[40,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 40 : Des précepteurs ignorants. [40,1] Si ton précepteur te semble ignorant et l'est, en effet, sache qu'encore que d'un homme malhabile on n'en puisse faire un savant et que ce commun dire soit véritable qu'il n'appartient qu'à celui qui entend bien les choses de les pouvoir bien enseigner ; toutefois, sous la discipline d'un homme qui ne sait rien, on peut tout apprendre ou par soi-même ou suivant une vraisemblance mieux fondée par l'inspiration du Ciel plutôt que par l'influence des astres. Cicéron même, comme on remarque par ses paroles, a reconnu un certain "souffle divin", sans lequel il faut croire qu'un homme ne peut devenir ni docte ni vertueux. Par où tu vois que ce n'est pas seulement la vraie religion qui a ce sentiment mais qu'il est encore autorisé des maximes de la philosophie païenne. Si donc tu ne peux ouïr qu'à regret un précepteur, qui, n'ayant rien appris, ne saurait rien enseigner, du moins écoute volontiers ce maître céleste, qui t'a donné non seulement ces oreilles que nous voyons mais encore d'autres invisibles qui sont cachées au fond de l'âme. Entends celui qui apprend la science à l'homme, ainsi que parle l'Écriture, et qui, se taisant, ce serait en vain que tout autre précepteur mortel, quelque habile qu'il put être, s'essayerait de travailler. [40,2] Mais, sans avoir recours à ces remèdes surnaturelles, tu peux te satisfaire encore par des voies naturelles. Ainsi, l'ignorance d'un maître te rébutant, quitte le pour en prendre un autre ou plutôt rendre dans toi-même pour te tenir lieu de maître et de disciple tout ensemble. Souviens-toi qu'Épicure, que Sénèque a estimé grand homme, quoiqu'il ait été souvent méprisé de Cicéron, n'eut pas seulement un mauvais maître mais encore il n'en eut pas un, comme il s'en glorifie lui-même dans ses écrits. Saint Augustin encore, à qui l'on ne peut pas ajouter foi en tout ce qu'il dit, témoigne de lui-même, ce qu'on tient aussi d'ailleurs, qu'il entendit sans qu'aucun l'enseignât les Catégories d'Aristote, qu'on estime la plus difficile matière de toute la philosophie, et tous les arts libéraux, quoique ce soit un grand avantage pour d'autres esprits d'en avoir appris un seul après beaucoup de leçons réitérées. On écrit aussi de plus fraîche date que Saint Bernard, personnage illustre en doctrine aussi bien qu'en sainteté, n'avait appris toute sa science, qui parut pourtant abondante en lui par dessus tous ceux de son siècle, que dans les champs et dans les bois en méditant et en priant Dieu plutôt que par aucune institution des hommes. Aussi dit-il de lui-même qu'il n'a jamais eu d'autres maîtres que les saules et les chênes des solitudes. Si cela est arrivé autrefois, pourquoi ne peut-il pas encore arriver ? Et si cela n'était ainsi qu'eussent fait les premiers des humains, qui, certes, n'avaient point de maîtres ni aucune invention qui eut été découverte. Ce fut donc par une admiration spéculative et par une pensée fixe, que, s'élévant au-dessus d'eux-mêmes et affinant leur esprit par la contention, ils trouvèrent ces mêmes choses que vous avez tant de peine à entendre avec tous vos précepteurs et vos interprètes. Enhardi-toi donc à leur exemple pour découvrir quelque chose de toi-même et comme dans ton propre fonds. Bref, ne feins point de te mêler de plus grandes connaissances puisqu'elles sont du ressort de ta raison. Outre que, si tu as, faute d'un précepteur mortel, toujours l'Éternel ne te manquera point qui a produit les autres comme toutes autres choses. C'est lui qui a créé les esprits, les sciences, les maîtres et tu ne saurais être ignorant si la sagesse même t'instruit.