[109,0] DE L'ESPÉRANCE. [109,1] Quoiqu'il en soit dans l'effet, tu dis qu'à tout le moins on ne saurait t'ôter l'espérance. Mais si personne ne te la peut ravir; elle se dérobe insensiblement elle-même, et se perd bien souvent étant frustrée par des accidents imprévus. Si tu espères beaucoup de choses, il faut par conséquent que tu en appréhendes beaucoup, car l'espérance ne loge point sans la crainte. C'est pourquoi si tu attends des biens, tu redoutes donc des maux, car comme l'espoir est opposé à l'appréhension, il sort aussi d'une source toute autre et il est de nécessité que tu craignes le sujet contraire à celui que tu espères. Tu attends des choses avantageuses, mais incertaines, pour lesquelles c'est une folie certaine de quitter ou de négliger celles qui sont assurées. Celui qui espère ce qu'il n'a pas, oublie souvent ce qu'il a. Je t'avoue qu'il n'est pas défendu d'attendre des sujets agréables; mais que doit on dire, s'ils sont difficiles ou impossibles et qui n'arriveront jamais ; ou si ce que tu espères est très mauvais, quoique tu te l'imagines bon! Ainsi quand tu dis que tu te plais à vivre dans l'espérance, tu dirais mieux que tu te plais à y mourir. Car les choses présentes échappent à ceux qui pensent aux futures et ceux qui regardent des objets trop éloignés ne voient pas ce qui est dessous leurs yeux ? Enfin les hommes qui se disposent à vivre demain, ne vivent pas aujourd'hui. Ce dont on attend le commencement, n'est pas encore. Ainsi toute espérance étant l'attente d'un bien absent, il s'ensuit que celui qui espère souffre quelque mal, du moins en ce qu'il ne fait qu'espérer. [109,2] Je n'ignore pas que plusieurs disent avec toi qu'il est doux de bien espérer mais je ne comprends pas en quoi consiste cette douceur; car s'il est doux d'espérer, il l'est aussi d'être privé de ce qu'on désire, et qui dira ce dernier est insensible, ou a le goût bien dépravé. Si l'espérance est délectable, il y a donc du plaisir à être toujours en suspens et en peine, la torture est un agrément, et l'on peut avoir une longue espérance d'un long supplice. Disons donc qu'il n’est rien qui lasse tant l'âme ni qui avances le dernier âge, comme sont les espérances frivoles de la jeunesse. C'est pourquoi le sage appelle gain un espoir perdu et se voyant délivré d'une infinité de désirs, il est bien aise d'être contraint à jouir de ses biens, au lieu de se laisser emporter à de vaines attentes. [109,3] Peut-être que tu ne te mets pas en peine de l'événement, pourvu que cependant tu te réjouisses dans l'espérance; mais prends garde qu'un jour elle ne te fasse pleurer, et que tu ne te repentes à bon escient d'avoir souhaité, d'avoir attendu, et d'être venu à bout de tes prétentions. L'espoir étant arrivé à la possession en a ruiné plusieurs qu'elle n'avait qu'inquiétés, ayant longtemps demeuré comme suspendue entre l'apparence et le désespoir. Enfin beaucoup de gens ont péri par les succès favorables qui fondaient tous les voeux de leur attente, et ils n'ont été malheureux, que pour n'avoir pas trop tardé à être contents. Voilà pourquoi si personne, comme tu disais, ne peut t'ôter l'espérance, personne aussi ne peut t'ôter le chagrin et le travail de l'esprit. Tu as ouï sans doute ce beau mot de l'ancien proverbe que "c'est une grande fatigue d'attendre". Si l'attente d'une bonne chose est agréable, elle est trompeuse, pleine de doute et d'inquiétude. Si tu le nies, tu n'as jamais rien attendu. Il est vrai que la multitude de ceux, qui s'abusent eux-mêmes, est infiniment grande, tout sert à leur dessein et une crédulité facile à persuader, et encline à se voir trompé, ne rejette rien, ne se refuse à personne mais se présente à tout le monde qui la veut séduire. Or c'est une haute marque de légèreté, voire de folie, d'embrasser à la volée toutes les espérances qui s'offrent à l'imagination et de s'en nourrir aussitôt comme de vrais biens. Les habiles et tous ceux, qui ont quelque expérience des choses, sont aussi lents à s'y engager, que tu es prompt à t'abandonner à des prétentions visionnaires. [109,4] Tu jouis cependant, me diras-tu, d'une bonne espérance ; tu fais bien de dire cependant, puisque ce n'est qu'en attendant qu'elle te trompe, car c'est votre coutume de quitter toujours l'espérance malgré vous, et si elle ne vous délaissait, vous ne la quitteriez jamais. Et ce qui est plus étrange, quoiqu'elle vous ait abandonnés si souvent, vous la recevez toujours à bras ouverts quand elle revient et lui allant au-devant après avoir oublié tout ce qui s'est passé, quoiqu'elle vienne armée de nouvelles fraudes, vous l'introduisez dans le fort de votre coeur, qui en a été tant de fois surpris. [109,5] Mais quoique je te dise, tu ne la veux point quitter qu'à l'extrémité ; mais que feras- tu si elle t'a quitté il y a longtemps ; la rappelleras-tu ? veux tu la suivre ou attendre son retour ? Mais espère, à la bonne heure, puisque tu ne trouves rien de plus doux que d'être trompé. Je ne te ravirai pas un espoir que tu tiens si bien, je t'avertis seulement que ce n'est pas un bon espoir que celui que tu t'est imaginé. Ce n'est pas une attente légitime qui se propose le bien, mais qui se le propose bien, je veux dire, comme il faut. Les plus méchants hommes peuvent, voire ont accoutumé de se proposer le bien; mais une bonne espérance doit être conçue d'un vrai bien et d'une bonne façon. Qui en possède une de ce caractère, qu'il l'embrasse, qu'il la tienne bien et ne la laisse pas aller même à l'extrémité, mais lui joigne la foi et la charité, ses deux soeurs inséparables. Une telle espérance est gaie, douce, véritable et bienheureuse, elle ne trompe ni ne met son sujet en confusion ; au contraire, elle le porte au plus haut point de la perfection, et réjouit cependant une âme par un avant-goût du souverain bien qu'elle espère. Vous autres au contraire, comme vivant mal vous attendez quelquefois le vrai bien ou que vous donnez un faux nom de bien à de véritables maux; c'est avec raison que vous éprouvez que votre attente est triste devant la possession, et encore plus dans la jouissance. [109,6] Tu me repartiras ici que tu n'entends pas discourir des choses surnaturelles, te contentant de te tenir à l'ordre de la Nature et que suivant ses sentiments tu ne me parles que de ce que les hommes appellent biens. Je t'avoue que ce nom de biens a jadis formé un procès entre les habiles, qui est encore indécis et ne se videra jamais ; parce que les uns ne veulent mettre qu'un seul bien dans les choses et que les autres reconnaissent plusieurs biens: Que si tu veux que nous laissions ces questions aux philosophes, parce que tu n'attends que les biens que le peuple estime ; je te dirai que tu n'attends donc que ton mal, qui te doit tourmenter par le délai, ou t'opprimer par une fin souhaitée. En effet, posons le cas que ce bien prétendu arrive, s'il est attaché au corps, tu n'auras fait que préparer des armes à ton ennemi, s'il tient de la fortune, tu auras subi le joug dune maîtresse inconstante et impitoyable ; s'il est affecté à l'âme même, la plus grande partie de ses avantages peut tourner à sa perte et à sa ruine; parce que les choses qui la flattent la blessent aussi bien souvent. [109,7] Tu conclus nonobstant cela que tu as jeté l'ancre d'une bonne espérance et que tu n'es pas dans le dessein de la lever. Les pilotes pourtant ont accoutumé d'en couper le câble quand il survient quelque tempête, s'ils ne peuvent la tirer et de s'enfuir en l'abandonnant. Car bien que le poète dit qu'elle est comme "le fondement des vaisseaux dans le port", {Virgile, L'Énéide, VI, 3-4} ou dans la bonace, il n'en arrive pas de même parmi les furieux mouvements de la mer, car alors elle ne les fonde pas, mais les attache plutôt et les abandonne au naufrage, comme tous enchaînés. Tout de même parmi l'orage des choses humaines, une espérance fixe et tenante en a conduit plusieurs au précipice, qui se fussent sans doute sauvés s'ils eussent pu s'en déprendre. Il faut donc tirer quelquefois l'ancre de l'espérance ; l'arracher si elle est trop attachée, et si cela ne se peut la couper et la laisser sous les flots des affaires, afin d'adresser une vie débarrassée au port de salut, à la faveur du gouvernail de la providence. [109,8] Autrement il arrive bien souvent que la vie des mortels se passe à bien espérer et à mal tenir. {partie sans correspondant latin} De l'espérance en général tu descends au particulier et me dis que tu espères diverses choses. Mais il y a beaucoup de vanité dans beaucoup d'espérance, et la fortune trouve là beaucoup d'ouvertures pour vous surprendre. Plusieurs choses manquent à ceux qui en attendent plusieurs et qui espère peu, bouche, ou du moins il rétrécit le chemin aux fâcheux événements. Mais encore, de grâce qu'espères-tu ? Est-ce une heureuse santé, c'est à dire l'oubli de la mortalité même ? Est-ce une longue vie, ou plutôt une longue prison, où il te faudra voir et souffrir beaucoup de choses contre ton gré. Est-ce un corps fort robuste, ou véritablement des chaînes fortes, mais agréables, dont tu appréhendes d'être délivré, ou bien un esclave d'autant plus mutin et rebelle, qu'il sera plus à son aise ? [109,9] {partie sans correspondant latin} Si c'est la beauté extérieure, tu recherches des aiguillons pour la volupté ; si c'est un bon succès de tes amours, tu veux avoir matière d'une honte et d'un regret éternel ; si tu désires de trouver quelque correspondance dans l'affection de ta maîtresse, tu as de la passion pour je ne sais quoi de déshonnête et de bien courte durée. Maintenant en souhaitant le pouvoir de faillir, tu tâches d'obtenir une joie malheureuse et le sujet d'une longue repentance. Tu voudrais trouver l'occasion de te venger, qui n'est pourtant qu'une entrée à la cruauté. Quand tu serais comblé de richesse, tu n'aurais fait que te charger d'un fardeau de chardons et d'épines. Et si tu attends des vaisseaux qui viennent de diverses mers, tu attends des jouets de la fortune, ballotés entre les écueils et les monstres de l'océan, battus des flots, poussés des vents, et tirés avec les cordes vers le naufrage, plus vite que vers le port. Le gain que tu prétends faire sur les marchandises qu'ils te portent, est un appât qui t'engagera en de perpétuelles inquiétudes, et qui sur l'apparence d'un petit profit te précipitera bientôt à d'extrèmes pertes. Un nouveau marchand est crédule, mais celui qui a de l'expérience est fort circonspect. [109,10] {partie sans correspondant latin} Qu'espères-tu encore ? c'est par aventure un mariage honorable pour ton fils ou pour tes filles; or il n'y a point de chose qui trompe ni si ordinairement, ni avec plus de dommage. Attends-tu derechef une grande puissance? c'est une misère sujette à l'envie, une disette opulente et une superbe timide. Recherches-tu l'empire et la royauté ou plutôt des précipices et des tempêtes, un visage sombre sous un diadème brillant ; un coeur inquiet et une vie malheureuse sous une apparence éclatante de bonheur et de sureté. Si tu soupires aprés les honneurs du barreau, ce n'est que bruit et que poussière. Le mariage et la lignée que tu souhaites sont des soins et des querelles. Ou en cas que tu choisisses la milice pour toi et une femme pour ton fils, tu affectes d'avoir du travail en ta personne, et de donner un tourment à celui que tu chéris le plus au monde. Si tu me dis que tu voudrais bien être séparé d'une vieille compagne pour en épouser une jeune, tu veux donc être délivré d'un licol, qui va rompre, pour être attaché d'un nouveau noeud qui sera plus fort. L'esprit, l'éloquence et les lettres, qui fondent d'autres désirs en toi, sont proprement un enclume, un marteau et une masse de fer à t'ôter le sommeil, aussi bien qu'à tes voisins. Enfin, souhaiterais-tu un éloge funèbre, une pyramide dorée, de la gloire après ta mort, du renom parmi toute la postérité et un héritier qui t'aime, tu souhaites proprement une douce musique pour un sourd,, une maison peinte pour un aveugle, un doux Zéphyr après le naufrage, le témoignage des gens inconnus et un ami de tes biens que tu ne dois pas croire pour cela devoir jamais être le tien.