[12,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 12 : De la sagesse. [12,1] La Sagesse dont tu te flattes serait sans doute une grande acquisition pour toi si elle était véritable car elle est inséparable de la vertu. Ainsi, en donnant des preuves de l'une, tu en aurais donné de l'autre. Mais il est plus aisé de els avoir acquises dans l'opinion que dans l'effet. Et, certes, si tu étais véritablement sage, tu ne dirais pas que tu l'es. Car le sage regarde plus ce qui lui manque que ce qu'il possède ; ainsi il ne se glorifie pas vainement du grade qu'il tient, il aspire toujours plus haut. Je veux bien croire que tu fais profession de l'être mais tout irait bien s'il y avait tout autant de sages qu'il se trouve de professeurs de sagesse. Mais le premier est aussi difficile que l'autre paraît aisé. Si donc tu veux être effectivement sage, ne t'imagine pas de l'être. Le premier degré à la folie c'est de s'estimer sage et le second de se publier pour tel. [12,2] je sais bien que c'est par une étude tendue qu'on arrive à la sagesse mais prends bien garde si tu as cru y atteindre ou si tu y as atteint. Ce n'est pas une affaire de peu d'assiduité ou qui n'ait besoin que de quelques années, comme les autres arts, il n'y a pas encore assez de toute la vie pour longue qu'elle puisse être. Il suffit, comme on dit, qu'un homme, courant toute la journée, y arrive le soir. Tu as ouï dire ce beau mot de Platon qui, comme beaucoup d'autres, ne me plaît pas moins qu'à Cicéron : "que celui-là est bienheureux à qui il arrive même dans sa vieillesse de pouvoir acquérir la sagesse et de saines opinions". Je ne sais pas à t'ouïr parler, comme tu es devenu sage si subitement, si tu les a trouvées en pleine rue ou si quelque cheval ailé t'y a porté devant le temps. [12,3] Tu me diras que tu as reçu du Ciel l'achèvement de la Sagesse et je t'avoue que c'est un don céleste mais un grand homme et qui était bien ami du Ciel disait qu'il l'avait déjà reçue mais qu'il n'était pas pour cela parfait. Je veux bien croire que tu l'as embrassée avec une avidité merveilleuse et je n'ignore pas que, tout ainsi qu'il y a une mauvaise convoitise de plusieurs choses, celle de la Sagesse ne peut qu'être très bonne. Mais prends garde si tu es capable d'une si haute perfection. Certes, le même dont je te parlais dit "qu'il ne croit pas la posséder". Et un autre grand personnage disait, parlant de soi-même à Dieu, "tes yeux ont vu mes défauts". Par où l'on peut voir que c'est le propre du sage de reconnaître et d'avouer ses imperfections, bien loin de publier ses vertus. [12,4] Si d'autres, par complaisance, t'appellent sage, souviens-toi que ce ne sont ni tes discours, ni les leurs, qui t'ont constitué tel, c'est la chose même. Outre que le peuple est en prescription d'appeller les fous sages et les sages fous, ce qui est prendre le faux pour le vrai et le vrai pour le faux. Il n'est rien de si éloigné de la vertu et de la vérité que l'opinion du vulgaire. Ainsi je veux que tous te préconisent pour sage, cela contribuera peut-être beaucoup à une vaine réputation mais rien à une solide sagesse. Je vois bien ce que c'est : tu t'arrêtes à la superscription des lettres qui donnent si libéralement des titres et ne se contenetent pas de nommer sages ceux qui ne le sont point, ils les déclarent encore illustres et sérénissimes, de telle sorte qu'on tient maintenant à honte et à déshonneur un simple titre de sagesse, qui appartient à si peu de personnes qu'on a sujet de s'en étonner. Il n'a pourtant plus de lieu parmi les titres éclatants, qui sont si magnifiquement donnés par des plumes, qui savent bien qu'elles mentent, mais qui veulent paraître civiles et obligeantes voire par le mensonge. Et vous autres, qui les lisez, vous vous laissez emporter à l'erreur publique vous persuadant qu'ils sont non seulement véritables mais encore au-dessus de la vérité. [12,5] C'est que personne ne s'informe de ses affaires, chacun se rapporte aux autres de ce qui le touche. Mais veux-tu reconnaître si tu es sage, regarde en arrière. Considère combien de fois tu as failli, combien de fois tu t'es écarté du bon chemin, combien de fois tu as choppé dans le cours de la vie, combien as-tu commis de choses honteuses et dont tu as si juste sujet de te repentir? auprès que aurs fait ces réflexions, appelle-toi sage, si tu en as le front, mais je m'assure que tu n'oseras le faire, te voyant décrié par tant de folies. Mais peut-être penses-tu être sage parce que tu es savant. En effet, il est des hommes habiles, quoiqu'il y en ait bien peu, mais il n'est presque point de sages. C'est autre chose de bien parler et autre chose de bien vivre et il y a grande différence d'être appellé sage et d'être sage en effet. [12,6] Il s'est trouvé des auteurs qui ont soutenu qu'il n'est point de sage au monde. Je ne veux pas ici débattre si ce dogme est vrai ou faux mais il me semble trop hardi et, comme il penche vers le désespoir, je l'estime opposé à l'étude de la sagesse. Les Hébreux parlent avantageusement de leur sage Salomon, toutefois la multitude de ses femmes et de ses concubines mais surtout le culte rendu aux Idoles sont de bons témoignages de la folle conduite de ce sage. Les Romains louent leur sage Laelius et leur Caton qui, étant un exemplaire de sagesse, ne se contentait pas de la pratiquer, il la montrait encore aux autres. On dit aussi que la Grèce dans sa constitution la plus fleurissante eut sept Sages. D'autres, indignes de ce nom, ne laissèrent pas depuis de passer pour tels, non pas qu'ils prirent ce titre par vanité mais ils le gardèrent après qu'il leur eut été donné par l'erreur des peuples. Il n'y a eu que le plus fol de tous les hommes qui, à son jugement, ait voulu être le seul Sage. C'est Épicure qui a voulu posséder injustement un titre qui, étant à peine dû à la vertu, ne peut l'être à la volupté. Cet unique Sage voulut pourtant faire part de cet avantage à Metrodore, qui ne refusa point un présent si honorable de la main d'un ami et souffrit volontiers d'être appellé sage afin que, s'il en tirait quelque gloire, on vit par là la folie d'un autre. On trouve encore que Socrate fut déclaré l'unique sage par l'Oracle d'Apollon, ce qui, à mon avis, fut fait à dessein afin que ce faux dieu par un faux témoignage portait à la folie et à l'insolence un homme qui semblait for proche de la Sagesse. [12,7] Voilà ce qui se peut dire des sages anciens. Mais notre siècle est bien plus heureux qui ne compte pas ses sages par un, par deux ou par sept, mais qui trouve en chaque ville des sages en aussi grand nombre, comme si c'étaient des troupeaux de bêtes. Et, certes, il ne se faut pas étonner qu'il y ait tant de sages vu qu'ils le sont à si peu de frais. Il vient un jeune homme à l'Église, ses maîtres le préconisent, ou par amour, ou par sottise, il s'enfle de cela, le peuple s'en étonne, ses parents et ses amis lui applaudissent ; là-dessus il monte en chaise méprisant déjà de ce haut lieu tout ce qu'il voit au-dessous de lui et, après avoir marmotté confusément quelques mots, les Docteurs le louent à l'envi, comme s'il avait parlé le langage des dieux. Cependant les cloches sonnent, les trompettes font des fanfares, on donne des présents, on le baise et on lui met le Bonnet sur la tête et le Chaperon sur l'épaule. Toute cette comédie étant achevée, ce jeune étourdi, qui était monté fol à la chaise, en descend en qualité de sage. Voilà une étrange métamorphose et dont Ovide n'a jamais ouï parler. C'est ainsi que les sages se font aujourd'hui mais le vrai Sage fait autrement. [12,8] Ne t'appelle donc plus sage mais attache toi de le devenir et que ta modestie éclate plus que ta suffisance. Car ceux qui ont une haute opinion d'eux-mêmes ont accoutumé d'entreprendre témérairement des choses par-dessus de leurs forces et, comme ils viennent à tomber au milieu de l'effort, ils apprennent par leur danger ou par leur honte combien raisonnables estimateurs ils étaient de leurs affaires. Crois-moi qu'il vaut bien mieux quitter les fausses opinions, se défaire de l'insolence et se garder de la folie; souhaite qu'il ne soit jamais besoin de mettre ta sagesse à l'épreuve de peur qu'il ne paraisse que t'es glorifié de rien. C'est le chemin le plus droit et le plus sûr pour la recherche de la sagesse à laquelle, si tu me crois, tu arriveras plutôt en t'élevant et en t'efforçant qu'en croyant d'y être arrivé. Il n'y a rien qui monte si haut qu'une humilité laborieuse.