[63,0] LXIII. DES LOGEMENTS INCOMMODES. 1. Le petit logis où il te fâche de demeurer est propre à beaucoup de choses, et utile entre autres contre les larrons dont tu te plaignais ci-devant parce qu'ils ne peuvent pas s'y cacher : comme au contraire on dit fort à propos d'une grande maison qu'elle trompe son maître et sert à ceux qui ont dessein de le voler. Je prends une maison grande ou petite, ample ou étroite suivant le nombre de ses habitants. Pour ton particulier tu t'estimes être logé à l'étroit mais ton âme n'habite-t-elle pas plus à 1'étroit et plus salement parmi le sang et la boue ? et toutefois s'il se pouvait faire, tu ne voudrais jamais qu'elle partît de là ? Persuade-toi donc qu'ainsi qu'une maison de terre ne rétrécit point une substance céleste, ainsi bien souvent une petite maison a été un fonds capable d'une grande gloire, cependant qu'une autre plus grande était pleine d'infamie. Ce n'est pas le logement qui forme l'âme, c'est elle qui lui donne la forme. Comme donc les hameaux des pauvres peuvent être gais et honnêtes, les châteaux des rois et les palais des riches peuvent être ignominieux et mélancoliques. 2. Il n'est point de si basse maison qu'un généreux habitant ne relève avantageusement et ne la rende propre à un si grand hôte. Il accroît hautement sa petitesse et élargit son étroitesse. La petite cour d'Èvandre reçut le grand Alcide avec un accueil digne de ses triomphes. César, qui devait être le maître du monde, naquit en un chétif lieu ; Romulus et Rémus, qui ont été les fondateurs de la plus magnifique ville de l'univers, furent nourris dans la loge d'un pasteur. Caton n'habitait point dans un bâtiment qui eut des courts à perte de vue. Diogène avait un tonneau roulant pour maison. Hilarion se tenait dans une grotte qui pouvait à peine contenir son corps et plusieurs saints personnages ont demeuré dans des caveaux souterrains. De grands philosophes ont logé dans de petits jardins et de grands capitaines à découvert sous de petites tentes, au lieu que Caius et Néron logeaient dans de superbes palais, dont la magnificence nous cause encore de l'étonnement malgré leur ruine. Choisis maintenant avec qui des uns ou des autres tu désires habiter. 3. Quoique ta maison ait peu d'étendue et d'élévation, bref qu'elle soit sans ornement, il te suffit que les murailles empêchent les larcins, les vents et les bruits du peuple, qui sont encore plus ennuyeux que ces deux autres incommodités et que d'ailleurs le toit te défend du chaud, du froid, du soleil et de la pluie. Les tours bâties en l'air sont propres aux oiseaux; les grands hôtels à la superbe, les maisons bien meublées au luxe et les riches à l'avarice. La vertu tout à l'opposite ne refuse aucune demeure que celle qui est occupée par les vices. Après tout, veux tu que toute maison, pour étroite qu'elle soit, te semble fort ample? songe au tombeau, qui est un logement que tu dois faire pour jamais. Ton corps ne peut ni ne doit tenir plus d'espace durant la vie qu'après la mort.