[11,0] DE LA PERTE DV TEMPS. Je trouve maintenant ta plainte fort raisonnable, quand tu regrettes la perte du temps, qui est d'autant plus grande que celle de l'argent, qu'il est absolument nécessaire pour bien vivre et qu'on ne le peut rappeler au lieu que l'argent est plus inutile que nécessaire et que pour grande que soit la perte qu'on en fait on peut toujours en recouvrer davantage. Il est vrai qu'on perd volontairement le temps, où l'argent ne se perd que contre le gré d'un chacun, mais il faut avouer aussi que les pertes qui aggravent la faute de celui qui les souffre sont bien plus grandes. Mais pour cela on n'a pas sujet de se plaindre, quand on souffre un dommage qu'on a recherché. Tu me diras que c'est à regret et contre ta volonté que tu le perds. Mais qu'est-ce qui t'y obliges si ce n'est la convoitise qui est la mère des occupations inutiles ? C'est un vice ordinaire de la vieillesse de rendre les hommes plus attachés aux affaires qu'il ne faut. Tous les hommes sont vieux à ce compte-là, même les jeunes gens, l'avarice s'est coulée dans tous les âges, dans tous les états, dans tous les sexes; c'est elle qui ravit aux hommes la meilleure partie de leur vie sans que jamais ils s'en aperçoivent. De là vient qu'ils s'oublient d'eux-mêmes comme de leur devoir et ce défaut arrivant par leur consentement, qu'ils ne disent pas que le temps se perd contre leur volonté. C'est de la chose du monde la plus précieuse qu'ils font le meilleur marché. Que si ce n'est pas la convoitise, qui en est cause, c’est donc la nécessité. Mais quelle fatale nécessité est-ce là qui te ravit un bien qui est proprement à toi entre toutes les choses que tu possèdes? Ce sont les richesses et les honneurs que la fortune a droit d'ôter aux hommes comme de les leur donner. Pour le temps on ne peut nous le ravir en dépit de nous; s'il se perd, c'est qu'il s'écoule de soi-même quand on ne s'en sert pas bien : de telle façon qu'on ne prend garde à sa perte que quand on l'a tout perdu. On le regrette quand on ne le peut plus réparer et sans regarder les fautes qu'on fait en le perdant on s'afflige de sa perte. En outre quelle nécessité te peut contraindre à laisser passer inutilement une chose si nécessaire ? Peut-être qu'étant occupé comme tu es aux affaires de ton maître, tu laisses les tiennes dans une pure négligence; ce n'est pas la fidelité qui t'oblige à ce devoir c'est l'espérance du gain, tu veux t'enrichir en servant autrui. Étouffe donc cette malheureuse convoitise qui te ravit la possession du plus grand trésor du monde et ne t'ôte pas seulement le sens mais encore la vie et la liberté. Que si pour servir l'état et la patrie, s’il te semble que tu emploies tout le temps, c'est le bien ménager et non pas le perdre, c’est donner ce qu'on a de plus cher aux choses du monde qu'on doit le plus chérir. Mais c'est le langage ordinaire des hommes d'appeler temps perdu celui qu'on ne donne pas à l'avarice et néanmoins de l'y employer c'en est la véritable perte. Il se peut faire qu'encore que tu sois du nombre des sages. Tu suis en cela l'opinion du peuple, si cela est, je t'appellerais abandonné au lieu de plaindre le temps que tu as perdu. Veux-tu savoir maintenant le moyen d'employer le reste du temps comme il faut, donne-le à Dieu. Encore à bien parler le lui rend-on plutôt qu'on ne lui donne ; suivant cela au lieu de le perdre tu feras un gain inconsidérable et pour un monde tu acquereras l'éternité : où sont les marchands qui peuvent trafiquer si avantageusement que tu fais ? Que si l'avarice ni la piété n'ont part au temps que tu perds mais quelque autre passion violente, souviens-toi bien toujours que dans sa violence elle te laisse toujours libre, parce qu'elle dépend de ta volonté. Cesse de vouloir être vicieux et tu ne perdras plus de temps. Mais je reconnais que c'est plutôt par fainéantise que tu le perds que par aucune sorte d'occupation, sache pourtant que "la perte la plus honteuse qu'on puisse faire de ce côté-là, c'est celle qu'on fait par négligence". {Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 1} Ne parle donc plus de contrainte pour colorer ta paresse. Je dis bien davantage, encore que tu fusses en prison ou aux abois de la mort, on peut t'empêcher d'exécuter de belles actions mais non pas d'avoir de bonnes pensées. Au contraire, elles sont plus libres quand le corps est privé de la liberté de ses fonctions. Elles te peuvent accornpagner sur les chevalets comme sur les échafauds, elles montent dans le ciel, pendant qu'on est opprimé sur la terre. Ainsi de quelque prétexte que tu te couvres, si tu perds le temps, c'est que tu le veux perdre. Mais les hommes ont ce manquement que pour se décharger de leurs fautes, ils accusent la nature comme si elle avait failli d'avoir fait le temps passager en un séjour qui n'est pas fait pour l'étérnité. Ils ne se contentent pas de perdre le temps, ils s'égayent à le perdre, leurs plaisirs se nomment des passe-temps, ils n'estimaient rien moins que ce qui est inestimable. Ne feraient-ils pas mieux de consacrer le temps à la vertu plutôt qu'au vice et à l'honneur qu'à l'infamie. Tout ce qui n'est pas employé à ce pourquoi il est fait, se perd véritablement. Le temps n'est donné à l'homme que pour le donner à Dieu, duquel il a reçu l'être, c'est le perdre à crédit que de l'employer à d'autre usage. Regarde à ce compte-là combien de temps tu as perdu, et combien peu de moments ont été ménagés légitimement. Tu reconnaîtras enfin que ta vie a été une mort continuelle.