[119,0] Entretiens familiers de Pétrarque Sur la bonne et mauvaise fortune ou L'Art de vivre heureux. CHAPITRE 119 : De la mort et de l'immortalité de l'âme. [119,1] Tu te meurs. Te voilà donc arrivé à l'extrémité des choses, c'est-à-dire à la fin de tes misères qui fait le commencement de ton bonheur. Désormais tu ne craindras ni ne souhaiteras plus la mort comme tu faisais ci-devant ; tu ne ressentiras plus de douleur et ne seras plus sujet aux faiblesses du corps ou de l'âme, ni travaillé par les ennuis des affaires, par les maladies, par la vieillesse, par les surprises des hommes ou par les bizarreries de la fortune, et, si ce sont là des maux, la privation d'un mal ne peut être que fort bonne. Je t'ai ouï plaindre autrefois de tous ces sujets et maintenant tu te plains de ce qu'ils ont pris fin; en quoi tu peux voir si tu n'es pas un estimateur fort injuste des choses, puisque tu t'affliges également de ce qu'elles sont et de ce qu'elles cessent d'être. Mais aie confiance qu'en mourant tu ne feras que suivre le grand chemin de tes pères voire de tous les hommes qui ont passé devant toi. Eusses-tu souhaité qu'il y eût une autre disposition pour toi seul ? Poursuis ton voyage et ne crains point de t'écarter ayant tant de guides et de compagnons de marche. [119,2] Et ne regrette point de te voir mourir. Car si quelqu'un peut pleurer avec bienséance à sa mort, il avait mauvaise grâce de rire pendant sa vie sachant bien que le sujet qui lui devait causer des larmes n'était pas loin et le voyant presque pendu sur sa tête. Ces pleurs suivaient sans doute ce rire dans l'éloignement d'un bien petit intervalle. D'ailleurs, peut-on supporter un homme qui déplore le sort de sa nature ? Certes, tu ne mourrais pas si tu n'étais mortel. Que s'il te fâche d'être mortel, il n'y a pas sujet de te plaindre de ce que tu cesses d'être de ce que tu es malgré toi; il te fallait plaindre d'abord que tu commenças d'être ce que tu ne voulais pas être en effet. A présent il te faut réjouir puisque tu commenceras d'être immortel. Considère encore que ton mal est si commun que tu n'as pas raison d'en faire des plaintes particulières. Tous ceux qui sont à cette heure autour de ton lit, tous ceux que tu as jamais vus ou dont tu as ouï dire ou lu quelque chose et ce peu de personnes que tu as pu connaître, en un mot, tous ceux qui sont nés jadis ou qui doivent naître en tous les pays et en tous les siècles, ont fait ce chemin ou le doivent faire. Regarde en esprit cette longue procession et cette grande compagnie tant de ceux qui t'ont devancé, ou qui suivront après, que de ceux qui meurent à présent avec toi, dont le nombre n'est pas petit, tu auras honte, je m'assure, de murmurer personnellement contre une nécessité ordinaire et publique, vu, principalement, que tu n'en trouveras pas un seul à qui tu puisses porter envie. [119,3] Ajoute à cela que de mourir c'est proprment devenir impassible et secouer tout à la fois le joug de la fortune et de la mort, qui sont deux grands biens que la plus haute prospérité ne conférerait jamais à un homme vivant. Or, représente-toi de grâce combien de soins inévitables et quels travaux il te resterait à essuyer si tu avais reçu une vie, je ne ne dirai pas d'une durée immense, mais de mille ans qui sont comparés à l'espace d'une journée déjà passée ; ce que tu pourras aisément juger si tu veux te ressouvenir des ennuis d'une vie si courte, si fuyante et si incertaine, et des fâcheuses fatigues qu'il t'a fallu supporter pour l'entretenir. Et puis, vous pleurez la mort, ô mortels!, comem si la vie était quelque chose de grand. S'il en allait de la sorte, les mouches, els araignées et les fourmis auraient part à cet avantage et à cette grandeur prétendue qui leur serait commune avec quelques hommes. [119,4] Tout de même si la vie était une faveur, la mort serait toujours une disgrâce au lieu que c'est bien souvent un insigne bienfait lorsqu'elle délivre ou préserve l'âme des maux qui lui semblaient insupportables et qu'elle la garantit des péchés qui la menacent et qui sont les maux du monde les plus extrèmes. Or, comme entre vous la vertu seule est quelque chose de grand, ainsi la vie, à la considérer en elle-même, est une boutique de misères innombrables et celui qui appréhende de la voir fermée fuit le relâche de ses maux et hait son propre repos. En effet, un homme, qui souhaite une parfaite quiétude, doit nécessairement désirer la fin d'une vie laborieuse et embarassante puisqu'il n'y a point d'autre moyen de terminer ses maux et ses peines. Qu'as-tu donc à pleurer ? Voici le jour venu que tu eusses dû avancer par tes voeux s'il eût été différé et que tu as peut-être ardemment souhaité diverses fois ; comme les affaires des hommes les désespèrent bien souvent et que la force de la fortune étant infinie, comme ses efforts sont divers, on tâche à la vaincre par la mort pour soustraire la vie à sa violence. [119,5] Je trouve encore que tu ne moeurs pas à le bein prendre, ne faisant que passer d'une maison terrestre et qui s'en va par pièces dans un logement céleste et éternel. Cependant, ayant le peid sur la porte du second, tu sors quasi à regret et comme par force de la première ; tu regardes même en arrière, comme s'il te fâchait d'avoir oublié les ordures que tu laisses, ou que tu aies peine à croire la vérité subsistante des biens dont tu vas prendre possession. Certes, si ce que vous appellez vie est une mort, ce que je disais ci-devant après de grands hommes, il s'ensuit nécessairement que sa fin que vous appellez mort, est une véritable vie. Représente-toi donc que ton souverain seigneur te délivre d'une prison, que maintenant tes chaînes se brisent, que votre premier père fit de son bon gré mortelles, et cela même étant un trait de la miséricorde de dieu, suivant l'avis de Plotin et la détermination de vos docteurs même, je ne sais pas quel motif tu as de te plaindre de ce qu'on rompt des fers qui se devaient rompre. [119,6] Quand on te dit "il faut mourir", c'est une bonne nouvelle qu'on t'annonce. Cela veut dire que ton roi t'appelle de cet exil près de son trône. Il se rencontre fort souvent qu'un bien qui arrive aux hommes, malgré qu'ils en aient, ne laisse pas d'être heureusement avantageux, quoiqu'il ne leur semble pas tel. Apporte ton consentement à la volonté de dieu et lors tu commenceras à ressentir combien favorablement il te traite. Et bien loin de craindre comme tu fais la sortie de ta prison, si tu considères les malheurs de la vie et le bonheur de la mort, comme ce cygne de Socrate qui avait quelque part à la divination et était pour cela consacré à Apollon, le père des connaissances les plus cachées, tu chanteras en mourant sinon de la voix pour le moins du coeur. Et si tu n'es accablé du poids de quelques crimes qui, n'ayant pas encore été expiés, ce que le ciel veuille détourner, tu seras en esprit ce que Vespasien fit par la posture de son corps: c'est-à-dire que tu te lèveras à l'agonie et tiendras comme une chose indigne de toi de mourir couché (Cf. Suétone, Vespasien, XXIV, 2). [119,7] Tu ne dois pas en cela concevoir des pensées moins généreuses que lui, encore que tu ne sois pas prince. Car la mort ne sait ce que c'est que d'empire et, comme c'est la meilleure règle d'une parfaite égalité, elle ne reconnaît point de souverains qui aient rien au-dessus de leurs sujets. Cet empereur pouvait peut-être, plus que toi durant sa vie, et plus de choses lui étaient alors permises mais il ne pouvait rien à la mort et rien ne lui était licite qui ne te soit possible et permis aussi bien qu'à lui. Encore espérai-je que tu auras plus de secours du ciel, qu'il n'eut pas, si toutefois tu ne le rébutes. Tu ne dois pas croire par là être meilleur que lui mais tu es sans doute plus heureux par un amour gratuit de dieu qui a départi aux petits des faveurs qu'il a refusées aux grands et révélé à des idiots ce qu'il avait celé aux sages. A joindre qu'il te sera plus utile et plus aisé de te relever qu'à cet autre prince. En effet, son effort avait besoin des forces du corps qui sont affaiblies par la maladie et étouffées par la mort au lieu que pour t'élever tu n'as besoin que des forces de l'âme, qui s'augmentent souvent par les approches de la mort même. [119,8] Nonobstant ce bel exemple, suivi de tant de raisons il t'est fort dur de mourir. Mais pourquoi trembler dans une parfaite assurance ? Pourquoi broncher en un lieu uni ? Pourquoi t'arrêter sur une pente ? Je ne te rapporterai pas ce que les philosophes proposent sur ce sujet, car leurs discours sont en trop grand nombre pour le brièveté du temps qu'il te reste à vivre et à m'écouter; outre que l'occupation d'un homme mourant n'en souffre point d'autres. Mais ce que tu as jamais pu lire sur ce sujet dans les livres des sages anciens doit t'être sans doute gravé profondément dans la mémoire. Car, comme ils disent eux-mêmes, une rare prospérité et qui est telle jusqu'à la fin peut rendre inutiles les remèdes qu'on donne contre tous les sujets fâcheux, mais la nécessité de mourir, qui n'est pas fortuite, mais naturelle et invincible, fait que ce qu'on avance contre la mort est toujours fort utile et fort nécessaire. [119,9] Or, entre plusieurs autres auteurs, Cicéron, dans ses questions Tusculaines, dont je t'ai autrefois parlé, recueille dans la première journée beaucoup de puissants motifs que je n'ai pas loisir de t'enseigner à présent, si tu ne les as autrefois appris; Enfin, il conclut : "Soit que celui qui meurt se trouve dans les maux, soit qu'il semble se rencontrer dans la jouissance des vrais biens mais parce que, néanmoins, toutes les conditions des hommes sont exposées aux traits de la fortune, il faut croire que par la mort il s'éloigne des maux et non pas des biens (Cicéron, Tusculanes, I, XXXIV,83). Ce qui paraît infailliblement véritable à celui qui sait faire de solides observations sur les choses humaines. Dans cette belle prévention d'esprit, un homme ne s'estime pas offensé par la mort mais croit qu'elle doit remédier à ses misères". C'est pourquoi il pense dès à présent à elle avec plaisir "et s'attend de la voir, quand elle viendra, comme le messsager ou le ministre de son libérateur et, après qu'elle aura passé, il s'apprête à la regarder toujours comme la fenêtre par où il sera sorti de la prison du corps, après avor échappé aux lacets du monde". [119,10] Le même orateur romain fait ce résultat dans une autre conférence que, soit que l'âme périsse avec le corps, soit qu'on la transfère ailleurs pour jouir d'une vie plus pure et plus douce, toujours, ou il n' y a rien de mal dans la mort, ou il y a beaucoup de bien. Cette conclusion parut peut-être subtile parmi les gentils mais elle est trop chatouilleuse pour des chrétiens, comme étant aussi contraire à la vraie religion qu'à la vraie sagesse. Car l'immortalité des esprits n'a jamais été révoquée en doute de nos plus sages philosophes ni du peuple même et j'ose dire encore qu'elle a été crue de l'orateur dont nous parlons, ce qu'il a témoigné hautement en plusieurs lieux de ses oeuvres et en l'endroit même que j'ai cité, il faut penser qu'il s'accommodait à la faiblesse de son siècle ou de l'ami qu'il entretenait alors qui pouvait être de la secte d'Épicure. C'est ainsi que la vérité a quelque fois été déguisée ou par crainte ou par complaisance et les sages du monde se sont perdus pour avoir voulu conserver avec trop de soin les bonnes grâces des fous ou de signorants. [119,11] Après tout, tiens pour infaillible que l'âme est immortelle, comme ça été la créance universelle, non seulement de votre nation mais des plus excellents philosophes de tous les siècles. N'espère donc rien mal à propos de la mort de l'âme puisqu'il lui est naturel de ne pouvoir mourir et ne prends pas de là une confiance téméraire qu'il ne reste point de mal après le trépas parce que, ensuite, il n'y aura point d'âme qui puisse souffrir ; d'ailleurs ne laisse pas d'avoir un espoir et une confiance salutaire sur ce que le créateur de l'âme est plein de bonté, de clémence et de miséricorde, qu'il ne désavouera point son ouvrage et qu'il ne s'approchera de ceux qui l'invoqueront avec une véritable sincérité. Adresse-lui tes voeux et tes prières, mets en lui tes dernières espérances et que les soupirs de ton agonie finissent par son sacré nom. Va t'en donc en assurance et ne crains rien. La nature comme une mère extrèmement douce n'a rien produit d'affreux ; c'est l'erreur des hommes qui rend la mort redoutable et non pas la constitution même d'une chose qui ne peut être qu'aisée à supporter, étant si commune à tous les hommes. [119,12] C'est pourquoi, si tu as quelque haute pensée dans l'esprit et si tu veux former quelque grand dessein, méprise les discours extrvagants et les actions basses du peuple. Au contraire, estime ceux dont l'imitation est comme le chemin à la vraie gloire. Tu trouveras dans nos histoires une infinité d'exemples de ceux qui sont morts avec autant de joie que de bonheur. Si tu veux rechercher les plus anciens, il s'en présentera plusieurs qui ne supportent pas seulement la mort avec une constance généreuse, lorsqu'elle arrive, mais qui la préviennent se tuant de leur propre main quand elle tarde trop à venir. Cicéron excuse à ce propos la résolution héroïque de M. Caton et Sénèque même le loue. Pour moi, je n'approuve ni l'action de Caton ni les discours des autres, quoique celui de l'orateur romain me choque moins parce qu'il est plus tolérable d'excuser une faute que de la louer. L'un montre qu'on a failli, quoique ç'ait été avec quelque sorte de raison, mais l'autre apprend à faillir et nous fait prendre un désespoir monstrueux pour une vertu extraordinaire. Rejettons donc également ces deux avis, car, comme c'est une chose louable de répondre quand on nous appelle, ou d'obéir avec respect où l'on se voit commandé, aussi de quitter la garde du corps et d'abandonner un poste qu'on nous a commis, sans le congé du général ; il faut croire que c'est une défection capitale et qui mérite d'être punie, ou par un fâcheux exil, ou par le dernier supplice. Je semble user ici de redite, mais je le fais à escient pour t'imprimer plus avant des maximes si nécessaires, dont je t'ai assez parlé dans un autre entretien mais dont on ne peut assez parler. [119,13] Comme je reviens à mes anciens raisonnements, tu reviens à tes plaintes. Il te paraît bien fâcheux de mourir après avoir vécu avec tant de douleur. Mais au lieu de mourir comme tu penses, tu ne fais que payer le tribut à la chair et rendre le dernier devoir à la nature pour être après libre toute une éternité. Fais volontiers ce qu'il te faudrait aussi bien faire contre ta volonté et, comme dit fort bien un auteur qui t'exhorte efficacement à la mort : "Efforce-toi de vouloir tout ce qui est nécessaire" (Pseudo-Sénèque, De remediis fortuitorum, II, 8) car, en y apportant ton consentement, la nécessité même paraîtra volontaire et deviendra un fonds de mérite pour toi. Il n'est point de plus utile conseil voire il n'en est point d'autres qu'on puisse donner contre les choses inévitables. On fait plus aisément tout ce qu'on fait de bon gré et la nécessité cesse où la volonté apporte son acquiscement. [119,14] Mais trouves-tu tant de répugnance à la mort qui te va causer de si grands avantages ? Tu te vous à l'extrémité de l'agonie mais regarde ton seigneur qui t'attend. Hâte-toi de l'aller trouver, ne chancelle point, garde-toi bien de t'arrêter et défais-toi de tout soupçon et de toute crainte. Tu ne t'aimes pas tant qu'il t'aime. Qui se défiera se voyant appellé par un ami très passionné ? Tu t'étonneras peut-être bientôt d'avoir craint ce qu"il te fallait désirer. Car étant parfaitement libre, tu sauras beaucoup de choses que tu n'aurais jamais apprises par aucune étude en un état de captivité. De telle sorte que pour ceux qui veuelent avoir la connaissance des sujets les plus cachés, à quoi votre vue mortelle, offusquée comme elle est par la matière, ne peut pénétrer, bien que le désir en soit naturel à l'homme et plus ardent encore en un homme de lettres, je ne trouve rien de meilleur que la mort ni rien qui les fasse plutôt arriver au bout de leurs prétentions. Pour conclusion, tu ne meurs pas tant à mon avis que tu t'endors et que tu te reposes étant fatigué du chemin. Va donc à la bonne heure au repos éternel, c'est maintenant que tu commences à vivre. En effet, la bonne mort est le commencement et comme la vraie ouverture de la vie.