[110,0] CX. DES SVCCESSIONS. [110,1] A présent tu crois être bien riche parce que tu attends la succession d'un bon vieillard qui n'a point d'enfants et qui a déjà un pied dans la fosse. Autrefois tu me disais que ton esprit jouissait d'un parfait repos, maintenant prends garde que tu ne te contredises; l'attente et la tranquillité n'habitent jamais ensemble ; et il n'est point de temps dans la vie plus fâcheux que celui qui nous tient toujours en suspens. Tu attends l'hérédité d'un homme qui est dans sa décrépitude mais tu ne sais pas ce qu'il attend possible lui-même. Il est vrai que c'est la folie ordinaire des humains que chacun presque croit vivre davantage, non seulement que ceux qui sont de même âge mais encore que ceux qui sont plus jeunes que lui. Les mortels ne songent que malgré eux à leur mort, mais ils songent volontiers à celle d'autrui, quoiqu'il serait bien plus utile de faire tout le contraire. Celui dont tu espères la succession, espère peut-être la tienne; il est de nécessité que l'un ou l'autre se trompe. Combien trouve-t-on de vieillards qui attendent la mort des jeunes gens ? Et certes il n'est point de personne, si avancée en âge, qui ne puisse vivre un an, comme il n'est point d'homme si jeune qui dès aujourd'hui ne puisse mourir. [110,2] Le fils de celui dont tu crois être héritier avait bien plus de raisons d'y prétendre que toi et toutefois l'espérance plus juste du plus jeune de vous deux a été frustrée. Tu vois déjà venir à toi cette chère hérédité mais que sais-tu si la tienne ne va point vers le vieillard, comme je t'ai déjà dit ? Claudius hérita de Caius, Galba de Néron, Domitien de Nerva, Pertinax de Commode et la vie des hommes est pleine de semblables successions irrégulières. Au reste, ce bonhomme de qui tu espères tant, qui ne peut-il pas frustrer de son bon gré vu qu'il a frustré contre sa volonté celui qu'il eût été bien aise de gratifier? A qui ne peut-il pas survivre ayant survécu à son fils ? [110,3] Je veux qu'il t'ait fait héritier par son testament, voire même avec éloge; ton nom y est-il couché sur des tables de diamant pour n'en pas être facilement effacé? Ignores-tu pour combien de légers sujets les vieillards changent leurs testaments ? Plusieurs se sont rebutés à la fin de leur vie de ce qu'ils avaient voulu durant tout son cours. Si celui dont tu me parles te veut avoir pour successeur, il peut ne le pas vouloir. Or il n'est rien de plus dédaigneux qu'un vieillard riche et sans enfants ; s'il reconnaît qu'on aime son bien et qu'on méprise sa personne tout est perdu. Tu te fies à ses promesses et plût à Dieu que les hommes fussent remplis d'une telle innocence et d'une si grande foi qu'ils ne promissent jamais que des choses honnêtes et qu'ils gardassent toujours religieusement celles qu'ils auraient promises. Maintenant comme on n'observe point de mesure à promettre, on n'a point de honte de violer les promesses les plus solennelles ; ce que les hommes croient leur être principalement licite au sujet des hérédités. C'est pour cela qu'on appelle AMBVLATOIRE la volonté du testateur. Je ne veux point ici te convaincre par exemples, la chose est connue d'elle-même. Tu as pu lire à mon avis à quelles gens il est arrivé qu'après qu'une succession leur avait été assurée non seulement par la déclaration du testateur vivant mais encore par le baiser et par la dernière accolade du même réduit aux abois de la mort, voire par le présent de l'anneau d'or, qui était la marque la plus infaillible de l'hérédité future, cependant il se trouvait après d'autres héritiers, sans qu'on fit la moindre mention des premiers dans le testament, tant la perfidie a osé entreprendre au milieu de la mort même. Tu croiras donc être exempt des supercheries des vivants, après que tant de grands et d'illustres personnages ont été fourbés par des moribonds ? [110,4] Pour ne pas ici parler des autres, Lucius Lucullus, cet excellent homme et ce qui est plus encore, Auguste César, furent ainsi joués. Certes c'est là une horrible et tout à fait étrange envie de tromper, qui n'abandonne pas de méchantes âmes même à ce moment fatal qui fait cesser tous les autres crimes. Mais c'est la coutume et tu fiches ton espérance sur une succession qu'on t'a promise et qui te peut manquer tant par la vie trop longue et par la courte foi du disposant que par la venue d'un héritier de son sang, qui peut lui naître en sa vieillesse et qui, toutes les autres causes cessantes, lui peut donner un légitime fondement à changer de résolution. En effet, Caton ayant déjà passé l'an quatre-vingt de son âge, ne laissa pas d'engendrer un fils et Massinissa en eut un étant bien près de quatre-vingt dix. Le même est arrivé à quelques vieillards de notre âge et plût à Dieu qu'ils ressemblassent à ces anciens qui, ayant la vigueur de l'âme, avaient aussi la force d'engendrer corporellement ? Cela étant ainsi, un successeur légitime sert d'obstacle au potiche et une espérance bien fondée l'emporte sur la mauvaise. Mais sans aller à toutes ces extrémités, tu es proclamé héritier par le testament d'un homme qui vit et qui vivra peut-être longtemps. Outre que les testaments se font dans la vie, mais ils ne se confirment que par la mort. Tu ne penses qu'aux funérailles et qu'au cadavre de celui qui doit t'enrichir mais il croit qu'il faut lasser un loup par l'attente par la famine. [110,5] Et quand bien la succession viendrait tout droit à toi, qui ne sait que l'hérédité n'est pas moins sujette aux accidents que le testateur? de telle sorte qu'on n'a pas toujours l'héritier qu'on veut et qu'elle n'a souvent qu'un nom vain et sans effet. Cependant on achète peu de chose à gros prix puisqu'on tâche de gagner un vieillard par de bas services et par des caresses indignes d'un grand coeur. Il n'est point de profit qu'on doive estimer aux dépens d'une honnête bienséance. Tu dis que l'hérédité que tu attends ne peut recevoir nul obstacle ni des lois ni de la fortune mais d'où le sais-tu-? vu principalement ce beau mot de Marc Caton, le plus sage de tous les vieillards, "qu'il peut arriver beaucoup de choses entre la bouche et le plat". {Aulu-Gelle, Les nuits attiques, XIII, 18} Mais quand bien il n'y aurait point d'accident et que l'hérédité que tu attends te serait venue, elle ne demeurera avec toi mais passera de tes mains à d'autres. Les biens des mortels sont dans un roulement perpétuel et l'argent particulièrement a une forme ronde parce qu'il est emporté par un mouvement continu. Tu as recherché avec beaucoup d'affliction un avantage pour un successeur, qui se réjouira par aventure de tes déplaisirs et prendra sujet de tes inquiétudes de vivre dans une molle oisiveté. Enfin, ce que tu as attendu d'un autre, tu dois te persuader que d'autres l'attendront plus raisonnablement de toi. Ils ne vivront jamais contents qu'ils ne te voient mort.