[1,0] LIVRE PREMIER [1,1] I. - C. PLINE SALUE SON CHER SEPTICIUS. Vous m'avez souvent engagé à recueillir les lettres auxquelles j'aurais donné un peu plus de soin, et à les publier. Je les ai recueillies, non d'après l'ordre chronologique (car ce n'est pas une histoire que je compose), mais au hasard de la rencontre. Espérons que nous n'aurons pas à nous repentir, vous de votre conseil, moi de mon acquiescement. Dans ce cas, je devrai rechercher celles qui restent dispersées et, si j'en compose quelques autres, ne pas les détruire. Adieu. [1,1] II. - C. PLINE SALUE SON CHER ARRIANUS. Comme je prévois que vous tarderez à revenir, je vous adresse l'ouvrage que je vous avais promis dans mes lettres précédentes. Je vous prie de le lire et de le corriger selon votre habitude, et cette fois d'autant plus librement que je crois n'avoir jamais écrit avec une telle émulation. J'ai en effet tenté d'imiter Démosthène, votre auteur de prédilection, et Calvus, devenu depuis peu le mien; mon imitation se borne d'ailleurs au style; car, pour atteindre à la puissance de si grands écrivains, "rares sont les favoris des dieux ---" qui le peuvent. Mon sujet lui-même, soit dit sans prétention, ne répugnait pas à cette rivalité; il exigeait une véhémence oratoire presque continuelle, qui m'a réveillé de la longue paresse, où je m'endormais, si tant est que je puisse être réveillé. Je n'ai pas cependant dédaigné tout à fait les fleurs de notre Cicéron, toutes les fois que j'étais invité à m'écarter légèrement de mon chemin pour en cueillir quelqu'une qui se présentait à propos. Je cherchais la force, non l'ennui. N'allez pas supposer surtout que j'use de cette exception pour obtenir votre indulgence. Car, afin de mieux aiguiser votre critique, je vous avouerai que mes amis et moi nous ne sommes pas hostiles à l'idée de la publication, si du moins vous voulez bien apporter votre caillou blanc à notre hésitation. Il faut bien que je publie quelque chose, et fasse le ciel que ce soit de préférence ce qui est prêt ! (Voilà le voeu de ma paresse 1) Quant aux motifs de cette publication, j'en ai plusieurs, dont le principal est que mes premiers écrits donnés au public, sont encore dans toutes les mains, quoiqu'ils aient perdu le charme de la nouveauté, si cependant les libraires ne flattent pas mes oreilles. Mais qu'ils me flattent tant. qu'ils voudront, si leurs mensonges me rendent mes études plus chères. Adieu. [1,3] III. - PLINE SALUE SON CHER CANINIUS RUFUS. Que devient Côme, vos délices et les miennes? Que devient cette charmante villa de la banlieue? Et ce portique où règne un éternel printemps? Et cet épais ombrage de platanes? Et ce canal dont les eaux vertes ont la limpidité des pierreries? Et ce bassin en contre-bas qui en recueille les eaux? Et cette allée pour la promenade en litière, au sol à la fois souple et ferme? Et cette piscine inondée de soleil à l'intérieur et à l'extérieur? Et ces salles à manger, l'une pour les réceptions nombreuses, l'autre pour l'intimité? Et ces chambres pour la sieste ou pour le sommeil? ces lieux ont-ils le bonheur de vous retenir et de vous posséder tour à tour? Ou bien, selon votre habitude, l'obligation de visiter vos domaines vous contraint-elle à les quitter par de fréquents voyages? S'ils vous retiennent, vous êtes le plus heureux des mortels. Sinon, un homme comme il y en a tant. Que ne confiez-vous à d'autres, il en est temps enfin, ces soucis bas et mesquins, pour vous adonner aux lettres dans cette retraite paisible et profonde? Quels que soient vos affaires, vos loisirs, votre labeur, vos délassements, consacrez-leur vos veilles, votre sommeil même. Ciselez, polissez une oeuvre qui vous appartienne pour toujours. Tous vos autres biens, après vous, changeront mille fois de maîtres, mais la gloire littéraire, du jour où vous l'aurez acquise, ne cessera jamais d'être à vous. Je sais à quelle âme, à quelle intelligence je m'adresse. Tâchez seulement d'avoir pour vous l'estime que vous témoignera le public, si vous l'accordez à vous-même. Adieu. [1,4] IV. - C. PLINE SALUE SA BELLE-MÈRE POMPEIA CÉLÈRINA. Que de délices dans vos villas d'Ocriculum, de Narni, de Carsules, de Pérouse ! Mais à Narni, j'ai trouvé même un bain ! Une seule lettre de moi (car il n'est plus besoin des vôtres), et encore courte et ancienne me procure toutes ces attentions. Vraiment, mon bien est moins à moi que le vôtre; il y a pourtant cette différence que vos serviteurs m'accueillent avec plus de prévenances et d'empressement que les miens. Peut-être serez-vous traitée ainsi vous-même, si un jour vous usez de mon hospitalité. Ce que je souhaite de tout coeur, d'abord pour que vous jouissiez de mes biens comme moi des vôtres, ensuite pour que mes gens se secouent enfin, car ils s'habituent à m'attendre avec une insouciance voisine du laisser aller. Tel est le sort des maîtres indulgents; leurs gens perdent à la longue toute crainte. La nouveauté ranime leur zèle; ils s'efforcent de gagner l'approbation de leur maître par leur empressement envers ses hôtes plutôt qu'envers lui-même. Adieu. [1,5] V. - C. PLINE SALUE SON CHER VOCONIUS ROMANUS. Avez-vous vu personne de plus craintif, de plus humble que M. Regulus depuis la mort de Domitien, sous lequel il avait commis des crimes non moindres que sous Néron, mais plus cachés? Il s'est avisé de craindre que je ne fusse irrité contre lui; il n'avait pas tort, j'étais irrité. Il avait aidé à la condamnation de Rusticus Arulenus, il avait triomphé de sa mort, au point de lire en public et de répandre un libelle où il s'acharne sur Rusticus et va jusqu'à l'appeler « singe des stoïciens » et aussi « esclave marqué du stigmate de Vitellius ». Vous reconnaissez là l'éloquence de Régulus. Il avait déchiré Hérennius Sénécio avec un tel excès de violence que Mettius Carus lui dit : « Que ne laissez-vous mes morts en paix? Me voyez-vous insulter à Crassus ou à Camerinus? » Tous deux avaient été accusés par Regulus sous Néron. Voilà ce dont il pensait que j'étais indigné; aussi ne m'avait-il pas invité à la lecture de son libelle. De plus, il se rappelait à quel danger capital il m'avait exposé moi-même devant les centumvirs. Je plaidais pour Arrionilla, femme de Timon, à la prière d'Arulenus Rusticus; Régulus était contre elle. Je m'appuyais, moi, dans une partie de la cause, sur l'opinion du vertueux Mettius Modestus : il était alors en exil, envoyé dans un lieu reculé par Domitien. Voilà que tout à coup Régulus me dit : « Je vous demande, Secundus, quelle opinion vous avez de Modestus?» Vous voyez le péril, si j'avais répondu « bonne », le déshonneur, si je répondais « mauvaise ». Je ne puis dire qu'une chose, c'est qu'en ce moment les dieux me secoururent. « Je répondrai, lui dis-je, si c'est la question soumise au jugement des centumvirs. » Il répète : « Je vous demande votre opinion sur Modestus? » Je continue : « D'ordinaire les témoins sont interrogés sur les accusés, non sur les condamnés. » Pour la troisième fois, il reprend : « Je ne vous demande plus votre opinion sur Modestus, mais sur son attachement au prince. » - «Vous voulez savoir mon opinion? dis-je. Eh bien, je crois qu'il n'est pas même permis d'interroger sur la chose jugée. » Il se tut. Je recueillis des louanges et des félicitations pour n'avoir ni porté atteinte à ma réputation par quelque réponse utile peut-être, mais déshonorante, ni laissé prendre ma sécurité dans les lacets de questions si artificieuses. Et maintenant, épouvanté par la conscience de ses forfaits, il s'attache à Cecilius Celer, puis à Fabius Justus; il les supplie de me réconcilier avec lui; il ne s'en tient pas là : il s'adresse à Spurinna, et en termes suppliants, avec la lâcheté que lui donne la peur : « Voyez, je vous en prie, demain matin Pline chez lui, mais tout à fait de grand matin, car je ne puis pas supporter plus longtemps l'inquiétude où je suis, et obtenez à tout prix qu'il ne m'en veuille plus. » Je venais de m'éveiller; un message de Spurinna : « Je vais chez vous. » - « Non, c'est moi qui vais chez vous. » Nous nous rencontrons sous le portique de Livie, nous rendant l'un chez l'autre. Il me fait part de la mission que lui a confiée Régulus; il y joint ses instances, mais discrètes, comme il convenait à un parfait honnête homme parlant pour celui qui lui ressemblait si peu. « Vous verrez vous-même, lui dis-je, la réponse que vous croirez devoir rapporter à Régulus. Je ne veux pas vous tromper. J'attends Mauricus (il n'était pas encore revenu d'exil); je ne puis donc vous répondre ni dans un sens ni dans l'autre, ayant l'intention de me conformer à ses avis, quoi qu'il décide; car c'est lui dans cette affaire qui doit diriger, et moi suivre. » Peu de jours après, Regulus en personne vint me trouver pendant la cérémonie d'entrée en charge du préteur. Il m'y poursuit et me demande un entretien secret : « Je crains, dit-il, que vous ne gardiez au fond du coeur une parole que, au tribunal des centumvirs, j'ai prononcée un jour, quand je plaidais contre vous et contre Satrius Rufus : « Satrius Rufus, qui ne se pique pas de rivaliser avec Cicéron et qui se contente de l'éloquence de notre siècle --- » - «Je comprends, maintenant, répondis-je, qu'il y avait une intention blessante dans ces paroles, puisque vous l'avouez vous-même; sinon on pouvait les prendre pour un compliment. Je me pique, en effet, ajoutai-je, d'imiter Cicéron, et je ne me contente pas de l'éloquence de notre siècle; car je crois stupide, quand on prend des modèles, de ne pas se proposer les meilleurs; mais, puisque vous vous souvenez de ce procès, comment en avez-vous oublié un autre, dans lequel vous m'avez demandé ce que je pensais de l'attachement de Mettius Modestus pour le prince? » Il pâlit visiblement, malgré sa pâleur ordinaire, et d'une voix hésitante, il dit : « Ce n'est pas à vous que je voulais nuire par cette question, mais à Modestus. » Voyez la cruauté d'un homme qui ne cache pas qu'il a voulu nuire à un exilé. Il ajouta une merveilleuse justification : « Modestus a écrit dans une lettre qui a été lue en présence de Domitien : Regulus, le plus méchant des bipèdes. » Et il est très vrai que Modestus avait écrit la lettre. Là se borna à peu près notre entretien. Je ne voulus pas aller plus loin pour conserver une entière liberté d'action, jusqu'au retour de Mauricus. Il ne m'échappe pas qu'il est difficile de perdre Regulus. Il a de la fortune, du crédit; bien des gens le courtisent, beaucoup plus encore le craignent, sentiment plus fort généralement que l'amour. Mais il n'est pas impossible que quelques secousses violentes ne ruinent cet édifice. Car la faveur dont jouissent les méchants est aussi peu sûre qu'eux-mêmes. Du reste, je le répète, j'attends Mauricus. C'est un homme pondéré, avisé, instruit par une longue expérience qui lui permet de prévoir l'avenir d'après le passé. Pour moi toute décision d'agir ou de rester tranquille sera réglée sur ses instigations. J'ai cru devoir ce récit à notre amitié mutuelle; elle mérite que vous connaissiez non seulement mes actes et mes paroles, mais même tous mes desseins. Adieu. [1,6] VI. - C. PLINE SALUE SON CHER TACITE. Vous allez rire, et à bon droit. Moi, ce Pline que vous connaissez, j'ai pris trois sangliers; oui, moi, et des plus beaux. Vous-même? dites-vous; moi-même, sans toutefois renoncer entièrement à ma paresse et à mon repos. J'étais assis près des filets : j'avais sous la main, non l'épieu ou le dard, mais un stylet et des tablettes. Je méditais et je prenais des notes, pour rapporter du moins mes tablettes pleines, si je revenais les mains vides. Vous n'avez pas lieu de dédaigner cette façon de travailler. On ne saurait croire combien l'esprit est éveillé par le mouvement et l'exercice physique. Et puis ces forêts et cette solitude qui vous entourent et ce grand silence lui-même qu'exige la chasse sont de puissants stimulants de la pensée. Ainsi, quand vous chasserez, vous pourrez emporter, sur ma garantie, avec la pannetière et la gourde, des tablettes aussi. Vous éprouverez que Minerve n'erre pas moins que Diane sur les montagnes. Adieu. [1,7] VII. - C. PLINE SALUE SON CHER OCTAVIUS RUFUS. Voyez à quel comble d'élévation vous me portez, puisque vous m'attribuez la même puissance, le même empire qu'Homère accorde à Jupiter très grand, très bon. "Son père exauça l'un de ses voeux, mais dit non à l'autre". Car je puis moi aussi répondre à votre désir par le même signe d'acquiescement ou de refus. S'il m'est permis en effet, pour vous complaire, de refuser aux habitants de la Bétique l'assistance de mon ministère contre un seul adversaire, la loyauté et la constance de principes, que vous chérissez en moi, ne m'interdisent pas moins de prendre la défense de cet homme contre toute une province, que je me suis attachée autrefois par tant de services, tant de peines, tant de dangers même. Je prendrai donc un moyen terme et, des deux partis entre lesquels vous me demandez de choisir, j'adopterai celui qui satisfera non seulement votre coeur, mais encore votre raison. Je dois considérer moins ce qu'un honnête homme comme vous désire aujourd'hui, que ce qu'il approuvera toujours. J'espère être à Rome vers les ides d'octobre, et confirmer cette promesse de vive voix à Gallus en mon nom et au vôtre. Vous pouvez toutefois dès maintenant lui répondre de mes intentions : "II dit et abaissant ses noirs sourcils, il fit un signe d'assentiment." Pourquoi n'userais-je pas jusqu'au bout avec vous des vers d'Homère, puisque vous ne me permettez pas d'user des vôtres? Pourtant je les attends avec une si vive impatience, qu'un tel salaire serait, je crois, seul capable de me corrompre et de me décider à plaider même contre les habitants de la Bétique. J'allais oublier ce que je devrais le moins oublier : j'ai reçu vos dattes; elles sont excellentes et vont disputer le prix à vos figues et à vos cèpes. Adieu. [1,8] VIII. - C. PLINE SALUE SON CHER POMPÉIUS SATURNINUS. On m'a remis fort à propos votre lettre, où vous me priez instamment de vous envoyer quelque ouvrage de moi, alors que justement j'en avais l'intention. Vous avez donc éperonné un coursier déjà lancé et du même coup vous avez ôté toute excuse à votre paresse et tout Scrupule à ma discrétion. Car j'aurais aussi mauvaise grâce à craindre d'être importun en usant de votre offre, que vous à me traiter de fâcheux, quand je réponds à votre impatience. N'attendez cependant aucune oeuvre nouvelle d'un indolent. Je vais vous demander de reviser le discours, que j'ai adressé à mes compatriotes, le jour de l'inauguration de la bibliothèque que j'ai fondée. Je me souviens que vous y avez fait déjà quelques remarques, mais générales. Je voudrais donc aujourd'hui que votre critique ne s'attachât plus seulement à l'ensemble, mais qu'elle relevât les moindres détails avec ce goût sévère que nous vous connaissons. Nous resterons libres, même après cette correction, de le publier ou de le garder. Peut-être même cet examen attentif fera-t-il pencher notre hésitation pour l'un ou l'autre parti, soit que, à force de revoir l'ouvrage, nous le trouvions indigne de publication, soit que nous l'en rendions digne, à force de le tenter. D'ailleurs mon incertitude actuelle vient moins du style, que de la nature du sujet. Il pèche, semble-t-il, par un peu de gloriole et de vanité; ma modestie en souffrira, quelque réservé et humble qu'en soit le style, parce que je serai contraint de parler et de la libéralité de mes parents et de la mienne. Le pas est dangereux et glissant, lors même que la nécessité nous y engage. Si l'éloge même donné à autrui ne trouve d'ordinaire que des oreilles peu favorables, quelle n'est pas la difficulté d'obtenir qu'un discours où l'on parle de soi ou des siens, ne paraisse pas importun? La vertu toute seule est sujette à l'envie, mais parfois plus encore quand on la glorifie et la vante en public, et les bonnes actions n'échappent au dénigrement et à la malveillance que si elles sont ensevelies dans l'obscurité et le silence. Voilà pourquoi je me demande souvent si c'est pour moi seul que je dois avoir composé cet ouvrage, quel qu'il soit, ou pour d'autres aussi. Ce n'est que pour moi, et la preuve en est que tous les efforts nécessaires à l'exécution d'un tel travail, une fois accomplis, ne gardent plus ni la même utilité ni le même mérite. Et sans aller chercher bien loin des exemples, n'était-il pas très utile pour moi d'expliquer même par écrit les motifs de ma générosité. J'y gagnais d'abord d'arrêter mon esprit sur de nobles pensées; ensuite de me pénétrer de leur beauté par une longue méditation; enfin je me précautionnais contre le repentir, qui accompagne les largesses précipitées; c'était comme une occasion de m'exercer au mépris de la richesse. Car tandis que la nature enchaîne tous les hommes à sa conservation, moi au contraire je me sentais affranchi par cet amour de la libéralité longuement raisonné des entraves ordinaires de l'avarice, et il me semblait que ma munificence serait d'autant plus méritoire que j'y étais entraîné non par le caprice, mais par la réflexion. A ces raisons s'ajoutait celle-ci : j'offrais non des spectacles ou des jeux du cirque, mais des pensions annuelles pour l'entretien d'enfants de naissance libre. Or les plaisirs des yeux ou des oreilles ont si peu besoin d'être recommandés, que l'orateur doit moins exciter que contenir notre passion; mais pour obtenir que quelqu'un affronte de bon gré les ennuis et la peine d'élever des enfants, aux récompenses il faut joindre encore de délicates exhortations. Si les médecins accompagnent de flatteuses paroles les remèdes salutaires, mais peu agréables à prendre, à plus forte raison fallait-il que celui qui songeait à faire à sa ville un don d'une très grande utilité, mais d'une popularité moindre, le présentât paré de toutes les grâces du discours. Surtout il s'agissait d'obtenir que les dons faits à ceux qui avaient des enfants fussent approuvés même par ceux qui n'en avaient pas et que l'honneur accordé à un petit nombre fût attendu et mérité avec patience par les autres. Mais si, à cette époque, quand j'essayais de faire comprendre le but et les avantages de ma donation, je me préoccupais plus de l'utilité publique que de ma vanité privée, je crains aujourd'hui, en publiant mon discours, de paraître guidé moins par l'intérêt d'autrui que par le souci de ma propre gloire. D'autre part je n'oublie pas qu'il y a plus de grandeur d'âme à chercher la récompense de sa vertu dans sa conscience que dans la renommée. La gloire doit être la conséquence, non le but, et, s'il arrive que cette conséquence manque, ce n'est pas parce qu'elle n'a pas obtenu la gloire qu'une action est moins belle. Ceux au contraire qui rehaussent par leurs discours les services qu'ils ont rendus semblent non pas les glorifier, parce qu'ils les ont rendus, mais les avoir rendus pour les glorifier ---. Ainsi une action qui serait magnifique, rapportée par un autre, si elle est racontée par son auteur, n'est plus rien; car les hommes ne pouvant anéantir l'acte même, s'en prennent à sa glorification. De sorte que si votre conduite mérite le silence, ce sont vos actes qu'on blâme, et si elle est digne d'éloges, c'est vous-même qui êtes critiqué, pour ne pas garder le silence. Je suis encore arrêté par un scrupule personnel ce discours, je l'ai prononcé non devant le peuple, mais devant les décurions, non en public, mais dans la curie. Or je crains d'être peu d'accord avec moi-même, alors qu'en parlant j'ai fui l'approbation et les applaudissements de la foule, si je les brigue maintenant par cette publication; et, alors que j'ai mis la porte et les murs du sénat entre le peuple et moi, bien qu'il fût l'intéressé, pour éviter toute apparence de flatterie, si je viens maintenant rechercher, en me jetant pour ainsi dire à leur tête, l'approbation de ceux mêmes à qui ma libéralité n'apporte pas autre chose qu'un exemple. Voilà les motifs de mon hésitation; je me rangerai à votre avis, dont l'autorité me tiendra lieu de raison. Adieu. [1,9] IX. - C. PLINE SALUE SON CHER MINICIUS FUNDANUS. Chose étrange ! Prenez à part chacune des journées passées à la ville, il est ou paraît facile de se rendre compte de son emploi; prenez-en plusieurs et en bloc, le compte n'est plus possible. Demandez à quelqu'un « Qu'avez-vous fait aujourd'hui? » Il va vous répondre « J'ai assisté à une prise de toge virile, j'ai été invité à des fiançailles, à un mariage; un tel m'a demandé ma présence à la fermeture de son testament, un autre mon assistance devant le juge, un autre une consultation d'amis. » Chacune de ces occupations, le jour où l'on s'y est livré, a paru obligée, mais quand on réfléchit que toutes les journées se sont passées de même, on les trouve vides, surtout dans la retraite. On se dit alors : « Que de jours perdus à des futilités. » C'est ce que je me répète dans ma villa des Laurentes, où je lis, où je compose, où je cultive aussi mon corps, dont la vigueur est le soutien de l'esprit. Je n'entends, je ne dis pas une parole que je puisse me repentir d'avoir entendue ou dite. Nul ne déchire devant moi le prochain par des discours malveillants, et de mon côté je ne blâme personne, si ce n'est moi, quand ma composition, ne va pas. Aucune espérance, aucune crainte ne me trouble, nulle rumeur ne m'inquiète; c'est avec moi seul et avec mes livres que je converse. Oh ! l'heureuse existence droite et pure; oh ! la douce, la noble oisiveté, plus belle peut-être que toute activité ! O mer, ô rivage, ô véritable et paisible asile des Muses, combien vous fécondez mon imagination, que de pensées vous m'inspirez. Ainsi donc vous aussi, quittez ce fracas, ce vain mouvement, ces frivoles travaux, à la première occasion, et livrez-vous à l'étude ou même au repos. Il vaut mieux selon le mot si profond à la fois et si spirituel de notre ami Attilius, vivre oisif que s'occuper à des riens. Adieu. [1,10] X. - C. PLINE SALUE SON CHER ATTIUS CLEMENS. Si jamais les belles lettres ont été florissantes dans notre ville, c'est assurément aujourd'hui. Les exemples en sont nombreux et illustres; un seul suffira, celui du philosophe Euphratés. Je l'ai connu en Syrie, où tout jeune je faisais mes premières armes; admis chez lui, je l'ai étudié à fond, et me suis efforcé de gagner son amitié, quoiqu'il n'y eût pas besoin de grands efforts; car il est d'un abord facile, accueillant et plein de la bienveillance qu'il enseigne. Et plût aux dieux que j'eusse répondu à l'espoir qu'il conçut alors à mon sujet, comme il a ajouté, lui, à ses mérites; à moins que je ne les admire davantage aujourd'hui, parce que je les comprends mieux. Et pourtant même à présent je ne les comprends pas assez : car de même qu'on ne peut juger un peintre, un graveur, un modeleur, sans être artiste, de même un sage seul est capable de connaître à fond un sage. Mais autant que je puis en juger, tant de qualités éminentes brillent en. Euphratès, qu'elles frappent et touchent même les moins instruits. Il a de la finesse, de la solidité, de l'élégance dans l'argumentation, et souvent même il atteint à la magnifique élévation et à l'ampleur de Platon. Sa conversation est abondante et variée, insinuante surtout et propre à séduire et entraîner les plus rebelles; ajoutez à cela une haute taille, un beau visage, des cheveux longs, une grande barbe blanche. Ces dehors, quelque fortuits et vains qu'on les juge, n'ajoutent pas moins beaucoup à la vénération qu'on a pour lui. Rien de négligé dans sa tenue, rien de morose dans son air, mais un grand sérieux; son abord inspire le respect, non la crainte; une parfaite pureté de mœurs, une affabilité égale; il poursuit les vices, non les personnes; il ne châtie pas les coupables, mais il les corrige. On suit son enseignement avec une attention avide, et, convaincu déjà par lui, on souhaite qu'il ait encore à vous convaincre. Il a trois enfants, dont deux fils, qu'il a élevés avec le plus grand soin. Son beau-père, Pompéius Julianus, jouit d'une haute réputation pour sa vie entière, mais en particulier parce que, étant lui-même le premier de sa province, parmi les jeunes gens des plus hautes conditions, il choisit comme gendre celui qui l'emportait non par le rang, mais par la sagesse. Mais pourquoi parler plus longuement d'un homme dont il ne m'est plus permis de jouir? Est-ce pour accroître mes regrets de cette privation? Tiraillé par une charge aussi importante que fâcheuse, je siège au tribunal, je vise des requêtes, je fais des comptes, j'écris une foule de lettres fort peu littéraires. Je me plains quelquefois de ces tracas à Euphratès (mais combien rare est ce plaisir !). Lui me console en m'assurant que c'est suivre la vraie philosophie et même la plus haute, que de traiter les affaires publiques, d'instruire les procès, de les juger, d'expliquer les lois et de les appliquer, en un mot de mettre en pratique tout ce que les philosophes enseignent. Mais le seul point sur lequel il ne me persuade pas, c'est que de si médiocres occupations vaillent mieux que de passer mes journées entières avec lui, à l'écouter et à m'instruire. Aussi je vous engage, vous qui êtes libre, dés que vous serez de retour à Rome (et puissiez-vous y revenir plus vite dans ce dessein) à vous en remettre à lui du soin de vous épurer et de vous rendre parfait. Car je n'envie pas à autrui, comme beaucoup font, les avantages dont je suis privé; au contraire j'éprouve un vrai sentiment de plaisir, quand je vois mes amis regorger des biens qui me sont refusés. Adieu. [1,11] XI. - C. PLINE SALUE SON CHER FABIUS JUSTUS. Depuis longtemps je ne reçois plus aucune lettre de vous. « Je n'ai rien à écrire », dites-vous. Et bien, écrivez-moi que vous n'avez rien à écrire, ou même ce simple mot qui servait de début aux lettres d'autrefois : « Si votre santé est bonne, tant mieux; la mienne est excellente. » Cela me suffit, car c'est l'essentiel. Vous croyez que je plaisante? Je vous adresse cette demande très sérieusement. Faites-moi savoir ce que vous devenez, je ne puis supporter de l'ignorer sans la plus vive inquiétude. Adieu. [1,12] XII. - C. PLINE SALUE SON CHER CALESTRIUS TIRO. Je viens de faire une perte cruelle, si ce terme est assez fort pour exprimer le malheur qui nous enlève un si grand homme. Corellius Rufus est mort, et mort de son plein gré, ce qui avive ma douleur. C'est en effet la mort la plus affligeante, que celle dont on ne peut accuser ni la nature ni la fatalité. Car, lorsque nos amis finissent leurs jours par la maladie, nous trouvons tout de même toujours une grande consolation dans la nécessité même; ceux au contraire que nous ravit une mort volontaire, nous laissent une douleur inguérissable parce que nous croyons qu'ils auraient pu vivre longtemps encore. Corellius a été poussé à cette résolution par un motif suprême, qui, aux yeux des philosophes, tient lieu de nécessité, alors qu'il avait toutes sortes de raisons de vivre, une conscience irréprochable, une excellente réputation, un crédit puissant, et de plus, une fille, une femme, un petit-fils, des soeurs, et avec tant d'objets d'affection, de véritables amis. Mais il luttait depuis si longtemps contre une si cruelle maladie, que tous ces avantages offerts par la vie cédèrent devant les raisons de mourir. A trente-deux ans, je l'ai entendu de sa propre bouche il fut saisi de la goutte aux pieds. C'était un legs de son père; car souvent les maladies, comme autre chose, nous sont transmises par une sorte d'héritage. Grâce à la sobriété, et à un régime sévère, il réussit, tant qu'il fut dans la force de l'âge, à vaincre et à mater cette maladie. Tout dernièrement, comme elle s'aggravait avec la vieillesse, il y opposait son énergie morale, quoiqu'il endurât des souffrances atroces et d'insupportables tortures; car désormais le mal n'était plus localisé dans les pieds, mais se portait tour à tour dans tous les membres. J'arrivai un jour chez lui au temps de Domitien, et le trouvai couché dans sa villa de la banlieue. Les esclaves quittèrent la chambre; c'était l'usage chez lui, quand un ami intime entrait; sa femme même, quoique d'une discrétion à toute épreuve, se retirait aussi. Après avoir jeté les yeux autour de lui : « Pour quel motif, dit-il, croyez-vous que je supporte si longtemps ces terribles douleurs? C'est pour survivre, ne serait-ce qu'un jour, à cet infâme brigand. » Si on lui eût donné des forces égales à son courage, il aurait exécuté ce qu'il souhaitait. Le ciel cependant exauça son voeu; alors, satisfait, pensant qu'il pouvait désormais mourir tranquille et libre, il rompit tous les liens nombreux, mais plus faibles, qui le rattachaient à la vie. Les maux empiraient, il tenta de les adoucir par le régime; ils persistaient, son courage l'en délivra. Depuis deux, trois, quatre jours déjà il refusait toute nourriture; sa femme Hispulla m'envoya un ami commun. C. Geminius, porteur de ce triste message : « Corellius a résolu de mourir; il ne se laisse fléchir ni par mes prières, ni par celles de sa fille; il n'y a plus que vous qui puissiez le rattacher à la vie. » Je courus. J'approchais de leur demeure, quand, envoyé encore par Hispulla, Julius Atticus m'annonça que je n'obtiendrais plus rien moi non plus, tant il s'endurcissait dans son obstination. N'avait-il pas dit au médecin qui lui présentait des aliments : « J'ai décidé », parole qui a laissé dans mon coeur autant d'admiration que de regret. Je songe quel ami, quel homme j'ai perdu. Sans doute il avait achevé ses soixante-sept ans, ce qui fait une vie assez longue même pour les plus robustes, je le sais; il s'est libéré de souffrances continuelles, je le sais aussi; il est mort laissant les siens vivants, l'État, qui lui était plus cher que tout, en pleine prospérité, je le sais encore. Et pourtant je le pleure, comme s'il était mort jeune et plein da santé; je le pleure, dussiez-vous m'accuser de faiblesse, comme un deuil personnel. J'ai perdu, oui, j'ai perdu le témoin de ma vie, mon guide et mon maître. Je vous répéterai enfin ce que j'ai dit dans le premier accès de la douleur à mon ami intime Calvisius : «Je crains de vivre désormais avec plus de négligence ». Adressez-moi donc des consolations, non pas celles-ci : « Il était vieux, il était malade », je les connais, mais des consolations nouvelles, puissantes, que je n'aie jamais entendues, jamais lues. Tout ce que j'ai entendu ou lu se présente spontanément à ma pensée, mais se trouve trop faible pour mon immense chagrin. Adieu. [1,13] XIII. - C. PLINE SALUE SON CHER SOSIUS SENECIO. Cette année a produit une abondante moisson de poètes. Dans tout le mois d'avril pas un jour ne s'est passé sans quelque lecture publique. Je me réjouis de voir les lettres fleurir, les talents se montrer et se faire valoir, malgré le peu d'empressement avec lequel on se réuni pour les entendre. La plupart restent assis dans des salles publiques et perdent en causeries le temps qu'ils devraient consacrer à écouter; par intervalles ils font demander si le lecteur est entré, s'il a dit l'introduction, si sa lecture s'avance; à ce moment enfin, et même alors lentement et avec hésitation, ils arrivent; et encore ils ne restent pas jusqu'au bout, mais se retirent avant la fin, les uns en s'esquivant et à la dérobée, les autres franchement et sans façon. Quelle différence, du temps de nos pères ! On raconte qu'un jour l'empereur Claude, se promenant dans son palais entendit des acclamations; il en demanda la cause et, apprenant que c'était une lecture publique faite par Nonianus, il s'y rendit à l'improviste et à la grande surprise du lecteur. Aujourd'hui nos gens les plus oisifs, invités bien à l'avance, et avertis à plusieurs reprises, ou bien ne viennent pas, ou s'ils viennent, c'est pour se plaindre d'avoir perdu un jour, qui justement ne l'a pas été. Il faut accorder d'autant plus de louange et d'estime à ceux dont le goût d'écrire et de lire en public ne se laisse pas rebuter par cette indolence et ce dédain des auditeurs. Pour moi je n'ai refusé ma présence presque à aucun lecteur. La plupart, il est vrai, étaient des amis; car il n'y a à peu prés personne qui aime les lettres sans m'aimer aussi. C'est pour cela que j'ai passé à Rome plus de jours que je n'avais décidé. Je puis maintenant regagner ma retraite et composer quelque écrit que je ne lirai pas en public; je craindrais que ceux dont j'ai écouté les lectures, n'aillent croire que je leur ai, non pas donné, mais prêté mon attention. Car pour le service d'assister aux lectures, comme pour toutes choses, la reconnaissance cesse d'être due, si on la revendique. Adieu. [1,14] XIV. - C. PLINE SALUE SON CHER JUNIUS MAURICUS. Vous me demandez de chercher un mari pour la fille de votre frère; et vous avez raison de vous adresser à moi plutôt qu'à tout autre; vous savez quel respect et quelle affection j'avais voués à ce grand homme, par quels sages conseils il a soutenu ma jeunesse, combien même ses éloges m'ont aidé à paraître aux autres digne d'éloge. Vous ne pouviez me confier une mission plus haute ou plus agréable, et je ne pouvais me charger d'un soin plus honorable que celui de choisir un jeune homme digne de donner naissance aux petits-fils d'Arulenus Rusticus. Ce choix aurait demandé de longues recherches, si nous n'avions Minicius Acilianus tout préparé d'avance, et comme fait exprès. Il a pour moi l'affection confiante d'un jeune homme pour un autre (car il est mon cadet de quelques années), et le respect qu'on accorde à un vieillard, car il veut à son tour tenir de moi l'éducation et les principes, que je dus autrefois à vos leçons. Il est né à Brixia, dans ce pays lointain de notre chère Italie, qui garde et conserve aujourd'hui encore tant de vestiges de la réserve, de la frugalité, et aussi de la simplicité antique. Son père, Minicius Macrinus, se contente de tenir le premier rang dans l'ordre équestre, n'ayant jamais accepté de charge plus haute. Vespasien lui offrit la dignité de sénateur prétorien; il préféra avec la plus grande fermeté un repos honorable, dirai-je à nos brigues ou à nos honneurs? Son aïeule maternelle est Serrana Procula, du municipe de Padoue. Vous connaissez les moeurs de ce pays : et pourtant Serrana est citée par les Padouans mêmes comme un modèle de sévérité. La chance lui a donné aussi pour oncle P. Acilius, homme d'une gravité, d'une sagesse, d'une loyauté presque uniques. Bref vous ne trouverez rien dans toute cette famille, qui ne vous plaise comme cela vous plairait dans la vôtre. Quant à Acilianus, il associe beaucoup de vigueur et d'activité à une extrême modestie. Il a exercé d'une manière très honorable la questure, le tribunat, la préture, et ainsi il vous a dispensé d'avance de l'obligation de les briguer pour lui. Il a un visage noble, auquel un sang généreux donne un teint vivement coloré, et toute sa personne respire la distinction d'un homme libre avec la dignité d'un sénateur. Ces qualités, selon moi, ne sont point à dédaigner; elles sont en quelque sorte la récompense due à la pureté d'une jeune fille. Je n'ose pas ajouter que le père a une ample fortune; car lorsque je me représente votre caractère à vous, pour qui je cherche un gendre, je pense qu'il ne faut pas parler de fortune; mais quand j'envisage les moeurs actuelles et même les lois de l'État, qui veulent qu'on regarde avant tout les revenus des citoyens, ce point non plus ne me paraît pas négligeable. Et vraiment celui qui songe à être père et père de plusieurs enfants, doit aussi tenir compte de la fortune dans le choix d'un parti. Vous croyez peut-être que mon amitié trop indulgente vante plus que de raison les faibles mérites du jeune homme. Mais je vous donne ma parole que vous trouverez beaucoup plus que je ne vous promets. Je chéris certes ardemment ce jeune homme, comme il le mérite, mais c'est justement l'aimer encore, que de ne pas l'accabler sous les éloges. Adieu. [1,15] XV. - C. PLINE SALUE SON CHER SEPTIGIUS CLARUS. Eh bien vous ! vous acceptez une invitation à dîner et vous ne venez pas ! Voici la sentence : vous paierez la dépense jusqu'au dernier sou, et elle n'est pas petite. On avait préparé pour chaque convive une laitue, trois escargots, deux oëufs, un gâteau d'épeautre avec du vin miellé et de la neige (car vous la compterez aussi, ou plutôt vous la compterez avant tout le reste, car elle s'est perdue sur le plateau), des olives, des betteraves, des concombres, des oignons, et mille autres mets aussi délicats. Vous auriez entendu un comédien, ou un lecteur, ou un joueur de lyre, ou même, admirez ma générosité, tous ces artistes. Mais vous avez préféré, chez je ne sais qui, des huîtres, de la fressure, des oursins, et des danseuses de Gadès. Vous en subirez le châtiment, je ne dis pas lequel. Vous avez été cruel : vous avez privé d'un grand plaisir, vous peut-être, moi certainement, mais tout de même vous aussi. Combien nous aurions plaisanté, ri, parlé littérature ! Vous pouvez trouver chez beaucoup d'autres des festins plus magnifiques, nulle part plus de gaieté, plus de franchise, plus d'abandon. Bref, essayez, et si après, vous ne refusez pas les autres invitations, je consens que vous refusiez toujours les miennes. Adieu. [1,16] XVI. - C. PLINE SALUE SON CHER ERUCIUS. J'aimais déjà Pompéius Saturninus (je parle de notre ami) et je vantais son talent, même avant d'en connaître toute la variété, la souplesse, l'étendue. Mais maintenant il a mainmise sur moi, me tient, me possède tout entier. Je l'ai entendu plaider avec autant d'élégance et d'éclat que de force et de véhémence, soit dans des discours préparés soit dans des improvisations. On y trouve des traits justes et fréquents, une période pleine et noble, des mots harmonieux et dans le goût des anciens. Toutes ces beautés ont un charme merveilleux, quand elles coulent dans un débit impétueux comme un torrent, et le conservent, quand on les relit à loisir. Vous aurez la même impression que moi, quand vous aurez entre les mains ses discours; vous ne craindrez pas de les comparer aux plus beaux des anciens, avec lesquels il rivalise. Il est aussi historien et là il vous plaira encore mieux par la brièveté, la clarté, le charme, souvent même par l'éclat et l'élévation de ses récits. En effet il garde dans les harangues de ses personnages les mêmes qualités que dans ses plaidoyers, mais avec quelque chose de plus sobre, de plus concis, de plus ramassé. Il fait en outre des vers, dignes de ceux de Catulle, ou de Calvus, oui, réellement dignes de ceux de Catulle ou de Calvus. Que de grâce, de douceur, d'amertume, d'amour. Il mêle parfois, mais à dessein, aux vers doux et faciles, quelques vers un peu durs, à l'imitation encore de Catulle ou de Calvus. Dernièrement il m'a lu des lettres, disant qu'elles étaient de sa femme. J'ai cru lire du Plaute ou du Térence en prose. Qu'elles soient de sa femme, ainsi qu'il l'affirme, ou de lui, ce qu'il nie, il mérite la même gloire, soit pour avoir écrit ces lettres admirables, soit pour avoir su donner à sa femme, qu'il a épousée, si jeune, tant de culture et de finesse. Aussi ne me quitte-t-il pas de tout le jour; je le lis avant de composer, après avoir composé, quand je me délasse, et il ne me semble jamais le même. Faites-en autant, je vous y invite et vous le conseille. Faut-il que ses oeuvres souffrent de ce que l'auteur est vivant? Quoi ! s'il avait brillé dans un temps que nous n'eussions pas connu, nous rechercherions ses livres et même ses portraits; et, parce qu'il vit au milieu de nous, nous laissons languir sa réputation et sa gloire, comme si nous en étions fatigués. Il est sot et injuste de ne pas admirer un homme si digne d'admiration, parce qu'on a le bonheur de le voir, de lui parler, de l'entendre, de l'embrasser, et non seulement de le louer, mais encore de l'aimer. Adieu. [1,17] XVII. - C. PLINE SALUE SON CHER CORNELIUS TITIANUS. Il reste encore aux hommes quelque souci de la fidélité et du dévouement; on en voit qui tiennent le rôle d'amis même envers des morts. Titinius Capito a obtenu de notre empereur la permission d'élever sur le forum une statue à L. Silanus. Il est beau et tout à fait digne d'éloges d'user de l'amitié du prince dans un tel but, et d'éprouver l'étendue de son crédit en honorant les autres. Capito s'est fait une habitude de glorifier les grands hommes. On ne saurait croire avec quelle vénération, avec quel amour il garde chez lui, ne pouvant les voir ailleurs, les portraits des Brutus, des Cassius, des Catons. Il pare aussi de très beaux vers la vie de nos hommes illustres; croyez-moi, celui-là abonde en mérites de toute sorte, qui aime à ce point ceux d'autrui. L. Silanus a reçu l'honneur qui lui était dû et Capito, en lui assurant l'immortalité, a préparé la sienne propre. Il n'est pas en effet plus beau et plus glorieux d'avoir sa statue sur le forum du peuple romain que d'y en élever une à autrui. Adieu. [1,18] XVIII. - C. PLINE SALUE SON CHER SUÉTONE. Vous m'écrivez qu'épouvanté par un songe, vous craignez quelque insuccès dans votre plaidoyer. Vous me priez de demander un délai et de vous excuser pour quelques jours ou du moins pour le lendemain. C'est difficile mais j'essayerai: "Car c'est de Zeus que nous viennent les songes". Cependant il importe de savoir si d'ordinaire l'événement est conforme ou contraire à vos rêves. En me rappelant un des miens, il me semble que le vôtre, qui vous effraie, vous prédit un brillant plaidoyer. Je m'étais chargé de la cause de Junius Pastor, lorsque dans mon sommeil je crus voir ma belle-mère se jeter à mes genoux et me conjurer de ne pas plaider. Or je devais plaider tout jeune encore, je devais plaider devant les quatre tribunaux réunis, plaider contre les citoyens les plus puissants et même contre des amis de l'empereur. Une seule de ces circonstances risquait, après un songe de si mauvais augure, de me faire perdre la tête. Je plaidai néanmoins en me disant que: "Défendre sa patrie est le plus sûr des présages". Ma parole donnée était à mes yeux autant que la patrie, et même plus que la patrie, si c'est possible. Tout alla bien, si bien que cette cause même m'ouvrit et les oreilles des hommes et les portes de la renommée. Voyez donc si, d'après cet exemple, vous ne pourriez pas interpréter en bien votre songe; si au contraire vous trouvez plus de sûreté dans ce conseil de la prudence : dans le doute, abstiens-toi, faites-le moi savoir. J'inventerai quelque détour et je plaiderai votre cause, pour que vous puissiez, vous, plaider celle dont vous êtes chargé, quand il vous plaira. Evidemment vous êtes dans une situation différente de celle où je me trouvais. Les affaires jugées par les centumvirs ne souffrent point de remise, la vôtre, quoique difficilement, l'admet. Adieu. [1,19] XIX. - C. PLINE SALUE SON CHER ROMATIUS FIRMUS. Compatriotes et condisciples, nous avons, depuis notre jeunesse, vécu dans une étroite intimité. Votre père était lié d'une vive amitié avec ma mère, avec mon oncle, avec moi-même, autant que le permettait la différence de nos âges. Que de motifs forts et pressants de m'intéresser à votre élévation et d'y concourir ! Il est bien évident que vous possédez cent mille sesterces de revenu, puisque vous êtes décurion dans notre province. Eh bien, pour avoir le plaisir de vous voir, non plus seulement décurion, mais chevalier romain, je vous offre, afin de compléter la fortune exigée par cet ordre, trois cent mille sesterces. Votre reconnaissance m'est garantie par notre vieille amitié. Je n'y joins pas même la recommandation, que je devrais y joindre, si je n'étais sûr que vous la suivrez de vous-même, d'user de cette dignité reçue de moi avec la plus grande discrétion, parce que vous l'aurez reçue de moi. Il faut respecter avec plus de soin une dignité, quand on doit justifier le bienfait d'un ami. Adieu. [1,20] XX. - C. PLINE SALUE SON CHER TACITE. J'ai de fréquentes discussions avec un homme savant et expérimenté, qui dans l'éloquence du barreau, n'estime rien tant que la concision. J'avoue qu'elle est à observer, quand la cause le permet; sinon, ce serait de la prévarication que d'omettre ce qu'il est utile de dire; de la prévarication encore, que d'effleurer brièvement et comme en courant ce qu'on doit imprimer, enfoncer, répéter. La plupart des causes gagnent par un développement un peu long de la force et du poids; pour que la parole pénètre dans l'esprit, comme le fer dans un corps, il ne suffit pas de frapper, il faut appuyer. Alors notre homme m'objecte des autorités : il étale à mes yeux, chez les Grecs, les discours de Lysias; chez nous ceux des Gracques, et de Caton, dont la plupart en effet sont concis et brefs. A Lysias, moi, j'oppose Démosthène, Eschine, Hypéride, et beaucoup d'autres. Aux Gracques et à Caton, j'oppose Pollion, César, Caelius et surtout Cicéron, dont le plus long discours passe pour le meilleur. Vraiment il en est d'un bon livre, comme d'autres bonnes choses, plus il est long, meilleur il est. Voyez les statues d'hommes ou de dieux, les tableaux, les représentations enfin d'hommes, d'animaux, d'arbres même; à condition que ces figures soient belles, rien ne les relève plus que leur ampleur. Il en est de même pour les discours : même les volumes acquièrent par leurs grandes dimensions je ne sais quoi de plus important et de plus beau. A ces arguments et à beaucoup d'autres, que j'emploie d'ordinaire, pour soutenir mon opinion, mon adversaire, homme insaisissable et glissant dans la discussion, échappe, en prétendant que les discours mêmes, sur lesquels je m'appuie, furent prononcés plus courts qu'ils n'ont été publiés. C'est le contraire, je crois; ainsi qu'en témoignent une foule de discours d'orateurs divers et en particulier ceux de Cicéron pour Murena, pour Varenus; l'orateur se contente d'indiquer dans un bref et simple sommaire quelques chefs d'accusation; il en ressort qu'en parlant il s'est étendu sur bien des développements qu'il a supprimés en publiant. Il dit aussi que pour Cluentius, il a, selon l'ancien usage, entièrement plaidé seul cette longue cause, et que pour C. Cornelius il parla pendant quatre audiences. Il montre ainsi clairement que la plaidoirie, qu'il a largement développée, comme la cause l'exigeait, pendant plusieurs jours, a été après, taillée, émondée, réduite aux étroites proportions d'un seul livre, considérable sans doute, mais enfin d'un seul. On dira qu'un bon plaidoyer est une chose, un bon discours écrit une autre. C'est l'opinion de quelques-uns, je le sais. La mienne (peut-être suis-je dans l'erreur) est qu'un bon plaidoyer peut n'être pas un bon discours une fois écrit, mais qu'un mauvais plaidoyer ne peut être un bon discours. Car le discours écrit est le modèle et comme le type du plaidoyer oral. Voilà pourquoi dans les meilleurs discours écrits, nous trouvons mille figures qui paraissent improvisées, même dans ceux que nous savons n'avoir jamais été prononcés. Ainsi dans les discours contre Verrès nous lisons : "Un artiste? Lequel? Qui donc? Merci de me le rappeler; c'est Polyclète, disait-on." De tout cela il résulte que le plaidoyer parfait est celui qui se rapproche le plus du discours écrit, pourvu qu'on lui accorde le temps normal et nécessaire; si on le lui refuse, ce n'est plus la faute de l'orateur, mais un tort très grand du juge. Les lois viennent à l'appui de mon opinion : elles concèdent avec générosité le temps le plus large, et recommandent aux orateurs non pas la brièveté, mais l'abondance, c'est-à-dire le soin de ne rien omettre; or l'on ne peut s'en acquitter que dans les plus minimes causes, si l'on cherche la brièveté. J'ajouterai les leçons que je dois à l'expérience, le plus sûr des maîtres. J'ai plaidé bien des fois, bien des fois jugé, bien des fois assisté à des conseils; les uns sont sensibles à une raison, les autres à une autre et très souvent de petites causes produisent de grands effets. La diversité des goûts et des sentiments est telle que les auditeurs d'un même plaidoyer portent souvent des jugements différents, quelquefois le même, mais pour des motifs différents. De plus chacun est fier de ce qu'il trouve lui-même et, si un autre apporte un argument, qu'on a aperçu avant lui, on le tient pour irrésistible. Il faut donc offrir à chacun une pensée qu'il puisse saisir, qu'il puisse reconnaître. Un jour que nous défendions le même client, Regulus et moi, il me dit : «Vous, vous croyez qu'il faut traiter minutieusement tous les points de la cause; moi je vise aussitôt la gorge, et je la serre.» Il serre bien en effet la partie qu'il vise, mais il vise souvent mal. Je lui répondis : «Il peut arriver que vous preniez le genou, ou le talon pour la gorge. Moi, qui ne puis apercevoir la gorge, je tâte tout le corps, j'essaie tout, j'arme ma fronde de toute pierre.» Et comme dans les travaux des champs je soigne et fais valoir non seulement les vignes, mais aussi les vergers, non seulement les vergers, mais encore les terres labourables; comme dans ces terres mêmes je ne sème pas que du blé ou du froment, mais de l'orge, des fèves, et toutes les autres légumineuses, ainsi dans ma cause, je répands à pleines mains pour ainsi dire des semences variées, afin de récolter celles qui auront levé. Car les dispositions des juges sont aussi impénétrables, aussi incertaines, aussi trompeuses que celles du temps ou des terres. Et je n'oublie pas cet éloge que le comique Eupolis fait du très grand orateur, Périclès "Sur ses lèvres siégeait, outre la véhémence, Le don le plus heureux de persuasion: Et de son ascendant telle était la puissance, Que, seul, dans tous les coeurs il laissait l'aiguillon." Mais Périclès lui-même n'aurait exercé ni cette heureuse persuasion ni ce charme soit par la concision, soit par la brièveté, soit par les deux réunies, car elles sont différentes, s'il n'y eût joint une grande puissance d'invention. Car plaire et convaincre exigent de l'abondance et du temps, et laisser l'aiguillon dans les coeurs n'est réservé qu'à celui qui, non content de piquer, l'enfonce. Citons encore cette parole d'un autre comique au sujet du même Périclès: "Il jetait des éclairs, il tonnait, il bouleversait la Grèce". Ce n'est pas en effet dans un discours amputé et rogné, mais dans une large, magnifique et sublime amplification que l'on peut tonner, lancer des éclairs, jeter partout le trouble et la confusion. Le mieux cependant est la juste mesure. Qui le nie? Mais on manque aussi bien à cette mesure, si l'on reste au-dessous de son sujet que si on le dépasse, si l'on ne dit pas assez que si l'on dit trop. Aussi entend-on souvent reprocher aussi bien la sécheresse et la débilité que l'excès et la redondance. L'un, dit-on, a dépassé son sujet, l'autre ne l'a pas atteint. Tous deux pèchent également, mais l'un par faiblesse, l'autre par excès de force; et cet excès témoigne non pas peut-être d'un talent plus raffiné, mais d'un talent plus riche. Et en disant cela, je ne veux pas approuver «ce bavard sans mesure» dont parle Homère, mais plutôt celui-ci: "Et ses paroles volaient semblables aux flocons de neige de l'hiver." Ce n'est pas que cet autre aussi ne me plaise vivement : "Peu de paroles mais d'une harmonie divine". Mais si l'on me donne le choix, je préfère cette éloquence semblable aux flocons de la neige hivernale, c'est-à-dire drue, continue et abondante, en un mot, divine et céleste. Pourtant, dira-t-on, la plupart aiment mieux un plaidoyer court. Oui, les paresseux, dont il serait plaisant de prendre la délicatesse et l'indolence comme règle du goût. Car, si vous les consultez, le mieux est non seulement de parler peu, mais même de ne pas parler du tout. Voilà jusqu'à présent mon avis : j'en changerai, si vous ne le partagez pas; mais si vous ne le partagez pas, développez-m'en clairement les motifs, je vous prie. Quelque devoir que j'aie de céder à votre autorité, je crois plus honorable, sur une question si importante, de me soumettre à la raison plutôt qu'à l'autorité. Si donc je ne vous parais pas être dans l'erreur, écrivez-e moi dans une lettre aussi brève que vous voudrez, mais écrivez-le (vous me fortifierez dans mon jugement); si je suis dans l'erreur, préparez-en une bien longue. Est-ce vous corrompre que de vous imposer, pour m'approuver, un simple billet, une longue missive, si vous êtes d'une opinion contraire? Adieu. [1,21] XXI. - C. PLINE SALUE SON CHER PATERNUS. J'ai autant de confiance dans la finesse de votre vue que dans celle de votre jugement. Ce n'est pas que vous ayez beaucoup de flair (je ne veux pas vous donner trop bonne opinion de vous), mais vous en avez autant que moi, et c'est déjà bien beau. Plaisanterie à part, je trouve assez bonne mine aux esclaves qui m'ont été achetés sur vos indications; il s'agit maintenant qu'ils soient honnêtes; sur ce point il vaut mieux, quand on les achète, s'en rapporter à ses oreilles qu'à ses yeux. Adieu. [1,22] XXII. - C. PLINE SALUE SON CHER CATILIUS SEVERUS. Voilà longtemps que je suis retenu à Rome, et hélas ! dans la plus vive inquiétude. Je suis bouleversé par la longue et persistante maladie de Titius Aristo, pour lequel j'ai une admiration et une tendresse extraordinaires. Rien ne peut rivaliser avec sa sagesse, son intégrité, son savoir; aussi n'est-ce pas un homme, mais les lettres mêmes et toutes les nobles connaissances que je crois exposées en un seul homme au péril suprême. Quelle science chez lui et du droit public et du droit privé ! Que de faits, que d'exemples, quelle connaissance de l'antiquité il possède ! Quoi que vous désiriez apprendre, il peut vous l'enseigner; pour moi du moins, c'est le trésor où je trouve tout ce qui me manque. Quelle confiance inspirent ses paroles ! Quelle autorité ! Quelle lenteur circonspecte et digne dans sa conversation ! Ne sait-il pas tout sur-le-champ? Et pourtant il doute presque toujours, il hésite, partagé entre les raisons opposées que son intelligence vive et profonde, remontant à l'origine et aux sources mêmes, reprend et examine et pèse longuement. Vous vanterai-je aussi la frugalité de sa table, la modestie de son genre de vie? Je me plais à retrouver dans sa chambre à coucher et dans son lit même comme une image de la simplicité antique. Il les rehausse par une grandeur d'âme, qui n'accorde rien à l'ostentation, qui ne vise qu'à satisfaire sa conscience, et qui n'attend point la récompense d'une belle action de la voix populaire, mais de l'action elle-même. Bref il n'y a pas de comparaison possible entre ce sage et l'un quelconque de ces philosophes qui affichent dans leur extérieur leurs prétentions à la sagesse. Il ne court ni les gymnases ni les portiques, il n'amuse ni l'oisiveté des autres ni la science par d'interminables controverses, mais le barreau, les affaires publiques l'occupent tout entier, tandis qu'il prodigue aux uns son assistance en justice, aux autres plus nombreux encore ses consultations. Et pourtant il ne le cède à aucun de ces prétendus sages pour l'honnêteté, le dévouement à ses amis, la justice, et même la force d'âme. Vous admireriez, si vous en étiez témoin, avec quelle patience il supporte cette maladie même, comment il triomphe de la douleur, comment il résiste à la soif, comment sans bouger dans son lit et sans se découvrir, il endure les accès d'une fièvre incroyable. Dernièrement il me fit appeler avec quelques-uns de ses plus intimes amis, et nous pria de demander aux médecins ce qu'ils pensaient de l'issue de sa maladie, pour se résoudre à quitter la vie volontairement, si son mal était incurable, ou à le supporter et attendre la guérison, s'il n'était que long et pénible il devait, disait-il accorder aux prières de sa femme, accorder aux larmes de sa fille et à nous-mêmes, ses amis, de ne pas trahir nos espérances, pourvu qu'elles ne fussent pas vaines, par une mort volontaire. Rien de plus difficile. à mon gré, rien de plus digne d'éloges. Car courir au-devant de la mort d'un mouvement irraisonné et instinctif est le fait de beaucoup de gens, mais examiner et peser les motifs de sa décision, et n'obéir qu'à la raison pour prendre ou quitter la résolution de vivre ou de mourir, n'est le partage que des grandes âmes. Sans doute les médecins nous promettent un dénouement favorable, souhaitons que les dieux confirment leurs promesses et me délivrent enfin de cette cruelle inquiétude; quand j'en serai soulagé, je regagnerai ma villa des Laurentes, c'est-à-dire mes livres, mes tablettes, et mes loisirs studieux. Pour le moment je n'ai ni le temps, ni le goût de lire ou d'écrire passant mes jours soit auprès de mon ami, soit dans l'anxiété. Vous voilà informé de mes alarmes, de mes voeux, et même de mes projets pour l'avenir. Apprenez-moi, à votre tour, mais par des lettres plus gaies, ce que vous avez fait, ce que vous faites, ce que vous vous proposez de faire. Ce ne sera pas un faible soulagement à mon coeur troublé, de savoir que vous n'avez aucun sujet de plainte. Adieu. [1,23] XXIII. - C. PLINE SALUE SON CHER POMPEIUS FALCO. Vous me demandez si je suis d'avis que vous plaidiez pendant votre tribunat. Le plus important est de savoir quelle idée vous vous faites de cette dignité. La considérez-vous comme une ombre vaine, et un titre sans réalité, ou comme un pouvoir sacré, qu'il ne convient à personne, pas même à son titulaire, de rabaisser? Pour moi, quand j'ai été tribun, j'ai peut-être eu tort de me croire un personnage; mais pensant que j'en étais un, je me suis abstenu de plaider; d'abord parce que j'estimais messéant que celui, devant qui tous devaient se lever, à qui chacun devait céder la place, se tînt debout lui-même, quand tout le monde était assis; que celui qui pouvait ordonner le silence à tous, se le vît imposer par la clepsydre; que celui qu'il est impie d'interrompre, fût exposé à s'entendre dire même des injures, et, s'il les souffrait sans les punir, à passer pour incapable, s'il les punissait, pour fier. Je voyais aussi mon embarras, si mon client ou son adversaire réclamait ma protection : serais-je intervenu et aurais-je apporté mon appui? ou bien serais-je demeuré immobile et muet, et me serais-je réduit, comme si j'étais sorti de charge, au rôle de simple particulier? Par ces motifs, j'ai mieux aimé me montrer tribun pour tous, qu'avocat pour quelques-uns. Quant à vous, je le répète, l'essentiel est de savoir quelle idée vous vous faites du tribunat, et quel rôle vous voulez y assumer; un homme sage doit le choisir tel qu'il puisse le soutenir jusqu'au bout. Adieu. [1,24] XXIV. - C. PLINE SALUE SON CHER BEBIUS HISPANUS. Tranquillus, mon ami intime veut acheter un petit domaine, que cherche à vendre, dit-on, un des vôtres. Faites en sorte, je vous prie, qu'il le paie un prix raisonnable. C'est la condition pour qu'il soit content de son achat; car un mauvais marché est toujours déplaisant, surtout parce qu'il semble accuser son auteur de sottise. Dans cette propriété, si du moins le prix lui sourit, bien des avantages excitent l'envie de mon cher Tranquillus : la proximité de la ville, la commodité de la route, les modestes proportions de la maison, la modique étendue des terres, plus capable de distraire que d'occuper. Pour des propriétaires gens de lettres comme celui-ci, il suffit largement d'avoir assez de terrain pour pouvoir délasser son cerveau, reposer ses yeux, en parcourir les limites sans se presser, se promener toujours dans la même allée, connaître chacun de ses pieds de vigne et compter ses arbres fruitiers. Je vous donne ces détails pour vous apprendre combien mon ami me serait obligé, et moi à vous, s'il achetait ce petit bien qui offre tant d'avantages, à des conditions assez favorables pour n'avoir jamais à s'en repentir. Adieu.