[3,0] LIVRE TROISIÈME. PROLOGUE : PHÈDRE A EUTYCHUS. Si tu éprouves le besoin de lire les petits livres de Phèdre, il te faut, Eutychus, laisser là les affaires, pour que, libre de tout souci, ton esprit puisse saisir la portée de mes vers. "Mais, me dis-tu, ton talent ne vaut pas que je perde une heure aux dépens de mes devoirs." Il n'y a donc pas de raison pour que tes mains touchent à cet ouvrage : il ne saurait convenir à des oreilles distraites. Peut-être diras-tu : Il viendra quelques jours de fêtes qui, en me délivrant des soucis, m'inviteront à l'étude. Iras-tu alors, je te le demande, lire des bagatelles sans valeur, plutôt que de prendre soin de tes intérêts privés, de donner à tes amis les moments qu'ils réclament, de te consacrer à ta femme, de détendre ton esprit, de reposer ton corps pour remplir avec plus d'énergie tes fonctions habituelles? Il faut te faire un autre plan et un autre genre de vie, si tu songes à pénétrer dans le temple des Muses. Moi que ma mère enfanta dans les montagnes de Piérie, où l'auguste Mnémosyne, neuf fois féconde, a donné à Jupiter, maître du tonnerre, le choeur des Muses qui enseignent les arts, quoique je sois né presque au sein de leur école, que j'aie extirpé du fond de mon coeur l'amour de la richesse, que d'ailleurs je ne me sois pas adonné sans la faveur de la Gloire à la vie d'étude que je mène, ce n'est pourtant qu'avec dédain que l'on m'admet dans la société des poètes. Comment crois-tu que l'on y traite celui qui cherche à amasser de grandes richesses à force de veilles, préférant aux doctes travaux le plaisir du gain? Mais à l'instant, quoi qu'il advienne, comme disait Sinon, quand on l'eut conduit devant le roi de Dardanie, je vais écrire un troisième livre dans le genre ésopique en te le dédiant pour te faire honneur et reconnaître tes bons offices. Si tu le lis, je m'en réjouirai; si tu ne le lis pas, il sera du moins une source de plaisir pour la postérité. [3,1] 1. LA VIEILLI. FEMME ET L'AMPHORE Une vieille femme vit à terre une amphore entièrement vidée, mais d'où pourtant le dépôt du Falerne provenant d'une jarre fameuse répandait encore au loin une odeur délicieuse. Après l'avoir aspirée avidement et à pleines narines . «Quel parfum suave ! s'écria-t-elle, quelle bonne chose faut-il que tu aies contenue auparavant, à en juger par de tels restes! Quant au sens de cet apologue, celui-là pourra le dire qui m'aura connu. [3,2] 2. LA PANTHÈRE ET LES BERGERS C'est l'habitude de ceux qui ont été méprisés de rendre mesure pour mesure. Une panthère, par mégarde, tomba un jour dans une fosse. Des paysans l'ayant vue, les uns font pleuvoir sur elle des bâtons, les autres l'accablent de pierres; quelquesuns au contraire, pris de pitié à la pensée qu'elle devait périr sans même qu'on lui fît du mal, lui jetèrent du pain pour prolonger sa vie. La nuit arriva. Tous rentrent chez eux l'esprit tranquille, croyant bien trouver la bête morte le lendemain. Mais quand elle eut refait ses forces affaiblies, d'un bond agile elle s'échappe de la fosse et se hâte à vive allure vers son gîte. Quelques jours plus tard, elle prend son élan, égorge le bétail, tue les bergers eux-mêmes et donne libre cours à sa fureur impétueuse en dévastant tout. Alors, tremblant pour eux-mêmes, ceux qui avaient épargné la bête sauvage ne refusent pas de perdre leur bétail, ils lui demandent seulement la vie sauve. «Je me souviens, dit-elle, de qui m'a jeté des pierres et de qui m'a donné du pain. Vous, n'ayez aucune crainte. Je ne reviens en ennemi que pour ceux qui m'ont fait du mal. [3,3] 3. ÉSOPE E'l' LE PAYSAN "Un homme d'expérience en sait plus long même qu'un devin" : telle est l'expression courante, mais de cette formule, on ne dit pas l'origine. Je la ferai connaître pour la première fois par le récit que je vais faire. Le propriétaire d'un troupeau vit ses brebis produire des agneaux à tête humaine. Épouvanté de cette monstruosité, il court tout affligé consulter les devins. L'un répond que le fait intéresse la vie du maître et qu'il faut conjurer le péril en sacrifiant une victime. L'autre assure que sa femme est coupable d'adultère et que c'est l'illégitimité de ses enfants qui est ainsi révélée; mais la faute peut être rachetée par le sacrifice d'une victime adulte. Bref, ils diffèrent tous d'opinion et à l'inquiétude de cet homme ils ajoutent une inquiétude encore pire. Alors, comme il se trouvait là, Ésope, en vieillard subtil, dont la nature ne put jamais mettre le flair en défaut : "Si tu veux, paysan, dit-il, prévenir les effets annoncés par ce prodige, ce sont des femmes qu'il faut donner à tes bergers." [3,4] 4. LE BOUCHER ET LE SINGE Un passant vit à l'étal d'un boucher un singe suspendu au milieu d'autres marchandises et victuailles. Il demanda quel goût pouvait bien avoir le singe. Alors le boucher en plaisantant : "Telle est la tête, dit-il, tel je garantis le goût." Ce mot est plus plaisant que juste, à mon avis; car j'ai trouvé souvent des gens qui, malgré leur beauté, étaient très méchants, et il en est beaucoup avec un vilain visage que j'ai reconnus excellents. [3,5] 5. ÉSOPE ET LE BRUTAL Le succès entraîne beaucoup de gens à leur perte. Ésope avait été par un homme brutal frappé d'un coup de pierre. «Bravo», dit-il, et il lui donna un as, en ajoutant : «Je n'ai rien de plus, ma foi, mais je vais te montrer quelqu'un de qui tu pourrais recevoir davantage. Le voici qui vient; il est riche et puissant. A lui aussi lance une pierre et tu auras la récompense méritée.» Persuadé, l'autre fit ce qu'Ésope lui avait conseillé. Mais l'impudent audacieux fut déçu dans son attente. Il fut arrêté et subit le supplice de la croix. [3,6] 6. LA MOUCHE ET LA MULE Une mouche vint se poser sur le timon d'un char et, gourmandant la mule : «Que tu es lente ! lui dit-elle; tu ne veux donc pas aller plus vite ? Prends garde que avec mon aiguillon je ne te crible le cou de piqûres.» La mule lui répondit : «Tes paroles ne m'émeuvent pas. Celui que je crains, c'est celui que tu vois assis sur le siège de devant, qui, de son fouet flexible, règle l'allure de l'attelage et me contient par ma bouche à l'aide du mors blanc d'écume. Quitte donc cette arrogance déplacée : je sais où il faut en prendre à l'aise et où il faut courir.» Cette fable peut servir justement à faire rire de celui qui, malgré son impuissance, ne cesse de brandir de vaines menaces. [3,7] 7. LE LOUP ET LE CHIEN Que la liberté est douce ! Je vais le démontrer en peu de mots. Un chien bien repu et un loup d'une maigreur extrême se rencontrèrent par hasard. Quand, après s'être salués, iIs se furent arrêtés : «D'où vient, je te prie, dit le loup, que tu as le poil si luisant? De quoi te nourris-tu pour avoir pris tant d'embonpoint? Moi qui suis bien plus fort, je meurs de faim.» Le chien répondit sans détour : «Mon sort devient le tien, si tu peux rendre à mon maître les mêmes services que moi.» «Quels services?» dit le loup. «Garder sa porte et contre les voleurs défendre la nuit sa maison.» — "Pour ma part assurément, je suis tout prêt à cela : car maintenant j'ai à supporter la neige et la pluie dans les bois où je mène une existence misérable. Combien il m'est plus facile de vivre à l'abri d'un toit et, sans rien faire, d'avoir pour me rassasier une abondante nourriture.» — «Viens donc avec moi.» Chemin faisant, le loup aperçoit, à la place de la chaîne, le cou du chien pelé. «D'où vient cela, mon ami?» — «Ce n'est rien.» — «Dis pourtant, je te prie.» «Comme je parais un peu vif, on m'attache pendant le jour pour que, quand le soleil luit, je repose et que je veille une fois la nuit venue. Le soir on me lâche et j'erre où bon me semble. On m'apporte du pain sans que j'en demande; mon maître me donne les os de sa table, les gens du logis me jettent des débris et les restes de ragoût dont on ne veut plus. Voilà comment, sans aucune peine, mon ventre s'emplit.» «Mais voyons, s'il te prend fantaisie de t'en aller quelque part, cela t'est-il permis?» «Pas tout à fait», dit le chien. -- «Jouis donc des biens que tu me vantes, ô chien. Je ne voudrais pas même d'un royaume, si je devais n'être pas libre à mon gré." [3,8] 8. LE FRÈRE ET LA SOEUR Comme te le conseille la morale de ce conte, examine-toi souvent. Un homme avait une fille très laide et aussi un fils remarquable par la beauté de son visage. Un miroir s'étant trouvé sur la chaise de leur mère, ces enfants, en jouant comme ceux de leur âge, vinrent à s'y regarder. Le garçon vante sa beauté; la fille se met en colère et, comme son frère affecte de triompher, elle ne supporte pas son badinage : elle prend, comme il est naturel, tous ses propos pour des injures. Elle recourt donc à son père pour vexer son frère à son tour et, avec beaucoup d'aigreur, elle fait un crime à l'étourdi d'avoir touché, lui qui est un homme, un objet réservé aux femmes. Le père les prend l'un et l'autre dans ses bras en recevant leurs baisers et en partageant entre eux les douces marques de sa tendresse : «Je veux que chaque jour, dit-il, vous vous serviez du miroir : toi, pour ne pas gâter ta beauté par les mauvais effets de la méchanceté; toi pour embellir ton visage du charme d'un bon caractère." [3,9] 9. PAROLE DE SOCRATE Le nom d'ami est commun, mais rare l'amitié vraiment sûre. Devant les fondations d'une petite maison que se faisait bâtir Socrate, -- Socrate dont j'accepte la mort à condition d'obtenir la même gloire, renonçant à me défendre contre la haine, pourvu qu'on me déclare innocent une fois réduit en cendre — je ne sais quel homme de la foule se mit, comme il arrive d'ordinaire, à lui en parler : «Se peut-il, je t'en prie, qu'un homme comme toi se fasse une maison si étroite?» -- «Puissé-je, répondit Socrate, telle qu'elle est, la remplir de vrais amis !» [3,10] 10. CEUX QU'IL FAUT CROIRE ET CEUX QU'IL NE FAUT PAS CROIRE Il est dangereux de croire et aussi de refuser de croire. De l'un et l'autre de ces risques je vais donner un exemple succinct. Hippolyte périt, parce qu'on crut sa belle-mère, et c'est parce qu'on ne crut pas Cassandre que succomba Ilion. Il faut donc rechercher la vérité par une longue enquête plutôt que de se hâter sottement de punir. Mais je crains que les exemples de la fable, du fait de leur antiquité, n'aient moins de poids; je vais donc te raconter une histoire qui est de mon temps. Un mari chérissait tendrement sa femme et se disposait à donner la toge virile à son fils, quand il fut pris à part, loin de tout témoin, par son affranchi qui espérait se faire instituer héritier en seconde ligne. Celui-ci inventa sur le garçon mille calomnies; il inventa encore plus d'infamies sur la conduite de la vertueuse épouse; il ajouta, sentant bien que rien ne serait plus douloureux pour sa tendresse, qu'un amant ne cessait de venir chez elle et qu'un commerce honteux souillait la réputation de sa maison. L'autre, mis en fureur par la fausse accusation portée contre son épouse, simula un voyage à sa maison de campagne; mais, à l'insu de tous, resta caché dans la ville, puis la nuit tout à coup franchit sa porte et alla tout droit à la chambre de sa femme. La mère avait voulu y faire dormir son fils maintenant grandi et qu'à cet âge elle surveillait avec plus de vigilance. Tandis que l'on cherche de la lumière, tandis que dans tous les sens courent les serviteurs, incapable de résister à l'impulsion de sa colère aveugle, il approche du lit et à tâtons dans l'obscurité cherche une tête. Dès qu'il sent des cheveux courts, d'un coup d'épée il frappe à la poitrine, en ne songeant qu'à assouvir son ressentiment. Mais, quand une lampe fut apportée, il reconnut son fils et sa chaste épouse qui dormait dans sa chambre et qui, dans l'assoupissement du premier sommeil, ne s'était aperçue de rien. Alors, sans différer d'un instant le châtiment de son crime, il se jeta sur l'épée que sa crédulité lui avait mise en main. Des accusateurs demandèrent à poursuivre l'épouse et la traînèrent à Rome devant les centumvirs. Malgré son innocence, les méchants soupçons l'accablent, parce qu'elle prend possession de l'héritage. Mais pour elle se lèvent des avocats qui défendent avec énergie la cause de l'innocente. Le divin Auguste fut alors prié par les juges de les aider à rester fidèles à leur serment, tant ils se trouvaient eux-mêmes embarrassés par les ruses de l'accusation. L'empereur dissipa les obscurités accumulées par la chicane et découvrit le point précis d'où devait jaillir la vérité : «Punissez, dit-il, l'affranchi qui est la cause de tout le mal. Quant à celle qui a perdu à la fois son fils et son mari, je la juge plus à plaindre qu'à condamner. Si sur les dénonciations apportées contre sa femme le chef de famille avait fait des recherches avec soin, s'il avait cherché avec rigueur à démêler le mensonge, il n'aurait pas par un crime funeste détruit de fond en comble sa maison.» Ne refuse d'entendre aucun témoignage, mais à aucun n'ajoute foi tout de suite : car il y a des coupables auxquels on serait loin de penser, comme il y a des innocents en butte aux traits de la perfidie. Cet exemple peut aussi avertir les naïfs de ne rien juger d'après l'opinion d'autrui. L'intérêt, qui est chez les hommes plein de contradictions, s'inspire dans ses attaques tantôt de leurs sympathies, tantôt de leurs haines. On ne connaîtra donc bien que celui qu'on aura par soi-même appris à connaître. C'est à dessein que j'ai traité ce sujet avec plus de développement, puisque ma brièveté excessive a été par certains trouvée déplaisante. [3,11] 11. L'EUNUQUE À UN MÉCHANT HOMME Un eunuque avait un différend avec un méchant homme. Celui-ci, après des paroles grossières et des invectives violentes, en vint à lui reprocher d'avoir perdu une partie de lui-même. «Voilà», dit l'eunuque, «la chose qui me peine par-dessus tout; c'est qu'il me manque les témoins de mon intégrité. Mais pourquoi, insensé, me faire un crime de ce qui est la faute de la fortune? Il n'y a de honteux pour un homme que le mal qu'il a mérité.» [3,12] 12. LE POULET ET LA PERLE Sur un fumier, un jeune poulet, en cherchant pâture, trouva une perle. «Te voilà tombée, ô précieuse chose, dit-il, dans un lieu bien indigne de toi. Si quelqu'un de ceux que ton prix attire t'avait vue dans cet état, il y a longtemps que tu aurais repris ton éclat d'autrefois. Mais d'avoir été découverte par moi qui préfère de beaucoup de la nourriture, cela ne peut être d'aucun profit ni pour toi ni pour moi.» Ce récit s'adresse à certaines gens qui ne me comprennent pas. [3,13] 13. LES ABEILLES ET LES BOURDONS PAR-DEVANT LA GUÊPE Des abeilles au haut d'un chêne avaient fait des rayons; et ces rayons, des bourdons propres à rien disaient qu'ils leur appartenaient. Le différend fut porté devant le tribunal de la guêpe. Comme elle connaissait très bien l'une et l'autre espèce, voici la convention qu'elle proposa aux deux parties : "Vous n'êtes pas sans vous ressembler par la forme du corps et votre couleur est la même, de sorte que sur le fait le doute est tout à fait permis. Mais, pour que ma conscience ne juge pas à faux faute d'être éclairée, prenez ces ruches et versez votre récolte dans des alvéoles de cire, afin que le goût du miel et la forme des rayons fassent voir, pour ceux dont il s'agit dans cette affaire, quel en est l'auteur.» Les bourdons se refusent à l'épreuve; les abeilles l'acceptent volontiers. Alors la guêpe prononça cette sentence : «On voit bien clairement qui n'est pas capable de faire cet ouvrage et qui l'a fait. C'est pourquoi je rends aux abeilles la jouissance de leur bien.» J'aurais passé cette fable sous silence, si les bourdons n'avaient pas refusé de tenir leur engagement. [3,14] 14. ÉSOPE JOUANT Un Athénien voyant au milieu d'une bande d'enfants Ësope jouer aux noix s'arrêta et se moqua de lui en le prenant pour un insensé. Dès qu'il s'en aperçut, le vieillard qui était plus disposé à railler les autres qu'à se laisser tourner lui-même en dérision, posa un arc détendu au milieu du chemin. «Holà, dit-il, l'homme sage, explique le sens de ce que je viens de faire.» Les passants aussitôt se rassemblent. Notre homme se torture l'esprit longtemps sans pouvoir découvrir la raison de la question qui lui est posée. A la fin il s'avoue vaincu. Le sage victorieux dit alors : "Tu rompras bien vite ton arc, si tu le tiens toujours tendu. Mais, si tu le détends, il sera, quand tu voudras, en état de servir. Ainsi des récréations doivent être, de temps à autre, données à ton esprit, pour qu'il redevienne ensuite plus dispos pour penser.» [3,15] 15. LE CHIEN ET L'AGNEAU Comme un agneau bêlait parmi des chèvres, un chien lui dit : «Pauvre sot, tu te trompes; ta mère n'est pas ici», et il lui montra les brebis parquées loin de là. «Je ne la cherche point, répond l'agneau, celle qui conçoit en n'obéissant qu'à son caprice, qui porte son fardeau sans le connaître pendant la période fixée et à la fin, quand il lui échappe, le laisse aller à terre comme un bagage. Celle que je cherche, c'est celle qui me nourrit en m'offrant sa mamelle et qui dérobe à ses enfants une part de son lait pour que je n'en manque pas.» -- «Cependant celle que tu dois préférer, c'est celle qui t'a donné le jour.» — «Non certes. A-t-elle su seulement si je serais noir ou blanc? Au surplus, eût-elle voulu mettre bas une femelle, comment y aurait-elle réussi, puisque je venais au jour avec le sexe mâle. Il est beau assurément, ce bienfait que j'ai reçu d'elle à ma naissance, d'avoir à attendre le boucher d'heure en heure ! Si donc elle n'a rien pu sur ma naissauce, pourquoi me serait-elle plus que celle qui a eu pitié de mon abandon et qui d'elle-même me témoigne un tendre dévouement? Ce qui crée la parenté, c'est la bonté, et non les liens de la nature. Par ces vers l'auteur a voulu démontrer que les hommes sont rebelles aux commandements des lois et se laissent prendre par les bienfaits. [3,16] 16. LA CIGALE ET LA CHOUETTE Celui qui ne sait pas se plier à l'obligation d'être sociable trouve presque toujours le châtiment de son orgueil. Une cigale étourdissait de ses cris stridents une chouette qui avait coutume de chercher sa nourriture dans les ténèbres et de dormir dans le creux d'une branche pendant le jour. Celle-ci lui demanda de se taire. L'autre, de crier de plus belle. De nouvelles prières ne firent que l'exciter davantage. La chouette, voyant que rien ne lui réussissait et qu'il n'était pas tenu compte de ses paroles, eut recours contre la bavarde à la ruse suivante : «Puisque le sommeil m'est rendu impossible par tes chants, car on les prendrait pour les accords de la cithare d'Apollon, je veux boire d'un nectar dont Pallas récemment m'a fait présent; si tu ne le dédaignes pas, viens, que nous buvions ensemble.» La cigale qui brûlait de soif, n'eut pas plus tôt entendu ces compliments sur sa voix qu'elle s'empressa d'arriver d'un seul vol. La chouette ferma l'entrée de son trou et, comme la cigale courait çà et là affolée, elle la poursuivit et la tua. Ainsi, ce que vivante elle avait refusé, elle l'accorda morte. [3,17] 17. LES ARBRES SOUS LA PROTECTION DES DIEUX Un jour les dieux firent choix des arbres qu'ils voulaient avoir sous leur protection. Le chêne plut à Jupiter et le myrte à Vénus, le laurier à Phoebus, le pin à Cybèle, le haut peuplier à Hercule. Minerve, étonnée de les voir choisir des arbres qui ne produisent rien, en demanda la raison. Jupiter la lui dit : «C'est pour ne pas paraître leur vendre l'honneur de notre protection pour leurs fruits.» — «Eh bien, par Hercule, on dira ce que l'on voudra, moi, c'est pour ses fruits que l'olivier est mon arbre préféré.» — «Ma fille, lui dit alors le père des dieux et le créateur des hommes, c'est à bon droit que tous t'appellent sage, car si nos actions sont inutiles, c'est sottise de s'en glorifier.» Ne rien faire qui ne soit utile, tel est l'enseignement de cette fable. [3,18] 18. LE PAON SE PLAIGNANT A JUNON Le paon vint trouver Junon, fort mécontent de ce qu'elle ne lui avait pas donné en partage le chant du rossignol. Celui-ci, disait-il, excitait l'admiration de tous les oiseaux; lui au contraire devenait un objet de raillerie, dès qu'il faisait entendre sa voix. Alors, pour le consoler, la déesse lui dit : «Mais ta beauté est plus grande, plus grande est la taille. L'éclat de l'émeraude brille sur le devant de ton cou et les couleurs de tes plumes semblent des pierreries sur ta queue déployée.» — «A quoi me sert, dit le paon, une beauté muette, si je suis inférieur à tous par la voix?» — «C'est le destin qui, à son gré, vous a assigné vos qualités : à toi la beauté, la force à l'aigle, au rossignol le chant, le don de prophétie au corbeau, à la corneille celui des signes favorables se manifestant du côté gauche, et tous sont satisfaits de leurs avantages personnels. Abstiens-toi de rechercher ce qui ne t'a pas été donné, de peur qu'une déception ne te fasse retomber dans tes plaintes.» [3,19] 19. ÉSOPE ET SA LANTERNE Ésope chez le maître dont il était à lui seul tout le personnel domestique, reçut l'ordre de préparer le dîner plus tôt que d'habitude. Il fit donc, pour chercher du feu, le tour de quelques maisons et trouva enfin où allumer sa lanterne. Puis, tous ces détours ayant allongé son chemin, il l'abrégea en revenant, car il se mit à passer tout droit à travers la place pour rentrer. Mais un passant bavard l'interpella : «Ésope, au milieu du jour, que fais-tu avec une lumière?» — «Je cherche un homme», répondit-il, et il se hâta de rentrer à la maison. Si cet importun réfléchit sur ce mot, il dut assurément comprendre que, s'il n'avait pas paru au vieillard être un homme, c'était pour avoir plaisanté à contretemps un homme absorbé par une affaire. [3,20] 20. PROMÉTHÉE {- - -} [3,21] 21. PROMÉTHÉE Un autre interrogea Ésope sur les tribades et les hommes impuissants et sur la raison qui les avait fait créer. Voici l'explication du vieillard : Ce même Prométhée, le créateur de la foule des humains pétris d'argile que le choc du premier hasard vient à briser, avait pendant toute une journée façonné séparément de ces parties de notre être que la pudeur nous fait voiler, dans le dessein de les adapter bientôt aux corps auxquels elles convenaient. Mais il fut tout à coup invité à dîner par Bacchus. Quand il eut fait couler dans ses veines un flot de nectar, il revint chez lui tard, d'un pas chancelant. Alors l'esprit à moitié endormi et dans le délire de l'ivresse, il associa des organes de femme à des corps masculins et accola des membres de mâle à des corps de femme. C'est pourquoi maintenant les débauchés aiment le plaisir contre-nature. [3,22] 22. LA BARBE DES CHÈVRES La barbe, à la demande des chèvres, leur ayant été accordée par Jupiter, les boucs tout chagrins s'indignèrent que leurs femelles fussent devenues leurs égales par le prestige. «Laissez-les, dit Jupiter, jouir d'une vaine gloriole et s'arroger les insignes de votre emploi, pourvu qu'elles ne vous égalent pas en vigueur." Cette fable nous conseille de supporter sans peine des apparences semblables aux nôtres chez ceux qui ne nous valent pas par le mérite. [3,23] 23. TEMPÊTE ET BEAU TEMPS Un homme se plaignait de son sort. ßsope, pour le consoler, imagina cette fiction. Un navire était ballotté par les coups furieux de la tempête, cependant que les passagers se lamentaient dans la crainte de la mort. Mais, le calme étant revenu par un changement subit du ciel, le navire se mit à voguer sans risques sous le souffle des vents favorables et tous se laissèrent aller à des transports de joie excessifs. Le pilote que l'habitude du danger avait rendu sage leur dit alors : «Il faut de la modération dans la joie et de la mesure aussi dans les plaintes, car la vie tout entière n'est qu'un mélange de douleurs et de plaisirs.» [3,24] 24. AMBASSADE ENVOYÉE PAR LES CHIENS À JUPITER Les chiens envoyèrent un jour des ambassadeurs à Jupiter pour lui demander une amélioration de leur sort et le prier de les soustraire aux outrages des hommes : ils se plaignaient qu'on leur donnât du pain mélangé de son et qu'on leur fit chercher dans un fumier dégoûtant l'apaisement de leur faim dévorante. Les ambassadeurs partirent sans se presser. Tandis que, le nez à terre, ils cherchaient leur vie clans les ordures, on les appelle et ils ne répondent pas. A grand'peine enfin Mercure les trouve et amène leur troupe en désordre. Alors, en voyant le visage du grand Jupiter, ils furent pris de peur et souillèrent de leurs excréments tout le palais. Chassés, un peu tard, à coups de bâton, ils se dirigent vers la porte. Mais défense de les laisser partir est faite par le grand Jupiter. Les chiens s'étonnent d'abord de ne pas voir revenir leurs ambassadeurs. Puis, les soupçonnant d'avoir commis quelque inconvenance, après quelque temps ils décident de leur en adjoindre d'autres. Mais la Renommée révéla la faute des premiers. Dans la crainte qu'il n'arrive une seconde fois une pareille mésaventure, avec des parfums, et à forte dose, on remplit le fondement des chiens. On leur recommande d'avoir bien soin de se faire donner congé et de revenir aussitôt. Les voilà arrivés. Ils demandent une audience et tout de suite l'obtiennent. Alors sur son trône s'assied le père tout puissant des dieux; il secoue sa foudre et tout se met à trembler. Les chiens bouleversés par la soudaineté de ce fracas, tout à coup lâchent pèle-même parfum et excréments. Les dieux s'écrient tous qu'il faut punir cette offense. Mais voici ce que dit Jupiter avant de prononcer sa sentence : «Il ne conviendrait pas à un roi de ne pas laisser partir des ambassadeurs; il ne serait d'ailleurs pas difficile d'appliquer un châtiment approprié à leur faute. Mais ce qu'ils recevront de moi, c'est, au lieu d'une punition, une récompense. Je ne défends pas qu'on les laisse partir; mais en attendant je veux qu'ils souffrent de la faim, pour que leur ventre puisse mieux se contenir. Quant à ceux qui ont envoyé ces ambassadeurs si peu retenus, jamais ils ne cesseront de subir les outrages des hommes.» Voilà pourquoi aujourd'hui encore leurs descendants continuent à attendre les ambassadeurs et pourquoi le chien qui en voit arriver un nouveau le flaire au derrière. [3,25] 25. L'HOMME ET LA COULEUVRE Qui secourt les méchants en souffre après coup. Comme une couleuvre était raide de froid, un homme la ramassa et la réchauffa dans son sein, mu par une pitié qui devait tourner contre lui : car dès que la bête eut repris ses forces, elle tua l'homme aussitôt. Une autre couleuvre lui demanda le motif de son crime : «C'est, répondit-elle, pour qu'on apprenne à ne pas obliger les méchants.» [3,26] 26. LE RENARD ET LE SERPENT Un renard se creusait un terrier en rejetant la terre au dehors et poussait plusieurs galeries assez profondément, quand il parvint au dernier repli de la caverne où un serpent gardait des trésors cachés. Dès qu'il aperçut le serpent : «Je t'en prie, dit-il, d'abord pardonne-moi mon erreur; puis, si tu vois bien combien l'or offre peu d'intérêt pour ma façon de vivre, réponds-moi sans colère. Quel profit retires-tu de ce travail? ou quelle récompense peut être assez grande pour valoir que tu te prives de sommeil et que tu passes ta vie dans les ténèbres? - «Je n'en reçois aucune, dit le serpent; mais telle est la tâche que le grand Jupiter m'a assignée.» - «Ainsi donc de cet or tu ne prends rien pour toi, et tu ne donnes rien à personne.» -- «Telle est la volonté des destins.» «Ne te fâche pas si je te le dis avec franchise; les dieux n'ont pas souri à la naissance de qui te ressemble. Puisque tu dois aller là où tes pères sont allés, par quel aveuglement te donnes-tu tant de mal pour rendre ta vie misérable? C'est à toi que je parle, avare, joie de ton héritier, toi qui frustres les dieux d'encens et toi-même de nourriture, qui écoutes de mauvaise humeur les accents harmonieux de la cithare, que font sécher d'inquiétude les sons si doux des flûtes, à qui le prix des vivres arrache des gémissements, qui, pour ajouter des liards à ton patrimoine, fatigues le ciel de tes parjures mesquins, et qui par ton testament rognes sur chaque article les frais de tes funérailles, de peur que Libitine ne fasse à tes dépens quelque profit. [3,27] 27. PHÈDRE À SES ENVIEUX Quel jugement l'Envie se propose-t-elle de porter tout à l'heure sur mes fables? Elle a beau le dissimuler, je le devine bel et bien. Tout ce qui lui paraîtra mériter d'échapper à l'oubli, c'est à Ésope qu'elle l'attribuera; mais si quelque chose lui plaît moins, j'en serai à son dire l'auteur et elle le soutiendra par toutes les gageures qu'on voudra. Je veux la réfuter dès à présent par ma réponse : «Que mon ouvrage soit ridicule ou digne d'éloges, Ésope en a trouvé la matière, et moi, j'y ai mis la dernière main.» Mais achevons notre entreprise selon le plan que nous nous étions tracé. [3,28] 28. SIMONIDE NAUFRAGÉ Un homme instruit porte toujours en lui-même sa fortune. Simonide, l'auteur de remarquables poésies lyriques, pour rendre sa pauvreté plus supportable, se mit à parcourir les villes célèbres de l'Asie en chantant moyennant salaire la gloire des athlètes vainqueurs. Quand cette source de profits l'eut enrichi, il voulut revenir dans sa patrie en traversant la haute mer. Or il était né, dit-on, dans l'île de Céos. Il s'embarqua sur un navire qu'une affreuse tempête jointe à l'usure du temps disloqua en pleine mer. Alors les uns prennent leur argent dans leurs ceintures, les autres, leurs objets précieux, pour s'assurer un moyen d'existence. Quelqu'un, avec intérêt, lui demande : Et toi, Simonide, tu ne prends donc rien de tes richesses ?» — «J'ai avec moi, répondit-il, tous mes biens.» -- Quelques-uns seulement échappent au naufrage; la plupart, alourdis par leur charge, avaient péri dans les flots. Des voleurs surviennent, arrachent à chacun d'eux ce qu'ils ont sauvé et les laissent dans un complet dénuement. Par hasard près de là se trouvait la vieille ville de Clazomène où se rendirent les naufragés. Là un homme passionné pour les lettres, qui avait lu souvent des vers de Simonide et qui, sans l'avoir jamais vu, avait pour lui l'admiration la plus vive, le reconnut rien qu'à ses propos et s'empressa de le recueillir chez lui : vêtements, argent, serviteurs, tout lui fut par cet hôte fourni en abondance. Cependant les autres passagers portent à leur cou le tableau de leur naufrage et mendient leur nourriture. Les ayant par hasard rencontrés, Simonide, à leur vue, s'écria : «Je vous l'ai bien dit, que j'avais avec moi tous mes biens; à vous au contraire, de ce que vous avez emporté, il ne reste plus rien.» [3,29] 29. LA MONTAGNE QUI ACCOUCHE Une montagne en mal d'enfant poussait d'affreux gémissements et le monde entier était dans une attente anxieuse. Mais elle accoucha d'une souris. Ceci est écrit pour toi qui fais de grandes et bruyantes promesses et ne produis rien. [3,30] 30. LA MOUCHE ET LA FOURMI Une fourmi et une mouche discutaient avec ardeur sur le point de savoir laquelle des deux valait plus. La mouche prit la parole la première en ces termes : "Peux-tu à mes mérites comparer les tiens? Quand on fait un sacrifce, je goûte avant les dieux mêmes les entrailles qui leur sont réservées. Je demeure au milieu des autels, je vais à travers tous les temples. Sur la tête du roi je me pose, quand il me plaît, et je cueille des baisers sur les lèvres pures des dames. Je ne me donne aucune peine et pourtant je jouis des plaisirs les plus doux. Que t'arrive- t-il qui soit semblable à mon bonheur, campagnarde?» Sans doute c'est un honneur de participer aux repas des dieux; mais pour celui qu'on a invité, non pour celui qu'on voudrait éviter. Tu hantes les autels? tu veux dire, n'est-ce pas? qu'on te chasse de ceux auprès desquels tu viens. Tu parles des rois et des lèvres des dames? Quant à moi, lorsque pour l'hiver je m'évertue à ramasser des grains, je te vois, autour du rempart, te nourrir d'ordures. Tu ne te donnes aucune peine? Aussi, quand vient le besoin, tu n'as rien. Et ose de plus te vanter de ce que tu devrais cacher par pudeur. -- L'été, tu es agressive; mais, l'hiver, tu te tais. Tandis que le froid te réduit à rien et te fait mourir, moi, une demeure abondamment pourvue me met à l'abri de tout dommage. J'en ai assez dit, je pense, pour avoir rabattu ton orgueil.» Cette fable distingue bien par leurs caractères propres ceux qui se parent de faux mérites et ceux dont les qualités ont un éclat de bon aloi. [3,31] 31. SIMONIDE PRÉSERVÉ PAR LES DIEUX Le grand pouvoir qu'a parmi les hommes la culture de l'esprit a été montré plus haut. Je vais maintenant des grands égards dont les dieux l'ont honoré transmettre le souvenir à l'histoire. Ce même Simonide, dont j'ai déjà parlé, par traité avec un pugiliste vainqueur, se chargea de composer son éloge pour un prix déterminé. Il se retira alors dans une retraite écartée. Mais, comme la pauvreté du sujet arrêtait l'essor de son imagination, il usa d'une liberté que la coutume autorisait et fit intervenir les deux astres jumeaux, fils de Léda, en reportant ainsi sur le héros le prestige d'une gloire semblable à la sienne. Il fit accepter son oeuvre; mais il ne reçut que le tiers de son salaire. Comme il réclamait le reste : «Ceux-là, dit l'athlète, te payeront, à qui appartiennent les deux tiers de l'éloge. Mais, pour ne pas me laisser croire que tu me quittes fâché, promets-moi de venir dîner chez moi. Je veux inviter aujourd'hui mes parents, au nombre desquels je te mets.» Quoique frustré et vivement peiné du dommage subi, de crainte qu'en quittant son héros en mauvais termes, il ne nuisît à sa popularité parmi les athlètes, il promit de venir, revint à l'heure dite et prit place à table. L'éclat des coupes répandait sa gaîté sur le festin et la maison dans un grand appareil de fête retentissait d'un bruit joyeux. Tout à coup deux jeunes gens tout couverts de poussière, une abondante sueur ruisselant sur leur corps, d'une taille plus qu'humaine, chargent un jeune esclave d'appeler auprès d'eux Simonide. "L'affaire, disent-ils, est pour lui d'importance; qu'il ne fasse pas de retard.» L'esclave tout troublé fait sortir Simonide. A peine celui-ci avait-il mis le pied hors de la salle à manger que soudain la chute de la voûte écrasa tous les autres convives. Quant aux jeunes gens, on ne les trouva pas à la porte. Dès que se fut répandue la connaissance de ces faits et de leur succession, tout le monde reconnut que les divinités par leur apparition avaient donné au poète la vie sauve comme salaire. [3,32] ÉPILOGUE : LE POÈTE A EUTYCHUS Il me reste encore des fables à écrire, mais je m'en abstiens à dessein. C'est d'abord, Eutychus pour ne pas paraître trop importun à un homme tiraillé en tous sens, comme tu l'es, par des affaires aussi nombreuses que variées. C'est ensuite pour que, si quelqu'un veut par hasard tenter pareille entreprise, il puisse trouver encore quelque tâche à faire, quoique la matière soit si abondante que l'ouvrier manque au travail, et non le travail à l'ouvrier. En retour de ma brièveté donne-moi, je te prie, la récompense que tu m'as promise; montre-toi fidèle à ta parole. Car la vie progresse vers la mort chaque jour et il me reviendra de ton bienfait une part d'autant moindre qu'il y aura plus de temps perdu en atermoiements. Si tu en hâtes l'accomplissement, la jouissance en sera pour moi de plus longue durée. J'en aurai l'usage plus longtemps, si je le reçois plus tôt. Tant que d'une vie qui s'épuise je garde quelques restes, ton secours est encore à propos; mais quand une fois je serai un vieillard infirme, c'est en vain que ta bonté essaiera de me venir en aide, car tes bons offices n'auront plus alors d'effet utile et la mort déjà proche réclamera ce qui lui est dû. Mais c'est sottise, je pense, de t'adresser des prières, puisque tu es par nature enclin à la pitié. Souvent le pardon a été obtenu par l'accusé qui avouait sa faute ; combien n'est-il pas plus juste de l'accorder à l'innocent? C'est maintenant ton rôle de rendre la justice; d'autres l'ont tenu avant toi; et après toi, par le mème mouvement circulaire, d'autres l'auront à leur tour. Prends la décision que permettent la conscience et la loyauté et fais que j'aie à me réjouir de ton jugement. Mon ardeur m'a fait dépasser les bornes que je m'étais fixées. Mais il est difficile de contenir son indignation quand on a conscience de son entière innocence et qu'on est en butte à l'arrogance des coupables. Quels sont ces coupables? demanderas-tu. Ils se révéleront avec le temps. Pour moi, j'ai lu autrefois dans mon enfance cette maxime : a Faire entendre un murmure, c'est, de la part d'un plébéien, un sacrilège»; et tant que j'aurai tout mon bon sens, il s'en faudra que je l'oublie.