[31] CHAPITRE XXXI. Comment fut perdu le château de Castres. Dans le même temps, les bourgeois de Castres renoncèrent à l'amitié et domination du comte, et se saisirent d'un sien chevalier, qu'il avait laissé pour la garde du château, ainsi que de plusieurs servants. Toutefois n'osèrent-ils leur mal faire, pour autant que quelques-uns des plus puissants de leur ville étaient retenus en otage à Carcassonne. Presque en même jour, les chevaliers de Lombers, rompant avec Dieu et notre comte, mirent la main sur des servants à lui qui étaient dans le château, et les envoyèrent à Castres pour être jetés en prison et chargés de fers. A quelle fin les bourgeois de Castres les mirent en certaine tour, eux, le chevalier et les servants qu'ils avaient pris, comme nous venons de le dire; mais tous, par une belle nuit, s'étant fabriqué une manière de corde avec leurs vêtements, et se laissant aller par une fenêtre, s'échappèrent avec l'aide de Dieu. [32] CHAPITRE XXXII. Le comte de Foix se retire de l'alliance du comte de Montfort. Vers ce temps encore, le comte de Foix, qui, comme nous l'avons rapporté plus haut, avait juré amitié au comte Simon, reprit par trahison le château de Preissan qu'il lui avait livré, et, se retirant de son alliance, il commença à le combattre avec acharnement. En effet, peu de temps ensuite, le jour de la fête de Saint-Michel, le félon vint de nuit à Fanjaux, et, ayant dressé des échelles contre le mur, il fit entrer les siens, lesquels escaladèrent les murailles, et vinrent se répandre dans la place. Ce qu'apprenant les nôtres qui étaient en très petit nombre dans le château, attaquant les ennemis, ils les forcèrent de sortir en grande confusion, et de se précipiter dans le fossé, après en avoir tué plusieurs. Ce n'est tout: il y avait auprès de Carcassonne un noble château, nommé Mont-Réal, dont le seigneur était un chevalier, nommé Amaury, lequel, dans tout le pays, ne comptait, après les comtes, nul qui fût plus noble ou plus puissant que lui. Or, cet Amaury, lors du siége de Carcassonne, avait, par peur des nôtres, abandonné Mont-Réal; puis il était venu au comte, et pour un temps se tint à sa suite et dans sa familiarité; mais, peu de jours après, perfide à Dieu et à Montfort, il se retira. Il faut savoir que le comte, voulant occuper Mont-Réal, en avait fié la garde à un certain clerc originaire de France. Séduit néanmoins par une diabolique suggestion, et pire qu'un infidèle, ledit clerc, par trahison bien cruelle, livra presque aussitôt le château à ce même Amaury, et demeura quelque temps avec nos ennemis. Mais, par la divine volonté du très juste Juge, le noble comte le prit bientôt après, en compagnie d'autres adversaires de la foi, dans un château qu'il assiégeait auprès de Mont-Réal, lequel a nom Brom, et le fit pendre, après qu'il eut d'abord été dégradé par l'évêque de Carcassonne, et traîné par toute cette ville à la queue d'un cheval, recevant ainsi le châtiment mérité de son méfait. Que tardons-nous davantage? Saisis d'une même passion de malice, presque tous les gens du pays rompirent pareillement avec le comte; en telle façon qu'ayant en très court espace perdu plus de quarante châteaux, il ne lui resta que Carcassonne, Fanjaux, Saissac et le château de Limoux (dont même on désespérait). Pamiers, Saverdun et la cité d'Albi avec un château voisin nommé Ambialet; et il ne faut omettre que plusieurs de ceux à qui le comte avait remis la garde de ses châteaux furent tués par les traîtres ou mutilés. Le comte du Christ, qu'allait-il faire? Qui n'aurait défailli en si grande adversité, et en tel danger perdu toute espérance? Mais ce noble personnage, se jetant tout en Dieu, ne put être abattu par le malheur, comme il n'avait su s'enorgueillir dans la prospérité. Or tout ceci se passait vers la nativité de Notre-Seigneur. [33] CHAPITRE XXXIII. Comment le comte Raimond partit pour Rome. Les choses étant en tel état, le comte de Toulouse alla vers le roi de France pour voir s'il ne pourrait par quelque moyen obtenir de son aide et sanction certains péages nouveaux auxquels il avait renoncé de l'exprès commandement des légats. En effet, ledit comte avait outre mesure accru les péages sur ses terres et domaines; pour quoi il avait été très souvent excommunié. Mais, comme à ce sujet il ne put en rien profiter auprès du roi, il partit de la cour de France, et, s'approchant du seigneur pape, il essaya s'il ne lui serait possible en quelque manière d'avoir restitution du pays à lui appartenant que les légats du seigneur pape avaient occupé pour gage de sûreté, ainsi qu'il a été expliqué plus-haut, et aussi de rentrer en grâce auprès du souverain pontife. Pour quelle fin ce plus trompeur des hommes faisait grandement parade d'entière humilité et soumission, promettant d'accomplir soigneusement tout ce qu'il plairait au seigneur pape de lui commander. Mais ledit seigneur par tant de sanglants reproches le rabroua, et par tant d'affronts, que réduit, pour ainsi parler, au désespoir, il ne savait plus que faire, traité qu'il était de mécréant, de persécuteur de la paix, d'ennemi de la foi; et tel était-il bien réellement. Toutefois, le seigneur pape, pensant que, tourné à désespoir, ledit comte attaquerait plus cruellement et plus ouvertement l'Église qui, dans la province de Narbonne, était à bien dire orpheline et mineure, il lui enjoignit d'avoir à se purger de deux crimes dont il était plus particulièrement accusé; savoir de la mort du légat, frère Pierre de Castelnau, et du crime d'hérésie: et, au sujet de cette double justification, le seigneur pape écrivit à l'évêque de Riez en Provence, et à maître Théodise, leur mandant que, si le comte de Toulouse pouvait se purger suffisamment des deux crimes susdits, ils le reçussent à résipiscence. Cependant maître Milon qui, comme nous l'avons dit plus haut, usait de son titre de légat en la terre de Provence pour le bien de la paix et de la foi, avait convoqué au pays d'Avignon un concile de prélats, où furent excommuniés les citoyens de Toulouse, pour ce qu'ils avaient méprisé de remplir leurs promesses faites aux légats et aux Croisés touchant l'expulsion des hérétiques; et même le comte de Toulouse fut pareillement excommunié dans ce concile, au cas toutefois où il tenterait de recouvrer les péages auxquels il avait renoncé. [34] CHAPITRE XXXIV. Comment le comte Raimond se vit frustré de l'espoir qu'il avait placé dans le roi de France. Le comte de Toulouse, à son retour de la cour de Rome, s'en vint trouver Othon, lequel était dit empereur, afin de se ménager ses bonnes grâces, et d'implorer son secours contre le comte de Montfort; puis il revint vers le roi de France, pour que le surprenant par de feintes paroles il pût le faire pencher en faveur de sa cause. Mais le roi, qui était homme plein de discrétion et de prudence, le reçut avec dédain, pour autant qu'il était grandement méprisable. Or le comte de Montfort, ayant appris que le comte de Toulouse s'était acheminé en France, avait mandé à ses principaux vassaux en ce pays de mettre à sa disposition ses terres et tout ce qu'il possédait, vu qu'ils n'étaient pas encore ennemis déclarés; même le comte de Toulouse avait promis par serment que son fils prendrait en mariage la fille du comte de Montfort, ce qu'ensuite il se refusa de faire, au mépris de son serment, trompeur et inconstant comme il était. Voyant qu'il ne gagnait rien près du roi, le comte de Toulouse retourna dans ses domaines avec sa courte honte. Pour nous, retournons à ce que nous avons abandonné. Le noble comte de Montfort, étant donc cerné de tous côtés par ses rivaux acharnés, se replia sur lui-même, gardant durant cet hiver le peu de pays qui lui était resté, et souvent même infestant ses ennemis. Nous pouvons ajouter que, bien qu'il eût des adversaires à l'infini et très peu d'auxiliaires, ils n'osèrent jamais l'attaquer en rase campagne. Enfin, vers les premiers jours de carême, on vint annoncer à Montfort que la comtesse sa femme (il l'avait en effet appelée de France) arrivait avec plusieurs chevaliers. A cette nouvelle, le comte alla à sa rencontre jusqu'à un certain château dans le territoire d'Agde, nommé Pézénas, où, l'ayant trouvée, il revint en hâte à Carcassonne. Or, comme il s'approchait du château de Campendu, on lui vint dire que les gens du château de Mont-Laur, près le monastère de la Grasse l'ayant trahi, étaient en train d'assiéger en la tour du château les servants qui s'y trouvaient. Aussitôt le comte avec ses chevaliers, renvoyant la comtesse dans un château voisin, marche vers ledit lieu; et, trouvant les choses telles qu'on le lui avait rapporté, il prit bon nombre de ces traîtres, et les pendit à des gibets. Les autres, à la vue des nôtres, avaient décampé prestement. Le comte revint ensuite avec ses gens à Carcassonne, d'où, marchant vers le bourg d'Alzonne, ils le trouvèrent désert; de là, s'avançant vers le château de Brom qu'ils trouvèrent préparé à se défendre, ils l'assiégèrent, et, au bout de trois jours, ils le prirent d'assaut sans le secours de machines. Au demeurant, ils arrachèrent les yeux à plus de cent hommes de ce château, et leur coupèrent le nez, laissant un œil à l'un d'eux pour qu'au grand opprobre des ennemis il conduisît les autres à Cabaret. Le comte en agit de la sorte, non qu'une telle mutilation lui fît plaisir, mais pour autant que ses adversaires avaient fait ainsi les premiers, et qu'ils taillaient en pièces tous ceux des nôtres qu'ils pouvaient prendre, comme des bourreaux féroces qu'ils étaient; et certes il était juste que, tombant dans la fosse qu'ils avaient creusée, ils bussent parfois au calice qu'ils avaient présenté aux autres. Le noble comte, d'ailleurs, ne se délectait oncques dans aucun acte de cruauté ou dans les souffrances de qui que ce fût, étant le plus doux des hommes, et tel qu'à lui s'appliquait très évidemment ce dire du poète: «Ce prince, paresseux à punir, prompt à récompenser, qui est marri toutes fois qu'il est forcé d'être sévère.» (Ovide, Les Pontiques, I, 2, 121-122) Dès ce moment, le Seigneur qui semblait s'être endormi tant soit peu, se réveillant au secours de ses serviteurs, montra plus manifestement qu'il agissait avec nous. En peu de temps nous nous emparâmes de tout le territoire du Minervois, à l'exception de Minerve même et d'un certain château nommé Ventalon. Il advint un jour auprès de Cabaret un miracle que nous croyons devoir rapporter. Les pélerins venus de France arrachaient les vignes de Cabaret, suivant l'ordre du comte, lorsqu'un des ennemis, lançant d'un jet de baliste une flèche contre l'un des nôtres, le frappa violemment à la poitrine dans l'endroit où était placé le signe de la croix. Tout le monde pensait qu'il était mort, attendu qu'il était entièrement dépourvu de ses armes; cependant il resta tellement intact que le trait ne put pénétrer même son vêtement pour si peu que ce fût, mais rebondit comme s'il eût frappé contre la pierre la plus dure. O admirable puissance de Dieu! ô vertu immense! [35] CHAPITRE XXXV. Siège d'Alayrac. Aux environs de Pâques, le comte et les siens vinrent assiéger un certain château entre Carcassonne et Narbonne, lequel s'appelait Alayrac. Ce château était placé sur la montagne, et de toutes parts environné de rocs. Ce fut donc avec une grande difficulté, par une furieuse intempérie de saison, que les nôtres s'en emparèrent après onze jours de siége. Ceux qui le gardaient ayant déguerpi pendant la nuit, plusieurs d'entre eux, savoir ceux qui ne purent s'échapper, furent mis à mort. De là, les nôtres étant revenus à Carcassonne, en repartirent bientôt pour aller à Pamiers. Or, près dudit lieu se réunirent le roi d'Arragon, le comte de Toulouse et celui de Foix, pour faire la paix entre notre comte et ce dernier; ce que n'ayant pu arranger, le roi d'Arragon et le comte de Toulouse s'en retournèrent à Toulouse. Quant au comte de Montfort, il mena son armée vers Foix, où il fît preuve d'admirable vaillance. En effet, étant arrivé près du château, il chargea avec un seul chevalier tous les ennemis postés devant les portes, et, chose merveilleuse, il les y fit tous rentrer; voire même serait-il entré après eux, s'ils n'eussent, à sa face, levé le pont qui en fermait l'abord; et, comme il se retirait, le chevalier qui l'avait suivi fut écrasé par les pierres qu'on lançait du haut des murailles, la voie pour la retraite étant très étroite, et toute close de murs; puis, ayant ravagé les terres, détruit les vignes et les arbres aux environs de Foix, notre comte revint à Carcassonne. [36] CHAPITRE XXXVI. Comment les hérétiques désirant que le roi d'Arragon se mît à leur tête en furent refusés, et pourquoi. En ce temps, Pierre de Roger, seigneur de Cabaret, Raimond de Termes et Amaury, seigneur de Mont-Réal, ensemble avec d'autres chevaliers qui résistaient à l'Église et au comte, firent dire au roi d'Arragon qui était en ces quartiers, de venir à eux, qu'ils l'établiraient leur seigneur, et lui bailleraient tout le pays: ce qu'ayant appris notre comte, il tint conseil avec ses chevaliers sur ce qu'il devait faire; et, après différents avis de divers d'entre eux, le comte et les siens tombèrent d'accord d'assiéger une certaine forteresse près de Mont-Réal. Or était-ce à Mont-Réal qu'étaient rassemblés les susdits seigneurs, attendant la venue du roi; et par là notre comte voulait leur donner à connaître qu'il ne les craignait pas plus de près que de loin, bien qu'il eût alors un très petit nombre de soldats. Quoi plus? les nôtres s'acheminèrent sur la susdite forteresse, laquelle avait nom Bellegarde. Le lendemain, le roi d'Arragon vint près de Mont-Réal, et les chevaliers qui l'avaient appelé, et avaient employé plusieurs jours à ramasser force vivres, en sortirent et allèrent à lui, le priant d'y rentrer avec eux pour qu'ils lui fissent hommage, ainsi qu'ils lui avaient mandé; ce qu'ils voulaient faire, afin que par là ils pussent chasser le comte de Montfort de ce territoire. Mais le roi, aussitôt arrivé, exigea qu'ils lui livrassent le fort de Cabaret; il leur dit en outre qu'il les recevrait à hommage, moyennant qu'ils lui livreraient leurs forteresses toutes les fois qu'il le voudrait. Eux, ayant tenu conseil, prièrent itérativement le roi d'entrer à Mont-Réal, disant qu'ils feraient comme ils avaient promis. Le roi pourtant n'y voulut venir en aucune façon, à moins qu'ils ne fissent d'abord ce qu'il demandait; ce qu'ayant refusé, chacun d'eux s'en retourna avec confusion du lieu de la conférence. Quant au roi, il députa au comte de Montfort, et lui manda, durant qu'il était occupé au siége de Bellegarde, qu'il donnât trève au comte de Foix jusqu'à Pâques; ce qui fut fait. Furent pris par les ennemis et tués. [37] CHAPITRE XXXVII. Siège de Minerve. L'an 1210 de l'incarnation du Seigneur, aux environs de la fête de saint Jean-Baptiste, les citoyens de Narbonne firent dire à notre comte d'assiéger Minerve, et qu'eux-mêmes l'aideraient selon leur pouvoir: or, ils projetaient de la sorte, parce que ceux de Minerve les désolaient outre mesure; et à ce les poussait davantage l'amour de leur propre utilité que le zèle de la religion chrétienne. Au demeurant, le comte répondit à Amaury, seigneur de Narbonne, et à tous les habitants de cette ville, que, s'ils étaient dans l'intention de lui porter aide mieux qu'ils n'avaient fait jusqu'alors, et de persévérer avec lui jusqu'à la prise de Minerve, lui, comte de Montfort, l'assiégerait. Ce qui lui ayant été promis par ceux-ci, aussitôt il se hâta de marcher sur ladite forteresse avec ce qu'il avait de soldats; et, lorsqu'ils y furent arrivés tous ensemble, le comte assit son camp à l'orient: un sien chevalier, nommé Gui de Lecq, avec les Gascons qui se trouvaient là, plaça ses tentes à l'occident; au nord se porta Amaury de Narbonne avec les siens, et certains autres étrangers au midi; car, dans toute cette armée, il n'y avait nul homme prépondérant, hormis le comte et Amaury de Narbonne. Le château de Minerve était d'une force incroyable, entouré par nature de vallées très profondes, en telle sorte que chaque corps n'aurait pu, en cas de besoin, venir sans grand risque au secours de l'autre. Pourtant, tout étant ainsi disposé, on éleva du côté des Gascons une machine, de celles qu'on nomme "mangonneau", dans laquelle ils travaillaient nuit et jour avec beaucoup d'ardeur. Pareillement, au midi et au nord, on dressa deux machines, savoir, une de chaque côté: enfin, du côté du comte, c'est-à-dire à l'orient, était une excellente et immense pierrière, qui chaque jour coûtait vingt et une livres pour le salaire des ouvriers qui y étaient employés. Lorsque les nôtres eurent passé quelque temps à battre le susdit château, une nuit de dimanche, les ennemis sortant de leurs murailles vinrent au lieu où était la pierrière, et y appliquèrent des paniers remplis d'étoupes, de menu bois sec et d'appareils enduits de graisse, puis ils y mirent le feu. Soudain une grande flamme se répandit dans les airs; car on était en été et la chaleur était extrême, vu que c'était, comme on l'a dit, vers la fête de saint Jean; mais il arriva, par la volonté de Dieu, qu'un de ceux qui travaillaient dans la machine, s'était en ce moment retiré à l'écart pour certain besoin; lequel, ayant vu l'incendie, se prit à pousser de grands cris, lorsque soudain un des boute-feux lui jetant sa lance, le blessa grièvement. Le tumulte gagna notre armée, beaucoup accoururent et défendirent si à point l'engin de guerre, et si merveilleusement qu'il ne cessa de jouer, si ce n'est pour deux jets. Puis, comme après quelques jours les machines eurent en grande partie affaibli la place; et, en outre, les vivres venant à y manquer, l'envie de se défendre faillit à ceux qui étaient au dedans. Que dirai-je de plus? Les ennemis demandent la paix; le seigneur du château ayant nom Guillaume de Minerve, en sort pour parler au comte; mais comme ils étaient à parlementer, voilà que soudain et sans être attendus, survinrent l'abbé de Cîteaux, et maître Théodise, dont nous avons fait plus haut fréquente mention. Pour lors, notre comte, homme plein de discrétion et faisant tout avec conseil, leur dit qu'il ne déciderait rien touchant la reddition et l'occupation du château, sinon ce qu'ordonnerait l'abbé de Cîteaux, maître de toutes les affaires du Christ. A ces paroles, l'abbé fut grandement marri, pour le désir qu'il avait que les ennemis du Christ fussent mis à mort, et n'osant cependant les y condamner, vu qu'il était moine et prêtre. Songeant donc à la manière dont il pourrait faire revenir, sur le compromis qu'ils avaient passé entre eux, le comte ou ledit Guillaume, qui s'était pareillement soumis à l'arbitrage de l'abbé touchant la reddition du château, il ordonna que l'un et l'autre, savoir le comte et Guillaume, rédigeassent la capitulation par écrit; et il faisait ainsi afin que les conditions de l'un venant à déplaire à l'autre, chacun résiliât l'engagement qu'il avait pris. Au fait, lorsqu'en présence du comte fut récité ce qu'avait écrit Guillaume, il n'y acquiesca point; mais bien dit au seigneur du château d'y rentrer et de se défendre comme il pourrait, ce qu'il ne voulut pas faire, s'abandonnant en tout à la volonté du comte. Néanmoins, celui-ci voulut que tout fût fait suivant le bon plaisir de l'abbé de Cîteaux. L'abbé donc ordonna que le seigneur du château, et tous ceux qui s'y trouvaient, même les croyants entre les hérétiques, sortissent vivants s'ils voulaient se réconcilier avec l'Église et lui obéir, la place restant es mains du comte. Davantage il permit que les hérétiques parfaits, desquels il y avait là un grand nombre, s'en allassent aussi sains et saufs, s'ils voulaient se convertir à la foi catholique. Ce qu'oyant un noble homme, et tout entier à la foi catholique, Robert de Mauvoisin, qui était présent, pensa que par là seraient délivrés les hérétiques, pour la ruine desquels étaient accourus nos pèlerins; et craignant que, polissés peut-être par la peur, ils ne promissent, lorsqu'ils étaient déjà entre nos mains, de faire tout ce que nous exigerions, résistant en face à l'abbé, il lui dit que les nôtres ne souffriraient du tout que la chose se terminât de la sorte. L'abbé lui répondit: «Ne crains rien; car je crois que très peu se convertiront.» Cela fait, précédés de la croix et suivis de la bannière du comte, les nôtres entrent dans la ville, et ils arrivent à l'église en chantant "Te Deum laudamus:" laquelle ayant purifiée, ils arborent la croix du Seigneur sur le sommet de la tour, et la bannière du comte en un autre lieu. Le Christ en effet avait pris la ville, et il était juste que son enseigne marchât devant en guise de sa bannière à lui, et que placée dans le lieu le plus apparent, elle rendît témoignage de cette chrétienne victoire. Pour ce qui est du comte, il ne fit alors son entrée à Minerve. Les choses ainsi disposées, le vénérable abbé de Vaulx-Cernay, qui était au siége avec le comte, et qui embrassait la cause du Christ avec un zèle unique, ayant appris qu'une multitude d'hérétiques étaient assemblés dans une certaine maison de la ville, alla vers eux, leur portant des paroles de paix et les avertissements du salut, car il désirait les amener à de meilleures voies. Mais eux l'interrompant lui répondirent tout d'une voix: «Pourquoi venez-vous nous prêcher de paroles? Nous ne voulons de votre foi, nous abjurons l'Église romaine: vous travaillez en vain; et même pour vivre, nous ne renoncerons à la secte que nous suivons.» A ces mots, le vénérable abbé sortit soudain de cette maison, et se rendit à une autre, où les femmes étaient réunies, afin de leur offrir le verbe de la sainte prédication: or, s'il avait trouvé les hommes endurcis et obstinés, il trouva les femmes plus obstinées encore et plus endurcies. Sur ces entrefaites, notre comte étant entré dans le château, et venant au lieu où tous les hérétiques étaient rassemblés, cet homme vraiment catholique, voulant tous les sauver et les induire à reconnaître la vérité, commença à leur conseiller de se convertir à la foi du Christ. Mais comme il n'en obtint absolument rien, il les fit extraire du château, et un grand feu ayant été préparé, cent quarante, ou plus de ceux des hérétiques parfaits y furent jetés ensemble. Ni fut-il besoin, pour bien dire, que les nôtres les y portassent, car, obstinés dans leur méchanceté, tous se précipitaient de gaîté de cœur dans les flammes. Trois femmes pourtant furent épargnées, lesquelles furent, par la noble dame, mère de Bouchard de Marly enlevées du bûcher et réconciliées à la sainte Église romaine. Les hérétiques étant donc brûlés, tous ceux qui restaient dans la ville furent pareillement réconciliés à la sainte Église, après avoir abjuré l'hérésie. Le noble comte donna même à Guillaume, qui avait été seigneur de Minerve, d'autres revenus près de Béziers. Mais lui bientôt après méprisant la fidélité qu'il avait promise à Dieu et au comte, et abandonnant l'un et l'autre, s'associa aux ennemis de la religion. Nous ne croyons pas devoir taire deux miracles qui arrivèrent pendant le siége de Minerve. En effet, lorsque l'armée arriva pour assiéger ce château, une source coulait près de la ville, laquelle était très-peu abondante; mais la miséricorde divine la fit grossir si subitement, à la venue des nôtres, qu'elle suffit et au-delà durant tout le siège aux hommes et aux bêtes de l'armée: or, il dura sept semaines environ; puis, les Croisés s'étant retirés, l'eau se retira de même et redevint très peu abondante, comme auparavant. O grandes choses de Dieu! ô bonté du Rédempteur! Item, autre miracle. Lorsque le comte partit de Minerve, les piétons de l'armée mirent le feu à des cabanes que les pélerins avaient faites de branches et de feuillages, et comme elles étaient très sèches, elles s'enflammèrent aussitôt; si bien qu'il s'éleva par toute la vallée une flamme aussi grande que si une vaste cité eût été la proie d'un incendie. Or, il y avait là une cabane faite aussi de feuillages, et toute entourée des autres, où durant le siége un prêtre avait célébré les saints mystères; laquelle fut si miraculeusement préservée du feu que l'on ne découvrit en elle aucun vestige de la commune combustion, ainsi que je l'ai ouï de la bouche de vénérables personnages qui étaient présents. Soudain les nôtres courant à ce spectacle merveilleux trouvèrent que les cabanes qui avaient été brûlées joignaient de toutes parts, à la distance d'un demi-pied, celle qui était demeurée intacte. O prodige immense! [38] CHAPITRE XXXVIII. Comment des croix, en forme d'éclairs, apparurent sur les murs du temple de la Vierge mère de Dieu à Toulouse. C'est ici que nous pensons devoir placer mêmement un autre miracle qui advint à Toulouse, durant que notre comte était au siége de Minerve. En cette cité, et proche du palais du comte de Toulouse, est une église fondée en l'honneur de la bienheureuse vierge Marie, dont les murailles avaient été nouvellement blanchies en dehors. Un jour, sur le vêpre, un nombre infini de croix commencèrent d'apparaître sur les murs de cette église et de tous côtés; lesquelles semblaient comme d'argent, et plus blanches que les murailles mêmes. De plus, elles étaient en perpétuel mouvement, se laissant voir tout à coup, puis tout à coup disparaissant; de telle sorte que beaucoup les voyaient, et ne pouvaient les montrer à d'autres. Devant en effet qu'aucun pût lever le doigt, la croix qu'il pensait indiquer avait disparu; vu qu'elles se montraient tout ainsi que des éclairs, tantôt plus grandes, tantôt moyennes ou plus petites. Cette vision se maintint quasi durant quinze jours, chaque journée et à l'heure du soir: aussi le peuple presque entier de Toulouse en fut-il témoin. Et pour qu'il ajoute foi à notre récit, saura le lecteur que Foulques, évêque de Toulouse, Rainaud, évêque de Béziers, l'abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, et maître Théodise, qui se trouvait pour lors à Toulouse, ont vu la chose et me l'ont racontée en détail. D'ailleurs, il arriva par la disposition de Dieu, que le chapelain de ladite église ne put d'abord voir les croix en question. Entrant donc par une nuit dans l'église, il se mit en prière, suppliant le Seigneur qu'il daignât lui montrer ce que presque tous avaient vu: et soudain il vit des croix innombrables, non plus sur les murailles, mais bien éparses dans l'air, entre lesquelles une était plus grande et plus haute que tout le reste. Bientôt celle-ci sortant de l'église, toutes sortirent après elle, et se prirent à tendre en droite course vers les portes de la ville. Pour ce qui est du prêtre, à tel spectacle bien véhémentement stupéfait, il suivit les croix lumineuses; et comme elles étaient sur le point de sortir de la ville, il lui sembla qu'un quidam d'un air respectable et de bel aspect, entrant dans Toulouse, une épée dégainée à la main, tuait, secouru par ces mêmes croix, un homme de grande taille, lequel en sortait, et ce à l'issue même de la ville. Pour quoi, le susdit prêtre, quasi mort de peur, courut vers le seigneur évêque d'Uzès, et tombant à ses pieds, il lui conta le tout par ordre. [39] CHAPITRE XXXIX. Comment le comte Raimond fut séparé de la communion des fidèles par le légat du siège apostolique. Vers le même temps, le comte de Toulouse, lequel, comme il a été dit, s'était approché du seigneur pape, était revenu de la cour de Rome. Or, ledit seigneur, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, avait mandé à l'évêque de Riez et à maître Théodise comme quoi il lui avait été enjoint de se purger principalement de deux crimes, savoir, la mort de frère Pierre de Castelnau, légat du siége apostolique, et le crime d'hérésie. Pour lors maître Théodise vint à Toulouse, où nous avons vu, dans le récit du précédent miracle, qu'il se trouvait, tandis que les nôtres étaient occupés au siége de Minerve, à telle fin que de consulter l'abbé de Cîteaux sur la justification prescrite audit comte, et pour absoudre, du commandement du souverain pontife, les citoyens de Toulouse selon la forme, c'est-à-dire, moyennant qu'ils s'engageraient par serment d'obéir aux ordres de l'Église. Mais l'évêque de Toulouse les avait déjà reçus à absolution dans la forme susdite, prenant en outre pour otages et sûreté dix des plus considérables de la ville. A son arrivée à Toulouse, maître Théodise eut un secret colloque avec l'abbé de Cîteaux touchant l'admission du comte Raimond à se purger, ainsi qu'il a été expliqué ci-dessus. Or, maître Théodise, homme tout plein de circonspection, de prévoyance et de sollicitude pour les affaires de Dieu, ne desirait rien tant que de pouvoir à bon droit repousser le comte de la justification qu'il avait à lui prescrire, et en cherchait tous les moyens. Il voyait bien en effet que, s'il l'admettait à ce faire, et que l'autre, au moyen de quelques dols et faussetés, parvînt à en tirer parti, c'en serait fait de l'Église en ces contrées, et que la foi y périrait tout ainsi que la dévotion chrétienne. Tandis qu'il se tourmentait de ces appréhensions, et qu'il en délibérait en lui-même, le Seigneur lui ouvrit une voie pour sortir d'embarras, lui insinuant de quelle manière il pourrait refuser au comte de se justifier. Par ainsi, il eut recours aux lettres du seigneur pape, où, entre autres choses, le souverain pontife disait: Nous voulons que le comte de Toulouse accomplisse nos commandements. Or, était-il que beaucoup avaient été faits à ce comte, comme d'expulser les hérétiques de ses terres, de délaisser les nouveaux péages dont nous avons parlé, et maintes autres injonctions qu'il avait en tout dédaigné d'accomplir. Adonc, maître Théodise, d'accord avec son compagnon, savoir l'évêque de Riez, et pour qu'ils ne parussent molester le comte ni lui faire tort, lui fixèrent un jour pour l'admettre à justification dans la ville de Saint-Gilles; et là se rendit ledit comte, ainsi que plusieurs archevêques, évêques et autres prélats des églises, qui y avaient été convoqués par l'évêque de Riez et maître Théodise; puis, comme Raimond s'efforcait tant bien que mal de se purger de la mort du légat et du crime d'hérésie, maître Théodise lui dit, de l'avis du prélat, que sa justification ne serait reçue, pour autant qu'il n'avait en rien accompli ce qui lui avait été enjoint selon les ordres du souverain pontife, bien qu'il eût tant de fois juré de s'y conformer. En effet, ledit maître avançait, ce qui était vraisemblable, voire même très manifeste, que si le comte n'avait tenu ses serments pour choses, plus légères, il ne ferait difficulté de se parjurer pour soi et ses complices, afin de se purger de crimes aussi énormes que la mort du légat et le crime d'hérésie, ains qu'il s'y donnerait de grand cœur. Ce qu'entendant le comte de Toulouse, par malice en lui innée, il se prit à verser des larmes. Mais ledit maître, sachant bien que ces pleurs n'étaient pleurs de dévotion et repentance, mais plutôt de méchanceté et douleur, il lui dit: «Quand les grandes eaux inonderont comme dans un déluge, elles n'approcheront point du Seigneur. Et sur-le-champ, du commun avis et assentiment des prélats, pour moultes et très raisonnables causes, le très scélérat comte de Toulouse fut derechef excommunié sur la place, ensemble tous ses fauteurs, et qui lui baillerait aide. Il ne faut pas oublier de dire qu'avant l'événement de toutes ces choses, maître Milon, légat du siége apostolique, était mort à Montpellier en l'hiver passé. Retournons maintenant à la suite de notre narration. Le château de Minerve étant donc tombé en son pouvoir aux environs de la fête de la bienheureuse Marie Madeleine, notre comte vit venir à lui un chevalier, seigneur d'un château qu'on appelle Ventalon, lequel se rendit au comte, lui et son fort; et le comte, pour les grands maux que les Chrétiens avaient soufferts à l'occasion de ce château, y alla, et en renversa la tour de fond en comble. Finalement Amaury, seigneur de Mont-Réal, et ceux de ce château, apprenant la perte de Minerve, et craignant pour eux-mêmes, députèrent vers le comte, le priant de leur accorder la paix dans la forme qui suit: Amaury promettait de lui livrer Mont-Réal, pourvu qu'il lui donnât un autre domaine à sa convenance, mais ouvert et sans défense: à quoi consentit le comte, et il fit comme Amaury l'avait demandé. Pourtant ledit Amaury, comme un très méchant traître, rompant ensuite le pacte entre eux conclu, et se séparant du comte, se joignit aux ennemis de la croix. [40] CHAPITRE XL. Siège de Termes. Dans le même temps, survinrent de France un certain noble croisé, ayant nom Guillaume, et d'autres pélerins, lesquels annoncèrent au comte la venue d'une grande multitude de Bretons. Le comte, ayant donc tenu conseil avec les siens, et se confiant dans le secours de Dieu, conduisit son armée au siége du château de Termes; et, comme il s'y acheminait, les chevaliers qui étaient à Carcassonne firent sortir de la ville les engins et machines de guerre qui s'y trouvaient renfermés, pour les amener au comte qui se portait rapidement sur Termes. Ce qu'ayant su ceux de nos ennemis qui étaient dans Cabaret, savoir, que nos machines étaient placées hors de Carcassonne, ils vinrent au beau milieu de la nuit en force et en armes pour essayer de les détruire à coups de cognée. Mais, à leur approche, nos gens sortirent de la ville, bien qu'ils fussent en très petit nombre, et, se ruant sur eux vaillamment, ils les mirent en déroute et les menèrent battants un bon bout de chemin, fuyant de toutes parts. Pourtant la fureur de nos ennemis n'en fut point refroidie, et au point du jour ils revinrent pour tenter encore de démantibuler lesdites machines: ce que les nôtres apercevant, ils sortirent derechef contre eux, et les poursuivirent plus longtemps et plus bravement encore que la première fois; même, à deux ou trois reprises, ils eussent pris Pierre de Roger, seigneur de Cabaret, si, par peur, il ne se fût mis à crier avec les nôtres: «Montfort! Montfort!» comme s'il était l'un d'entre eux; et, en telle façon, s'esquivant et se sauvant par les montagnes, il ne rentra à Cabaret que deux jours après. D'un autre côté, les Bretons dont nous avons fait mention ci-dessus, s'avançant pour se joindre au comte, arrivèrent à Castelnaudary, dans le territoire de Toulouse, et appartenant encore au comte Raimond. Mais les bourgeois de Castelnaudary ne les voulurent recevoir dans le château, et les firent demeurer pendant la nuit dans les jardins et champs des alentours; et c'était pour autant que le comte de Toulouse mettait aux affaires du Christ de secrets empêchements du plus qu'il pouvait. Les Bretons, passant de là à Carcassonne, transportèrent à la suite du comte qui allait au siége de Termes les machines dont nous avons parlé plus haut. Ce château était au territoire de Narbonne, et distant de cinq lieues de Carcassonne; il était d'une force merveilleuse et incroyable, si bien qu'au jugement humain il paraissait du tout inexpugnable, étant situé au sommet d'une très haute montagne, sur une grande roche vive taillée à pic, entouré dans tout son pourtour d'abîmes très-profonds et inaccessibles, d'où coulaient des eaux qui l'entouraient de toutes parts. En outre, des rochers si énormes, et pour ainsi dire inabordables, ceignaient ces vallées, que, si l'on voulait s'approcher du château, il fallait se précipiter dans l'abîme; puis, pour ainsi parler, ramper vers le ciel. Enfin, près du château, à un jet de pierre, il y avait un roc, à la pointe duquel s'élevait une moindre fortification garnie de tours, mais très bien défendue, que l'on nommait vulgairement Tumet. Dans cette position, le château de Termes n'était abordable que par un endroit, parce que, de ce côté, les rochers étaient moins hauts et moins inaccessibles. Or, le seigneur de ce château était un chevalier nommé Raimond, vieillard qui avait tourné à la réprobation, et notoire hérétique, lequel, pour peindre en résumé sa malice, ne craignait ni Dieu ni les hommes. En effet, il présumait tant de la force de son château qu'il attaquait tantôt le roi d'Arragon, tantôt le comte de Toulouse, ou même son propre seigneur, c'est-à-dire, le vicomte de Béziers. Ce tyran, apprenant que notre comte se proposait d'assiéger Termes, ramassa le plus de soldats qu'il put, et, se pourvoyant de vivres en abondance et des autres choses nécessaires à la défense, il se prépara à résister. Notre comte, arrivé en vue de Termes, l'assiégea; mais, n'ayant que peu de monde, il ne put menacer qu'une petite partie du château. Aussi ceux qui étaient dedans en grand nombre, et à l'abri de notre armée, ne redoutant rien à cause de sa faiblesse, sortaient librement et rentraient pour puiser de l'eau à la vue des nôtres qui ne pouvaient l'empêcher. Et tandis que ces choses et autres semblables se passaient, quelques pélerins français, arrivant de jour en jour au camp, et comme goutte à goutte, sitôt qu'ils les voyaient venir, nos ennemis, montant sur leurs murailles, pour faire affront aux nôtres qui se présentaient en petit nombre et mal armés, s'écriaient par moquerie: «Fuyez de notre présence, fuyez.» Mais bientôt commencèrent à venir en grandes troupes et multitude des pélerins de France et d'Allemagne; et pour lors ceux de Termes, tournant à la peur, se déportèrent de telles dérisions, cessèrent de nous narguer, et devinrent moins présomptueux et moins audacieux. Cependant les gens de Cabaret, en ce temps principaux et très cruels ennemis de la religion chrétienne, s'approchant de Termes, battaient nuit et jour les grands chemins, et tous ceux des nôtres qu'ils pouvaient trouver, ils les condamnaient à la mort la plus honteuse, ou, au mépris de Dieu et de nous, ils les renvoyaient à l'armée, après leur avoir crevé les yeux et leur avoir coupé le nez et autres membres avec une grande barbarie. [41] CHAPITRE XLI. De la venue au camp des catholiques des évêques de Chartres et de Beauvais avec les comtes de Dreux et de Ponthieu. Les choses en étaient là, quand de France survinrent les nobles et puissants hommes, savoir, l'évêque de Chartres, Philippe, évêque de Beauvais, ensemble Robert, comte de Dreux, et celui de Ponthieu, menant avec eux une grande multitude de pélerins, dont la venue réjouit bien fort le comte et tout son camp. On espérait en effet que ces puissants auxiliaires agiraient efficacement, et mépriseraient les ennemis de la foi chrétienne, se confiant dans la main de celui qui peut tout, et dans le bras qui combat d'en haut. Mais celui qui abaisse les forts et octroie la grâce aux humbles ne voulut permettre que rien de grand ni d'honorable fût opéré par ces puissances, et cela par un secret jugement à lui seul connu. Néanmoins, et pour autant que la raison humaine peut l'éclaircir, on croit que le juste Juge en ordonna de la sorte, soit que les nouveaux venus ne fussent dignes d'être choisis de Dieu pour instruments de grandes et glorieuses choses, glorieux et grand qu'il est lui-même, soit parce que, si l'issue eût été amenée par de nombreuses et magnifiques ressources, tout eût été imputé au pouvoir de l'homme, et non à celui de Dieu. L'ordonnateur céleste disposa donc toutes choses pour le mieux en réservant cette victoire aux pauvres, et en triomphant par eux avec gloire, pour en donner une nouvelle à son glorieux nom. Cependant notre comte avait fait dresser des machines, de celles qu'on nomme pierrières, qui, lançant des pierres sur le mur avancé du château, aidaient chaque jour les nôtres aux progrès du siége. Or, il y avait dans l'armée un vénérable personnage, savoir, Guillaume, archidiacre de Paris, qui, enflammé d'amour pour la religion chrétienne, se donnait tout entier aux travaux les plus pénibles pour le service du Christ. Il prêchait à toute heure, faisait des collectes pour les frais des engins de guerre, et remplissait avec constance et prévoyance tous les autres soins de cette activité si nécessaire. Il allait très souvent à la forêt, menant avec lui une multitude de pélerins, et faisant emporter en abondance du bois pour l'usage des pierrières. Un jour même que les nôtres voulaient dresser une machine près du camp, et qu'une profonde vallée les en empêchait, cet homme d'une grande persévérance, cet homme de ferveur incomparable, chercha et trouva le remède à un tel obstacle dans sa sagesse et son audace. A donc, conduisant les pélerins à la forêt, il ordonna qu'on en rapportât une grande quantité de bois, et la fit servir à remplir cette vallée, où l'on jeta aussi de la terre et des pierres: ce qui étant exécuté, les nôtres placèrent leurs machines sur ce terre-plain. Au demeurant; comme nous ne pourrions rapporter tous les expédient s et ingénieuses inventions inspirées par le zèle et l'adresse dudit archidiacre, ni les travaux qu'il eut à endurer pendant le siége, nous nous bornerons à dire que c'est à lui surtout, même à lui seul après Dieu, qu'il faut en attribuer la conduite vigilante et diligemment soutenue, aussi bien que la victoire et la prise du château. Il était, en effet, illustre par sa sainteté, prévoyant dans le conseil, bien résolu de cœur; et la divine Providence avait répandu sur lui une telle grâce, et si abondante dans le cours de cette entreprise, qu'il était regardé comme le plus habile pour toutes les choses qu'on jugeait profitables au succès du siége. Il enseignait les ouvriers, instruisait les charpentiers, et surpassait chaque artisan dans la direction de tout ce qui intéressait le siége. Il faisait combler les vallées, comme nous l'avons déjà dit; de même, lorsqu'il le fallait, il faisait abaisser de hautes collines au niveau des vallées profondes. Les machines étant donc placées près du camp, lesquelles jouaient sans cesse contre les murs du château, et les nôtres regardant que la première muraille était ébranlée par l'effet de leur batterie continuelle, ils s'armèrent pour prendre d'assaut le premier faubourg: ce que voyant les ennemis, à l'approche des nôtres, ils y mirent le feu, et se retirèrent dans le faubourg supérieur; puis, comme les assiégeants pénétraient dans le premier, sortant contre eux et les obligeant d'en sortir, ils les en chassèrent plus vite qu'ils n'étaient venus. La chose en était là, quand les nôtres s'apercevant que la tour voisine du château (dont nous avons déjà parlé, et qu'on appelle Tumet), toute garnie de soldats, portait grandement obstacle à la prise du château, ils songèrent au moyen de s'en emparer. Ils placèrent donc au pied de cette tour, qui, comme nous l'avons dit, était sise au haut d'une roche, un guet, pour le cas où ceux de la tour voudraient venir sur notre camp, et où ceux du château chercheraient à donner aide à la garnison de la tour, si le besoin les en pressait. Peu de jours après, entre le château de Termes et la tour susdite, dans un lieu inaccessible et avec grande peine et danger, ils dressèrent une machine, de celles dites mangonneaux; mais les assiegés, élevant aussi un mangonneau, jetaient de grosses pierres sur le nôtre, sans toutefois qu'ils pussent le détruire; et notre machine travaillant continuellement contre la tour, et ceux qui s'y trouvaient voyant qu'ils étaient cernés, sans que les gens du château pussent en aucune façon les secourir, ils cherchèrent pendant la nuit, et craignant la lumière du jour, leur salut dans la fuite, déguerpirent, et laissèrent la tour vide. De quoi les servants de l'évêque de Chartres, qui faisaient la garde au bas, s'étant aperçus, ils y pênétrèrent aussitôt, et plantèrent la bannière dudit évêque au plus haut des remparts. Pendant ce temps, nos pierrières battaient sans cesse d'autre part les murs du château; mais nos ennemis, vaillants et matois qu'ils étaient, à mesure que nos machines avaient abattu quelque endroit de leurs murs, construisaient aussitôt derrière avec des pierres et du bois une autre barrière: d'où il suivait que toutes fois et quantes les nôtres abattaient un pan de muraille, arrêtés par la barrière que l'ennemi avait relevée, ils ne pouvaient davantage avancer; et comme nous ne pouvons détailler toutes les circonstances de ce siège, nous dirons, en quelques mots, que les ennemis ne perdirent jamais une portion de leurs murs sans bâtir à l'instant un autre mur intérieur, de la façon que nous avons expliquée ci-dessus. Cependant les nôtres dressèrent un mangonneau sur une roche, auprès du rempart, dans un lieu inaccessible; et, lorsque cette machine était en action, elle ne faisait pas peu de mal à l'ennemi. Notre comte avait envoyé pour la garder trois cents servants et cinq chevaliers; car on craignait beaucoup pour elle, tant parce qu'on pensait que nos ennemis mettraient tous leurs soins à la détruire, vu qu'elle leur portait grand dommage, que parce que l'armée n'aurait pu, en cas de besoin, secourir les gardiens de ce mangonneau, car il était placé dans un lieu inabordable. Or, sortant un jour du château, au nombre de quatre-vingts, les assiégés, armés de leurs écus, firent mine de se ruer sur la machine: ils étaient suivis d'une infinité d'autres portant du bois, du feu, et autres matières inflammables. A cette vue, les trois cents servants de garde auprès du mangonneau, saisis de terreur panique, prirent tous la fuite; si bien qu'il ne resta pour le défendre que les cinq chevaliers. Quoi plus? A l'approche des ennemis ceux-là même s'enfuirent à leur tour, hors un seul qui s'appelait Guillaume d'Escuret: lequel, en voyant les ennemis s'avancer, se prit à grand'peine à gravir par dessus la roche pour les attendre de pied ferme; et comme ils se furent tous précipités sur lui, il se défendit avec beaucoup d'adresse et de valeur. Les ennemis, s'apercevant qu'ils ne pourraient le prendre, le poussèrent avec leurs lances sur notre mangonneau, et jetèrent après lui du bois sec et du feu. Mais ce preux garçon se relevant aussitôt, aussitôt dispersa les brandons: de telle sorte que le mangonneau resta intact; puis, il grimpa de nouveau pour les combattre; eux le précipitèrent derechef, comme ils avaient fait d'abord, et lancèrent du feu sur lui... Que dirai-je? Il se relève encore, et les aborde; ils le poussent une troisième fois sur la machine, et ainsi de suite jusqu'à quatre reprises differentes. Finalement, les nôtres voyant que ce vaillant homme, au demeurant, ne pourrait s'échapper, parce qu'il n'était possible à personne d'aller à son aide, ils s'approchèrent du château comme pour l'attaquer par un autre endroit; ce qu'apprenant ceux qui molestaient de la sorte le brave Guillaume, ils se retirèrent dans la place. Pour lui, bien que grandement affaibli, il échappa la vie sauve, et, grâce à son incomparable prouesse, notre mangonneau demeura en son entier. En ce temps-là le noble comte de Montfort était en proie à une telle pauvreté et si urgente détresse que, le pain même venant souvent à lui manquer, il n'avait rien à mettre sous la dent; si bien que très souvent, ainsi que nous l'avons appris avec toute certitude, quand l'instant du repas approchait, ledit comte s'absentait de fait exprès, et n'osait, par vergogne, retourner à son pavillon, parce qu'il était heure de manger, et qu'il n'avait pas même de pain. Quant au vénérable archidiacre Guillaume, il instituait des confréries, faisait, comme nous avons dit, de fréquentes collectes, et tout ce qu'il pouvait extorquer, exacteur vertueux et pieux ravisseur, il le dépensait curieusement pour les engins et autres objets concernant le siége. Les choses étaient à ce point quand l'eau vint à manquer à nos ennemis. En effet, depuis longtemps les nôtres ayant fermé toutes les issues, ils ne pouvaient plus sortir pour puiser de l'eau, et, en étant privés, ils perdirent aussi courage et l'envie de résister. Quoi plus? Ils entrent en pourparler avec les assiégeants et traitent de la paix de la manière suivante: Raimond, seigneur du château, promettait de le livrer au comte, sous la condition que celui-ci lui abandonnerait un autre domaine; de plus, qu'il lui rendrait le château de Termes aussitôt après Pâques. Or, pendant qu'on négociait sur ce pied, les évêques de Chartres et de Beauvais, le comte Robert et le comte de Ponthieu firent dessein de quitter l'armée. Le comte les supplia, tous les prièrent de rester encore quelque peu de temps au siège; bien plus, comme ils ne pouvaient être fléchis en aucune manière, la noble comtesse de Montfort se jeta à leurs pieds, les suppliant affectueusement qu'en telle nécessité ils ne tournassent le dos aux affaires du Seigneur, et qu'en un péril si pressant ils secourussent le comte de Jésus-Christ qui chaque jour s'exposait à la mort pour le bien de l'Église universelle; mais l'évêque de Beauvais, le comte Robert et celui de Ponthieu ne voulurent acquiescer aux instances de la comtesse, et dirent qu'ils partiraient le lendemain sans différer aucunement, même d'un seul jour. Pour ce qui est de l'évêque de Chartres, il promit de rester avec le comte encore un peu de temps. [42] CHAPITRE XLII. Comment les hérétiques ne voulurent rendre le château de Termes, et comment Dieu, pour leur ruine, leur envoya une grande abondance d'eau. Voyant notre comte que, par le départ des susdits personnages, il allait rester quasi seul, contraint qu'il était par une nécessité aussi évidente, il consentit, bien que malgré lui, à recevoir les ennemis à composition, suivant le mode qu'ils avaient offert. Quoi plus? Les nôtres parlementent derechef avec eux, et ladite capitulation est ratifiée. Aussitôt le comte manda à Raimond, seigneur du château, qu'il eût à en sortir, et à le remettre en ses mains; ce qu'il ne voulut faire le même jour, et d'ailleurs promit fermement qu'il le rendrait le lendemain de bon matin. Or, ce fut la divine Providence qui voulut et arrangea ce délai, ainsi qu'il a été prouvé tout manifestement par l'issue des choses. En effet, le très équitable juge céleste, Dieu, ne voulut souffrir que celui qui avait tant de fois et si fort fait pâtir sa sainte Église, et l'eût plus encore vexée s'il l'avait pu, s'en allât impuni et se retirât franc de toute peine après de si fières œuvres de cruauté: car, pour ne rien dire de ses autres méfaits, trente ans et plus s'étaient écoulés déjà, comme nous l'avons su de personnes dignes de foi, depuis que, dans l'église du château de Termes, les divins sacrements avaient été célébrés pour une dernière fois. Adonc la nuit suivante, le ciel venant comme à crever et toutes ses cataractes à s'ouvrir, une abondance d'eau pluviale fondit si soudainement sur la place que nos ennemis qui avaient longtemps souffert de la pénurie d'eau, et même, pour cette cause, avaient proposé de se rendre, furent très copieusement ravitaillés et bien refaits par ce secours inattendu. Nos chants d'allégresse se changent en deuil; le deuil des ennemis se tourne en joie. Par ainsi, s'enflant d'orgueil aussitôt, ils reprirent avec leurs forces l'envie de se défendre: et d'autant plus cruels devinrent-ils et plus obstinés à nous persécuter, qu'ils présumaient que, dans leur besoin, Dieu ne leur avait envoyé qu'une plus manifeste assistance. O sotte et méchante présomption! faire jactance de l'aide de celui dont ils abhorraient le culte, dont même ils avaient abdiqué la foi! Ils disaient donc que Dieu ne voulait pas qu'ils se rendissent; voire affirmaient-ils que pour eux était fait ce que la divine justice avait fait contre eux. Les choses en étaient là quand l'évêque de Beauvais, ensemble avec le comte Robert et le comte de Ponthieu, laissant l'affaire du Christ imparfaite, bien plus, en passe très étroite et dangereuse, quittèrent l'armée, et s'en retournèrent chez eux; et, s'il nous est permis de faire remarquer ce qu'il ne leur était permis de faire, ils se retirèrent avant d'avoir fini leur quarantaine; car il avait été ordonné par les légats du siége apostolique, pour ce qu'un bon nombre de pélerins étaient tièdes et toujours soupirant après leurs quartiers, que nul ne gagnerait l'indulgence que le seigneur pape avait accordée aux Croisés, s'il ne passait au service du Christ au moins quarante jours. Pour ce qui est de notre comte, à la pointe du jour, il envoya à Raimond, seigneur du château, et le somma de se rendre comme il avait promis le jour précédent; mais celui-ci, rafraîchi par l'abondance de l'eau dont la disette l'avait contraint à capituler, voyant aussi que la force était presque entièrement revenue à ses gens, trompeur et glissant es mains, manqua à la parole convenue. Pourtant deux chevaliers qui étaient dans la place en sortirent, et même se rendirent au comte, pour ce que la veille ils avaient promis fermement de ce faire au maréchal de notre comte. Or, comme cet officier fut de retour au camp, car c'était lui que le comte avait envoyé pour conférer avec Raimond, et qu'il lui eut rapporté ce qu'avait dit celui-ci, l'évêque de Chartres, qui voulait partir le lendemain, pria et conseilla que le maréchal fût de nouveau député vers lui, et lui offrît quelque composition que ce fût, pourvu qu'il livrât le château au comte; et, afin que notre émissaire persuadât plus facilement Raimond touchant la garantie et sûreté du traité, ledit évêque fut d'avis qu'il menât avec lui l'évêque de Carcassonne présent au siège, pour autant qu'il était du pays, connu personnellement du bourreau, et qu'en outre sa mère, très méchante hérétique, était dans le château, ainsi que son frère à lui évêque de Carcassonne, savoir, ce Guillaume de Rochefort dont nous avons fait mention plus haut, lequel était très cruel homme, et aussi pire ennemi de l'Église qu'il le pouvait. Adonc le susdit prélat et le maréchal allant derechef trouver Raimond, ils mettent prières sur paroles et menaces sur prières, travaillant avec grandes instances pour que le tyran, acquiesçant à leurs ouvertures, se rendît à notre comte, ou plutôt à Dieu, en la façon que nous avons expliquée ci-dessus. Mais celui que le maréchal avait trouvé endurci et obstiné dans sa malice, l'évêque de Carcassonne et lui le trouvèrent plus endurci encore, et même il ne voulut jamais souffrir que l'évêque conférât secrètement avec son frère Guillaume. N'avançant donc à rien, nos envoyés revinrent pardevers le comte; et si faut-il dire que les nôtres ne comprenaient pas encore pleinement que la divine Providence avait ordonné ces choses pour le plus grand bien de son Église. L'évêque de Chartres se retira le lendemain de grand matin, et le comte sortit avec lui pour l'accompagner un peu; mais, comme il était à quelque distance du camp, nos ennemis firent une sortie, en grand nombre et bien armés, pour mettre en pièces un de nos mangonneaux. Aux cris de notre armée, le comte, rebroussant chemin en toute hâte, arriva sur ceux qui ruinaient la machine, les força, à lui seul, de rentrer bon gré mal gré dans la place, et, les poursuivant vaillamment, les maintint longtemps en pleine course, non sans courir risque de sa propre vie. O audace bien digne d'un prince! ô virile vertu! Après le départ des susdits nobles, savoir, des évêques et comtes, Montfort, se voyant presque seul, et quasi tout désolé, tomba en grand ennui et vive anxiété d'esprit: de vrai, il ne savait que faire. Il ne voulait entendre à lever le siége, et si ne pouvait-il davantage y rester; car il avait de nombreux ennemis sous les armes, peu d'auxiliaires (et dans ce petit nombre la plupart bien mal disposés), puisque toute la force de l'armée, comme nous l'avons dit, s'était retirée avec les évêques et comtes susdits. D'autre part, le château de Termes était encore très fort, et l'on ne croyait point qu'il pût être pris, à moins d'avoir sous la main des forces considérables et troupes aguerries. Finalement, on était menacé des approches de l'hiver qui, dans ces contrées, est pour l'ordinaire très âpre, ledit château étant situé dans la montagne, ainsi que nous l'avons rapporté; et durant cette saison, le lieu n'était pas tenable, ainsi glacial outre mesure, à cause des inondations, des pluies, des ouragans, et de l'abondance des neiges. Tandis que le comte se perdait dans ces angoisses et tribulations, et ne savait quel parti prendre, voilà qu'un beau jour survinrent de Lorraine des gens de pied, dont l'arrivée le réjouissant bien fort, il pressa le siége de Termes. En même temps, avec l'aide et par l'industrie du vénérable archidiacre Guillaume, les nôtres reprenant courage, recommencèrent à pousser vivement tout ce qui intéressait l'entreprise, et soudain, transportant près des murs du château les machines, qui auparavant avaient été d'un mince service, ils y travaillaient incessamment; et n'en pâtissaient pas médiocrement les remparts de la place; car, par un admirable et incompréhensible jugement de Dieu (chose en effet bien merveilleuse), il advint que les machines, qui, pendant la présence au camp des nobles souvent plus haut dénommés, n'avaient rendu que faible ou nul service, après leur retraite portaient aussi juste que si chaque pierre eût été dirigée par le Seigneur. Et ainsi pour sûr était la chose; cela était fait par Dieu, et semblait miracle aux yeux de nos gens. Comme ils eurent donc travaillé longtemps aux machines, et démantelé en grande partie les murs et la tour du château, un jour, en la fête de sainte Cécile, le comte fit mener un chemin couvert jusqu'au pied de la muraille, pour que les mineurs pussent y arriver et la saper à l'abri des assiégés; puis, ayant employé tout ce jour à pousser cette tranchée, et l'ayant passé dans le jeûne, aux approches de la nuit, savoir, la veille de saint Clément, il revint à sa tente; et ceux du château, par la disposition de la miséricorde divine et l'aide de saint Clément, frappés de terreur et saisis d'un désespoir total, sortirent soudain, et tentèrent de prendre la fuite: ce dont les assiégeants ayant eu connaissance, aussitôt donnant l'alarme, ils commencèrent à courir de toutes parts pour frapper les fuyards. Que tardons-nous davantage? Aucuns furent pris vivants, et un plus grand nombre fut tué; même un certain pélerin de Chartres, homme pauvre et de basse extraction, durant qu'il était à courir ça et là avec les autres, et qu'il poursuivait les ennemis détalant à toutes jambes, tomba par l'effet d'un jugement divin sur Raimond, seigneur de Termes, qui s'était caché en quelque endroit, et l'amena au comte, lequel le reçut comme un ample présent, et ne le fit pas tuer, mais bien clore au fond de la tour de Carcassonne, où, pendant plusieurs années, il endura peines et misères selon ses mérites. Durant le siége de Termes, il arriva une chose que nous ne devons passer sous silence. Un jour que le comte faisait conduire pour percer le mur du château une certaine petite machine, que l'on nomme vulgairement un chat, pendant qu'il était auprès, et qu'il conversait avec un sien chevalier, tenant son bras appuyé sur l'épaule de celui-ci, à cause de sa familiarité avec lui, voilà qu'une grosse pierre lancée par le mangonneau des ennemis, venant du haut des airs en grande impétuosité, frappa ledit chevalier à la tête, et tandis que, par la merveilleuse opération de la vertu divine, le comte qui le tenait comme embrassé demeura sain et sauf, le chevalier, recevant le coup de la mort, expira dans ses bras. Un autre jour de dimanche, le comte était dans son pavillon et entendait la messe, lorsqu'il advint, par la prévoyante clémence de Dieu, que, lui étant debout et écoutant l'office, un certain servant, par l'ordre du Seigneur, se trouva derrière lui proche son dos, lequel reçut une flèche partie d'une baliste du château, et en fut tué roide: ce que nul ne peut douter avoir été disposé par la bonté divine; savoir, que cedit servant, debout derrière le comte, ayant été frappé, Dieu dans sa miséricorde ait conservé à sa sainte Église son plus vaillant athlète. Le château de Termes ayant donc été pris par les nôtres la veille de saint Clément, le comte y mit garnison; puis il dirigea son armée sur un certain château nommé Coustausa, et, le trouvant désert, il poussa vers un autre qu'on appelle Puyvert, lequel lui ouvrit ses portes au bout de trois jours. Pour lors il se décida à rentrer dans le diocèse d'Albi pour récupérer les châteaux qui s'étaient soustraits à sa domination; et en conséquence, marchant sur Castres, dont les bourgeois se rendirent à lui, se soumettant pour tout à ses volontés, il passa de là au château de Lombers, dont nous avons déjà fait mention, et le trouva dégarni d'hommes et bien fourni de vivres. En effet, les chevaliers et bourgeois dudit lieu avaient tous pris la fuite par peur du comte, ayant contre lui brassé maintes trahisons. Il s'en saisit aussitôt, et jusqu'à ce jour il l'a conservé en son pouvoir. Que tardons-nous davantage? Le noble comte du Christ recouvra dans le même temps presque tous les châteaux du territoire albigeois sur la rive gauche du Tarn. Ce fut à cette époque que le comte de Toulouse vint en un château voisin d'Albi pour conférer avec notre comte, lequel s'y rendit de son côté. Or, les ennemis avaient tout disposé pour l'enlever, et Raimond avait mené avec lui certains méchants félons ennemis très avérés de Montfort. Pourquoi il dit au comte de Toulouse: «Qu'avez-vous fait? Vous m'avez appelé à une conférence, et vous avez conduit avec vous gens qui m'ont trahi.» Sur ce, l'autre de répondre qu'il ne les avait pas amenés; ce qu'oyant notre comte, il voulut mettre la main dessus: mais Raimond le supplia de n'en rien faire, et ne voulut souffrir qu'ils fussent pris. Adonc, à compter de ce jour, il commença à exercer quelque peu la haine qu'il avait conçue contre l'Église et contre le comte de Montfort. [43] CHAPITRE XLIII. Du colloque solennel tenu à Narbonne sur les affaires des comtes de Toulouse et de Foix, auquel intervinrent le roi d'Arragon, les légats du siège apostolique, et Simon de Montfort; inutilité et dissolution de ladite conférence. Peu de jours après, le roi d'Arragon, le comte de Montfort et celui de Toulouse se réunirent à Narbonne pour tenir colloque entre eux. Là se trouvèrent aussi l'évêque d'Uzès et le vénérable abbé de Cîteaux, lequel, après Dieu, était le principal promoteur des choses de Jésus-Christ. Pareillement cet évêque d'Uzès, nommé Raimond, dès longtemps s'était pris d'un zèle ardent pour les affaires de la foi, et les avançait du plus qu'il pouvait, s'acquittant en ce temps des fonctions de légat, de concert avec l'abbé de Cîteaux. Enfin, furent ensemble présents à ladite conférence maître Théodise, dont nous avons parlé plus haut, et moult autres sages personnages et gens de bien. On s'y occupa du comte de Toulouse, et grande grâce lui eût été faite et copieuse miséricorde, s'il eût voulu acquiescer à de salutaires conseils. En effet, l'abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, consentait à ce que le comte de Toulouse conservât dans leur entier et sans lésion toutes ses seigneuries et possessions, pourvu qu'il expulsât les hérétiques de ses domaines; voire il consentait à ce que le quart ou même le tiers des droits qu'il avait sur les châteaux des hérétiques, comme étant de son fief, lesquels ce comte disait être au nombre de cinquante pour le moins, lui échût en toute propriété. Mais le susdit comte méprisa une faveur aussi grande, Dieu pourvoyant ainsi à l'avenir de son Église; et par là il se rendit indigne de tout bienfait et grâce. Davantage on traita dans la même conférence du rétablissement de la paix entre l'Église et son très monstrueux persécuteur, savoir, le comte de Foix; et même fut-il ordonné, à la prière du roi d'Arragon, que si ledit comte jurait d'obéir à l'Église, et, de plus, qu'il ne commettrait nulle aggression à l'encontre des Croisés, et surtout du comte de Montfort, celui-ci lui ferait restitution de la portion de ses domaines qu'il avait déjà en son pouvoir, fors un certain château nommé Pamiers. Ce château, en effet, ne devait en aucune façon lui être rendu, pour beaucoup de raisons qui seront ci-après déduites. Mais le Dieu éternel qui connaît les choses cachées, et sait toutes choses avant qu'elles soient faites, ne voulant permettre que restassent impunies tant de cruautés et si grandes d'un sien ennemi aussi furieux, et connaissant combien de maux sortiraient dans l'avenir de cette composition, par son profond et incompréhensible jugement, endurcit à tel point le cœur du comte de Foix qu'il ne voulut recevoir ces conditions de paix. Ainsi Dieu visita miséricordieusement son Église, et fit de telle sorte que l'ennemi, en refusant la paix, donnât par avance contre soi-même sentence confirmative de sa future confusion. Il ne faut oublier de dire que le roi d'Arragon, de qui le comte de Foix tenait la plus grande partie de ses terres, mit en garnisaires au château de Foix des gens d'armes à lui, et, en présence de l'évêque d'Uzès et de l'abbé de Cîteaux, promit qu'en toute cette contrée nul tort ne serait porté à la chrétienté. D'abondant, ledit roi jura auxdits légats que si le comte de Foix voulait jamais s'écarter de la communion de la sainte Église, et de la familiarité, amitié et service du comte de Montfort, lui roi délivrerait ès mains de ce dernier le château de Foix à la première réquisition des légats ou de notre comte; et même il lui donna à ce sujet lettres-patentes contenant plus à plein cette convention: et moi qui ai vu ces lettres, les ai lues et curieusement inspectées, je rends témoignage à la vérité. Mais combien, par la suite, le roi garda mal sa promesse, et combien, pour cette cause, il se rendit infâme aux nôtres, c'est ce qui deviendra plus clair que le jour. [44] CHAPITRE XLIV. De la malice et tyrannie du comte de Foix envers l'Église. Et pour autant que le lieu le requiert et que l'occasion s'en présente, plaçons ici quelques mots sur la malignité cruelle et la maligne cruauté du comte de Foix, bien que nons n'en puissions exprimer la centième partie. Il faut savoir d'abord qu'il retint sur ses terres, favorisa le plus qu'il put, et assista les hérétiques et leurs fauteurs. De plus, au château de Pamiers appartenant en propre à l'abbé et aux chanoines de Saint-Antonin, il avait sa femme et deux sœurs hérétiques, avec une grande multitude d'autres gens de sa secte, lesquels, en ce château, malgré les susdits chanoines, et en dépit de toute la résistance qu'ils pouvaient faire, semant publiquement et en particulier le venin de leur perversité, séduisaient le cœur des simples. Voire il avait fait bâtir une maison à ses sœurs et à sa femme sur un terrain que les chanoines possédaient en franc-aleu, bien qu'il ne tînt le château de Pamiers de l'abbé, et sa vie durant, qu'après lui avoir juré sur la sainte Eucharistie qu'il ne le molesterait en rien, non plus que la ville, dont le monastère des chanoines était éloigné à la distance d'un demi-mille. Un beau jour deux chevaliers, parents et familiers dudit comte (lesquels étaient notoires hérétiques et des pires, et dont il suivait l'avis en toutes choses), amenèrent à Pamiers leur mère, hérésiarque très grande et amie de ce seigneur, pour qu'elle y résidât et disséminât le virus de l'hérétique superstition; ce que voyant l'abbé et les chanoines, ne pouvant supporter une telle injure faite au Christ et à l'Église, ils la chassèrent du château. A cette nouvelle le traître, je veux dire le comte de Foix, entra en furieuse colère, et l'un de ces deux chevaliers hérétiques, fils de ladite hérésiarque, venant à Pamiers, dépeça membre à membre, bourreau très cruel qu'il était, et en haine des chanoines, un des leurs qui était prêtre, au moment même où il célébrait les divins mystères sur l'autel d'une église voisine de Pamiers; d'où, jusqu'au présent jour, cet autel demeure encore tout rouge du sang de cette victime. Si pourtant son ire ne fut-elle apaisée, car se saisissant de l'un des frères du monastère de Pamiers, il lui arracha les yeux en haine de la religion chrétienne et en signe de mépris pour les chanoines. Peu ensuite le comte de Foix vint lui-même audit monastère, menant avec soi routiers, bouffons et putains et faisant appeler l'abbé (auquel, comme nous l'avons dit ci-dessus, il avait juré sur le corps du Seigneur qu'il ne lui porterait aucune nuisance), il lui dit qu'il lui baillât sans délai toutes les clefs du cloître, ce que l'abbé ne voulut faire: mais craignant que le tyran ne les ravît par violence, il entra dans l'église et les plaça sur le corps du saint martyr Antonin, lequel était sur l'autel avec beaucoup d'autres saintes reliques, et en l'honneur de qui cette église avait été fondée. Pourtant le comte ayant suivi l'abbé, sans respect pour le lieu, sans révérence pour les reliques des saints, enleva, violateur très impudent des choses sacrées, ces mêmes clefs de dessus le corps du très saint martyr; puis enfermant l'abbé et tous les chanoines dans l'église, il fit clore les portes, et là les tint durant trois jours, si bien que pendant ce temps ils ne burent ni ne mangèrent, et ne purent même sortir pour satisfaire aux nécessités de nature. Et lui, cependant, gaspillant toute la substance du monastère, dormait avec ses putains dans l'infirmerie même des chanoines, au mépris de la religion. Enfin, après les trois jours, il chassa presque nus de l'église et du monastère l'abbé et les chanoines, et, de plus, fit crier par la voix du héraut dans tout Pamiers (qui leur appartenait, comme nous l'avons dit) que nul n'eût à être si hardi que d'en recevoir aucun en son logis; faisant suivre cette proclamation des plus terribles menaces. O nouveau genre d'inhumanité! En effet, tandis que l'Église est d'ordinaire refuge aux captifs et aux condamnés, cet artisan de crimes emprisonne des innocents dans leur église même. Ce n'est tout: le tyran démolit en grande partie le temple du bienheureux Antonin, détruisit, ainsi que nous nous en sommes assuré par nos yeux, le dortoir et le réfectoire des chanoines, et se servit des décombres pour faire construire des fortifications dans le château. Mais insérons ici un fait bien digne d'être rapporté pour grossir d'autant les abominations de ce traître. [45] CHAPITRE XLV. Comment le comte de Foix se comporta avec irrévérence envers les reliques du saint martyr Antonin, lesquelles étaient portées en procession solennelle. Près le monastère dont nous avons parlé précédemment, était une église sise sur le sommet d'un mont, aux environs de laquelle vint à passer d'aventure ledit comte chevauchant, un jour que les chanoines allaient la visiter, comme ils font d'usage une fois chaque année, et qu'en solennelle procession ils portaient avec honneur le corps de leur vénérable patron Antonin. Mais lui, ne déférant à Dieu ni au saint martyr, ni à cette procession pieuse, ne put prendre sur lui de s'humilier, au moins par signes extérieurs, et, sans descendre de sa bête, dressant son col avec superbe, et haussant la tête (attitude qui était très ordinaire à ceux de sa maison), il passa fièrement. Ce que voyant un respectable personnage, savoir, l'abbé de Mont-Sainte-Marie, de l'ordre de Cîteaux, l'un des douze prédicateurs dont nous avons fait mention au commencement de ce livre, qui assistait alors à la procession, il lui cria: «Comte, tu ne défères à ton seigneur le saint martyr; sache donc que, dans la ville où maintenant tu es maître de par le saint, tu seras privé de ton droit seigneurial, et que le martyr fera si bien que, de ton vivant, tu seras déshérité.» Or ont été trouvées fidèles les paroles de l'homme de bien, ainsi que l'issue le prouve très manifestement. Pour moi j'ai ouï ces cruautés et autres qui suivent de la bouche même de l'abbé du monastère de Pamiers, personnage digne de foi, personnage de grande religion et de notoire bonté.