[37,0] DES PERLES, ET DES PIERRERIES. [37,1] L'éclat des perles et des pierreries qui te ravit, n'est pas la moindre partie de la vanité, je ne dirai pas seulement des choses terrestres et mortelles, mais encore des hommes qui enferment dans une petite pierre la valeur des plus grandes hérédités. En effet, le prix de semblables choses est fort irrégulier et incertain, puisqu'il change tous les jours, pour ce qu'il ne dépend que de la réputation des marchands et de la folle crédulité des personnes riches. De là vient que quelques-unes qu'on avait longtemps méprisées, sont mises en un instant à un prix immense, et que les plus fameuses sont tout à coup décréditées et tout cela par je ne sais qu'elles marques qui se découvrent, non pas tant dans l'effet, que dans l'opinion de ceux qui s'y connaissent. Or c'est une fort belle prudence de négliger le culte de Dieu, le soin de l'âme et la connaissance de tous les deux, pour s'appliquer entièrement a reconnaître les veines des pierres. Mais c'est la mode, pour ce que c'est la coutume. Et ce n'en pas d'aujourd'hui que ceux qui mettent ces prix artificieux à de vains sujets sont estimés dans le monde. Car le véritable prix des plus belles pierres c'est de n'en point avoir, ou si elles en ont, il est inconnu. Mais il est aisé à voir combien cette vanité est dangereuse, et comme le jugement des maîtres de l'art est toujours tremblant et douteux en cette matière, à qui voudra se resouvenir de ce qui arriva dernièrement. Un homme dont la condition et la fortune étaient beaucoup relevées au-dessus de son esprit, ayant acheté une petite escarboucle la somme de dix mille écus, se vantait d'avoir longtemps été à conclure son marché, pour ce que le brillant de cette pierre passant l'éclat naturel et ordinaire des autres, donnait de l'ombrage à un habile artisan à qui il en demandait son avis, et qui doutait que ce ne fut pas une véritable pierre, mais une espèce de verre ou quelque autre sujet, dont la belle composition ne venait pas de la nature mais de je ne sais quelle industrie surnaturelle et miraculeuse. Or ce doute n'était-ce pas une forme d'aveu qu'un verre de cette sorte était plus beau à la vue qu'une pierre précieuse, quoique celle-ci fut peut-être plus solide? Mais laissons à décider cette question à ceux qui mettent à ce trafic de l'argent qu'ils pourraient employer ailleurs plus honnêtement, ou qui perdent en des observations frivoles le temps qu'ils devraient donner à de meilleurs réflexions. Que si cette longueur de marché fut raisonnable, qui ne voit par conséquent quelle sotte ambition, et quel aveuglement c'est de marchander à un si haut prix non pas la forme et la substance, mais le simple nom des choses? [37,2] Nonobstant cela, tu dis que tu n'as rien de plus cher que tes pierreries ; et j'estime que la vertu, la réputation, la patrie, et la vie même ne te sont rien au prix de cela. Et sans parler des deux premières dont vous ne faites nul compte, vu que vous les postposés aux plus vils sujets; je ferai voir que ces deux autres, et avec elles des richesses immenses et tous les sujets que vous jugez les plus précieux, ont cédé l'avantage dans votre esprit à l'estime et à l'amour que vous avez pour une pierre, et que vous l'avez conservée par l'exil et par la pauvreté, comme vous l'eussiez conservée par la mort même s'il en eut été besoin. Qui n'a ouï parler de la résolution de Nonius ? C'était un sénateur romain, qui étant extrêmement riche, avait une opale du prix de vingt mille écus ; c'est une pierre qui vient des Indes, et dont la couleur semble tenir de l'éclat de toutes les autres. Marc-Antoine, triumvir, le plus superbe et le plus avare de tous les hommes en fut amoureux, sitôt qu'il avait entendu parler de sa beauté? Et comme c'était une personne à qui la fortune semblait rendre licite tout ce que la nature voulait, avec l'injuste désir de cette pierre, il conçut, comme c'est l'ordinaire, une haine implacable contre son possesseur. Ainsi dans cet incendie public d'une proscription fatale, qui ravit tant de lumières à la patrie, le nom de Nonius y fut inséré pour être brûlé comme les autres et cela pour ce crime seul, qu'il était maître d'une belle chose qu'un tyran aimait avec passion. Lui, qui pouvait avoir appris par l'exemple du Castor à racheter sa vie et sa liberté par la perte d'un petit fardeau, mais fort ruineux, s'en amouracha si fort de son opale, que le danger présent lui rendait encore plus chère, qu'il n'eut plus de soin pour son patrimoine, pour sa patrie, ni pour soi-même, pourvu qu'il la pût conserver, et se disposa de s'enfuir, de mendier et de mourir avec elle. {Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXXVII,21} Qui n'estimera donc beaucoup une pierre qu'un grand sénateur a si fort considérée? Certes il faut avouer, ou que la chose était de grand prix, ou que son possesseur avait une âme bien basse. Tu n'attends pas que je décide ici lequel des deux est le plus véritable. Or bien que ce jugement et d'autres semblables, comme une contagion pernicieuse aux esprits, ait corrompu les moeurs du peuple, il n'est pas de la bienséance, que de grandes âmes et des génies héroïques se plaisent à l'argent ou à des pierreries, s'il n'y a pas une autre chose que la beauté de la vertu ; si ce n'est afin que par ces objets passagers qui flattent les yeux, l'esprit se réveille pour s'emporter plus ardemment à l'amour et à la recherche de cette éternelle beauté, qui est la source, la fin et l'exemplaire de toutes les autres. [37,3] Car pour le reste, l'excellence que tu trouves dans tes pierreries, ne vient pas de la nature mais de l'opinion, qui chez quelques-uns en donne l'avantage à l'escarboucle et chez d'autres au diamant. Il est vrai que suivant l'estimation des joaillers modernes, aussi bien que de plusieurs anciens écrivains, le diamant est le plus précieux, non seulement de toutes les pierres, mais encore de toutes les choses et en cette qualité il a servi autrefois d'ornement et de marque aux rois, non pas à tous, mais aux plus illustres. Aujourd'hui comme il n'y a point de chose qui prenne un plus grand accroissement que le luxe et la superbe, le diamant a commencé d'appartenir à plusieurs, même qui n'étaient pas rois, et s'est coulé peu à peu dans les doigts du peuple. On met au second rang les perles des Indes et d'Arabie, et ensuite l'émeraude, sans que je sache pourquoi cet ordre doit être injurieux à quelques pierres précieuses pour être avantageux aux autres. En effet, si la rougeur et la pâleur des unes est agréable, pourquoi les yeux me recevront-ils pas de l'agrément, de l'éclat ou de la blancheur de leurs semblables? je trouve même que le saphyr a le plus de sujet de se plaindre en cette concurrence, vu que la terre ne produit point de pierre qui ressemble mieux à la sérénité du ciel. Mais, comme j'ai dit, ce n'est pas la nature qui ennoblit ces sujets c'est notre manie. Ils ne reçoivent de la vogue que par les vains entretiens des richards, et par les contes des gens oisifs. Et à n'en point mentir si les hommes s'occupaient à quelque plus honnête emploi de paix ou de guerre, ils mépriseraient aisément ces bagatelles. [37,4] Ne me dis point que les pierreries t'émeuvent l'âme par la vue, elles ne l'émeuvent pas, elles l'abattent, la font ramper, la ramollissent et l'énervent tout à fait. Si je poursuivais à te rapporter sur ce sujet des exemples tant des hommes que des femmes, je ne t'instruirais pas seulement, je t'étourdirais. Je me contenterai d'un seul qui est le plus grand de tous, par où tu comprendras combien cette fureur est généreuse aux âmes faibles, qui a causé d 'étranges comportements aux plus éminentes et dangereuses. Le grand Pompée, le plus continent de tous les capitaines romains, je parle de ces derniers, qui cèdent autant à leurs prédécesseurs en fait de modestie et de frugalité, qu'ils surpassent tous les autres par la gloire de leurs exploits. Ce grand homme, dis-je, revenant victorieux d'Espagne, après avoir donné la paix à tout l'Occident et ayant arrêté les courses des voleurs, en les réduisant en un lieu qui en porte encore le nom, fit dresser à sa mémoire un trophée mâle qu'on voit encore aujourd'hui dans les monts Pyrénées {Col de Panissars}, l'âpreté des lieux ayant peut-être aidé sa modération et bridé en lui l'insolence de l'âge et la superbe de la victoire. Ce trophée n'est qu'une simple et rude représentation de son visage entaillée dans une pierre, mais qui montre qu'il était lors véritablement grand et magnifique ; bref vieil homme de maturité et en bonnes moeurs, encore qu'il fût jeune d'âge. [37,5] Le même conquérant ayant pris depuis les pirates et dompté l'Orient, comme s'il eût changé d'âme, en changeant de temps et de lieu, ou qu'il fût devenu tout autre en visitant une autre partie du monde, fit porter son effigie en triomphe, où l'on voyait son visage, non pas dans un air militaire, mais du tout efféminé, quoiqu'il le voulut faire passer pour divin; il n'y avait là rien de mâle, où tout sentait la molesse plus que de coutume, et ce n'était pas de bronze ou de marbre que ce portrait était composé, mais de pierres précieuses les plus rares et les plus extraordinaires. Sur quoi on ne lui fit pas un petit reproche de ce qu'il avait étalé tout le faste de l'Orient sur une seule tête ; et ayant par là insulté à un peuple qui avait vaincu tous les autres, son exemple servit depuis d'excuse aux princes suivants. En effet que ne devait pas souffrir Rome, déjà esclave de la part des tyrans, vu qu'étant libre elle avait souffert une si haute insolence en la personne d'un citoyen, qui l'aimait si fort, et qu'elle avait tant aimé. Le reste de l'appareil de ce triomphe ne fut pas davantage dans la modestie ni dans la sobriété; on n'y voyait pas les chevaux ni les armes des nations domptées, comme on avait accoutumé ; on ne parle point qu'il y eut de harnois, de chariots, ni de captifs; l'or est ce qu'on trouve qu'il y avait de moindre prix, ce n'étaient que perles et que pierreries. On rapporte entre autres choses qu'on voyait là un grand monceau de tresors partagé en deux rangs que formaient les couleurs diverses: il y avait des vases, des habits et des statues, composés chacun en son entier d'une seule pierre précieuse; une Lune de fin or et d'une pesanteur démesurée, quantité de lits et de couronnes d'or, enrichis de perles. Enfin une montagne d'or, en quatre faces de perspective, où il paraissait des lions, des cerfs, et plusieurs autres sortes d'animaux, et où l'on découvrait plusieurs arbres avec leurs fruits, dont les branches toutes d'or étaient couvertes de perles et de pierreries. Au haut de la montagne il y avait un système d'horloge de même étoffe, roulant par une industrie qui surmontait partout la matière ; ce qui était un prodigieux spectacle pour des gens qui savent admirer de vaines choses. [37,6] Je reconnais que ce récit même t'a plu ; et je ne doute point que tu ne fusses bien aise de voir un pareil triomphe, et encore plus, de le faire, voire très aise d'en posséder tout l'appareil et toute la pompe. C'est ce que l'état d'une âme passionnée te persuade. Mais crois moi à ton tour, les objets qui plaisent si fort à la vue ont toujours offensé l'âme, et bien souvent le corps même. - Du moins l'on peut assurer que rien ne fît jamais tant de tort à la gloire du triomphateur, dont nous parlions, que cette magnificence. La journée de Thessalie et l'infortune d'Égypte lui fut moins préjudiciable que le luxe et la félicité de Rome. En effet, il succomba là sous l'effort de la fortune, mais non pas tout entier, au lieu qu'ici il succombe tout entier sous la pesanteur pompeuse du vice. Là il se ressentit d'une force et d'une perfidie étrangère mais sa perte ne vient ici que de son ambition et de sa faiblesse. Il perdit là la puissance et la vie ; mais il perd ici la réputation d'homme fort populaire et fort modéré ; enfin de petites satisfactions lui ôtent le nom de Grand qu'il s'était acquis par de bien grandes actions. Chose étrange ! il parut plus vaillant contre des Espagnols, dont la nation est si belliqueuse, que contre des Asiatiques mous, faibles et désarmés. Et il nous en faut d'autant plus étonner, qu'ayant longtemps été fort entier, et invincible dans l'Asie même, lorsqu'il montra son abstinence et sa générosité dans le temple du monde le plus riche, qui était celui de Jérusalem, enfin il ne put résister à l'impétuosité du vice. Aussi ne fut-il plus considéré comme cet homme unique et extraordinaire qu'il avait toujours été ; il fut pris et abattu comme un homme du commun. Et voilà la force des pierreries, voilà un effet du poids de l'or. L'Asie avait déjà vaincu autrefois Alexandre à armes égales ; mais c'est peu de vaincre une personne déjà vaincue par ses vices ; c'est beaucoup d'avoir vaincu sou propre vainqueur, après qui nul presque des autres capitaines de ce pays ne peut tenir ferme parmi les délices d'Asie, qui ayant été portées dans l'Italie terrassèrent les Romains dans leur propre fort. Ainsi pour en dire la vérité, les vainqueurs de toutes les nations ont été vaincus par la victoire qui fut remportée en Asie. Après cela, chéris encore ces pierres précieuses qui sont amies des yeux et ennemies des coeurs ; puisqu'elles ont abatu tant de vaillants hommes, elles pourront bien plus aisément vaincre des vieillards. [37,7] Tu ne te rends pas encore à mes raisons, parce que le brillant de tes pierres t'éblouit. D'autres les aiment pâles ou bigarées, tu les aimes éclatantes. C’est que les goûts sont différents, mais c'est toujours une même vanité. Tu auras ouï dire {Cfr. Pline l'ancien, L'Histoire naturelle, XXXVII,3} que Pyrrhus {Pyrrhus Ier, roi d'Épire}, qui fit la guerre aux Romains, avait une agate, qui était la plus estimée de toutes les pierres, au jugement des hommes, au lieu que maintenant elle paraît vile, le même jugement qui ôte et qui donne le prix aux choses ayant changé avec le temps. On dit que dans cette agate on voulait voir la représentation de plusieurs sortes de choses : on y découvrait des hommes et des chevaux, des oiseaux et des bêtes sauvages, des brebis et des fleuves et tout cela formé de la main de la nature, et non par aucun artifice humain. Du moins Solin assure que dans l'anneau de ce roi on voyait par "des figures non pas imprimées mais engendrées, les neuf muses avec Apollon, chef d'une si belle danse, les marques de la pierre étant tellement jointes et débarrassées entre elles qu'en un si petit espace chaque personnage se discernait par ses propres instruments". {Solin (IIIe - IVe s. de notre ère), Recueil de faits remarquables (POLYHISTOR), V, 4} C'était là certes un bel anneau, et le nom royal de son possesseur lui donnait encore de la grâce. En effet on estime plus ce qui appartient aux personnes illustres. Mais que lui servit cette agate ? Le rendit-elle invincible à la guerre ou exempt de la mort, qui ne lui vint pas de l'épée d'un puissant ennemi mais d'un coup de pierre et encore jetée de la main d'une femme ? Quel avantage a eu Pyrrhus de l'avoir ; ou quel désavantage a eu Fabricius ou Curio de ne l'avoir pas ? car ce furent ces deux chefs qui le vainquirent et le chassèrent d'Italie. J'ose bien assurer que nul de ces deux grands hommes n'aurait jamais consenti de changer son casque ni son épée, quoique ce ne fut que du fer et de l'acier sans aucun enrichissement d'or ni de diamants, contre le riche anneau de ce prince. C'est ainsi que les vaillants hommes méprisent tout ce qui est mol et qui sent l'efféminé. Mais ces deux héros, qui par la seule confiance qu'ils avaient en leur vertu, illustre cause de leur fierté, avaient méprisé le roi même, aussi bien que son royaume et ses richesses, comment auraient-ils brigué d'avoir son anneau ? Vous autres au contraire, par la défiance que vous avez de vous-mêmes qui vous rend lâches, vous admirez tout, comme si tout vous pouvait rendre heureux. Il n'y a que la vertu qui soit méprisée, parce qu`elle ne flatte point les sens ni les yeux. [37,8] On fait encore une plus ancienne mention d'une autre pierre précieuse qui appartenait à Polycrate, tyran de Samos. C’était un sardonyx, qui nonobstant sa petitesse passait pour le plus grand trésor du plus riche homme de la terre. L' Histoire observe à ce propos que n'ayant jamais ressenti d'adversité, pour apaiser l'envie de la fortune, qui flatte les grands en public, pour les trahir en secret, il se mit en mer, et y jetta de sa main une bague, où cette pierre était enchâssée afin qu'il eût du moins ce regret et ce déplaisir en sa vie. Il croyait avoir fait un pacte bien avantageux avec la fortune en lui rendant ce peu de tristesse pour tant de joies. Mais elle, qui ne se laisse pas facilement ni tromper ni adoucir, pesant dans une égale balance les maux et les biens, exigeait un peu davantage pour une faveur et une prospérité si longue. C'était un point de temps mais bien rude à passer. En effet, elle voulut que celui, qui durant le cours de sa vie avait paru très heureux aux autres, comme à lui-même, parût aussi et fût véritablement très malheureux à sa mort. Voilà pourquoi tous les crimes et tous les supplices pressaient en cet instant une seule tête. Et la fortune, suivant ses jeux ordinaires, refusant le présent qu'on lui avait fait, lui fit rendre sa bague au grand étonnement de tout le monde par l'entremise d'un poisson, qui l'ayant avalée fut pris aussitôt et servi à la table de ce tyran. On dit qu'Auguste, plusieurs siècles après, également touché de la valeur et du miracle de cette pierre, la fit enchasser dans une couronne d'or et l'offrit au temple de la concorde. Je te demande encore ici qu'a-t-il servi à cet tyran de posséder cette pierre pendant qu'il ruinait sa patrie ? Et Pythagore s'est-il mal trouvé de ne pas la posséder au temps que, par l'aversion qu'il avait des façons de faire de ce tyran, il quitta sa patrie qui lui était commune avec lui, sa maison même et ses plus intimes amis? C'était qu'il fuyait l'ennemi commun. Enfin ce tyran, ayant été attaché au gibet, lorsqu'il souffrait le dernier supplice, parut digne à tout le monde d'en souffrir encore un plus grand. Ce philosophe au contraire, mourant en repos, fut tenu pour un dieu et sa maison pour un temple. Tant il y avait de différence entre l'anneau de l'un et le manteau de l'autre. Au surplus, tout ainsi que ce fameux sardonyx n'empêcha pas Polycrate d'être à demi mangé des oiseaux sur la potence même, aussi peut-on dire que de nos jours l'escarboucle, que le roi Jean portait le jour de la bataille, ne l'empêcha pas d'être défait, voire pris des Anglais au coeur même de la France. Leurs mains furent plus fortes que son doigt. Cette escarboucle encore lui fut ôtée dans le combat, quoiqu'elle fût depuis rachetée d'un monde éloigné par un de ses amis et rendue à ce prince, qui dans son malheur eut encore ce contentement de voir et de manier un sujet d'un prix infini mais de nulle efficace et de nul emploi. En effet, toutes ces pierres précieuses ne sont que d'inutiles amusements. Je ne te nie pas qu'elles ne soient reluisantes, car les sens me démentiraient, mais tu ne saurais prouver par là qu'elles soient profitables, ni qu'elles ayant d'autre force que celle qu'on voit ordinairement. Le pouvoir qu'elles ont c'est de briser les portes et d’épuiser les coffres des riches même les plus avares. [37,9] Pour le reste, c'est une extrême folie de garder en effet avec beaucoup de soin des choses qui ne sont rien en elles-mêmes, quoiqu'elles soient apparemment quelque chose. C'est se plaire à l'erreur des yeux et aux prestiges des sens. A quel propos donc se tourmenter pour des sujets dont la présence ne contribue rien à la félicité, ni n'amoindrit pas même la misère, comme leur absence et leur privation ne fait rien pour l'une et pour l'autre ? Je sais bien que plusieurs esprits ont écrit là-dessus beaucoup de choses miraculeuses parce qu'ils ne travaillaient pas pour la vérité des choses, ni pour le profit, mais pour l'étonnement des lecteurs. Les mages surtout ont rempli des livres entiers de ces bagatelles, tant ils avaient de temps à perdre, ou tant ils voulaient nous en faire perdre à nous-mêmes. Pour moi je suis de l'avis de Pline, qui dit que "ces gens n'ont point écrit sans un mépris et une dérision manifeste du genre humain, afin d'embrasser par des vaines opinions une folle crédulité et se divertir de nos propres extravagances". [37,10] Si tu me penses dire encore que tu n'estime que cette sorte de pierres qui vraisemblablement ont quelque vertu occulte, je te répondrai que tu as déjà vu manifestement leur force. Mais quand elles en auraient une aussi grande qu'elle est petite en effet, ou rien du tout, ce serait toujours bien peu, à comparaison des mensonges des marchands et des écrivains, et de tant de fables qui n'ont pas seulement été controuvées par la légèreté des Grecs mais encore augmentées et autorisées par votre propre consentement. Il est certes bien plus expédient ou de reprendre sagement, ou de mépriser généreusement le prix, les vertus et les défauts, que de savoir toutes les espèces des pierreries.Et en cela je ne suis pas de l'avis de Pline que j'approuve en tant d'autres choses. Il promet quelque connaissance des pierres, du moins quelque découverte de leur fausseté, quand il dit qu'il est expédient que "le luxe même soit muni contre la fourbette". Pour moi j'estime qu'il ne faut ni le munir, ni l'armer, il vaut mieux le laisser nu et désarmé parmi les troupes des charlatans, afin qu'étant souvent trompé et servant de risée au monde, il soit du moins châtié par ses pertes et par les surprises d'autrui puisqu'il ne peut l'être autrement. Enfin nul homme sobre ne doit maintenir l'intempérance, qui ne se maintient que trop d'elle-même ; il vaut mieux la poursuivre et l'anéantir. Si elle n'avait point de flatteurs, elle n'aurait point de partisans.