matière pouvait pâtir, elle devrait garder quelque chose de la passion qu'elle éprouve, soit retenir la passion même, soit se trouver dans un état différent de celui qu'elle avait avant de pâtir. Mais, quand une qualité survient ainsi après une autre qualité, ce n'est plus la matière qui la reçoit, c'est la matière déterminée déjà par une qualité. Si la qualité s'évanouit en laissant quelque trace d'elle-même par l'action qu'elle a exercée, le sujet s'altérera encore plus ; en procédant de cette manière, il sera toute autre chose que la matière pure, il sera quelque chose de multiple par ses formes et par ses manières d'être. Ce ne sera donc plus le commun réceptacle de toutes choses, puisqu'il aura en lui-même un obstacle à beaucoup des choses qui pourraient lui survenir ; la matière ne subsistera plus en lui, ne sera plus incorruptible. Or, s'il faut admettre que la matière reste toujours ce qu'elle était dès l'origine, c'est-à-dire matière, soutenir qu'elle est altérée, c'est ne plus conserver la matière même. D'ailleurs, si tout ce qui est altéré doit rester immuable dans son espèce et n'être altéré que dans ses accidents sans l'être en soi-même, en un mot, si ce qui est altéré doit être permanent, et si ce qui est permanent n'est pas ce qui pâtit, de deux choses l'une : ou la matière est altérée et s'écarte de sa nature, ou bien elle ne s'écarte pas de sa nature et elle n'est pas altérée. Si l'on dit que la matière est altérée, mais non en tant que matière, d'abord on ne saura dire en quoi elle est altérée, ensuite on sera par cela même obligé d'avouer qu'elle n'est pas altérée. En effet, de même que les autres choses, qui sont des formes, ne peuvent être altérées dans leur essence, parce que c'est cette inaltérabilité même qui constitue leur essence ; de même, l'essence de la matière étant d'être en tant que matière, elle ne peut être altérée en tant que matière, et elle est nécessairement permanente sous ce rapport. Donc, si la forme est inaltérable, la matière doit être également inaltérable. [3,6,11] C'était sans doute la pensée que Platon avait présente à l'esprit quand il a dit avec justesse : « Ces imitations des êtres éternels qui entrent dans la matière et qui en sortent. » Ce n'est pas sans raison qu'il a employé ces expressions entrer, sortir; il a voulu que nous examinassions avec attention comment s'opère la participation de la matière aux idées. Quand Platon cherche ainsi à établir comment la matière participe aux idées, il a pour but de faire voir, non de quelle manière les idées entrent dans la matière, ainsi que beaucoup l'ont cru avant nous, mais de quelle manière elles y sont. Sans doute, il semble étonnant que la matière reste impassible à l'égard des idées qui y sont présentes, tandis que les choses qui entrent en elle pâtissent les unes par l'action des autres. Il faut admettre cependant que les choses qui entrent dans la matière en expulsent les précédentes, et que c'est le composé seul qui pâtit ; encore n'est-ce pas toute espèce de composé qui pâtit, mais celui qui a besoin de la chose introduite ou expulsée, qui est défectueux dans sa constitution par son absence et complet par sa présence. Quant à la matière, l'introduction de quelque chose que ce soit n'ajoute rien à sa nature : elle ne devient pas ce qu'elle est par la présence de cette chose, elle ne perd rien par son absence ; elle reste ce qu'elle était dès l'origine. Être orné est chose utile à l'objet qui a besoin d'ordre et d'ornement ; il peut recevoir cet ornement sans être altéré quand il ne fait que le revêtir en quelque sorte. Mais, si cet ornement pénètre en lui comme une chose qui fasse partie de son essence, il ne peut le recevoir alors sans être altéré, sans cesser d'être ce qu'il était auparavant, d'être laid par exemple, sans changer par le fait même, sans devenir, par exemple, beau de laid qu'il était. Donc si la matière de laide devient belle, elle cesse d'être ce qu'elle était auparavant, savoir, d'être laide, en sorte qu'en étant ornée elle perd son essence, d'autant plus qu'elle n'est pas laide par accident. Étant assez laide pour être la laideur même, elle ne saurait participer de la beauté ; étant assez mauvaise pour être le mal même, elle ne saurait participer du bien. Donc la matière participe aux idées sans pâtir; par conséquent, cette participation doit s'opérer d'une autre façon, consister, par exemple, dans l'apparence. Ce mode de participation résout la question que nous nous sommes posée : il nous fait comprendre comment, tout en étant mauvaise, la matière peut aspirer au Bien sans cesser par sa participation au Bien d'être ce qu'elle était. En effet, si cette participation s'opère de telle sorte que la matière reste sans altération, comme nous le disons, qu'elle continue toujours d'être ce qu'elle est, il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle puisse, tout en étant mauvaise, participer au Bien; elle ne s'écarte pas de sa manière d'être. D'un côté, comme il est nécessaire qu'elle participe, elle participe tant qu'elle dure ; de l'autre, comme elle continue d'être ce qu'elle est, en vertu du mode de participation qui lui laisse son essence, elle ne subit aucune altération de la part du principe qui lui donné quelque chose ; elle reste toujours aussi mauvaise parce que son essence subsiste toujours. Si elle participait réellement au Bien, si elle était réellement modifiée par lui, elle ne serait plus mauvaise par sa nature. Donc, quand on affirme que la matière est mauvaise, on dit la vérité si l'on entend par là qu'elle est impassible à l'égard du Bien ; or, cela revient à admettre qu'elle est complètement impassible. [3,6,12] Pénétré de la même pensée, persuadé que, par la participation, la matière ne reçoit pas la forme et l'espèce, comme le ferait un sujet qui constituerait un composé de choses intimement unies par leur transformation, leur mixtion et leurs passions communes, Platon, pour démontrer qu'il n'en est pas ainsi et que la matière reste impassible tout en recevant les formes, a trouvé un exemple parfaitement bien choisi d'une participation opérée sans passion. Si l'on cherchait un exemple d'un autre genre, il serait fort difficile de faire comprendre comment le sujet peut rester le même quand les formes y sont présentes. En cherchant à atteindre le but qu'il poursuivait, Platon a soulevé beaucoup de questions ; il s'est en outre appliqué à fairevoir que les objets sensibles sont vides de réalité et que l'apparence occupe en eux une large place. En avançant que c'est par les figures qu'elle revêt que la matière fait pâtir les corps animés, sans éprouver elle-même aucune de ces passions, Platon nous montre sa permanence et son identité ; il veut nous faire conclure de là que la matière ne subit ni passion ni altération en revêtant ces figures. En effet, dans les corps qui prennent successivement différentes figures, on peut, en se fondant sur l'analogie, appeler altération le changement de figures ; mais, puisque la matière n'a ni figure ni étendue, comment pourrait-on, même par analogie, appeler altération la présence d'une figure ? Veut-on avoir une règle sûre, ne pas se tromper dans son langage? on n'a qu'à dire que le sujet ne possède rien de la manière dont on croit qu'il possède. Comment donc possède-t-il les choses qu'il a en lui, si ce n'est pas comme figure? La proposition de Platon signifie que la matière est impassible et qu'il y a en elle présence apparente d'images qui n'y sont pas réellement présentes. Mais il est encore nécessaire d'insister préalablement sur l'impassibilité de la matière : car on pourrait être conduit par remploi des termes usuels à supposer, mais à tort, que la matière pâtit. C'est ainsi, dit Platon, que l'on conçoit la matière comme enflammée, mouillée, etc., comme recevant les formes de l'air et de l'eau. En ajoutant que « la matière reçoit les formes de l'air et de l'eau », Platon modifie cette affirmation que « la matière est enflammée et mouillée, » et il montre qu'en recevant les formes elle n'a cependant pas de forme elle-même, que les formes ne font qu'entrer en elle. Cette expression : la matière est enflammée, ne doit pas être prise dans le sens propre ; elle signifie seulement que la matière devient feu. Or, devenir feu n'est pas la même chose qu'être enflammé : être enflammé ne peut arriver qu'à ce qui est différent du feu, à ce qui pâtit ; ce qui est soi-même une partie du feu ne saurait être enflammé. Soutenir le contraire, ce serait prétendre que l'airain a de lui-même formé une statue, ou que le feu s'est répandu de lui-même dans la matière et l'a enflammée. Veut-on qu'une raison {séminale} se soit approchée de la matière? Comment cette raison l'aurait-elle enflammée? Veut-on qu'une figure se soit unie à la matière? Mais, ce qui est enflammé est évidemment déjà composé de deux choses {d'une matière et d'une figure}, et ces deux choses en forment une seule. Quoique ces deux choses en forment une seule, elles ne se font point pâtir l'une l'autre; elles agissent seulement sur d'autres. Dans ce cas agissent-elles ensemble? Non : seulement l'une empêche l'autre de fuir la forme. — Mais, {dira-t-on}, quand le corps est divisé, comment la matière peut-elle n'être pas divisée aussi? Comment, lorsque le composé {de forme et de matière} pâtit parce qu'il est divisé, la matière ne partage-t-elle pas cette passion? — S'il en est ainsi, rien n'empêche de prétendre aussi que la matière est détruite et de dire : Pourquoi, puisque le corps est détruit, la matière ne serait-elle pas aussi détruite? Ce qui pâtit et se divise doit être une quantité, une grandeur. Ce qui n'est pas une grandeur ne peut éprouver les mêmes modifications qu'une grandeur ; ce qui n'est pas un corps ne peut pâtir comme un corps. Donc ceux qui regardent la matière comme susceptible de pâtir seraient conduits à dire qu'elle est un corps. [3,6,13] Ils doivent en outre expliquer en quel sens ils disent que la matière fuit la forme. Comment peut-elle fuir les pierres et les choses solides qui la contiennent ? Car on ne saurait dire que tantôt elle fuit la forme, et tantôt ne la fuit pas. Si elle la fuit par sa volonté, pourquoi ne la fuit-elle pas toujours? Si elle demeure {dans la forme} par nécessité, il n'est pas de moment où elle ne soit dans quelque forme. La cause pour laquelle la matière n'est pas toujours contenue par la même forme ne doit pas être cherchée dans la matière, mais dans les formes que reçoit la matière. En quel sens donc dit-on que la matière fuit la forme ? Fuit-elle la forme toujours et par sa nature? Cette assertion revient à dire que la matière, ne cessant jamais d'être elle-même, a la forme sans l'avoir jamais. Sinon, on ne saurait attacher à cette assertion aucun sens raisonnable. La matière, dit Platon, est « la nourrice, le réceptacle de la génération. » Si la matière est la nourrice et le réceptacle de la génération» elle est évidemment autre chose que celle-ci. Il n'y a que ce qui est susceptible d'être altéré qui tombe dans le domaine de la génération. Or, comme la matière, étant la nourrice et le réceptacle de la génération, existe avant elle, elle existe aussi avant toute altération. Donc dire que la matière est la nourrice et le réceptacle de la génération, c'est la conserver impassible. C'est à la même idée que se rattachent encore ces assertions, que la matière est ce dans quoi apparaissent les choses engendrées et dont elles sortent qu'elle est le lieu {éternel}, la place {de toute génération}. En appelant avec raison la matière le lieu des formes, Platon n'attribue aucune passion à la matière; il indique seulement que les choses se passent d'une autre manière. De quelle manière? Puisque la matière ne peut par sa nature être aucun des êtres, qu'elle doit fuir l'essence de tous les êtres, en être complètement différente (car les raisons séminales sont des êtres véritables}, elle garde nécessairement sa nature en vertu de cette différence même. Elle doit donc non seulement ne pas contenir les êtres, mais encore ne pas s'approprier ce qui en est l'image : car c'est ainsi qu'elle est complètement différente des êtres. Autrement, si elle s'appropriait la forme, elle changerait avec elle et cesserait ainsi d'en être différente ; elle ne serait plus le lieu de toutes choses, elle ne serait plus le réceptacle de rien. Il faut cependant que la matière demeure la même quand les formes y entrent, et qu'elle reste impassible quand elles en sortent, afin qu'il y ait toujours quelque chose qui puisse entrer en elle ou en sortir. Comme ce qui entre en elle est un simulacre, il en résulte que c'est une chose mensongère qui entre alors dans une chose mensongère. Ce qui entre dans la matière y entrera-t-il du moins d'une manière véritable? Mais comment une chose peut-elle être reçue véritablement par une autre qui ne saurait participer en aucune façon à la réalité, parce qu'elle est elle-même essentiellement mensongère? Ainsi, la matière est une chose mensongère dans laquelle les simulacres des essences entrent d'une façon mensongère, de la même façon que nous voyons dans un miroir les images des objets qui sont à la portée de notre vue. Faites disparaître les êtres du monde sensible, et vous n'apercevrez plus rien des choses qui frappent ici-bas votre regard. Il est vrai qu'ici-bas le miroir est lui-même visible ; c'est qu'il est une forme. Mais la matière, qui remplit dans le monde sensible le rôle d'un miroir, n'étant pas une forme, échappe à la vue ; sinon, elle devrait être visible par elle-même. Il lui arrive la même chose qu'à l'air qui reste caché même quand il est pénétré par la lumière, puisque avant d'en être pénétré il n'était pas visible. Nous ne croyons pas que les choses qui apparaissent dans un miroir existent réellement, parce qu'elles passent, tandis que le miroir demeure et frappe nos regards. Au contraire, la matière est invisible, qu'elle contienne ou qu'elle ne contienne pas de formes. Mais, supposons un moment qu'il en soit autrement, que les images qui remplissent un miroir ne soient pas passagères et que le miroir reste invisible : évidemment dans ce cas nous croirions que les choses qu'il nous présente existent réellement. S'il y a donc quelque chose dans un miroir, cette chose est ce que sont les formes sensibles dans la matière. Si dans un miroir il n'y a qu'apparence, nous devons également admettre qu'il n'y a qu'apparence dans la matière, en reconnaissant que cette apparence est la cause de l'existence des êtres, existence à laquelle participent toujours réellement les choses qui existent, et à laquelle ne participent pas réellement celles qui n'existent pas véritablement : car elles ne sauraient être dans l'état où elles seraient si elles existaient sans que l'Être en soi existât lui-même. [3,6,14] Quoi ! rien ne subsisterait-il {dans le monde sensible} si la matière n'existait pas? Rien. C'est comme pour un miroir: enlevez-le, les images s'évanouissent. En effet, ce qui est par sa nature destiné à exister dans une autre chose ne saurait exister sans cette chose ; or, la nature de toute image est d'exister en une autre chose. Si l'image était une émanation des causes mêmes, elle pourrait subsister sans être en une autre chose ; mais, comme ces causes demeurent en elles-mêmes, pour que leur image se reflète ailleurs, il faut qu'il y ait une autre chose destinée à servir de lieu à ce qui n'y entre pas réellement ; une chose, dis-je, qui par sa présence, son audace, ses sollicitations et son indigence, obtienne de force en quelque sorte, mais qui soit trompée parce qu'elle n'obtient rien réellement; de sorte qu'elle conserve son indigence et qu'elle continue de solliciter. Dès que Penia {la Pauvreté} existe, elle demande sans cesse, comme le raconte un mythe ; cela montre assez qu'elle est naturellement dénuée de tout bien. Elle ne demande pas à obtenir tout ce que possède celui qui lui donne ; il lui suffit d'en avoir quelque chose, en sorte que nous voyons par là combien les simulacres qui apparaissent dans la matière sont différents des êtres véritables. Le nom même de Penia, qu'on donne à la matière, indique qu'elle est insatiable. Si l'on dit qu'elle s'unit à Poros {l'Abondance}, cela ne signifie pas qu'elle s'unit avec l'Être ou avec la Plénitude, mais avec une œuvre d'un artifice admirable, c'est-à-dire avec une chose qui n'est qu'une spécieuse apparence. Il est impossible en effet que ce qui est en dehors de l'être en soit complètement privé : car la nature de l'être est de produire les êtres. D'un autre côté, le non-être absolu ne peut se mêler à l'être. Il en résulte une chose étonnante : c'est que la matière participe à l'être sans y participer réellement, et qu'elle en obtient quelque chose en s'en approchant, quoique par sa nature elle ne puisse s'unir avec lui. Elle reflète donc ce qu'elle reçoit d'une nature étrangère à la sienne, comme l'écho renvoie le son, dans les lieux unis et polis ; c'est ainsi que les choses qui ne demeurent pas dans la matière paraissent y résider et en venir. Si la matière participait à l'existence des êtres véritables et les recevait dans son sein comme on pourrait le penser, ce qui entre en elle la pénétrerait profondément ; mais on voit fort bien qu'elle n'en est pas pénétrée, qu'elle est restée sans en rien recevoir, qu'elle en a au contraire arrêté la procession, comme l'écho arrête et renvoie le son, qu'elle est seulement le réceptacle des choses qui entrent en elle et qui s'y mêlent. Tout se passe ici comme dans le cas où des personnes, voulant allumer du feu aux rayons du soleil, placent devant ces rayons des vases polis et les remplissent d'eau pour que la flamme, arrêtée par les obstacles qu'elle rencontre intérieurement, ne puisse pénétrer et se concentre au dehors. C'est ainsi que la matière devient la cause de la génération ; c'est ainsi que se comportent les choses qui subsistent en elle. [3,6,15] Les objets qui concentrent les rayons du soleil, recevant du feu sensible ce qui s'enflamme à leur foyer, sont eux-mêmes visibles. Ils apparaissent, parce que les images qui se forment sont autour et auprès d'eux, qu'elles se touchent, et enfin qu'il y a deux limites dans ces objets. Mais, quand la raison {séminale} est dans la matière, elle lui est extérieure d'une tout autre manière : c'est qu'elle a une nature différente. Il n'est pas nécessaire qu'il y ait ici deux limites : la matière et la raison sont étrangères l'une à l'autre par la différence d'essence et l'opposition de nature qui rend leur mélange impossible. La cause qui fait que chacune demeure en elle-même, c'est que ce qui entre dans la matière ne la possède pas, non plus que la matière ne possède ce qui entre en elle. C'est ainsi que l'opinion et l'imagination ne se mêlent pas dans notre âme, que chacune d'elles reste ce qu'elle est, sans rien entraîner ni rien laisser, parce qu'il n'y a pas là de mixtion. Ces puissances sont extérieures l'une à l'autre, non qu'elles soient juxtaposées, mais parce qu'elles ont entre elles une différence qui est saisie par la raison au lieu de l'être par la vue. Ici l'imagination est une espèce de fantôme (quoique l'âme elle-même ne soit pas un fantôme, qu'elle paraisse faire et qu'elle fasse en effet beaucoup d'actes comme elle veut) ; l'imagination, dis-je, est alors avec l'âme à peu près dans le même rapport que la forme avec la matière. Cependant, elle ne cache point l'âme, qui l'écarté souvent par ses opérations ; jamais elle ne saurait la cacher tout à fait, lors même qu'elle la pénétrerait tout entière et qu'elle paraîtrait la voiler complètement. En effet, l'âme renferme en elle-même des opérations et des raisons contraires {à l'imagination}, par lesquelles elle écarte les fantômes qui viennent l'assiéger. Mais la matière, étant infiniment plus faible que l'âme, n'a absolument rien des êtres, soit de vrai, soit de faux, qui lui appartienne en propre. Elle n'a rien qui puisse la faire apparaître elle-même, elle est le dénuement absolu de toutes choses. Elle est seulement pour les autres choses une forme d'apparence ; mais elle ne saurait dire : Je suis ici ou là. Si une raison profonde parvient à découvrir la matière en partant des autres êtres, elle affirme que la matière est une chose complètement abandonnée des êtres véritables; mais comme les choses postérieures aux êtres véritables paraissent elles-mêmes être, la matière est en quelque sorte étendue en toutes ces choses, semble à la fois les suivre et ne pas les suivre. [3,6,16] La raison {séminale}, en s'approchant de la matière et lui donnant l'extension qu'elle a voulu, en a fait une grandeur ; elle a tiré d'elle-même la grandeur pour la donner à la matière, qui ne la possédait pas et qui n'est pas pour cela devenue grande ; sinon, la grandeur qui se trouverait en elle serait la grandeur même. Si on ôte à la matière la forme, le sujet qui reste alors n'est plus et ne paraît plus grand {puisque la grandeur fait partie de la forme}. Si ce qui est produit dans la matière est une certaine grandeur, un homme, par exemple, ou un cheval, la grandeur propre au cheval disparaît avec la forme même du cheval. Si l'on dit qu'un cheval ne peut se produire que dans une masse d'une grandeur déterminée, et que cette grandeur demeure, quant à la forme du cheval, nous répondrons que ce n'est pas la grandeur propre au cheval qui demeure alors, mais la grandeur de la masse. Et encore, si cette masse est du feu ou de la terre, quand la forme du feu ou celle de la terre disparaît, la grandeur du feu ou celle de la terre disparaît en même temps. La matière ne possède donc ni la figure ni la quantité ; autrement, de feu elle ne deviendrait pas autre chose, mais, demeurant feu, elle ne deviendrait jamais feu. Maintenant qu'elle paraît être devenue aussi grande que cet univers, si le ciel était anéanti avec tout ce qu'il contient, toute quantité disparaîtrait de la matière en même temps, et avec la quantité s'évanouiraient aussi les autres qualités qui en sont inséparables. La matière resterait ainsi ce qu'elle était primitivement par elle-même : elle ne garderait rien des choses qui existent en elle. En effet, les objets qui sont susceptibles de pâtir par la présence d'objets contraires peuvent, quand ceux-ci s'éloignent, en garder quelque trace; mais ce qui est impassible ne retient rien : par exemple, l'air pénétré par la lumière n'en garde rien quand celle-ci disparaît. Si l'on s'étonne que ce qui n'a pas de grandeur puisse devenir grand, nous demanderons à notre tour comment ce qui n'a pas de chaleur peut devenir chaud. En effet, autre chose est pour la matière d'être matière, autre chose d'être grandeur ; la grandeur est immatérielle comme la figure. Si nous conservons la matière telle qu'elle est, nous devons dire qu'elle est toutes choses par participation. Or la grandeur fait partie de ce que nous nommons toutes choses. Les corps étant composés, la grandeur s'y trouve avec les autres qualités, sans y être cependant déterminée. En effet, la raison au corps contient aussi la grandeur. La matière au contraire ne contient même pas la grandeur indéterminée, parce qu'elle n'est pas un corps. [3,6,17] La matière n'est pas non plus la grandeur même : car la grandeur est une forme, et non un réceptacle ; elle existe par elle-même. La matière n'est donc pas encore grandeur sous ce rapport. Mais, comme ce qui existe dans l'Intelligence ou dans l'Ame a voulu devenir grand, il a donné aux choses qui veulent imiter la grandeur par leur aspiration ou leur mouvement la puissance d'imprimer à un autre objet une modification analogue à la leur. Ainsi, la grandeur, se développant dans la procession de l'Imagination, a entraîné avec elle la petitesse de la matière, l'a fait paraître grande en l'étendant avec elle-même, sans que cette extension l'ait remplie. La grandeur de la matière est une fausse grandeur, puisque, ne possédant pas par elle-même de grandeur, la matière a, en s'étendant avec la grandeur, partagé l'extension de celle-ci. En effet, comme tous les êtres intelligibles se reflètent, soit dans les autres choses en général, soit dans une d'elles en particulier, chacun d'eux étant grand, l'ensemble est grand de cette manière. Ainsi, la grandeur de chaque raison {essence} a constitué une grandeur particulière, un cheval, par exemple, ou un autre être. L'image formée par le reflet universel des êtres intelligibles est devenue une grandeur, parce qu'elle a été illuminée par la grandeur même. Chaque partie est devenue une grandeur particulière ; et toutes choses ensemble ont paru grandes par la vertu de la forme universelle à laquelle appartient la grandeur. Il y a eu ainsi extension de chaque chose vers chacune des autres et vers l'ensemble. Cette extension a été nécessairement dans la forme et dans la masse aussi grande que la puissance l'a faite en amenant ce qui n'est rien en réalité à être toutes choses en apparence. C'est de la même manière que la couleur, qui est née de la non-couleur, et la qualité, qui est née de la non-qualité, ont reçu ici-bas le même nom que les choses intelligibles {dont elles sont les images}. Il en est de même pour la grandeur, qui est née de la non-grandeur, ou du moins de la grandeur qui porte le même nom {que la grandeur intelligible}. Les choses sensibles occupent ainsi un rang intermédiaire entre la matière et la forme même. Elles apparaissent sans doute, parce qu'elles proviennent des essences intelligibles ; mais elles sont mensongères, parce que la matière dans laquelle elles apparaissent n'existe pas réellement. Chacune devient une grandeur, parce qu'elle est étendue par la puissance des êtres qui apparaissent ici-bas et qui s'y font un lieu. Il y a ainsi une extension produite en tous sens, et cela sans que la matière subisse aucune violence, parce qu'elle est toutes choses {en puissance}. Chaque chose produit son extension propre par la puissance qu'elle tient des êtres intelligibles. Ce qui rend la matière grande, c'est, ce semble, l'apparence de la grandeur, et cette apparence constitue précisément la grandeur d'ici-bas. La matière se prête tout entière partout à l'extension qu'elle est ainsi forcée de prendre par l'apparence universelle de la grandeur. En effet, la matière est par sa nature la matière de tout, et, par conséquent, elle n'est rien de déterminé. Or, ce qui n'est rien de déterminé par soi-même peut devenir le contraire {de ce qu'il est}, et après être ainsi devenu le contraire, il n'est même pas encore réellement ce contraire, sinon, il aurait pour essence d'être ce contraire. [3,6,18] Supposons qu'un être possède de la grandeur une conception qui ait la puissance non-seulement d'être en elle-même, mais encore de se produire au dehors, et qu'il rencontre une nature {telle qu'est la matière} incapable d'exister dans l'intelligence, d'avoir une forme, d'offrir aucun vestige de la grandeur réelle ou de quelque qualité. Que ferait cet être avec une telle puissance? Il ne créerait ni un cheval, ni un bœuf : car d'autres causes {les raisons séminales} les produiront. {Il créerait la grandeur qui existe dans la matière, c'est-à-dire la grandeur apparente}. En effet, la chose qui procède de la grandeur même ne peut être la grandeur réelle ; elle sera donc la grandeur apparente. Ainsi, puisque la matière n'a pas reçu la grandeur réelle, il ne lui reste plus que d'être grande dans sa nature autant qu'il lui est possible, c'est-à-dire de paraître grande : pour cela, elle doit ne manquer nulle part, et, si elle s'étend, n'être pas une quantité discrète, mais avoir ses parties liées ensemble, et n'être absente d'aucun lieu. En effet, il était impossible qu'il y eût dans une petite masse une image de la grandeur qui égalât la grandeur réelle, puisque ce n'est qu'une image de la grandeur; mais, entraînée par l'espérance d'atteindre la grandeur à laquelle elle aspirait, cette image s'est étendue autant qu'elle le pouvait avec la matière, qui a partagé son extension parce qu'elle ne pouvait pas ne pas la suivre. C'est ainsi que cette image de la grandeur a rendu grand ce qui ne l'était pas (sans cependant le faire paraître réellement grand), et a produit la grandeur qui apparaît dans la masse. La matière n'en conserve pas moins sa nature, quoiqu'elle soit voilée par cette grandeur apparente, comme par un vêtement dont elle s'est couverte quand elle a suivi la grandeur qui l'entraînait dans son extension. Si la matière venait jamais à se dépouiller de ce vêtement, elle demeurerait néanmoins ce qu'elle était en elle-même auparavant : car elle n'est grande qu'autant que la forme la rend telle par sa présence. L'âme, possédant les formes des êtres et étant elle-même une forme, possède toutes choses à la fois. Ayant en elle-même toutes les formes, voyant d'ailleurs les formes des objets sensibles se tourner vers elle et approcher d'elle, elle ne veut pas les recevoir avec leur multiplicité ; elle ne les considère qu'en faisant abstraction de leur masse : car elle ne saurait devenir autre qu'elle est. Mais la matière, n'ayant point la force de résister (car elle ne possède aucune activité propre), et n'étant qu'une ombre, se prête à tout ce que veut lui faire éprouver la puissance active. En outre, ce qui procède de l'essence intelligible possède déjà un vestige de ce qui doit être produit dans la matière. C'est ainsi que la raison discursive, qui se meut dans le champ de l'imagination représentative, ou le mouvement que la raison produit, implique division : car, si la raison restait dans l'unité et dans l'identité, elle ne se mouvrait pas, elle demeurerait dans le repos. D'ailleurs la matière ne peut, ainsi que le fait l'âme, recevoir toutes les formes à la fois; sinon, elle serait une forme. Comme elle doit contenir toutes choses, sans cependant les contenir d'une manière indivisible, il est nécessaire que, servant de lieu à toutes choses, elle s'étende vers toutes, s'offre partout à toutes, et ne manque à aucun espace, parce qu'elle n'est resserrée dans les bornes d'aucun espace et qu'elle est toujours prête à recevoir ce qui doit être. Comment se fait-il donc qu'une chose, en entrant dans la matière, n'empêche pas d'y pénétrer les autres choses, qui ne peuvent cependant coexister? C'est que la matière n'est pas un premier principe. Sinon, ce serait la forme même de l'univers. Or, une telle forme serait toutes choses à la fois et chaque chose en particulier. En effet, la matière de l'être vivant est divisée comme les parties mêmes de l'être vivant; sans cela, il ne subsisterait rien que la raison {l'essence intelligible}. [3,6,19] Les choses, en entrant dans la matière qui joue à leur égard le rôle de mère, ne lui font éprouver ni bien ni mal. Les coups qu'elles portent ne sont pas ressentis par la matière ; elles ne les dirigent que les unes contre les autres, parce que les puissances agissent sur leurs contraires et non sur les sujets, à moins qu'on ne considère les sujets comme unis aux choses qu'ils contiennent. Le chaud fait disparaître le froid, et le noir, le blanc; ou, s'ils se mêlent, ils produisent par leur mixtion une qualité nouvelle. Ce qui pâtit, ce sont donc les choses qui se mêlent, et pâtir pour elles, c'est cesser d'être ce qu'elles étaient. Dans les êtres animés, c'est le corps qui pâtit par l'altération des qualités et des forces qu'il possède. Quand les qualités constitutives de ces êtres sont détruites, ou qu'elles se combinent, ou qu'elles éprouvent un changement contraire à leur nature, les passions se rapportent au corps et les perceptions se rapportent à l'âme. Celle-ci connaît en effet toutes les passions qui produisent une vive impression. Quant à la matière, elle demeure ce qu'elle est : elle ne saurait pâtir quand elle cesse de contenir le froid ou le chaud, puisqu'aucune de ces deux qualités ne lui est ni propre ni étrangère. Le nom qui la caractérise le mieux est donc celui de réceptacle et de nourrice. Mais, en quel sens est-elle aussi appelée mère puisqu'elle n'engendre rien? Ceux qui l'appellent mère sont ceux qui regardent la mère comme destinée à jouer à l'égard de l'enfant le rôle de simple matière, à recevoir seulement le germe sans rien donner d'elle-même, parce que le corps de l'enfant doit son accroissement à la nourriture. Si la mère lui donne quelque chose, c'est qu'alors elle remplit à son égard la fonction de forme au lieu de se renfermer dans le rôle de simple matière. En effet, la forme seule est féconde, l'autre nature {la matière} est stérile. C'est ce que les anciens sages ont sans doute voulu indiquer d'une manière symbolique dans les mystères et les initiations, eu y représentant Hermès l'ancien avec l'organe de la génération toujours prêt à agir, pour marquer que c'est la raison intelligible qui engendre les choses sensibles. D'un autre côté, ces mêmes sages indiquent la stérilité de la matière, condamnée à rester toujours la même, par les eunuques qui entourent Rhéa {Cybèle} ; ils en font la mère de toutes choses, pour nous servir de l'expression par laquelle ils désignent le principe qui joue le rôle de sujet. Par le nom qu'ils lui donnent, ils veulent faire voir que la matière n'est pas tout à fait semblable à une mère. A ceux qui désirent connaître ces choses avec exactitude au lieu de se contenter d'une examen superficiel, ils ont montré d'une manière éloignée sans doute, mais aussi précise qu'ils le pouvaient, que la matière est stérile, qu'elle ne remplit pas complètement la fonction d'une femme, qu'elle en joue le rôle sous ce rapport seulement qu'elle reçoit, mais sans concourir en aucune façon à l'acte de la génération; ils l'ont montré, dis-je, en ce sens que ceux qui entourent Rhéa ne sont pas des femmes et ne sont pas non plus des hommes, puisqu'ils n'ont aucun pouvoir d'engendrer : car ils ont perdu par la castration une faculté qui n'appartient qu'à l'homme dont la virilité est intacte.