[2,0] LIVRE DEUXIÈME. PROLOGUE. Le genre créé par Ésope consiste tout entier en exemples et ne vise par des apologues qu'à corriger les erreurs des hommes et à stimuler leur attention et leur activité. Quel que soit donc le badinage où se joue le narrateur, pourvu qu'il captive l'oreille et ne manque pas son but, c'est par le sujet lui-même qu'il se recommande et non par le nom de l'auteur. Quant à moi, je mettrai tout mon soin à suivre la tradition du vieil Ésope; mais s'il me prend fantaisie d'intercaler parmi ses apologues quelque invention personnelle pour plaire par la variété des récits, je voudrais, lecteur, te voir prendre cette audace en bonne part. Je promets en revanche de reconnaître ton indulgence par ma brièveté. Mais je me garderai de faire de cette brièveté un éloge trop verbeux. Considère donc pourquoi tu dois opposer un refus aux gens avides et pourquoi aux gens discrets tu dois même offrir ce qu'ils n'ont pas demandé. [2,1] 1. LE JEUNE TAUREAU, LE LION ET LE BRIGAND. Sur le corps d'un jeune taureau qu'il avait terrassé, un lion se tenait debout. Un brigand survint qui réclama une part. "Je te la donnerais, dit le lion, si tu n'avais coutume de la prendre toi-même," et il repoussa ainsi la demande du méchant. Le hasard conduisit au même endroit un voyageur inoffensif qui, à la vue de la bête sauvage, recula. Mais le lion lui dit doucement : "Tu n'as rien à craindre. Une part t'est due pour ta discrétion; prends-la hardiment". Puis, ayant partagé la proie, il se retira dans la forêt pour laisser approcher l'homme. Exemple tout à fait admirable et digne d'éloges. Mais en fait, seuls les gens avides s'enrichissent et les délicats restent pauvres. [2,2] 2. L'HOMME ENTRE UNE VIEILLE AMIE ET UNE JEUNE. Les femmes, de toute façon, dépouillent les hommes, qu'ils les aiment ou qu'ils en soient aimés. Bien des exemples nous le montrent. Un homme entre deux âges était captivé par une femme qui ne manquait pas d'expérience et qui dissimulait ses années à force de soins. Son coeur s'était aussi laissé toucher par une beauté encore jeune. Toutes deux, voulant paraître assorties à son âge, se mirent à lui ôter des cheveux chacune à son tour. Alors qu'il les croyait occupées à disposer sa chevelure avec art, tout à coup il se trouva chauve; car, sans en laisser un seul, elles lui avaient arraché, la jeune les cheveux blancs, et la vieille, les noirs. [2,3] 3. MOT D'ÉSOPE SUR LE SUCCÈS DES MÉCHANTS. Un homme mordu par un chien furieux rougit de son sang un morceau de pain et l'envoya à la bête malfaisante. Il avait entendu dire que c'était le remède pour ce genre de blessure. "Garde-toi, lui dit alors Ésope, de faire cela devant d'autres chiens, de peur qu'ils ne nous dévorent tout vifs une fois qu'ils sauront que cette faute est l'objet d'une pareille récompense". Le succès des méchants en entraîne d'autres à mal faire. [2,4] 4. L'AIGLE, LA LAIE ET LA CHATTE SAUVAGE. Une aigle avait fait son nid au sommet d'un chêne; une chatte sauvage, ayant trouvé un creux au milieu de l'arbre, y avait fait ses petits; une laie habituée à vivre dans les forêts avait déposé sa portée près du pied. Mais cette intimité formée par le hasard fut détruite par la mauvaise foi et la méchanceté funeste de la chatte. Elle grimpe jusqu'au nid de l'aigle et lui dit : « On prépare ta perte et peut-être, hélas ! aussi la mienne. Car, si tu vois chaque jour cette laie perfide creuser le sol, c'est qu'elle veut abattre le chêne pour pouvoir à terre se jeter facilement sur nos progénitures. Après avoir semé la terreur et le trouble dans le coeur de l'aigle, elle descend en rampant à la bauge de la laie couverte de soies. "Tes petits, lui dit-elle, sont en grand danger. Car, aussitôt que tu sortiras pour chercher pâture avec ton jeune troupeau, l'aigle, déjà prête à l'attaque, t'enlèvera tes marcassins". Quand elle a répandu l'effroi aussi dans ce lieu, la fourbe va se cacher dans son trou où elle est en sûreté. Elle en sort la nuit pour aller çà et là d'un pas qui ne touche presque pas le sol et, quand elle s'est bien nourrie et qu'elle a bien nourri ses petits, elle affecte d'avoir peur et a l'oeil au guet tout le jour. L'aigle, craignant la chute de l'arbre, ne le quitte pas. La laie, pour se garder contre le rapt de ses petits, ne sort plus de chez elle. Bref, aigle et laie moururent de faim avec leurs petits et fournirent à la chatte et aux petits chats un repas abondant. Que de mal fait souvent un homme au langage perfide ! Cette fable peut l'apprendre aux gens sottement crédules. [2,5] 5. TIBÈRE ET L'ESCLAVE DE L'ATRIUM. Il est à Rome une race d'Ardélions s'agitant et courant de tous côtés, affairés sans affaires, s'essoufflant sans motif, ne faisant rien en faisant beaucoup, aussi ennemis de leur repos qu'insupportables aux autres. C'est elle que, si je pouvais, je voudrais corriger par le récit de cette anecdote vraie : il vaut la peine d'y prêter l'oreille. L'empereur Tibère en allant à Naples s'était arrêté dans sa villa du cap Misène, qui a été bâtie sur une hauteur par les soins de Lucullus et qui découvre au loin la mer de Sicile et voit à ses pieds celle d'Étrurie. Un des esclaves de l'atrium, au vêtement relevé, dont la tunique était serrée sous les bras par une écharpe de lin de Péluse aux franges pendantes, se mit, pendant la promenade du prince sous les riants berceaux de verdure, à répandre de l'eau avec un arrosoir de bois sur la terre brûlante, en faisant étalage de son aimable empressement. Mais Tibère se contente d'en rire. Alors par des détours connus de lui l'esclave devance le prince dans une autre allée en abattant la poussière. César reconnaît le personnage et comprend son intention. « Holà ! » lui crie le maître. L'esclave arrive d'un bond en homme qui prévoyait une bonne aubaine, transporté de joie à la pensée d'une récompense certaine. Alors ce grand souverain lui dit en plaisantant : « Tu n'as pas fait là grand'-chose et ta peine est perdue. C'est bien plus cher que se vendent chez moi les soufflets d'affranchissement. » [2,6] 6. L'AIGLE, LA CORNEILLE ET LA TORTUE. Contre les puissants, personne n'est assez bien protégé. Mais qu'à eux vienne s'ajouter un conseiller malfaisant, il n'est rien qui, sous les attaques de la force et de la méchanceté réunies, ne s'écroule. Un aigle enleva dans les airs une tortue. Celle-ci avait ramassé son corps dans sa maison d'écaille et ne pouvait subir aucune atteinte, en y restant ainsi enfermée. Mais à travers les airs une corneille arriva et, tout en volant à côté de l'aigle, lui dit : « C'est vraiment une belle proie que tu as emportée dans tes serres; mais si je ne te montre pas ce que tu dois faire, tu te fatigueras inutilement à porter ce lourd fardeau. » L'aigle promet une part de la prise : la corneille alors lui conseille de laisser tomber la tortue du haut des airs sur un rocher, pour briser la dure carapace. Celle-ci une fois mise en miette, il lui sera facile de faire de la chair sa nourriture. Persuadé par ces paroles, l'aigle suivit les conseils de la corneille et partagea généreusement son repas avec sa conseillère. Ainsi la tortue que protégeait une défense donnée par la nature, trop faible contre deux ennemis, périt d'une mort horrible. [2,7] 7. LES DEUX MULETS. Deux mulets lourdement chargés cheminaient ensemble: l'un portait des paniers pleins de l'argent du fisc, l'autre des sacs gonflés d'orge. Le premier, riche de son fardeau, marche la tête haute, se redresse et agite à son cou sa sonnette au son clair. Son compagnon le suit d'une allure tranquille et paisible. Tout à coup des brigands sortent d'une embuscade, s'élancent et, en massacrant l'escorte, blessent de leurs armes le mulet du fisc; ils pillent l'argent et dédaignent l'orge sans valeur. Le mulet dépouillé déplorait ses malheurs. « Pour moi, dit l'autre, je me réjouis d'avoir été méprisé : car je n'ai rien perdu et n'ai point de blessure. » Cette fable montre que la pauvreté est en sûreté et que les grandes fortunes sont exposées au danger. [2,8] 8. LE CERF ET LES BOEUFS. Un cerf lancé hors des retraites de la forêt fuyait la mort dont les chasseurs le menaçaient; aveuglé par la peur, il gagna la ferme la plus proche et, une étable à boeufs se trouvant là fort à propos, il s'y cacha. Pendant qu'il s'y dissimulait, un boeuf lui dit : « Quelle idée as-tu eue, malheureux ! de courir de toi-même au devant de la mort et de confier ta vie à la demeure des hommes? » Mais lui, d'un ton suppliant : « Vous du moins, dit-il, épargnez-moi. A la première occasion, je m'échapperai de nouveau. » La nuit vient succédant au jour. Le bouvier apporte du feuillage et ne voit rien. A plusieurs reprises vont et viennent tous les gens de la ferme; aucun d'eux ne remarque le cerf. Le régisseur aussi traverse l'étable; lui non plus ne s'aperçoit de rien. Alors transporté de joie, tandis que les boeufs restent calmes, l'animal se met à les remercier de lui avoir dans cette circonstance critique donné l'hospitalité. L'un d'eux lui dit : « Nous désirons bien ton salut; mais si l'homme aux cent yeux vient, ta vie sera fort en danger. » Sur ces entrefaites, le maître lui-même arrive en sortant de dîner. Comme récemment il avait trouvé ses boeufs en mauvais état, il approche du râtelier : « Pourquoi si peu de feuillage? et pas de litière? Oter ces toiles d'araignée, serait-ce tant de peine? » En passant tout en revue, il aperçoit aussi la haute ramure du cerf. Il appelle ses gens, fait tuer la bête et emporter sa prise. Cette fable montre que c'est le maître qui voit le plus clair dans ses affaires. [2,9] 9. LA STATUE D'ÉSOPE. Pour honorer le talent d'Ésope, les Athéniens lui élevèrent une statue. Ils placèrent un esclave sur un piédestal impérissable pour qu'on sût que la route des honneurs est ouverte à tous et que la gloire s'accorde non pas à la naissance, mais au mérite. Ésope avait par avance pris le domaine de la fable de manière à s'y réserver la primauté. J'ai voulu du moins ne pas l'y laisser seul maître : il ne restait rien autre de possible. C'est là de ma part non de la jalousie, mais de l'émulation. Si l'Italie applaudit à mon effort, elle aura plus d'écrivains à opposer à la Grèce. Mais si l'envie veut dénigrer mon ouvrage, elle ne m'ôtera pas cependant le sentiment de ma valeur. [2,10] ÉPILOGUE. Si mon travail est venu à ta connaissance et que ton esprit goûte l'art des récits que j'imagine, ce bonheur m'ôte toute raison de me plaindre. Mais si cette œuvre littéraire rencontre de ces gens venus au monde dans un mauvais jour et capables seulement de déchirer ceux qui valent mieux qu'eux, je supporterai d'un coeur ferme l'exil que m'inflige le destin, jusqu'à ce que la Fortune rougisse de ses méfaits. Maintenant je vais dire en peu de mots pourquoi le genre de la fable a été inventé. Esclave assujetti à un maître, Ésope n'osait pas dire ce qu'il voulait; il traduisit donc ses sentiments personnels dans des fables et déjoua ainsi les interprétations malveillantes par des badinages où tout est imaginé. Et moi, à mon tour, de l'étroit sentier d'Ésope j'ai fait. une large route. J'ai en effet inventé plus de fables qu'il n'en avait laissé, choisissant tels et tels sujets pour mon malheur. Si j'avais eu un autre accusateur, un autre témoin, un autre juge enfin que Séjan, j'avouerais avoir mérité une si grande infortune et je ne chercherais pas un remède à ma douleur dans ce travail. Celui qui, s'égarant en de vains soupçons, s'appliquera à lui seul ce qui s'adresse à tous, dévoilera sottement le fond de sa conscience. Toutefois je voudrais d'avance me justifier à ses yeux: J'ai en effet l'intention non pas de censurer les individus, mais de peindre la vie et les caractères humains. Peut-être dira-t-on que j'annonce là une entreprise difficile. Mais si le Phrygien Ésope, si le Scythe Anacharsis ont pu par leur talent donner à leur pays une gloire immortelle, moi qui tiens de plus près à la Grèce savante, pourquoi trahirais-je, dans le sommeil et la paresse, l'honneur de ma patrie? La Thrace met ses écrivains au rang des dieux; Apollon est le père de Linus, une Muse est la mère d'Orphée, celui qui, par ses chants, mit les rochers en mouvement, dompta les bêtes féroces, arrêta le cours impétueux de l'Hèbre. Arrière donc, pâle Envie, pour n'avoir pas à gémir en vain le jour où enfin me sera donnée la gloire qu'on accorde aux poètes. Je t'ai engagé à me lire; mais je te demande de porter sur mon livre un jugement sincère et digne de ta franchise bien connue.