[42,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 42 : Des ouvrages de fonte et de la vaisselle d'or et d'argent. [42,1] Tu crois que les vases de Corinthe doivent ravir tout le monde, comme ils t'ont déjà ravi en particulier. Mais sache que les objets de la terre ne touchent guère des esprits accoutumés à la contemplation des choses célestes ; au contraire, étant comparés à celles-ci, ils paraissent bien peu ou ne sont rien du tout voire ils sont pris pour des sujets d'un ennui et d'un dégoût insupportable. Comment veux-tu qu'une âme se souvenant d'une origine qui tient de la divinité s'amuse aux mines de la terre ou estime beaucoup ce qu'on en tire, pouvant contempler à son aise le ciel, le soleil, les étoiles, soi-même et le souverain ouvrier de toutes ces choses ? Mais pour rabattre le vain plaisir que tu prends à voir ce métal de Corinthe, sache que tu te passionnes non seulement pour un enfantement mort d'une terre froide et insensible mais encore pour l'ouvrage d'une boutique infernale et d'un forgeron enfumé; bref, pour les restes du butin que Rome emporta d'une ville saccagée. [42,2] Consulte les histoires sue ce sujet, tu trouveras que Mummius, ayant fait mettre le feu à Corinthe qu'il avait prise de force et pillée à outrance, les statues d'or, d'argent et de bronze, dont cette ville était autrefois remplie et qui avaient échappé fortuitement aux mains des vainqueurs, furent fondues par cet incendie de telle sorte que les veines de tous les métaux coulèrent lors par un même torrent et de ce flux précieux, il se fit un métal particulier plus noble que tous ceux dont il était composé, qui donna commencement à des vases qu'on estima depuis infiniment plus que les autres. Ainsi un nouveau luxe prit son nom de la ruine d'une ville, non pas que cette fureur s'élevât en un lieu qui tombait par pièces, mais on y préparait la matière à la fureur qui devait en suivre. Et voilà comme Corinthe fut lors la source de cette manie qui vient à présent de Damase, car c'est de là qu'on apporte ces vases qui captivent vos yeux et vos âmes tout ensemble (Cf. Pausanias, Le Tour de la Grèce, VII, 16 et Strabon, Geographica, VIII, 6, 23). [42,3] Il est vrai que je m'étonnerais davantage de ta folie sans que je sais qu'Auguste, ce prince si sage et si modéré, fut, au rapport d'excellents auteurs, si touché de la même passion qui t'emporte qu'en cette fameuse proscription que fit le triumvirat on crut qu'il n'avait condamné quelques personnes que pour l'amour des vases qu'il espérait acquérir par la perte de leurs possesseurs. C'est pourquoi on attacha un pasquin {un écrit satirique} à sa statue qui l'appellait le "Corinthiaire" et flétrissait d'une note éternelle d'infamie un homme, qui d'ailleurs avait reçu et mérité tant de louanges (Suétone, Vie d'Auguste, LXX, 2). Or, si cela est véritable, je ne vois pas quelle différence on peut mettre entre ce bon prince et le méchant Antoine, si ce n'est que cet empereur fit une haute injustice pour un moindre sujet. Or, tout péché est d'autant plus grand que celui qui pèche est plus grand lui-même et qu'il a moins de raison de faillir. L'empire et la majesté d'un homme qui fait mal ne l'excemptent point des blessures de langue ou de la plume ni des jugements des hommes, au contraire, ils les aiguisent davantage. Un peuple qui est toujours grand parleur n'épargne point les taches des rois; s'il craint en public, il se sert en particulier de sa liberté de tout dire; il siffle dans les lieux retirés, caquette parmi les ténèbres, jette des cris à double entente par l'air, sème des libelles diffamatoires par les rues, met des souscriptions injurieuses au pied des statues, parle par signes, peste par son silence, menace des yeux et frappe de la langue. Ainsi bien souvent on souffre une griève infamie pour des choses bien légères et les noms les plus illustres sont couverts par des surnoms ignomineux. Or si ce malheur a pu arriver au plus grand des princes, que doivent attendre des personnes privées à qui la médiocrité doit être aussi chère que le luxe doit être odieux raisonnablement ? [42,4] Mais pour te convaincre par la raison aussi bien que par l'exemple, si tu savais boucher ton âme à l'erreur et fermer tes yeux à un faux éclat, il paraîtrait visiblement que els vases d'argile sont préférables à ceux de Corinthe puisque ceux-là sont plus aisés à trouver, plus agréables à l'usage, plus assurés pour la garde et plus propres au service de dieu et des hommes. Quant à la sûreté, si le brocard de César Auguste a eu un fondement véritable, ceux qui furent proscrits eussent vécu avec moins de danger et avec plus de repos s'ils n'eussent pas possédé d'ouvrages à la Corinthienne. Quant au service divin, je ne doute non plus que le grand Sénèque "que la divinité était plus propice aux hommes du temps qu'on ne la révérait qu'avec des vases de terre" (Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, XCV,72-73 et XCVIII, 13). Pour les usages de la vie humaine, quoiqu'il soit assuré que la vaisselle d'argile fut reprochée à Tubéron, comme un étrange sujet d'opprobre et fit refuser à son possesseur le préture par les suffrages d'un peuple aveuglé, quoiqu'elle ait paru indigne d'une charge publique à Valerius Maximus, qui voulut excuser la méprise du peuple par une autre erreur populaire où sa harangue tomba (Cf. Valère Maxime, Des faits et dits mémorables, IV, 4), je suis pourtant encore ici de l'avis du sage romain qui loue hautement ce que l'autre blâme. En effet, les vases de terre sentent l'antique frugalité et sont fort propres aux façons de vivre des vrais Romains suivant lesquelles, comme un sage père de famille doit règler sa maison dans une modération régulière, ainsi la république d'une ville bien policée doit se gouverner conformément à cette belle médiocrité afin que, tenant le frein à la convoitise, elle puisse à pas règlés arriver au bout de la lice et trouver ce bienheureux état de repos et de tranquillité qu'on peut avoir sur terre. [42,5] C'est pourquoi, si Q. Aelius Tubéron, étalant sa vaisselle de terre devant le temple de Jupiter, par où il consacrait la sobriété, la tempérance et la pauvreté dans le Capitole, ainsi que parle Sénèque, offensa les yeux d'un peuple qui commencçait à se laisser emporter au luxe, c'est la faute du mauvais temps et non pas celle d'un bon citoyen. Dès lors Rome déclinait de cette ancienne sévérité vers cette mollesse qui se prit à admirer premièrement les coupes d'or enrichies de perles, les plats d'argent façonnés en guirlandes et en raisins, les gobelets au lierre rampant et ces autres superfluités que l'empereur Caius envoya de présent à Claudius qui lui devait succéder. On vit après introduire l'usage de mille autres espèces de fureurs qu'on attribue à magnificence, quoique ce ne soient que des effets d'une manie visionaire. Et de nos jours on ne s'est pas contenté de voir des lierres, des raisins et des guirlandes figurées dans l'or et l'argent, on y a ajouté des forêts, même avec leurs habitants, toutes sortes d'arbres, d'oiseaux et de bêtes représentées au naturel, des visages d'hommes et tout ce que l'oeil a pu voir, l'oreille ouïr et l'esprit imaginer. Et quoique ce soient des ouvrages miraculeux, la longue habitude pourtant ne permet pas à notre siècle de les admirer davantage parce que l'amour des perles, dont j'ai ci-devant parlé, lui fait mépriser les métaux les plus précieux. En un mot, la superbe n'est si fort accrue que l'or est maintenant vil. [42,6] Pour ces vases de Corinthe que tu loues tant, il y a déjà longtemps qu'ils ont perdu leur estime et un mépris qui, étant conçu par la vraie estimation des choses viles, eût été louable mais est devenu blâmable par la fausse admiration des nobles sujets. Corinthe ayant été brûlée par vos brandons, vous a enflammé par son incendie et s'est vengée sur vos âmes de la ruine de ses murs. Ce n'est pas un accident nouveau car, bien souvent, ayant été vainqueurs dans les guerres étrangères, vous avez été vaincus par les vices des étrangers. Ce fut ainsi que Scipion l'Africain et Manilius Volso, conquérants de l'Asie, vous gâtèrent par les délices, par les lits de pourpre, par les habillements d'or, par les beaux meubles, et, ce qui est plus honteux, ils vous ruinèrent par les ragoûts et par les cuisiniers de ce pays-là. Ce fut ainsi que Pompée vous assujettit à des perles et à des pierres précieuses et Mummius à des tableaux et à des vases de Corinthe, de telle sorte que pendant que vos chefs triomphaient de vos ennemis les dépouilles de ceux-ci triomphaient de vos moeurs et de vous-mêmes. Pour le reste, ni les vases de Corinthe, ni les plats d'or et d'argent ne rendent pas la viande meilleure comme ceux de Samos ne la rendent pas pire et votre convoitise en ce sujet ne vient pas de la qualité des choses mais d'une certaine maladie de l'âme ou plutôt c'est une maladie que cette passion dont, si tu veux guérir, au lieu d'un soin inutile pour tant de vases, il t'en faut prendre un (soin) utile et salutaire, qui est de savoir posséder ton propre vase en honneur et en sanctification, ainsi que parlent les saintes lettres, et non pas dans des passions honteuses ou dans des désirs profanes.