[44,0] DES ÉCRITS ET DES AVTEVRS. I. Quand tu me dis que tu fais des livres, tu te déclares atteint d'une maladie publique, contagieuse et incurable. Tous veulent usurper la charge d'écrire qui n'est propre que de peu de personnes. Un homme touché de ce mal en infecte beaucoup d'autres, car il est aussi aisé de vouloir imiter que l'imitation est difficile en effet. Ainsi le nombre des malades croît de plus en plus et l'on voit augmenter aussi les forces de la maladie ; il se trouve tous les jours plus d'auteurs qui écrivent toujours plus mal, parce qu'il est plus facile de suivre que d'atteindre les maîtres de l'art. Voilà pourquoi ce dire du sage Hébreu se vérifie par l'expérience de chaque temps "qu'on ne fait jamais de fin à faire beaucoup de livres." {Ecclésiaste, XII, 12} II. Plût à Dieu que cette démangeaison ne fut pas si générale, et que les hommes se contenant dans la circonférence de leur capacité l'ordre des choses qui est confondu par la témérité des mortels put être observé ! Alors ceux, qui savent ou qui peuvent écrire, s'en acquitteraient, les autres ne feraient qu'ouïr ou que lire. Est-ce là une si petite satisfaction de l'esprit que de comprendre un sujet sans qu'il faille aussitôt qu'une main présomptueuse prenne la plume et parce que quelqu'un aura entendu ou cru entendre une partie d'un livre, il se croie aussitôt assez habile pour faire des livres entiers. III. Je voudrais bien qu'on se souvienne de ce mot que l'orateur Romain a mis tout au commencement de ses questions morales, afin qu'étant en un si bel endroit il ne fût caché à personne. "Il se peut faire", dit-il, "qu'un homme ait de bons raisonnements quoiqu'il ne puisse pas les bien exprimer mais de coucher ses pensées sur le papier à dessein de les rendre publiques, sans savoir les éclaircir et les mettre en ordre, bref sans entendre l'art d'attirer des lecteurs par quelque sorte d'agrément, c'est ce qu'on ne doit attendre que de l'intempérance d'un esprit, qui abuse également de son loisir et des belles lettres". {Cicéron, Les Tusculanes, I, 3} Ce discours est fort véritable mais cet abus est aujourd'hui si commun que chacun croit que c'est à lui seul qu'appartient cet ordre exprès qui fut donné à cet illustre banni, qui n'avait pas puisé ce qu'il écrivait de quelques ruisseaux arides, mais de la fontaine même du vrai, quand il lui fut dit à diverses reprises, ÉCRIS. Tous ceux qui méprisent tous les autres commandements obéissent à celui-ci ? en effet tous écrivent. IV. Or si nous avons vu que c'est une chose bien dangereuse au sujet de ceux qui ne font que copier les ouvrages d'autrui, elle l'est encore plus au regard de ceux qui publient des productions toutes fraîches, par où ils débitent souvent au monde des maximes ou fort douteuses ou condamnées et le moindre mal qu'ils font c'est de l'étourdir par un style rude et mal compassé, de telle sorte que ceux, qui manquent d'esprit pour en bien juger, ne manqueront pas d'ennui et outre la perte du temps ils se laisseront rompre impunément les oreilles.. Le fruit de vos inventions modernes, c'est de tout faire ou de tout gâter, car de rajuster les choses c'est ce qui ne vous arrive jamais ou c'est bien rarement. Nonobstant cela tous composent continuellement des livres et on n'a point vu de siècle qui ait eu si grande abondance d'écrivains et de discoureurs ni tant de disette de vrais savants et d'orateurs légitimes. V. Il arrive aux ouvrages de ces auteurs ce que l'orateur Romain dit de ceux de son temps. "Ils lisent", dit-il, "leurs livres avec des gens de leur cabale et personne ne les manie que ceux qui veulent avoir la même licence d'écrire". {Cicéron, Les Tusculanes, I, 3} Ce qui était fort rare du temps de ce grand homme est à présent fort commun. Tous manient les ouvrages déjà faits pour avoir la liberté de travailler ; les auteurs s'entre- convient les uns les autres à écrire des sottises et louent à faux leurs semblables afin d'en recevoir à la pareille quelque louange postiche. De là vient cette audace des écrivains et cette confusion des choses; ce que je dis pour rabattre la vaine complaisance que tu prends à faire des livres, au lieu que tu n'en devrais prendre qu'à faire de bonnes oeuvres. VI. En effet, au lieu de produire des livres tu ferais bien mieux d'en lire et encore mieux de faire de ta lecture une règle pour ta vie. La connaissance des lettres est fort utile quand elle passe en exercice et qu'elle s'autorise par les effets et non seulement par des paroles. Autrement on trouve souvent fort véritable ce qui est écrit par cet oracle du christianisme "Que la science enfle". {Paul, I Cor. VIII, 1} Et certes de comprendre nettement et promptement beaucoup de grandes choses ; d'en avoir un ferme ressouvenir, d'en discourir avec grâce, d'en écrire avec art et d'en parler avec succès, qu'est-ce qu'un instrument d'une vaine ostentation, qu'un bruit et qu'un travail inutile ? VII. Et puis au lieu d'écrire des livres tu t'emploierais peut-être plus convenablement et avec plus de profit, à labourer la terre, à paître des troupeaux, à faire de la toise, ou à naviger sur mer. Plusieurs esprits, que la nature avait créés mécaniques, veulent philosopher par force et contre son gré ; au contraire, la fortune en a retenu quelques- uns, propres pour la philosophie, sur les bancs des artisans ou à la cadenne {chaîne de fer} des forçats parce qu'ils étaient nés aux champs. De là vient que ceux qui ignorent les vraies causes des choses s'étonnent de ce qu'on trouve de grands génies à la chiourme, dans les bois et dans les boutiques au lieu qu'on trouve tant d'esprits bas dans les cours et dans les écoles. C'est qu'on surmonte difficilement la nature, si toutefois elle se peut surmonter. VIII. Tu excuses maintenant la qualité de tes écrits sur l'ardeur qui t'emporte à les produire. Mais considère que d'autres ont eu autrefois bien plus de chaleur, dont le feu est pourtant si éteint que nous ne saurions pas même qu'ils eussent écrit, si d'autres ne l'avaient écrit après eux. Il n'est point d'ouvrage d'homme qui dure toujours et le travail des mortels ne peut rien faire d'immortel. Si tu écris beaucoup, représente-toi que d'autres ont bien écrit plus que toi. Qui pourrait conter les oeuvres de Cicéron, de Varron, de Tite-Live et de Pline? On dit qu'un seul auteur de la Grèce composa six mille volumes. Quel feu ! quelle force d'esprit! si cela est véritable et ne faut-il pas dire que ce génie avait bien du repos et du loisir pour se donner une si belle inquiétude ? IX. Certes puisque c'est un grand travail de bien composer peu de livres, il est plus aisé d'admirer que de croire qu'un seul homme en ait composé des milliers? Cette vérité est pourtant appuyée sur de grands auteurs à qui il est malaisé de ne pas ajouter foi, vu principalement qu'ils disent n'avoir pas seulement connu cette multitude d'ouvrages par ouï dire ou par la vue mais encore par la lecture. Et si c'est un petit miracle qu'une seule personne les ait pu tous lire, quel miracle est-ce qu'un esprit les ait pu tous enfanter ? Je serais trop long si je voulais ici rapporter les noms de ceux qui ont écrit parmi nous ou parmi les Grecs et les titres de leurs ouvrages. Outre que nul des bons auteurs n'a été pleinement heureux ni pour sa propre satisfaction durant sa vie ni pour celle de la postérité après la mort. En effet il est péri quelques ouvrages des uns, on trouve à dire la plus grande part des productions des autres et toutes celles de quelques-uns sont entièrement éteintes. Après cela vois quel présage tu dois concevoir des tiennes, qui ayant moins de mérite, ne doivent pas avoir apparemment plus de bonheur ni plus de durée. X. Tu me repartiras ici que tu regardes peu les satisfactions à venir et qu'en écrivant tu ne songes qu'à goûter cependant le singulier plaisir que la composition te donne. A cela je réponds que j'excuse ton procédé, si tu agis de la sorte pour exercer ton esprit et que tu t'instruises toi-même en écrivant pour les autres, ou bien si tu le fais pour oublier les ennuis du temps présent par la mémoire du passé, mais je te porte compassion si tu ne songes qu'a remédier à cette maladie occulte mais incurable d'écrire. En effet tu ne dois pas ignorer qu'il est des auteurs qui écrivent toujours, parce qu'ils ne sauraient rien finir, et comme des gens, qui roulent d'en-haut, voulant s'arrêter ils sont emportés. XI. Ne loue donc plus tant l'impétuosité véhémente qui te pousse à écrire. Il y a diverses sortes de bile noire; les uns qui en sont touchés jettent des pierres, d'autres composent des livres. Celui-là commence d'entrer en fureur en écrivant, cet autre en sort par même moyen. En un mot si tu as écrit, écris encore beaucoup afin de profiter à la postérité, c'est un excellent emploi, qu'il ne faut jamais interrompre ; mais si c'est pour chercher une nue réputation pour toi même, c'est une vanité bien extravagante. Cependant ta plaisante manie fait qu'on doit moins s'étonner si le papier est plus cher que de coutume, vu que tu t'épargnes point à écrire. Tu crois passer un jour pour un grand homme, et attends d'acquérir une grande estime, mais comme j'ai déjà dit tu ferais peut-être mieux de labourer ou de fouir en attendant la moisson. On sème plus heureusement sur la terre que sur un peu d'air battu. XII. Certes, comme l'amour de la réputation et le soin opiniâtre d'écrire ont fait beaucoup d'illustres, ils ont fait aussi beaucoup de fous et de misérables. Ces grands discoureurs qui ne se taisaient jamais en leur jeunesse et qui croyaient que rien ne leur pouvait manquer, ont après servi de spectacle au peuple par la pauvreté de leur vieillesse. Mortels inconsidérés ! pendant que vous écrivez vous laissez écouler le temps qui devrait être employé à de plus grands soins, et étant tous hors de vous mêmes vous ne prenez garde ni à vos avantages ni à vos pertes, jusqu'a ce qu'un âge caduc et une disette sans ressource vous réveille de ce fatal assoupissement. Pour toi qui dis encore sur la fin que tu prétends que tes ouvrages fassent parler de ton nom, je te dirai que c'est une passion merveilleuse de chercher du vent de son travail. Je m'imaginais qu'il n'appartenait qu’aux pilotes de souhaiter des vents, mais je vois que tu bailles après. Quand ils souffleraient selon ton désir, tu ne serais jamais rempli que de vide, quand ils porteraient ta plume bien haut, ils la porteraient toujours au vent.