[19,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 19 : Des festins. [19,1] Je t'ai ci-devant vu piqué de la bonne chère, tu l'es à présent des festins ; l'une appartient à la volupté mais les autres tiennent de la fureur. En effet, qu'est-ce autre chose qu'une manie pompeuse d'assembler beaucoup de personnes riches en un même lieu, après les avoir détournées des affaires importantes et honorables, pour les ennuyer magnifiquement ? Quel dérèglement encore de remplir de viandes exquises et dommageables des ventres qui se porteraient mieux d'être à jeun et qui auraient plus de plaisir à manger à leur appétit qu'au goût d'autrui. Quelque superbe que puisse être ton banquet, si tu satisfais au palais de l'un, tu en dégoûtes beaucoup d'autres car les conviés s'accordent malaisément en fait de mets et ce que le poète dit se trouve fort véritable : "Que trois personnes à table sont ordinairement d'un contraire avis, les uns refusent ce que les autres demandent. Que leur donnera-t-on ou que leur donnera-t-on pas?" Si quelqu'un me demandait conseil en une semblable occasion, ce que je lui dirais de faire, ce serait de rien donner et de laisser un soin si bas à qui n'en a point de plus haut. [19,2] Que ceux qui ne savent faire autre chose fassent tout ce qu'il leur plaira. Car si trois têtes ne peuvent tomber d'accord, que serontcnet ou mille se trouvant en un même festin ! De là vient qu'il en sort tant de gens qui se plaignent ouvertement au lieu de remercier leur hôte. Cela, disent-ils, n'était pas bien assaisonné, cela sentait mal, il fallait plutôt servir cet autre plat, cette viande était trop froide et cette autre a été portée à contre-temps. On a présenté ce mets avec une triste mine et cet autre avec un visage renfrogné ; cette pièce était toute crue, cette autre n'était pas entière ; ce serviteur était trop lent, celui-là trop prompt ; l'un était sourd, l'autre opiniâtre ; l'un choquait par ses crieries et son camarade par son silence. l'un a servi mal à propos de l'eau tiède au lieu de la fraîche, l'autre de mauvais vin. Ces plaintes se font entendre non seulement dans les salles mais dans les rues et dans les places publiques. Et, certes, ce n'est pas sans quelque raison car que sert-il d'importuner par prières des gens qui auraient plus de satisfaction à manger chez eux. Pourquoi fais-tu des dépenses inutiles ; pourquoi te tourmenets-tu en vain et pourquoi donens-tu un rendez-vous en ta maison à tout le monde, si ce n'est afin de te faire valoir dans le voisinage et de mener à pied un triomphe voluptueux de tes festins ? Ainsi les tymbales se font entendre avec les trompettes. Et afin qu'il paraisse qu'en de pareilels assemblées on donne tout à la pompe et rien à la charité, posons le cas que le lendemain quelqu'un des conviés ait besoin d'autant d'argent que son écot en a coûté, le maître du festin ne l'en accommodera pas. C'est qu'il ne lui rendait pas ce bon office mais à soi-même. [19,3] Or, bien que cela soit ainsi, les conviés, pourtant, voulant assurer quelque chose par un serment solennel, disent étant pris de vin et frappant sur la table : "Par cette charitable société que nous lions aujourd'hui, etc." Ils feraient bien mieux de dire par cette débauche et par cette ivresse. Car ce serait un vrai train de charité, si, étant à jeun et avant boire, vous employiez à l'usage des pauvres ce que vous dépensez pour votre ruine ; vous pourriez lors innocemment jurer par cette vertu, qui sert maintenant de sujet à vos protestations criminelles. Mais aujourd'hui vous appellez à vos festins des riches qui sont déjà saouls et vous en exluez les pauvres qui meurent de faim. C'est que vous tenez à grande gloire d'avoir beaucoup d'hôtes illustres. Et, non seulement, le peuple, qui est la source de toute erreur, mais encore un auteur de réputation est dans un sentiment si corrompu. L'orateur romain dit qu'il lui semble fort séant que les maisons des gentilshommes soient ouvertes à des hôtes qui leur ressemblent et cela sans doute parce qu'ils peuvent rendre le réciproque ; or, suivant l'avis de ce grand personnage, il les faudrait fermer aux pauvres parce qu'ils ne sauraient se revenger des bienfaits. Ce n'est donc pas sans raison que lactance blâme cette maxime de Cicéron, qui, se corrigeant en un autre endroit du même livre, dit beaucoup mieux : "Que c'est le principal devoir de la vie d'aider plus particulièrement ceux qui ont le plus besoin de secours. Plusieurs font au contraire car ils servent premièrement celui dont ils espèrent beaucoup quoiqu'il en ait le moins de besoin". Voilà qui est bien et véritablement dit ; c'est ainsi qu'il faut faire et c'est ce que la plupart ne font point. [19,4] Mais pour revenir à notre sujet et si tu veux être exempt des plaintes des conviés, dispense-toi de faire des festins. Ceux qui s'y sont trouvés ont peut-être raison de te reprendre et de se fâcher mais celui qui s'offense de ce qu'il n'est pas du festin, ce n'est plus un convié c'est un écornifleur sans vergogne dont il faut mépriser la langue autant que la gueule, qui, quelquefois, est moins à craindre qu'à rechercher étant plaisante comme elle est. En effet, la satyrique assure fort à propos "Qu'il n'est point de meilleure Comédie ni de Bouffon si divertissant qu'une gueule qui pleure" (Juvénal, Satires, V, v. 158). On trouve ordinairement de tels parasites chez les Comiques, qui font rire le monde, mais qui ne sauraient rien faire s'ils ne sont écoutés. Pour conclusion, tu éviteras la censure des conviés en t'abstenant de faire des festins et la rage mordante des chercheurs de repue franche ne te poursuivra plus, si tu peux t'en moquer et ne plus tenir table que pour toi et pour tes amis. Car, après tout, quelque gloire que tu penses tirer de tes banquets somptueux, tu as là, certes, un bel emploi de songer à ce qui peut contenter ce goût ou flatter cet autre, comment il faut assouvir la faim par des viandes ou l'aiguiser par des ragoûts ? Ne voila pas une notable et utile partie de la Philosophie de savoir quel mets doit le premier entrer dans un estomac qui ne t'en sait pas degré, quel doit être servi le second ou le troisième et quelle espèce de vin envoyent de plus douces fumées au cerveau. [19,5] Ce n'est pas à dire qu'à prendre les festins suivant la force du mot latin et le sentiment de nos ancêtres qui l'ont créé, bien loin de les reprendre, je els trouve fort louables. En effet, c'est une chose douce, souhaitable et honnête de vivre avec ses amis, mais vous appellez la débauche du nom de banquet et donnez à un très vilain sujet un fort beau titre, comme si l'on ne pouvait vivre autrement avec ses amis qu'en mangeant et en buvant et non plutôt en s'entretenant familièrement avec eux et en leur communiquant ses pensées. Certes, Cicéron dit qu'à un habile homme c'est vivre que d'avoir l'intelligence bien occupée (Tusculanes, V, 111, l. 12) et qu'il n'est rien de plus doux que la fidèle et familière conversation des amis. Ne couvrez donc pas d'un voile spécieux une chose honteuse. On voit à travers sa difformité et, ce que vous appellez une assemblée d'amis, se trouve être un rendez-vous d'ivrognes et un cercle de débauchés. Écoutez la voix de Saint Paul qui nous détourne entr'autres dérèglements des débauches de bouche et prenez garde que l'éclat des noms ne vous emporte aveuglément à des actions noires. Ne dis donc plus que les festins te plaisent, dis plutôt que c'est la gourmandise et l'ivrognerie. [19,6] Si tu te délectes à recevoir de bons repas, tu t'avilis toi-même en te rendant débiteur d'une chose si basse ; que si tu te plais à les donner tu es fol et esclave d'une sotte inquiétude. Tu as beau dire que tu cherches de la gloire par tes banquets ; c'est votre coutume de chercher où ce que vous cherchez ne se trouve point. La réputation que tu attends des festins est un faux renom et une erreur véritable. Nous lisons qu'Alexandre de Macédoine se laissait emporter aux excès de la bonne chère jusqu'à une ivresse déplorable et Lucius Verus s'y abandonna jusqu'à la prodigalité d'une folle dépense voire jusqu'à la perte malheureuse de l'Empire. Cherche en deux autres de cette humeur ? Quel prince bien avisé, quel roi sobre me donenras-tu qui se soit adonné à de semblables excès ? Car il n'est pas nécessaire de parler ici des Philosophes ni des excellents Poètes et beaucoup moins des saints Personnages, puisque tous ceux qui ont quelque grand et pieux dessein dans l'âme tiennent pour infâme et odieuse une vie qui te semble si glorieuse et si agréable. [19,7] Si tu ajoutes ici que du moins le peuple t'estime et que tes festins t'ont acquis les bonnes grâces de plusieurs personnes, je te dirai que c'est un prix bien haut pour une mauvaise marchandise de devenir cuisinier pour complaire au palais d'autrui. Je t'avoue qu'il y a des gens que la geuele pique et que la pauvreté retient par le frein d'un jeûne nécessaire. Ceux-la sont bien aises d'être délivrés de ce frein par les soins et les dépenses d'un autre et d'obtenir par un tiers ce qu'ils ne peuvent avoir d'eux-mêmes. Les hôtes qui leur font bonne chère sont illustres et passent pour excellents hommes, tant qu'elle dure, mais ils cessent d'être tels quand elle vient à cesser. Et pour finir aussi de t'entretenir sur cette matière, voici le sommaire de mon discours. La condition des conviés est trop délicate, difficile à contenter, et facile à se plaindre. Pour les écornifleurs, tiens cette courte mais importante maxime : tantq ue tu les traiteras bien, ils te mangeront, te souriront des yeux, t'applaudiront des mains, le loueront hautement, t'appelleront fort homme de bien, l'unique libéral et le père de la patrie; en un mot, ils n'oublieront rien de la flatterie des Grecs que le Satyrique appelle "une nation Comique, qui sait flatter de bonne grâce et donner des louanges pour du pain". Mais si tu viens à interrompre volontairement ce cours de bonne chère, ils te diffameront comme un avare, comme un faquin et comme un homme de néant, ou si c'est la pauvreté qui te contraigne de modérer ta dépense, ils diront que tu étais un bonne homme mais sot et extravagant ; d'ailleurs, ils fuiront ta personne et ta maison comme un double écueil. Alors tu éprouveras la vérité de ce que dit Flaccus "Que les amis s'en vont quand le vin ne vient plus et que le tonneau est vide" (Horace, Carmina, I, 35, v. 26-27). Il parle des mais de table, car les vrais amis s'attachent plus aux personnes dans l'adversité que dans le bonheur et fréquentent plus volontiers des maisons que la Fortune a abandonnées. Afin donc de prévenir à temps toutes ces folies et toutes ces difficultés embarassantes, apprends à mépriser les conviés glorieux, les railleurs faméliques et tout ce qu'ils peuvent dire ou penser de toi. Tiens pour assuré que la droiture du jugement n'a point de lieu où l'on donne tout à la volupté et rien à la vertu ; qu'enfin une réputation acquise par de mauvaises voies et cette gloire, que le vulgaire estime tant, est plutôt une infamie chez les habiles qu'une gloire légitime.