[9,0] LIVRE NEUVIÈME. [9,1] LETTRE PREMIÈRE. PLINE A MAXIME. Je vous ai souvent conseillé de publier au plus tôt les ouvrages que vous avez faits, ou pour votre défense, ou contre Planta, ou tout à la fois et pour vous et contre lui; mais aujourd'hui que je viens d'apprendre sa mort, je vous avertis qu'il ne vous est plus permis de différer davantage. Quoique vous les ayez lus, et que vous les ayez donnés à lire à beaucoup de personnes, je serais bien fàché qu'après les avoir achevés pendant qu'il vivait, il y eût quelqu'un qui pût soupçonner que vous ne les eussiez entrepris que depuis qu'il est mort. Soutenez l'opinion qu'on a conçue de votre courage. Vous la conserverez tout entière, si vous donnez à connaître aux gens équitables, et à ceux qui ne le sont pas, que sa mort ne vous a pas fait naître le dessein d'écrire; mais qu'elle a seulement prévenu la publication déjà toute prête de ce que vous aviez écrit. Par là, vous éviterez ce reproche : "C'est une impiété que d'insulter aux morts". Car ce que l'on a composé, ce que l'on a lu contre un homme vivant, quand on le publie dans le moment qu'il vient de mourir, on le publie comme s'il vivait encore. Quittez donc tout ce que vous faites, si vous faites quelque autre ouvrage, et mettez la dernière main à celui-ci. Il me parut achevé dès le temps que vous m'en fîtes la lecture; mais, aujourd'hui il doit vous le paraître à vous-même, qui ne devez plus différer, par rapport au sujet de cette pièce, et qui ne le pouvez plus par rapport à la conjoncture. Adieu. [9,2] LETTRE II. PLINE A. SABIN. Vous me faites plaisir de me presser si fort, non seulement de vous écrire souvent, mais encore de vous écrire de très longues lettres. Je les ai jusqu'ici ménagées, en partie pour ne vous pas détourner de vos importantes occupations, en partie détourné moi-même par les miennes, qui, toutes frivoles qu'elles sont, ne laissent pas que d'embarrasser l'esprit et de le fatiguer. D'ailleurs, je manquais de matière; car je n'ai pas les avantages qu'avait Cicéron, dont vous me proposez l'exemple. Son génie était très fertile, et le temps où il vivait ne l'était pas moins, soit par la diversité, soit par la grandeur des événements qu'il fournissait en abondance. Pour moi, vous savez assez, sans que je vous le dise, dans quelles bornes je me trouve resserré, si je ne veux pas vous envoyer des lettres de gens oiseux, et qui s'exercent à écrire. Mais je n'imagine rien de moins convenable quand je vous vois dans un camp, dans le tumulte et dans le bruit des armes, au milieu des bataillons, des trompettes, couvert de sueur et de poussière, et tout brûlé du soleil. Voilà mes excuses. Je ne sais pas trop si je voudrais que vous les trouvassiez bonnes; car la tendre amitié ne sait point pardonner les courtes lettres, quelque juste raison que l'on ait eue de ne les pas faire plus longues. Adieu. [9,3] LETTRE III. PLINE A PAULIN. Chacun juge différemment du bonheur des hommes. Pour moi, je n'en estime point de plus heureux que celui qui jouit d'une grande et solide réputation, et qui, sûr des suffrages de la postérité, goûte par avance toute la gloire qu'elle lui destine. Je l'avoue, si je n'avais sans cesse un tel prix devant les yeux, je n'aimerais rien tant qu'une douce et parfaite oisiveté. Car enfin je crois que tous les hommes doivent avoir en vue, ou l'immortalité, ou la mort. Ceux qui prétendent à la première ne peuvent trop s'appliquer, travailler trop. Ceux qui sont résignés à la seconde ne peuvent trop se divertir, trop se reposer. Ils ne doivent rien tant éviter que d'user, par d'inutiles travaux , une vie déjà très courte; ce que je vois tous les jours arriver à bien des gens que trompe une ingrate et malheureuse apparence de talents. Ils courent, par un chemin rude et pénible, se plonger dans un éternel oubli. Je vous communique des réflexions que je fais tous les jours, pour cesser de les faire, si elles ne sont pas de votre goût; mais j'ai peine à le croire de vous, dont l'esprit n'est jamais occupé de rien que de grand et d'immortel. Adieu. [9,4] LETTRE IV. PLINE A MACRIN. Je craindrais fort que le plaidoyer qui accompagne cette lettre ne vous parût trop long, s'il n'était de telle espèce qu'il semble commencer et finir plus d'une fois; car chaque accusation renferme en quelque sorte une cause. Vous pourrez donc, par quelque endroit que vous commenciez, et en quelque endroit que vous en demeuriez, reprendre votre lecture, ou comme si vous la commenciez, ou comme si vous la continuiez, et me trouver long dans le cours de l'ouvrage, et très court dans chaque partie. Adieu. [9,5] LETTRE V. PLINE A TIRON. Vous faites bien de rendre la justice aux peuples de votre gouvernement avec tant de douceur et de bonté. (Je m'en informe, et très exactement.) La première partie de cette justice, c'est d'honorer les personnes de condition, et de vous faire tellement aimer des petits, qu'en même temps les grands vous chérissent. La plupart de ceux qui sont en place, dans la crainte qu'ils ont qu'on ne les soupçonne de donner à la faveur et au crédit des plus puissants, passent pour malins, ou pour avoir l'esprit de travers. Je sais combien vous êtes éloigné de ce défaut; mais je ne puis m'empêcher de joindre le conseil à la louange, et de vous exhorter à vous conduire de telle sorte que vous conserviez à chaque ordre ce qui lui est dû. On ne peut les égaler, les mêler et les confondre, sans tomber, par cette égalité même, dans une injustice énorme. Adieu. [9,6] LETTRE VI. PLINE A CALVISIUS. J'ai passé tous ces derniers jours à composer, à lire dans la plus grande tranquillité du monde. Vous demandez comment cela se peut au milieu de Rome? C'était le temps des spectacles du cirque, qui ne me touchent pas, même légèrement. Je n'y trouve rien de nouveau, rien de varié, rien qu'il ne suffise d'avoir vu une fois. C'est ce qui redouble l'étonnement où je suis, que tant de milliers d'hommes aient la puérile passion de revoir de temps en temps des chevaux qui courent, et des hommes qui conduisent des chariots. Encore s'ils prenaient plaisir à la vitesse des chevaux ou à l'adresse des hommes, il y aurait quelque raison. Mais on ne s'attache aujourd'hui qu'à la couleur des habits de ceux qui combattent; on ne regarde, on n'aime que cette couleur. Si, dans le milieu de la course ou du combat, on faisait passer d'un côté la même couleur qui est de l'autre, on verrait, dans le moment, leur inclination et leurs voeux suivre cette même couleur, et abandonner les hommes et les chevaux qu'ils connaissaient de loin , qu'ils appelaient par leurs noms; tant une vile casaque fait d'impression, je ne dis pas sur le petit peuple, plus vil encore que ces casaques; je dis même sur de fort honnêtes gens. Quand je songe qu'ils ne se lassent point de revoir, avec tant de goût et d'assiduité, des choses si vaines, si froides, et qui reviennent si souvent, je trouve un plaisir seçret à n'être point sensible à ces bagatelles, et j'emploie volontiers aux belles-lettres un loisir que les autres perdent dans de si frivoles amusements. Adieu. [9,7] LETTRE VII. PLINE A ROMANUS. Vous me mandez que vous bâtissez : j'en suis ravi. Mon apologie est toute prête. Je bâtis aussi, et c'est être sans doute fort raisonnable que de faire ce que vous faites. Je vous ressemble même en ce point, que vous bâtissez près de la mer, moi près du lac de Côme. J'ai sur ses bords plusieurs maisons; mais deux, entre autres, me donnent plus de plaisir, et par une suite nécessaire, plus d'embarras. L'une, bâtie à la façon de celles qu'on voit du côté de Baïes, s'élève sur des rochers, et domine le lac; l'autre, bâtie de la même manière, le touche. J'appelle donc ordinairement celle-là Tragédie, et celle-ci Comédie. La première, parce qu'elle a comme chaussé le cothurne; la seconde, parce qu'elle n'a qu'une chaussure plate. Elles ont chacune leurs agréments, et leur diversité même en augmente la beauté pour celui qui les possède toutes deux. L'une jouit du lac de plus près; l'autre en a la vue plus étendue. Celle-là, bâtie comme en demi-cercle , embrasse une espèce de golfe ; celle-ci, par sa hauteur, qui s'avance dans le lac, semble le partager, et en former deux. Là, vous avez une promenade droite, qui, par une longue allée, s'étend le long du rivage; ici, la promenade d'une très spacieuse allée tourne un peu. Les flots n'approchent point de la première de ces maisons, ils viennent se briser contre la seconde. De celle-là, vous voyez pêcher; de celle-ci, vous , pouvez pêcher vous-même, sans sortir de votre chambre, et presque sans sortir de votre lit, d'où vous jetez vos hameçons comme d'un bateau. Voilà ce qui m'oblige à donner à chacune d'elles ce qui leur manque, en faveur de ce qu'elles ont. Mais pourquoi vous expliquer les raisons de ma conduite? La vôtre vous les dira de reste. Adieu. [9,8] LETTRE VIII. PLINE A AUGURINUS. Je crains que si je commence à vous louer, après avoir reçu de vous tant de louanges, il ne semble que je songe plus à vous rendre grâces que justice. Mais, quand on en devrait juger ainsi, tous vos ouvrages me paraissent admirables, particulièrement ceux que vous avez composés pour moi. Une même raison fait, et que cela est, et que cela me paraît de la sorte : c'est que vous n'écrivez rien, en faveur de vos amis, qu'avec le dernier soin, et que je ne lis rien de ce qui est écrit en ma faveur qu'avec la dernière prévention. Adieu. [9,9] LETTRE IX. PLINE A COLON. J'approuve fort que vous soyez si vivement touché de la mort dé Pompéius Quintianus. Vos regrets font bien connaître que votre amitié lui survit.Vous n'êtes pas comme la plupart des hommes qui n'aiment que les vivants, ou plutôt qui feignent de les aimer, et qui même ne se contraignent à cette feinte que pour ceux qu'ils voient dans la prospérité; car ils ne donnent guère plus de place, dans la mémoire, aux malheureux qu'aux morts. Mais pour vous, votre attachement est à l'épreuve du temps, et votre constance en amitié est si forte, qu'elle ne peut jamais finir qu'avec vous. Aussi Quintianus était tel, qu'il méritait d'ètre aimé comme il aimait lui-même. Il aimait ses amis dans la bonne fortune, il les soutenait dans la mauvaise, il les regrettait dans le tombeau. D'ailleurs, que sa physionomie était honnête! Que son entretien était plein de discrétion! Quel mélange judicieux de sagesse et d'enjouement! Quel amour, quel goût pour les lettres ! Quel respect et quel attachement pour un père qui lui ressemblait si peu et qui pourtant n'a point empêché Quintianus d'être toujours aussi homme de bien qu'il a été bon fils! Mais pourquoi aigrir votre douleur? Quoiqu'après tout, de la manière dont vous l'aimiez pendant qu'il vivait, ce discours vous doit plaire plus que mon silence, principalement dans la pensée où vous êtes que mes éloges peuvent illustrer sa vie, étendre sa mémoire, et lui rendre, en quelque sorte, cette même fleur d'âge à laquelle il vient de vous être enlevé. Adieu. [9,10] LETTRE X. TACITE A PLINE. J'aurais grande envie de suivre vos leçons; mais les sangliers sont si rares ici, qu'il n'est pas possible d'accorder Minerve avec Diane, quoique, selon vous, on les doive servir toutes deux ensemble. Il faut donc se contenter de rendre ses hommages à Minerve, et cela même avec ménagement, comme il convient à la campagne, et pendant l'été. J'ai composé sur la route quelques bagatelles, et qui ne sont bonnes qu'à effacer: aussi n'y ai-je donné d'autre application que celle qu'on donne en chemin aux conversations ordinaires. Depuis que je suis à ma terre, j'y ai ajouté quelque chose, n'ayant pas trouvé à propos de m'attacher à d'autre ouvrage. Je laisse donc reposer les poésies, que vous croyez ne pouvoir jamais être plus heureusement achevées qu'au milieu des forêts et des bois. J'ai retouché une ou deux petites harangues, quoique ce genre de travail soit désagréable, rude, et tienne plus des fatigues que des plaisirs de la vie champêtre. Adieu. [9,11] LETTRE XI. PLINE A GÉMINIUS. J'ai reçu de vous une lettre d'autant plus charmante, qu'elle m'apprend que vous souhaiteriez fort quelque ouvrage de ma façon, qu'on pût insérer dans vos livres. Il se présentera un sujet, soit celui que vous m'indiquez, soit un autre plus propre. Il y a, dans celui dont vous me parlez, des inconvénients. Regardez-y bien, et vous les découvrirez. Je ne savais pas qu'il y eût des libraires à Lyon, et j'en ai eu d'autant plus de plaisir d'apprendre que mes ouvrages s'y vendent. Je suis bien aise qu'ils conservent dans ces pays étrangers la même faveur qu'ils se sont attirée ici: car je commence à concevoir quelque opinion d'un ouvrage sur lequel des hommes de climats si différents sont de même avis. Adieu. [9,12] LETTRE XII. PLINE A JUNIOR. Un père reprenait aigrement son fils de ce qu'il faisait trop de dépense en chevaux et en chiens. Le fils étant sorti, je demandai au père : Dites-moi, je vous prie, n'avez-vous jamais rien fait dont votre père eût lieu de vous reprendre? Plus d'une fois, sans doute. Ne vous échappe-t-il pas souvent telle chose sur quoi votre fils, s'il était votre père, vous pourrait faire la réprimande à aussi bon titre? Tous les hommes n'ont-ils pas leur faible? tel ne se pardonne-t-il pas une chose? Tel ne s'en pardonne-t-il pas une autre? L'amitié qui nous lie m'engage à vous écrire cette petite histoire, pour vous communiquer, avec cet exemple, mes réflexions sur la trop grande sévérité, afin que vous preniez garde à ne la pas outrer avec votre fils. Songez qu'il est enfant, et que vous l'avez été; et usez de l'autorité paternelle de telle sorte que vous n'oubliiez pas que vous êtes homme, et le père d'un homme. Adieu. [9,13] LETTRE XIII. PLINE A QUADRATUS. Le plaisir et l'application avec lesquels vous avez lu les livres que j'ai faits sur la vengeance d'Helvidius vous engagent, dites-vous, à me prier, avec d'autant plus d'instances, de vous mander toutes les particularités qui ne se trouvent pas dans mon ouvrage ou qui le regardent, et toute la conduite de cette affaire, dont vous n'avez pu avoir connaissance, parce que vous étiez alors encore trop jeune. Aussitôt que Domitien eut été tué, je jugeai, après y avoir sérieusement pensé, que l'occasion était grande et belle de poursuivre les scélérats, de venger les innocents opprimés, et d'acquérir beaucoup de gloire. Entre grand nombre de crimes de différentes personnes, je n'en connaissais point de plus atroce que celui d'un sénateur qui, dans le sénat même, avait poursuivi la mort d'un sénateur; qui, après avoir été préteur, s'était attaqué à un consulaire ; qui, lors même qu'il était juge, avait trempé ses mains dans le sang d'un accusé. J'avais d'ailleurs été lié avec Helvidius d'une amitié aussi étroite qu'on le pouvait être avec un homme que la crainte des temps obligeait à cacher dans la retraite un grand nom et de grandes vertus. J'avais toujours été des amis d'Arria et de Fannia, dont l'une était la belle-mère d'Helvidius, pour avoir épousé son père; l'autre était la mère de sa belle-mère. Mais, après tout, les droits de l'amitié me déterminaient beaucoup moins que l'intérêt public, l'indignité du fait, et l'importance de faire un exemple. Dans les premiers jours de la liberté recouvrée, chacun, par des cris tumultueux et confus, avait aussitôt accablé qu'accusé ses ennemis d'une moindre considération. Pour moi, je crus qu'il y aurait et plus de sagesse et plus de courage à faire succomber un criminel si redoutable sous le poids, non de la haine commune, mais de son propre crime. Lorsque le premier feu fut un peu ralenti, et que la colère, qui se dissipait de jour en jour, eut fait place à la justice, bien qu'alors je fusse dans le dernier accablement par la perte que j'avais faite de ma femme depuis quelques jours, j'envoie chez Antéia (veuve d'Helvidius), et je la supplie de vouloir bien me venir voir, parce que mon deuil, tout récent, ne me permettait pas de sortir. Dès qu'elle fut entrée chez moi. J'ai résolu, lui dis-je, de venger la mort de votre mari; portez-en la nouvelle à Arria et à Fannia (elles avaient été rappelées de leur exil) ; consultez-vous, consultez-les, et voyez si vous voulez me seconder dans mes entreprises. Je n'ai pas besoin d'y avoir de second; mais je ne suis pas assez jaloux de ma gloire pour refuser de vous en faire part. Antéia leur rapporte ce que je lui avais dit, et elles n'hésitent pas. Le sénat devait fort à propos s'assembler trois jours après. Je n'ai jamais rien fait sans en prendre l'avis de Corellius, que j'ai toujours regardé comme le plus sage et le plus habile homme du siècle. En cette occasion, je pris mon parti de mon chef, dans la crainte qu'il ne me détournât; car il ne se déterminait pas aisément, et ne voulait rien hasarder. Mais je ne pus gagner sur moi de ne lui pas communiquer mon dessein le jour même de l'exécution, sans lui demander pourtant ce que j'en ferais; car je sais par expérience que, sur ce que vous avez bien résolu de faire, il ne faut point consulter les personnes dont les conseils deviennent pour vous des ordres. Je me rends au sénat; je demande permission de parler. Je commence avec beaucoup d'applaudissement; mais dès que j'eus tracé le premier plan de l'accusation, que j'eus laissé entrevoir le coupable, sans pourtant le nommer encore, on s'élève contre moi de tous côtés. L'un se récrie : Sachons qui est celui contre qui vous prétendez faire cette poursuite extraordinaire. Qui est-ce donc que l'on accuse ainsi, avant que le sénat l'ait permis? Un autre : Laissez en sûreté ceux qui ont échappé. J'écoute sans me troubler, sans m'étonner; tant la justice de l'entreprise a de force pour vous soutenir dans l'exécution, tant il y a de différence, pour vous donner de la confiance ou de la crainte, que les hommes ne veuillent pas que vous fassiez ce que vous faites, ou qu'ils ne l'approuvent pas. Il faudrait trop de temps pour vous raconter tout ce qui fut dit, sur ce sujet, de part et d'autre. Enfin, le consul m'adressant la parole : Pline, me dit-il, vous direz ce qu'il vous plaira, quand votre tour d'opiner sera venu. Vous ne me permettrez, lui répondis-je, que ce que jusqu'ici vous n'avez refusé à personne. Je m'assieds, et on traite d'autres affaires. Un consulaire de mes amis m'avertit tout bas, mais en termes fort pressants, que je m'étais exposé avec trop de courage et trop peu de prudence : il s'efforce de me détourner; il me gronde, il me presse de me désister; il ajoute même que je me rendrais par là redoutable aux empereurs à venir. Tant mieux, lui dis-je, pourvu que ce soit aux méchants empereurs. A peine celui-là m'a-t-il quitté, qu'un autre revient à la charge. Qu'osez-vous entreprendre? Pourquoi vous perdre? A quels périls vous livrez-vous? Incertain de l'avenir, pouvez-vous vous fier au présent? Vous offensez un trésorier de l'épargne, et qui dans peu sera consul. D'ailleurs, de quel crédit, de quels amis n'est-il point appuyé? Il m'en nomme un dont les vues et la fidélité étaient fort suspectes, et qui, dans ce même temps, commandait en Orient une armée fort puissante, et d'une grande réputation. A tout cela je répondais : "J'ai longtemps tout pesé, j'ai réfléchi sur tout". El si la fortune l'ordonne ainsi, en poursuivant la punition d'une action infâme, je suis tout prêt à porter la peine d'une action toute glorieuse. Enfin, on commença à opiner. Domitius Apollinaris, consul désigné, parle; après lui, Fabricius Véjento, Fabius Posthumius, Vectius Proculus, qui avait épousé la mère de ma femme que je venais de perdre, et qui était collègue de Publicius Certus, duquel il s'agissait; ensuite Ammius Flaccus. Tous font l'apologie de Certus, comme si je l'avais nommé, quoique je n'eusse point encore prononcé, son nom. Tous entreprennent de le justifier d'une accusation générale, et qui ne tombait encore sur personne. Il n'est pas nécessaire de vous raconter ce qu'ils dirent. Vous le trouverez dans mes livres; j'y ai rapporté leurs propres termes. Avidius Quiétus et Tertullus Cornutus furent d'un sentiment contraire. Quiétus représenta que rien n'était plus injuste que de ne vouloir pas écouter les plaintes de ceux qui se prétendent offensés; qu'il ne fallait donc pas priver Arria et Fannia du droit de se plaindre, ni s'embarrasser du rang de la personne, mais examiner la cause. Cornutus remontra que les consuls l'avaient donné pour tuteur â la fille d'Helvidius, sur la demande que leur en firent sa mère et le mari de sa mère; qu'il ne pouvait, en cette occasion, manquer aux devoirs de sa charge; mais qu'en les remplissant il saurait régler sa douleur, et s'accommoder à la modération de ces vertueuses femmes, qui se contentaient de faire souvenir le sénat de la cruelle flatterie de Cerlus, et de demander que si on lui remettait la peine due à son crime, il demeurât au moins noté par le sénat, comme s'il l'avait été par le censeur. Alors Satrius Rufus, tenant je ne sais quel milieu par des discours ambigus: Sénateurs, dit-il, je crois Publicius Certus déshonoré, s'il n'est pas absous. Il a été nommé par les amis d'Arria et de Fannia, il a été nommé par les siens propres; et nous ne devons point avoir d'inquiétude du succès, puisque nous, qui sommes prévenus avantageusement pour lui, nous serons ses juges; et s'il est innocent, comme je veux le présumer, et comme je le crois, jusqu'à ce qu'il y ait quelque charge contre lui, vous pourrez, ce me semble, l'absoudre. Chacun parla de cette sorte à son tour. Le mien arrive. J'entre en matière de la façon que je l'ai dit dans mon livre : je réponds à tout ce qu'on avait avancé. Il n'est pas concevable avec quelle attention, avec quels applaudissements ceux même qui peu auparavant s'élevaient contre moi reçurent tout ce que je dis; tant fut subit le changement que produisit, ou l'importance de la cause, ou la force du discours, ou le courage de l'accusateur. Je finis. Vejento commence à répondre. Personne ne le veut souffrir; on le trouble, on l'interrompt, jusque-là qu'il s'écria : Je vous supplie, messieurs, de ne me pas forcer à implorer le secours des tribuns. Aussitôt Muréna tribun, prenant la parole, dit qu'il lui permettait de parler; mais on ne s'en éleva pas moins contre lui. Cependant le consul ayant achevé d'appeler chacun par son nom, et de prendre les voix, congédie le sénat, et laisse Véjento debout, et s'efforçant encore de haranguer. Il fit de grandes plaintes de ce traitement, qu'il appelait injure, et s'appliquait, à cette occasion, ce vers d' Homère : "Ces jeunes combattants insultent ta vieillesse". Il n'y eut presque personne dans le sénat qui ne vînt m'embrasser, me baiser, et me louer à l'envi de ce que, à mes risques et périls, j'avais eu la fermeté de rétablir la coutume, si longtemps interrompue, de proposer au sénat ce qu'on pensait, et de le laver du reproche que lui faisaient les autres hommes, que sa sévérité n'était que pour eux, et que les sénateurs savaient bien, par une complaisance réciproque, dissimuler et se pardonner leurs prévarications. Tout ceci se passa en l'absence de Certus ; car, soit qu'il se défiât de quelque chose, soit, comme on le disait pour l'excuser, qu'il fût indisposé, il ne se trouva pas au sénat. L'empereur n'ordonna point que le sénat achevât l'instruction du procès; j'obtins cependant ce que je m'étais proposé. Le collègue de Certus parvint au consulat auquel il avait été destiné; mais un autre fut nommé à la place de Certus. Ainsi arriva l'accomplissement du voeu par lequel j'avais fini mon discours : Qu'il rende, sous un très bon prince, la récompense qu'il obtint sous un très méchant. Depuis j'ai recueilli dans mes livres, le mieux que j'ai pu, tout ce que j'avais dit, et j'y ai ajouté beaucoup de choses nouvelles. Il est survenu, par hasard, un événement (qui semble ne rien tenir du hasard) : peu de jours après que cet ouvrage fut devenu public, Certus tomba malade, et mourut. J'ai ouï dire que, pendant sa maladie, son imagination me représentait sans cesse à lui; sans cesse il croyait me voir le poursuivant l'épée à la main. Je n'ose pas assurer que cela soit vrai; mais il importe, pour l'exemple, que cela le paraisse. Voilà une lettre qui, si vous songez ce que c'est qu'une lettre, ne vous paraîtra pas moins longue que l'histoire de ce fait que vous avez lu dans mes livres. Mais vous ne vous en prendrez qu'à vous; qui ne vous êtes pas contenté des livres. Adieu. [9,14] LETTRE XIV. PLINE A TACITE. Vous n'étes pas homme à vous en faire accroire, et moi je n'écris rien avec tant de sincérité que ce que j'écris de vous. Je ne sais si la postérité aura pour nous quelque considération ; mais, en vérité, nous en méritons un peu; je ne dis pas par notre esprit (il y aurait une sotte présomption à le prétendre), mais par notre application, par notre travail, par notre respect pour elle. Continuons notre route. Si par là peu de gens sont arrivés au comble de la gloire et à l'immortalité, par là du moins beaucoup sont parvenus à se tirer de l'obscurité et de l'oubli. Adieu. [9,15] LETTRE XV. PLINE A FALCON. Je m'étais réfugié dans ma terre de Toscane pour être en liberté; mais je ne puis y parvenir même en Toscane, tant je suis persécuté, de tous côtés, par les plaintes et par les requêtes des paysans, que je lis avec plus de répugnance encore que mes ouvrages; car je ne lis pas mes propres ouvrages trop volontiers. Je retouche quelques petits plaidoyers, travail qui, après un certain temps, est froid et désagréable. Cependant on ne se presse pas plus de me rendre compte que si j'étais absent. Je monte pourtant quelquefois à cheval; je fais le père de famille, et je visite partie de mes héritages, par forme de promenade, et comme en courant. Pour vous, conservez, je vous prie, votre bonne coutume, et daignez informer un pauvre campagnard de ce qui se passe à la ville. Adieu. [9,16] LETTRE XVI. PLINE A MAMILIEN. Je ne suis pas surpris que vous ayez pris tant de plaisir à cette manière de chasse si extraordinairement abondante, que, vous servant du style historique, vous me mandez qu'on ne peut compter le nombre des pièces de gibier que vous avez tuées. Pour moi, je n'ai ni le loisir ni l'envie de chasser : le loisir, parce que nous faisons vendanges; l'envie, parce que ces vendanges sont trop modiques. Mais je vous ferai voiturer, en guise de vin nouveau, de petits vers nouveaux de ma façon. Vous me les demandez de si bonne grâce, que je n'attendrai, pour vous les envoyer, que le premier moment où ils me paraîtront un peu épurés. Adieu. [9,17] LETTRE XVII. PLINE A GÉNITOR. J'ai reçu la lettre où vous vous plaignez du mortel ennui que vous avez eu à un repas, d'ailleurs très somptueux, parce que des bouffons, des fous, et des hommes voués à la débauche, voltigeaient sans cesse autour des tables. Ne voulez-vous donc jamais vous dérider le front? A la vérité, je n'ai point de ces sortes de gens à mon service; je tolère pourtant ceux qui en ont. Pourquoi donc n'en ai-je point? C'est que s'il échappe à un prostitué quelque équivoque grossière, à un bouffon quelque mauvaise plaisanterie, à un fou quelque extravagance, cela ne me fait aucun plaisir, parce que cela ne me cause aucune surprise. Je vous dis un goût, et non pas une raison. Aussi combien croyez-vous qu'il y ait de personnes qui regardent comme impertinentes et comme insupportables beaucoup de choses qui nous plaisent et qui nous enchantent? Combien s'en trouve-t-il qui, dès qu'un lecteur, dès qu'un joueur d'instruments ou un comédien paraît, prennent congé de la compagnie; ou qui, s'ils demeurent à table, n'ont pas moins d'ennui que vous en ont fait souffrir ces monstres (car c'est le nom que vous leur donnez) ? Ayons donc de la complaisance pour les plaisirs d'autrui, afin que l'on en ait pour les nôtres. Adieu. [9,18] LETTRE XVIII. PLINE A SABIN. Je comprends par votre lettre, avec quel soin, quelle attention, quel effort de mémoire vous avez lu mes ouvrages. C'est donc vous-même qui vous attirez un embarras, lorsque vous m'invitez et m'engagez à vous en communiquer le plus grand nombre que je pourrai. Je le ferai volontiers, mais successivement et avec ordre. Je dois craindre de fatiguer par un travail trop assidu, et par la multitude des choses, une mémoire à laquelle je dois déjà tant; et qu'après l'avoir surchargée et comme accablée, je ne la force à laisser échapper chaque ouvrage, en voulant les lui faire embrasser tous, et à quitter les premiers pour courir après les derniers. Adieu. [9,19] LETTRE XIX. PLINE A RUFON. Vous me mandez que, dans une de mes lettres, vous avez lu que Virginius Rufus ordonna qu'on gravât ces deux vers sur son tombeau : Ci-git qui, de Vindex réprimant l'attentat, Voulut, non subjuguer, mais affranchir l'État. Vous le reprenez de l'avoir ordonné. Vous ajoutez que Frontinus fit et bien mieux et bien plus sagement, lorsqu'il défendit qu'on lui élevât aucun tombeau. Vous finissez par me prier de vous dire ce que je pense de tous les deux. J'ai parfaitement aimé l'un et l'autre, et j'ai plus admiré celui que vous reprenez; mais je l'admire jusqu'au point de ne pas croire que personne pût jamais approcher de sa gloire; et me voilà pourtant réduit à le justifier. Je vous avoue que tous ceux qui ont fait quelque chose de grand et de mémorable me paraissent dignes non seulement de pardon, mais même de louanges, lorsqu'ils courent après l'immortalité, qu'ils s'efforcent d'éterniser, par des épitaphes, un nom qui ne doit jamais périr. On aura peut-être peine à trouver un autre que Virginius qui, après avoir tout fait pour la gloire, ait parlé si peu de ce qu'il a fait. J'en suis un bon témoin. Quoique je fusse très avant dans son amitié et dans sa confidence, je ne l'ai jamais entendu s'échapper à parler de soi qu'une seule fois. Il racontait que Cluvius lui avait un jour tenu ce discours : Vous savez, Virginius, quelle fidélité l'on doit à l'histoire. Pardonnez-moi donc, je vous en supplie, si vous lisez, dans celle que j'écris, quelque chose que vous ne voudriez pas y lire. A cela Virginius lui répondit : Vous ne savez pas, Cluvius, que, dans ce que j'ai fait, une de mes vices a été de vous assurer, à vous autres historiens, la liberté d'écrire tout ce qu'il vous plairait. Mais revenons. Comparons-lui Frontinus, en cela même en quoi celui-ci vous paraît plus modeste et plus retenu. Il a défendu de lui élever un tombeau; mais en quels termes a-t-il fait cette défense? La dépense d'un tombeau est inutile; mon nom ne périra point, si ma vie est digne de mémoire. Croyez-vous donc qu'il soit plus modeste de donner à lire à tout l'univers que la mémoire de notre nom durera, que de marquer par deux vers, dans un petit coin du monde, une action que l'on a faite? Ce n'est pourtant pas mon dessein de blâmer le premier, mais de défendre le second: et comment le faire plus solidement, qu'en lui comparant celui que vous lui avez préféré? Si l'on s'en rapporte à moi, aucun des deux ne mérite de reproches. Tous deux, avec une égale ardeur, mais par différentes routes, ont été à la gloire : l'un, lorsqu'il montre sa passion pour des inscriptions qui lui étaient dues; l'autre, lorsqu'il aime mieux montrer qu'il les a méprisées. Adieu. [9,20] LETTRE XX. PLINE A VENATOR. Votre lettre m'a fait d'autant plus de plaisir qu'elle était plus longue, et qu'elle ne parlait que de mes ouvrages. Je ne suis point surpris qu'ils vous plaisent, puisque vous n'aimez pas moins tout ce qui vient de moi que vous m'aimez moi-même. Je suis ici principalement occupé à faire mes vendanges, modiques à la vérité, mais plus abondantes pourtant que je ne l'espérais : si toutefois c'est faire vendange que de s'amuser à cueillir un raisin, que de faire un tour à mon pressoir, de goûter le vin doux dans la cuve, et d'embarrasser mes domestiques de ville, qui, pour avoir l'œil sur les campagnards, m'abandonnent à mes lecteurs et à mes secrétaires. [9,21] LETTRE XXI. PLINE A SABINIEN. Votre affranchi, contre qui vous m'aviez dit que vous étiez en colère, m'est venu trouver; et, prosterné à mes pieds, il y est demeuré collé comme si c'eût été sur les vôtres. Il a beaucoup pleuré, beaucoup prié; il s'est tû longtemps; en un mot, il m'a persuadé de son repentir. Je le crois véritablement corrigé, parce qu'il reconnaît sa faute. Je sais que vous êtes irrité, je sais que vous l'êtes avec raison; mais jamais la modération n'est plus louable que quand l'indignation est plus juste. Vous avez aimé cet homme, et j'espère que vous lui rendrez un jour votre bienveillance; en attendant, il me suffit que vous m'accordiez son pardon. Vous pourrez, s'il y retourne, reprendre votre colère. Après s'être laissé désarmer une fois, elle sera bien plus excusable. Donnez quelque chose à sa jeunesse, à ses larmes, à votre douceur naturelle. Ne le tourmentez pas davantage, ne vous tourmentez plus vous-même; car, doux et humain comme vous êtes, c'est vous tourmenter que de vous fâcher. Je crains que je ne paraisse pas supplier, mais exiger, si je joins mes supplications aux siennes. Je les joindrai pourtant, avec d'autant plus d'instance que les réprimandes qu'il a reçues de moi, ont été plus sévères. Je l'ai menacé très affirmativement de ne me plus jamais mêler de lui; mais cela, je ne l'ai dit que pour cet homme qu'il fallait intimider, et non pas pour vous. Car peut-être serai-je encore une autre fois obligé de vous demander grâce, et vous de me l'accorder, si la faute est telle que nous puissions honnêtement, moi intercéder, et vous pardonner. Adieu. [9,22] LETTRE XXII. PLINE A SÉVÈRE. La maladie de Passiénus Paulus m'a donné de grandes alarmes, et par plus d'une raison. C'est un très honnête homme, plein de probité et d'amitié pour moi. D'ailleurs, dans ses écrits il imite les anciens, il attrape leur air, il rend leurs beautés, et surtout celles dé Properce, dont il descend. C'est véritablement son sang, et il lui ressemble parfaitement dans ce qui l'a le plus distingué. Si ses vers élégiaques vous tombent dans les mains, vous lirez des vers polis, tendres, agréables, et vraiment sortis de la maison de Properce. Depuis peu il s'est amusé à la poésie lyrique, et il a, dans ce genre, copié Horace aussi heureusement qu'il a rendu parfaitement Properce dans l'autre. Ainsi vous pourrez encore le prendre pour son parent, si tant est que la parenté influe en quelque chose sur les études. Rien n'approche des grâces légères et de la variété dont ses écrits sont pleins. Il aime comme s'il était pénétré d'amour. Il se plaint en homme désolé; il loue avec une bonté charmante; il badine avec l'enjouement le plus délicat; en un mot, il est aussi parfait dans tous les genres que s'il n'excellait que dans un seul. Ua tel ami, d'un si rare génie, ne m'avait pas moins rendu malade d'esprit qu'il l'était de corps. Enfin, nous sommes guéris tous deux. Réjouissez-vous avec moi, avec les lettres mêmes, qui n'ont pas couru moins de danger pendant sa maladie qu'elles tireront de gloire de sa santé. Adieu. [9,23] LETTRE XXIII. PLINE A MAXIME. Il m'est souvent arrivé, quand j'ai plaidé, que les centumvirs, après avoir gardé longtemps cet air de gravité et d'autorité qui convient aux juges, se sont subitement levés tous ensemble, comme s'ils eussent été transportés et forcés de me louer. J'ai souvent remporté du sénat toute la gloire que je pouvais désirer; mais jamais rien ne m'a tant fait de plaisir que ce que me dit Corneille Tacite ces jours passés. Il me contait qu'il s'était trouvé aux spectacles du Cirque, assis auprès d'un chevalier romain; qu'après une conversation savante et assez diversifiée, le chevalier lui avait demandé : Êtes-vous d'Italie, ou de quelque autre province? Qu'à cela Tacite avait répondu : Vous me connaissez, et j'en ai l'obligation aux belles-lettres. Qu'aussitôt celui-ci reprit: Êtes-vous Tacite ou Pline? Je ne puis vous exprimer combien je suis touché que les belles-lettres rappellent le souvenir de son nom et du mien, comme si ce n'étaient pas des noms d'hommes, mais les noms des belles-lettres mêmes, et de ce que par elles nous sommes tous deux connus de gens qui d'ailleurs ne nous connaissent point. Il m'arriva dernièrement quelque chose d'assez semblable. J'étais à table auprès de Fabius Rufinus, très distingué par son mérite. Au-dessus de lui était un de ses compatriotes, qui venait d'arriver à Rome pour la première fois. Rufinus, me montrant du doigt, lui dit : Voyez-vous cet homme? Et ensuite il l'entretint de mon attachement aux belles-lettres. A quoi l'autre répondit : Serait-ce Pline? J'avoue que je trouve en cela une grande récompense de mes travaux. Si Démosthène eut raison de marquer tant de joie de ce qu'une vieille femme d'Athènes l'avait montré du doigt, en disant : Voilà Démosthène, ne m'est-il pas permis de me réjouir du bruit que fait mon nom? Je m'en réjouis donc, et je ne m'en cache point; car je ne crains pas de paraître vain , lorsque je raconte, non ce que je pense de moi, mais ce qu'en pensent les autres, surtout à vous, qui ne portez envie à la gloire de personne, et qui êtes zélé pour la mienne. Adieu. [9,24] LETTRE XXIV. PLINE A SABINIEN. Vous m'avez fait plaisir d'avoir, à ma recommandation, reçu dans votre maison un affranchi que vous aimiez autrefois, et de lui avoir rendu vos bonnes grâces. Vous en aurez de la satisfaction. Pour moi, j'en ai une grande de vous voir traitable dans la colère, et de reconnaître que vous avez, ou tant de déférence pour mes sentiments, ou tant d'égard pour mes prières. Je vous loue donc et vous remercie ; mais en même temps je vous conseille d'avoir, à l'avenir, de l'indulgence pour les fautes de vos gens, quand même ils manqueraient d'intercesseur auprès de vous. Adieu. [9,25] LETTRE XXV. PLINE A MAMILIEN. Vous vous plaignez d'être accablé des occupations que vous avez à l'armée; et comme si vous jouissiez d'un profond loisir, vous lisez mes amusements et mes folies. Vous les aimez, vous les demandez, et vous ne me donnez pas peu d'envie de m'en tenir là. Car depuis que ces petits ouvrages ont l'approbation d'un homme aussi savant, aussi sage et surtout aussi vrai que vous, je commence à croire, qu'ils peuvent me procurer non seulement du plaisir, mais même de la gloire. Je suis maintenant chargé de quelques causes qui véritablement ne m'embarrassent pas beaucoup, mais toujours assez. Dès que j'en serai quitte, ma muse retournera verser ses plus douces pensées dans le sein d'un homme si prévenu pour elle. Vous ferez voler nos moineaux et nos colombes parmi vos aigles, si la bonne opinion que vous en avez conçue répond à leur confiance. Que si leur confiance les trompe, vous les renfermerez dans la cage et dans le nid. Adieu. [9,26] LETTRE XXVI. PLINE A LUPERCUS. Je crois n'avoir pas mal rencontré, quand j'ai dit d'un orateur de notre temps, qui a beaucoup de justesse et d'exactitude, mais peu d'élévation et de feu : Il n'a qu'un défaut, c'est de n'en avoir point. L'orateur doit s'élever, prendre l'essor, quelquefois entrer en fureur et s'abandonner, souvent même côtoyer le précipice. Il n'est ordinairement rien de haut et d'élevé qui ne soit tout près d'un abîme. Le chemin est plus sûr par les plaines, mais il est plus bas et plus obscur. Ceux qui rampent ne risquent point de tomber comme ceux qui courent, mais il n'y a pour ceux-là nulle gloire à ne tomber pas : ceux-ci en acquièrent même en tombant. Les écueils entre lesquels il faut prendre sa route dans l'éloquence en font tout le prix, ainsi que de beaucoup d'autres arts. Voyez quelles acclamations reçoivent nos danseurs de corde, lorsque leur chute paraît inévitable. Nous donnons notre admiration principalement à ce qui arrive contre notre attente, à ce qui a été heureusement hasardé ; et, pour s'exprimer encore mieux avec les Grecs, à ce qui étonne et est accompagné de grandes difficultés. C'est pourquoi l'adresse du pilote n'est point remarquée dans la bonace comme dans la tempête. Dans la bonace, il entre au port sans que personne l'admire, le loue, y prenne garde; mais quand les cordages tendus font des sifflements, que le mât plie, que le gouvernail gémit, c'est alors qu'on s'écrie sur l'habileté du pilote, et qu'on le compare aux dieux de la mer. Pourquoi ce discours? C'est qu'il me semble que vous avez remarqué, dans mes écrits, quelques endroits que vous croyez enflés, et que je croyais sublimes; qui vous paraissent téméraires, et à, moi hardis; que vous traitez de superflus, et moi de pleins. Il y a bien de la différence que vos notes tombent sur des choses remarquables, ou sur des choses défectueuses. Chacun est frappé de tout ce qui a de l'élévation ou de la saillie; mais on a besoin d'un discernement délicat pour juger si c'est magnificence ou fausse grandeur, hauteur régulière ou hauteur monstrueuse. Et pour consulter d'abord Homère, qui peut ignorer comment il sait prendre un style tantôt noble, tantôt simple? "La terre s'en ébranle, et l'Olympe en mugit". Dans un autre endroit : "Et, comme des torrents qui tombent des montagnes, Remplissent les vallons, inondent les campagnes". Mais il faut une balance et un poids bien justes pour connaître si ces choses sont énormes et incroyables, ou magnifiques et divines. Ce n'est pas que je m'imagine avoir dit ou pouvoir dire rien de semblable; je ne suis pas si extravagant : je veux seulement faire entendre qu'il faut s'abandonner quelquefois à l'éloquence, et ne pas renfermer, dans un trop petit cercle, les mouvements impétueux d'un grand génie. Mais, dit-on, il y a une grande différence entre les poètes et les orateurs. Comme si effectivement Cicéron était moins hardi! Je ne m'arrête point à en rapporter de preuves, car, à son égard, il n'y a pas à douter; mais Démosthène lui-même, cette règle et ce modèle du parfait orateur, se contraint-il et se modère-t-il beaucoup, lorsqu'il dit ce qui est si connu - "O hommes. perfides, adulateurs et pestes publiques!" Et encore : "Car je n'ai pas, fortifié cette ville avec de la pierre ou de la brique ..." Et peu après : "J'ai proposé tout ceci pour la défense de l'Attique, et je vous ai indiqué toutes les ressources que pouvait suggérer la prudence". Et ailleurs: "Pour moi, messieurs, je crois, et je le jure par les dieux immortels, que ces heureux succès l'ont enivré". Mais qu'y a-t-il de plus hardi que cet emportement si beau et si long? "Car une cruelle maladie désole la Grèce ..." Que dire de cet endroit plus court, mais où il n'a pas moins de hardiesse? "Alors les sifflements du superbe Python, qui vous menaçait, ne m'effrayèrent point". Ce que je vais rapporter est du même caractère: "Mais quand le brigandage et le crime élèvent quelqu'un comme Philippe, le premier échec, le premier choc le renversent et le brisent". Cet endroit est à peu près semblable : "Retranché de la société par tous les tribunaux de la ville ..." Et ensuite : "Vous avez renfermé dans votre coeur la pitié que l'on a d'eux ordinairement. Que dis-je! vous l'avez tout à fait étouffée. Ne vous flattez donc pas de trouver une retraite dans des ports que vous avez fermés, et que vous avez remplis d'écueils". Il avait déjà dit : "Je crains qu'il ne semble à quelques-uns que vous prenez plaisir à fortifier le méchant citoyen; car tout méchant homme est toujours faible de lui-même". Et plus bas: "Je ne vois pour lui aucune de ces ressources, aucun asile ouvert: je n'aperçois que précipices, que gouffres, qu'abimes". Ce n'est pas encore assez: "Car je ne pense pas, messieurs, que nos ancêtres aient établi cet ordre dans les jugements, afin de donner moyen aux gens d'un tel caractère de s'y maintenir florissants; mais afin de les contenir, de les punir, d'empêcher que personne ne les imitât et n'eût envie de se porter au crime". Et encore : "Si donc c'est un artisan de toute sorte de méchancetés, s'il en tient boutique ouverte et s'il en trafique ..." Et mille autres pareils, pour passer ceux qu'Eschine appelle des monstres, et non des paroles. Je parle contre moi quand j'observe que ces expressions même lui ont été reprochées; mais voyez, je vous prie, de combien celui qui est critiqué est au-dessus de son censeur, et au-dessus précisément par ces mêmes endroits ! car dans les autres parait sa force, dans ceux-ci sa grandeur. Mais Eschine lui-même a-t-il évité ce qu'il reprend dans Démosthène? Car il faut, messieurs, que l'orateur et la loi tiennent le même langage; mais quand la loi parle d'une manière et l'orateur de l'autre, on doit donner son suffrage à l'équité de la loi, et non à l'impudence de l'orateur. Ailleurs: Il explique ensuite tout le dessein de cacher son vol à la faveur du décret, lorsqu'il y exprime que les députés d'Orée avaient donné les cinq talents, non à vous, mais à Gallias; et afin que vous soyez persuadés que je dis vrai, laissant à part la vaine parade des galères à trois rangs de rames, et toute la pompe de ce décret, lisez. Et dans un autre endroit : Et ne souffrez pas qu'il vous égare dans de vains discours contre le prévaricateur ... Ce qu'il a si fort approuvé, qu'il le répète: Mais, vous tenant fermes sur ce point, écartez tous ces malins discours, et soyez attentifs à l'observer quand il sort de la question. Est-il plus simple et plus modeste, quand il dit: Mais chaque jour vous nous faites de nouvelles plaies, et prenez bien plus de soin du succès de vos harangues que du salut de la république. Il le prend ici sur un bien plus haut ton : Ne chasserez-vous point cette peste commune de la Grèce? et ne vous saisirez-vous point de lui comme d'un pirate qui va en course sur la république flottante ? Et beaucoup d'autres. Je m'attends que vous allez lancer sur quelques endroits de cette lettre les mêmes traits que vous avez lancés sur les ouvrages de ma façon, que j'essaye de justifier. Par exemple, vous n'approuverez point le gouvernail qui gémit, le pilote comparé aux dieux de la mer; car je m'aperçois qu'en voulant excuser ce que vous aviez critiqué, j'y suis retombé. Mais faites main-basse tant qu'il vous plaira, pourvu que, dès maintenant, vous me donniez un jour où nous puissions traiter de vive voix la question tant de vos anciennes que de vos nouvelles critiques : car, ou vous me rendrez moins téméraire, ou je vous rendrai plus hardi. Adieu. [9,27] LETTRE XXVII. PLINE A LATERANUS. J'ai souvent senti, mais jamais tant que ces jours passés, la force, la grandeur, la majesté, la divinité de l'histoire. Quelqu'un avait lu en public une relation très sincère, et en avait réservé une partie pour un autre jour. Plusieurs de ses amis se détachent et viennent le supplier, le conjurer de ne point lire le reste, tant ceux qui n'avaient pas rougi de faire ce qu'ils entendaient rougissaient d'entendre ce qu'ils avaient fait. Il accorda ce qu'on lui demandait, et il le pouvait sans trahir la vérité. Cependant l'histoire demeure aussi bien que l'action, et elle demeurera , et sera lue avec d'autant plus d'empressement, que ce ne sera pas sitôt qu'on le voudrait; car rien ne pique tant la curiosité des hommes que de la suspendre. Adieu. [9,28] LETTRE XXVIII. PLINE A ROMANUS. Enfin j'ai reçu trois de vos lettres à la fois, toutes très polies, pleines d'amitié, et telles que je les devais espérer de vous, surtout après les avoir si longtemps attendues. Par l'une, vous me chargez d'une fort agréable commission, de faire porter vos lettres à Plotine, cette femme si respectable par ses vertus. Vous serez obéi. Ensuite vous me recommandez Popilius Artémisius. J'ai satisfait dans le moment à ce qu'il souhaitait. Vous me marquez aussi que vos vendanges n'ont pas été heureuses. Notre sort de ce côté-là, quoique nos climats soient fort différents, a été semblable. Par la seconde vous me mandez que tantôt vous dictez, tantôt vous écrivez beaucoup de choses qui me rendent présent à votre esprit. Je vous en remercie, et je vous en remercierais davantage, si vous aviez bien voulu me communiquer ce que vous dictez, ou ce que vous écrivez. Et il y avait de la justice que comme je vous ai fait part de mes écrits, vous me fissiez part des vôtres, même de ceux qui n'ont pas été écrits pour moi. Vous me promettez, en finissant, qu'aussitôt que vous aurez appris le plan de vie que je me suis proposé, vous vous déroberez à toutes vos affaires domestiques pour vous rendre ici. Regardez-vous donc déjà comme engagé et comme lié avec des noeuds qu'il n'est pas possible de rompre. Enfin, dans la dernière, vous m'écrivez que vous avez reçu mon plaidoyer pour Clarius, et qu'il vous a paru plus ample que quand vous me l'avez entendu prononcer. Il est vrai qu'il est plus ample; je l'ai depuis beaucoup augmenté. Vous ajoutez que vous m'avez écrit d'autres lettres un peu plus travaillées. Vous demandez si je les ai reçues : non , je meurs d'envie de les recevoir. Ne manquez donc pas de me les envoyer à la première occasion, avec les intérêts du retardement. Je ne vous les compterai (et je ne le puis à moins) que sur le pied de douze pour cent. Adieu. [2,29] LETTRE XXIX. PLINE A RUSTICUS. Comme il vaut mieux exceller en une chose que d'être médiocre dans plusieurs, aussi vaut-il mieux être médiocre dans plusieurs, lorsqu'on ne peut être excellent dans une seule. C'est ce que j'éprouve; car, dans cette vue, je me suis appliqué à différents genres d'étude, n'osant faire assez de fond sur le progrès que j'ai fait dans aucune en particulier. Quand donc vous lirez divers ouvrages de ma façon, ayez pour chacun l'indulgence que leur nombre vous demande. Est-il juste que, dans les autres arts, le nombre d'ouvrages serve d'excuse; et que pour les lettres, où il est bien plus difficile d'arriver à la perfection, nous établissions une loi plus dure? Mais ne dois-je point vous paraitre ingrat, lorsque je vous prie d'excuser? Car si vous recevez les derniers ouvrages avec la même bonté que les premiers, je dois attendre des éloges, plutôt que de demander grâce. Il me suffit pourtant qu'on me fasse grâce. Adieu. [2,30] LETTRE XXX. PLINE A GÉMINIUS. Vous louez souvent dans vos conversations, et aujourd'hui dans vos lettres, votre ami Nonius, pour sa libéralité envers certaines personnes. Je le loue aussi, pourvu qu'il ne la renferme pas dans ces personnes. Je veux qu'un homme vraiment libéral donne à sa patrie, à ses proches, à ses alliés, à ses amis; mais à ses amis qui sont dans le besoin, et non comme ces gens qui ne donnent jamais tant qu'à ceux qui peuvent donner le plus. Ce n'est pas là, selon moi, répandre son bien : c'est, avec des présents qui cachent l'hameçon et la glu, dérober le bien d'autrui. Il y a des personnes d'un caractère semblable, qui ne donnent à l'un que ce qu'ils enlèvent à l'autre, et qui vont à la réputation de libéralité par l'avarice. La première règle, c'est d'être content de ce que l'on a; après cela d'embrasser, comme dans un cercle , selon l'ordre que la société prescrit, tous ceux qui ont besoin de protection et d'assistance. Si votre ami suit ces règles, on ne peut trop le louer. S'il en observe seulement quelques-unes, il mérite moins d'éloges, mais il en mérite toujours. Un modèle de libéralité, même imparfait, est aujourd'hui si rare, la fureur d'amasser a tellement saisi les hommes, qu'on dirait qu'ils ne possèdent pas leurs richesses, mais qu'ils en sont possédés. Adieu. [9,31] LETTRE XXXI. PLINE A SARDUS. Depuis que je vous ai quitté, je n'en ai pas moins été avec vous. J'ai lu votre livre, et, pour ne vous point mentir, j'ai lu particulièrement les endroits où vous parlez de moi, et dans lesquels vous vous êtes infiniment étendu. Quelle abondance! quelle variété ! Combien, sur un même sujet, de choses qui, sans être les mêmes, ne sont pourtant pas différentes ? Mêlerai-je mes éloges à mes remerciements? Je ne puis assez dignement m'acquitter ni de l'un, ni de l'autre; et si je le pouvais, je craindrais qu'il n'y eût de la vanité à vous louer d'un ouvrage dont je vous remercierais. J'ajouterai seulement que tout m'a paru d'autant plus parfait, qu'il m'était plus agréable; et qu'il m'a été d'autant plus agréable, qu'il était plus parfait. Adieu. [9,32] LETTRE XXXII. PLINE A TITIEN. Que faites-vous? Que prétendez-vous faire dans la suite? Pour moi , je mène une vie très délicieuse, c'est-à-dire très oisive. De là vient que je ne veux point écrire de longues lettres, mais que j'aime fort à en lire. Je donne l'un à mon indolence, l'autre à mon oisiveté; car rien n'est si paresseux qu'un homme indolent, et rien de si curieux qu'un homme oisif. Adieu. [9,33] LETTRE XXXIII. PLINE A CANINIUS. J'ai découvert un sujet de poème. C'est une histoire, mais qui a tout l'air d'une fable. Il mérite d'être traité par un homme comme vous, qui ait l'esprit agréable, élevé, poétique. J'en ai fait la découverte à table, où chacun contait à l'envi son prodige. L'auteur passe pour très fidèle, quoiqu'à vrai dire, qu'importe la fidélité à un poète? Cependant c'est un auteur tel, que vous ne refuseriez pas de lui ajouter foi, si vous écriviez l'histoire. Près de la colonie d'Hippone, qui est en Afrique sur le bord de la mer, on voit un étang navigable, d'où sort un canal qui, comme un fleuve, entre dans la mer, ou retourne à l'étang même, selon que le flux l'entraîne ou que le reflux le repousse. La pêche, la navigation, le bain, y sont des plaisirs de tous les âges, surtout des enfants, que leur inclination porte au divertissement et à l'oisiveté. Entre eux, ils mettent l'honneur et le mérite à quitter de plus loin le rivage; et celui qui s'en éloigne le plus, et qui devance tous les autres, en est le vainqueur. Dans cette sorte de combat, un enfant plus hardi que ses compagnons s'étant fort avancé, un dauphin se présente, et tantôt le précède, tantôt le suit, tantôt tourne autour de lui; enfin charge l'enfant sur son dos, puis le remet à l'eau; une autre fois le reprend, et l'emporte tout tremblant, d'abord en pleine mer; mais peu après il revient à terre, et le rend au rivage et à ses compagnons. Le bruit s'en répand dans la colonie. Chacun y court, chacun regarde cet enfant comme une merveille; on ne peut se lasser de l'interroger, de l'entendre, de raconter ce qui s'est passé. Le lendemain, tout le peuple court au rivage. Ils ont tous les yeux sur la mer, ou sur ce qu'ils prennent pour elle; les enfants se mettent à la nage, et parmi eux celui dont je vous parle, mais avec plus de retenue. Le dauphin revient à la même heure, et s'adresse au même enfant. Celui-ci prend la fuite avec les autres. Le dauphin, comme s'il voulait le rappeler et l'inviter, saute, plonge, et fait cent tours différents. Le jour suivant, celui d'après, et plusieurs autres de suite, même chose arrive, jusqu'à ce que ces gens, nourris sur la mer, se font une honte de leur crainte. Ils approchent le dauphin, ils l'appellent, ils se jouent avec lui, ils le touchent, il se laisse manier. Cette épreuve les encourage, surtout l'enfant qui le premier en avait couru le risque ; il nage auprès du dauphin, et saute sur son dos. Il est porté et rapporté; il se croit reconnu et aimé, il aime aussi; ni l'un ni l'autre n'a de peur, ni n'en donne. La confiance de celui-là augmente, et en même temps la docilité de celui-ci ; les autres enfants même l'accompagnent en nageant, et l'animent par leurs cris et par leurs discours. Avec ce dauphin en était un autre (et ceci n'est pas moins merveilleux), qui ne servait que de compagnon et de spectateur. Il ne faisait, il ne souffrait rien de semblable; mais il menait et ramenait l'autre, comme les enfants menaient et ramenaient leur camarade. Il est incroyable (mais pourtant il n'est pas moins vrai que tout ce qui vient d'être dit) que ce dauphin, qui jouait avec cet enfant, et qui le portait, avait coutume de venir à terre, et qu'après s'être séché sur le sable, lorsqu'il venait à sentir la chaleur, il se rejetait à la mer. Il est certain qu'Octavius Avitus, lieutenant du proconsul, emporté par une vaine superstition, prit le temps que le dauphin était sur le rivage, pour faire répandre sur lui des parfums, et que la nouveauté de cette odeur le mit en fuite et le fit sauver dans la mer. Plusieurs jours s'écoulèrent depuis sans qu'il parût. Enfin il revint, d'abord languissant et triste ; et peu après, ayant repris ses premières forces, il recommença ses jeux et ses tours ordinaires. Tous les magistrats des lieux circonvoisins s'empressaient d'accourir à ce spectacle. Leur arrivée et leur séjour engageaient cette ville, qui n'est pas déjà trop riche, à de nouvelles dépenses, qui achevaient de l'épuiser. Ce concours de monde y troublait d'ailleurs et y dérangeait tout. On prit donc le parti de tuer secrètement le dauphin qu'on venait voir. Avec quels sentiments ne pleurerez-vous point son sort! avec quelles expressions, avec quelles figures n'enrichirez vous point, ne relèverez-vous point cette histoire, quoiqu'il ne soit pas besoin de votre art pour l'augmenter ou l'embellir, et qu'il suffise de ne rien ôter à la vérité? Adieu. [9,34] LETTRE XXXIV. PLINE A TRANQUILLE. Tirez-moi d'un embarras. J'apprends que je lis mal les vers. Pour les harangues, je les lis assez bien, et de là vient que je réussis moins à la lecture des poésies. J'ai donc envie d'essayer d'en faire lire par mon affranchi quelques-unes dont je veux donner la lecture à mes amis; ce que j'ai choisi lui est même familier. Je sais qu'il ne lira pas parfaitement, mais ce sera toujours beaucoup mieux que moi, pourvu qu'il ne se trouble pas; car il est aussi nouveau lecteur que moi nouveau poète. Ce qui m'embarrasse, c'est le personnage qu'il me faudra faire pendant qu'il lira. Dois-je demeurer assis, les yeux baissés, muet, et comme un homme qui n'est là que pour, entendre? ou bien dois-je, comme font quelques-uns, accompagner de l'oeil, de la main, d'un petit bruit, ce qu'il lira? Mais je ne sais pas mieux battre la mesure que lire. Je vous le répète donc, tirez-moi d'embarras, et m'écrivez sincèrement s'il vaut encore mieux lire très mal, que de faire ou ne pas faire ce que je vous dis. Adieu. [9,35] LETTRE XXXV. PLINE A APPIUS. J'ai reçu le livre que vous m'avez envoyé; je vous en remercie. Il m'a trouvé dans une conjoncture où je suis accablé d'affaires, et, par cette raison, je ne l'ai pas encore lu, quoique d'ailleurs on ne puisse en avoir plus d'envie. Mais je dois ce respect aux belles-lettres et à vos écrits, de croire que je ne pourrais, sans une espèce d'irréligion, en approcher avec un esprit qui ne serait pas entièrement dégagé. J'approuve fort votre application à retoucher vos écrits : cette exactitude a pourtant ses bornes. Trop polir, c'est plutôt affaiblir que perfectionner une pièce. D'ailleurs, cela détourne de ceux qu'on entreprendrait. Ainsi, cette délicatesse excessive n'achève point nos anciens ouvrages, et nous empêche d'en commencer de nouveaux. Adieu. [9,36] LETTRE XXXVI. PLINE A FUSCUS. Vous demandez comment je règle ma journée en été dans ma terre de Toscane? Je m'éveille quand je puis, d'ordinaire à sept heures, quelquefois auparavant, et rarement plus tard. Je tiens mes fenêtres fermées, car le silence et les ténèbres soutiennent l'esprit, qui, n'étant point dissipé par des objets qui le peuvent emporter demeure libre et tout entier. Je ne veux pas assujettir mon esprit à mes yeux, j'assujettis mes yeux à mon esprit; car ils ne voient que ce qu'il voit, tant qu'ils ne sont pas distraits par autre chose. Si j'ai quelque ouvrage commencé, je m'en occupe; je range jusqu'aux paroles, comme si j'écrivais et corrigeais, tantôt plus, tantôt moins, selon que je me trouve plus ou moins de facilité à composer et à retenir. J'appelle un secrétaire, je fais ouvrir les fenêtres, et je dicte ce que j'ai composé. Il s'en retourne, je le rappelle encore une fois, et je le renvoie. Dix ou onze heures venues (car cela n'est pas toujours si juste et si réglé), je me lève; et, selon le temps qu'il fait, je me promène dans une allée ou dans une galerie, et j'achève ou je dicte le reste de ce que je me suis proposé. Ensuite je monte dans une chaise; et là , mon attention s'étant ranimée par le changement, je continue à faire ce que j'avais commencé pendant que j'étais couché ou que je me promenais. Ensuite je dors un peu, puis je me promène : après je lis à haute voix quelque harangue grecque ou latine, non tant pour me fortifier la voix que la poitrine, quoique la voix elle-même ne laisse pas d'y gagner. Je me promène encore une fois; on me frotte d'huile, je fais quelque exercice ; je me baigne. Pendant le repas, si je mange avec ma femme ou avec un petit nombre d'amis, on lit un livre. Au sortir de la table vient quelque comédien, ou quelque joueur de lyre. Après quoi je me promène avec mes gens, parmi lesquels il y en a de fort savants. On passe ainsi, jusqu'au soir, à parler de choses différentes, et le jour le plus long se trouve tout d'un coup fini. Quelquefois je dérange un peu cet ordre. Car si j'ai demeuré au lit, ou si je me suis promené longtemps, après mon sommeil et ma lecture, je ne me sers point de ma chaise; et, pour en être plus tôt quitte, je monte à cheval, et je vais plus vite. Mes amis me viennent voir des lieux voisins, me prennent une partie du jour, et quelquefois me délassent par une diversion faite à propos. Je chasse en d'autres temps, mais jamais sans mes tablettes, afin que si je ne prends rien, je ne laisse pas de remporter quelque chose. Je donne aussi quelques heures à mes fermiers, trop peu à leur avis ; mais leurs plaintes rustiques ne servent qu'à me donner plus de goût pour les lettres et pour les occupations de la ville. Adieu. [9,37] LETTRE XXXVII. PLINE A PAULIN. Vous n'êtes pas de caractère à exiger de vos amis, et contre leurs intérêts, ces sortes de devoirs qui ne sont que de cérémonie; et je ne vous aime pas assez peu pour craindre que vous ne jugiez mal de moi, si je manque à vous rendre visite dès le premier jour de votre consulat. Je suis ici retenu par la nécessité de trouver des fermiers; il s'agit de mettre des terres en valeur pour longtemps, et de changer tout le plan de leur régie : car, les cinq dernières années, mes fermiers sont demeurés fort en reste, malgré les grandes remises que je leur ai faites. De là vient que la plupart négligent de payer à compte, dans le désespoir de se pouvoir entièrement acquitter. Ils arrachent même et consument tout ce qui est déjà sur terre, persuadés que ce ne serait pas pour eux qu'ils épargneraient. Il faut donc aller au-devant d'un désordre qui augmente tous les jours, et y remédier. Le seul moyen de le faire, c'est de ne point affermer en argent, mais en espèces à partager dans la récolte avec le fermier, et de préposer quelques-uns de mes gens pour avoir l'oeil sur la culture des terres, pour exiger ma part dans les fruits, et pour les garder. D'ailleurs, il n'est nul genre de revenu plus juste que celui qui nous vient de la fertilité de la terre, de la température de l'air et de l'ordre des saisons. Cela demande des gens sûrs, vigilants, et en nombre. Je veux pourtant essayer et tenter, comme dans une maladie invétérée, tous les secours que le changement de remèdes nous pourra donner. Vous voyez que ce n'est pas pour mon plaisir que je m'abstiens d'assister à votre installation dans le consulat. Je vous promets pourtant d'en célébrer le jour par mes voeux, par ma joie, par tous les sentiments que je vous dois, et comme si j'étais présent. Adieu. [9,38] LETTRE XXXVIII. PLINE A SATURNIN. Si je loue notre ami Rufus, ce n'est point pour vous plaire, mais parce qu'il en est très digne. J'ai lu son livre, qui m'a paru excellent et achevé. Ma tendresse, pour l'auteur m'a fait trouver de nouveaux agréments dans l'ouvrage. J'en ai pourtant fait un jugement sain; car il ne faut pas croire que ceux-là seuls jugent bien, qui ne lisent qu'avec des intentions malignes. Adieu. [9,39] LETTRE XXXIX. PLINE A MUSTIUS. Je me vois obligé, par l'avis des aruspices, de rétablir et d'augmenter un temple de Cérès qui se trouve dans mes terres. Il est vieux et petit, d'ailleurs très fréquenté un certain jour de l'année; car le treizième de septembre, il s'y rend, de tous les pays d'alentour, un très grand peuple. On y traite beaucoup d'affaires, on y acquitte beaucoup de voeux. Mais, près de là, l'on ne trouve aucun abri contre le soleil ou contre la pluie. Je m'imagine donc que je ne montrerai pas moins de piété que de magnificence, si j'ajoute de grandes galeries à un somptueux temple que je ferai bâtir; l'une à l'honneur de la déesse, les autres à l'usage des hommes. Je vous prie donc de m'acheter quatre colonnes de marbre, de telle espèce qu'il vous plaira, et tout le marbre qui peut être nécessaire pour paver le temple et en incruster les murs. Il faut aussi avoir une statue de la déesse. Le temps a mutilé celle de bois que l'on y avait anciennement placée. Quant aux galeries, je n'imagine rien que nous devions faire venir des lieux où vous êtes, si ce n'est un dessein convenable à la situation du lieu. Il n'est pas possible de les bâtir autour du temple, car il est environné d'un côté par le fleuve, dont les rives sont fort escarpées, de l'autre par le grand chemin. Au delà du chemin est une très vaste prairie, où il me semble qu'on pourrait fort bien élever les galeries à l'opposite du temple, si ce n'est que vous ayez à me proposer quelque chose de mieux, vous dont l'art sait si bien surmonter les obstacles que lui oppose la nature. Adieu. [9,40] LETTRE XL. PLINE A FUSCUS. Vous me mandez que la lettre où je vous écris de quelle manière je règle ma journée en été dans ma maison de Toscane, vous a fait beaucoup de plaisir. Vous souhaitez savoir ce que je change à cet ordre en hiver, quand je suis en Laurentin? Rien, si ce n'est que je me retranche le sommeil de midi, et que je prends beaucoup sur la nuit, soit avant que le jour commence, soit après qu'il est fini. S'il survient quelque affaire pressante, comme il arrive souvent pendant l'hiver, je congédie, après le repas, le comédien et le joueur de lyre; mais je revois ce que j'ai dicté; et en corrigeant souvent, sans rien écrire, j'exerce d'autant ma mémoire. Vous voilà instruit de mon régime d'hiver et d'été ; vous y pouvez ajouter encore de l'automne et du printemps. Comme dans ces saisons je ne perds rien du jour, aussi je ne gagne rien sur la nuit. Adieu.