[17,0] DE LA HAUTE FORTUNE ET DE LA GRANDE SUITE (partim). Si tu es né dans une grande fortune, tu as cornmencé la vie par l'inquiétude, aussi bien que par les pleurs. Ce n'est pas sans sujet que les Nautonniers appellent la tempête du nom de "Fortune" ; car une grande fortune est une grande tempête, qui par conséquent a besoin de grand conseil et de grandes forces. Tu as donc plus de matière de soins que de joie. Quand tu me parles de cet ample bonheur où tu as reçu le jour, crois-tu qu'un homme soit plus heureux de naître sur un grand océan que sur un petit fleuve? Or, si nul homme de bon sens ne doit avoir cette pensée, quel plus grand avantage trouves-tu à naître dans un palais que dans un hameau : La terre comme une mère commune nous reçoit tous également en quelque lieu que nous soyons produits en lumière. Persuade-toi donc, quand tu songes à ce point de naissance bienheureuse, que tu as mis à la voile en un mauvais temps et si tu as passé le jour dans l'orage, tâche de faire en sorte que la nuit te trouve au port. Si tu as un lieu natal fort éminent tu en es plus exposé aux foudres et aux tempêtes de la vie, n'ayant point d'espérance de te cacher. Tu as ouï dire ce beau mot du Lyrique: "Que les pins les plus hauts sont les plus battus des vents ; que les tours les plus élevées tombent d'une plus lourde chute et que le carreau du ciel qui épargne les vallées, frappe le sommet des montagnes". {Horace, Odes II, 10, 9-12} Quand bien je t'avouerais qu'il y a de l'éclat à naître si haut, toujours il est certain qu'il n'y a ni repos, ni sûreté. Toute éminence humaine quelque grande qu'on se la figure, est inquiète de sa nature et sujette à un tonnerre perpétuel. D'où vient que je m'étonne que ce mot de Mécène déplaise à Sénèque que "l'élévation même étonne" {Sénèque, Lettres à Lucilius, II, 19, 9} et épouvante les sujets les plus réchauffés, car puisque d'autres ont usé louablement de ce terme, il n'en doit pas lui seul en être repris. Davantage, il n'est rien de si haut qui ne soit accessible au soin, au travail, à l'envie, à la peur, à la tristesse, et enfin à la mort. Et certes c'est la mort seule qui abat contre terre et réduit au petit pied tout le faste et toute la grandeur des mortels. Ne parle donc plus du sublime état où tu es né, les chutes de haut sont les plus dangereuses, et la bonnace est bien rare dans une grande mer ; on ne craint point de précipice au bas ni de naufrage à sec. Si ton commencement a été heureux, regarde la fin ? La Fortune a beaucoup de pouvoir dans son empire, comme dans tous les autres. Plus l'entrée de la vie est fortunée plus la fin en est incertaine. Ne vois-tu pas comme les affaires des hommes roulent comme une boule, de manière que le calme de la mer succède aux troubles de l'orage et un matin lumineux est suivi d'une sombre soirée. Tout ainsi qu'on trouve des chemins qui étant unis au commencement aboutissent après à des pas fort glissants et fort raboteux, ainsi une calamité imprévue rabat toute l'insolence de la prospérité et une mort funeste termine une vie pleine de joie. Bref la conclusion est d'ordinaire fort différente de l'ouverture. Si tu as commencé dans la grandeur, prends garde où tu finiras. Toutes les vies du monde prennent leur caractère de leur catastrophe, et si tu n'en as pas senti l'entrée, tu en ressentiras l'issue. Outre que si la bonne Fortune a présidé à ta naissance, il te faut considérer que nous avons vu des fils d'esclaves assis dans le trône et des enfants des rois enfermés dans la prison des esclaves.