[6,0] LIVRE SIXIÈME : RAPPEL d''ANNIBAL EN AFRIQUE. Aucune ombre n'approcha des eaux du Styx plus entourée d'un cercle d'admirateurs, depuis que la grande machine du monde fut divisée en trois parties inégales (air, mer, enfers). Une foule de Carthaginoises saisies d'horreur se tenaient debout autour d'elle l'oeil étonné, et les Euménides au visage hérissé de poils épars restaient bouche béante sans rien dire. L'autorité royale éclatait dans ses regards, sa pâleur imprimait le respect, et son ancienne majesté était empreinte sur son noble front. Toutefois, elle marchait indignée contre les dieux et irritée contre la mort, et elle baissait légèrement les yeux. Dès que l'on fut arrivé devant le prétoire du juge des enfers : « Elle a attenté sur ses jours, dit Minos en secouant sa tête blanche, qu'elle soit renfermée dans la seconde prison qu'habitent les âmes coupables qui ont négligé le dernier soin de leur vie! » Rhadamante, par un jugement sévère, appuyait cette sentence. Déjà le licteur cruel avait mis la main sur Sophonisbe éplorée, quand le puissant Éaque éleva fortement la voix; le Tartare turbulent fit un grand silence, et les paroles d'Éaque s'entendirent au delà du marais du Styx. « L'amour, dit-il, est la cause de sa mort, et elle a quitté la vie forcément. Nos lois lui assignent la troisième prison. Qu'elle y aille. Qu'elle ne reçoive pas de nous cette nouvelle injure qu'elle ne mérite pas. Elle a enduré sur la terre une existence assez dure et une mort assez cruelle. » Le peuple entier des ombres et le conseil livide du sombre empire l'approuvèrent par d'unanimes applaudissements. De même que quand une sentence a condamné un prisonnier à la peine dégradante de la corde, du gibet ou du feu, l'âme généreuse, moins touchée du supplice que de l'infamie, tremble; mais si un genre de mort plus noble lui est accordé, soudain son front devient tout autre, son visage n'est plus le même et les larmes qu'elle répand trahissent la joie de son coeur: ainsi, plus joyeuse et plus belle parce que sa colère s'était dissipée, la reine s'avance à pas mesurés pour aller voir les lieux qu'elle souhaitait. Elle est entourée d'une nombreuse jeunesse qui repasse dans sa mémoire comme un songe sa vie passée. Non loin de la rive du Léthé qui reçoit les débarqués et les envoie dans d'horribles cavernes, s'étend une plaine obscure, entourée de noires collines. Là règne au loin dans les champs un éternel silence, et une antique forêt de myrtes forme des retraites ombreuses. On n'y entend ni le bruit des instruments de travail, ni les hennissements des chevaux; on n'y soigne ni chiens, ni brebis, ni boeufs. Là habitent les soucis, les larmes, les longs soupirs, la maigreur, la haine de soi-même, la pâleur, la rougeur, l'amour qui est un mauvais conseiller, le crime, la colère, la bonne foi, la ruse, les amoureux larcins mêlés aux caresses, la gaieté, la douleur, le rire court, les parjures sous un visage faux [6,50] et les nombreux mensonges à côté de rares vérités. Sophonisbe, étant entrée par une gorge étroite sur le seuil de la prison, aperçut Iphis passant un noeud coulant autour de son cou, et Byblis épuisée à force de verser des larmes. Plus loin, Myrrha, accablée de honte, se cachait en couvrant son visage de feuilles. Le spoliateur de l'Averne, Orphée, se préparait en vain à ramener de nouveau Eurydice. Le puissant Achille se promenait sur la lisière des bois, et marquait sur le gazon pâle la rude empreinte de ses pas. Du côté opposé, Pâris, comme s'il redoutait les armes bien connues de son ennemi, se hâtait sans faire de bruit. La triste Œnone, tout en larmes, l'appelait par derrière; mais il se dirigeait ailleurs. La jeune princesse (Oenone), la matrone funeste au monde, cause de tant de douleurs (Hélène), et Turnus lui-même, affligé de la perte de son épouse (Lavinie), erraient dans la campagne. On voyait au milieu d'une vallée deux amants marchant seuls, côte à côte, les bras passés autour de leur cou. "Ah ! trop heureuse Thisbé, dit en soupirant Sophonisbe, l'Averne s'est plu à conserver ton tendre amour, tant il s'en fallait que les ombres lui portassent envie. Nulle femme abandonnée n'a gardé plus que moi le souvenir de son cher époux; mais c'est en vain qu'il mourra vieux et que, chargé d'années, il atteindra les dernières limites de la vie, sa place sera parmi les groupes des héros, dans une enceinte différente". Aussitôt que la Renommée au vol rapide eut répandu dans le public la nouvelle de cette mort affreuse, tous les coeurs furent émus de compassion, toutes les cohortes fondirent en larmes. Celui-ci est touché du sort de la reine; celui-là est indigné de l'injustice du roi qui, accumulant les forfaits, avait effacé un crime par un autre plus grand ; cet autre admire dans une femme un héroïsme devant la mort qui étonnerait dans l'homme le plus brave. Scipion, craignant que l'ardent Massinissa, qui avait à se reprocher un double crime, ne recourût à un parti désespéré, le calme par des paroles caressantes, le reprend avec douceur et tâche de dissiper ses pensées funestes. Ainsi un médecin, sentant l'approche d'une maladie mortelle, charme son malade par une conversation agréable et cherche à lui faire oublier le danger qui le menace. La seconde nuit le rendit à l'aurore accablé de soucis et éveillé. Déjà Lucifer chassait les astres; déjà l'aube sortait des mers de l'Inde; déjà les doux chants des oiseaux se faisaient entendre sans discontinuer, et Progné rompait le silence de la nuit. Scipion se lève, il ordonne au héraut de rassembler ses troupes éparses, et au milieu de son armée, d'où il domine, il s'exprime en ces termes : « Nobles Romains, qui avez suivi d'heureuses enseignes, vous que la terre d'Hespérie, opprimée pendant tant d'années, a vus victorieux, vous que l'Afrique connaît maintenant par d'innombrables défaites et qu'elle connaîtra bientôt par un dernier écroulement, [6,100] prêtez une oreille attentive et un coeur bienveillant à votre chef qui vous en prie. Que Jupiter, qui nous contemple du haut du ciel, soit témoin de la vérité et de la sincérité de mes paroles. Ce n'est ni la vaine gloire ni la funeste passion du pouvoir qui m'ont fait entreprendre de si longs travaux; c'est le grand amour de la patrie qui conduit nos armées tantôt sur les Syrtes sablonneuses, tantôt sur l'Océan frémissant. Avec un tel guide je ne craindrais point de franchir tout nu les monts Riphées, lorsque l'hiver ramène la saison des frimas, ni de m'enfoncer tout armé, en plein signe du Lion, dans les champs arides de l'Éthiopie. Car pour moi ou la victoire dans un combat douteux est certaine, ou la mort est agréable. Ma vie et mon salut appartiennent à ma patrie et non à moi; en acquittant une pieuse dette, je ne crois rien perdre. Je vais vous dire maintenant en peu de mots où tendent ces réflexions. Vous qui m'avez suivi à travers tous les obstacles, préparez-vous à un effort suprême; nous touchons à la fin de nos travaux et au faite de la gloire. J'ai résolu d'investir les remparts et la ville de la cruelle Carthage. Ou l'homme à qui seul cette nation perfide, qui n'en veut qu'à notre salut, réserve le soin de porter tous ses coups, ou cet homme, dis-je, reviendra, et alors le Latium goûtera le repos, et nous acquerrons dans une bataille suprême une gloire immortelle; ou il restera, et son hésitation seule le déclarera vaincu. Terre impie, laissée sans défense, je t'infligerai un juste chàtiment, et tu expieras dans ton sang le massacre de nos concitoyens. Les champs de l'Italie seront-ils foulés impunément par les pieds des barbares? Notre courage se refusera-t-il à une si légitime vengeance? Bien plus (souvenir douloureux), cet adversaire frémissant de rage et menaçant a vu de près de son oeil unique les remparts de notre ville et les hauteurs du Capitole; quel motif nous empêchera de contempler ses murs? Si le second Mars des Carthaginois, revenant armé des bords du Styx, s'offrait à moi sur un champ de bataille et qu'il fût entouré à droite et à gauche des quatre lions terribles qu'il éleva pour la guerre, je ne craindrais point de leur opposer ma poitrine, tant je compte, Romains, sur votre valeur éprouvée. Mais aujourd'hui cet illustre père est enseveli dans la nuit fatale, et la foule de ses enfants se réduit à un seul, tant le glaive latin s'est appesanti sur leurs têtes. Quant à celui qui leur survit depuis une éternité, qu'est-il sinon l'honneur tardif et la gloire de mon bras? Il n'aura vécu si longtemps que pour recueillir un trépas honorable. Tu seras enfin frappé de cette main, quoique tu te vantes d'avoir livré de rudes combats et d'avoir percé les Romains de ta lance. Tu auras auparavant la gloire d'apprendre que Scipion sera l'auteur de ta mort, et que son nom sera gravé sur le marbre de ton tombeau. Courage donc, vengeurs de la patrie, préparez-vous à de glorieux triomphes.Vous, puissant Massinissa, illustre ornement des rois, [6,150] que ne lassent ni l'Océan soulevé, ni Jupiter faisant pleuvoir un déluge de feux, ni le cruel Mars dans toute la fureur des combats, approchez et prêtez l'oreille à mes paroles. Vous avez fait preuve dans cette guerre d'un grand courage, et les dieux vous ont comblé de faveurs, je le reconnais. Nous vous offrons maintenant les présents de notre cité, faibles présents, je l'avoue, eu égard à vos mérites, mais qui sont, croyez-moi, le gage de plus grandes récompenses. Voyez-vous ce coursier frémissant, joyeux de son collier et fier de l'or qui le pare? Comme il ne sait pas rester en place! Voyez ce char brillant et tout cet appareil que les généraux romains ont coutume de porter dans leurs triomphes. Comme cette couronne parsemée de jaspe est éclatante! Voici une coupe d'or massif dont les larges contours embarrassent la main. Voici un manteau comme on n'en voit pas de plus beau dans la ville sacrée.Vous avouez vous-même que vous savez quelle fut jadis la valeur de nos pères. Ce que vous ignorez peut-être, c'est que nous n'avons point coutume d'accorder à un étranger d'aussi hautes récompenses ; vous êtes le seul à qui nous donnons de bon coeur nos armes, notre costume, nos titres, notre nom et notre gloire; vous pourrez partager avec nous les triomphes que la fortune nous procurera. Vous aurez toujours un siège désigné au milieu de notre sénat; vous jouirez de tous les droits de citoyen romain; nous saluons en vous un roi allié et un ami fidèle. Vous, excellent Lélius, recevez cette lourde couronne d'or et de pierreries que vous êtes digne de porter. Vous vous hâterez d'emmener les prisonniers et Syphax à leur tête; notre flotte se tient au large, et la mer est unie sous le souffle caressant de l'Auster. Et vous, compagnons de mes combats et de mes travaux, vous recueillerez les louanges que vous avez méritées et les récompenses qui vous sont dues, lorsque du haut des sept collines la puissante Rome me verra avec joie gravir la cime du Capitole sur un char orné de lauriers, entouré de milliers de spectateurs enthousiastes, au milieu des applaudissements, des acclamations et des plaisanteries des vainqueurs. Les destins, qui ne m'ont jamais menti, me promettent que ce jour est proche.» Il cessa de parler; aussitôt un grand frémissement de joie, s'élevant de toutes parts, ébranla l'Olympe. Avant tous, Massinissa et Lélius s'empressent de rendre à leur chef de justes actions de grâces. Une haute ambition dissipa les anciens soucis du roi et lui mit au coeur une autre passion, celle de pouvoir étendre les frontières de son pauvre royaume en lui adjoignant le territoire de l'ennemi. Son rang et les promesses du puissant Scipion lui permettaient de concevoir cette espérance. De même que l'oiseleur,voyant un petit oiseau s'échapper soudain de ses filets, se lamente et regrette la perte d'un gain modique, puis, si par hasard un oiseau plus fort et de meilleure race accourt les ailes déployées d'un coin inattendu du ciel, il se relève, reprend courage, et la riche promesse de l'avenir [6,200] lui fait oublier le passé: ainsi le premier souci fit place au second dans le coeur peu ferme de l'amant; l'amour fut vainqueur de l'amour et la passion triompha de la passion. La nuit suivante s'écoula pour lui dans des songes tout différents ; il n'eut devant les yeux ni le costume, ni la démarche, ni le visage de sa maîtresse; il n'entendit plus sa voix gémissante; il vit un trône, des villes, des citadelles munies de fortes murailles, des fleuves et des montagnes confins d'un vaste royaume. Déjà le soleil naissant attelait son char sur le bord de la mer orientale, et la blanche aurore chassait les ténèbres de la nuit, lorsque la trompette réveilla la flotte, et l'on tendit les voiles sous un vent favorable. La jeunesse romaine couvrait le rivage pour assister au départ des siens. L'un envoie ses salutations à son père, l'autre à son frère; celui-ci à sa soeur, celui-là à ses amis, avec force recommandations. Un bruit confus s'élève, et mille voix retentissent dans l'air. Lélius, qu'on aperçoit au milieu de la flotte, salue les ondes amies et confie les voiles aux vents conducteurs; les matelots pleins d'ardeur lui répondent par des cris joyeux. Au milieu du vaisseau, Syphax, plein de tristesse, détournant les yeux pour voir une dernière fois sa patrie et les lieux où il avait été élevé, laissait errer en silence ses regards mouillés de larmes. Lorsque la violence de la douleur eut forcé les barrières de la voix, il répandit ces plaintes jusqu'au ciel : « O terre ennemie des dieux, terre sur qui pèse depuis longtemps un astre fatal! Quel fléau apporta dans nos contrées une femme fuyant du rivage de Tyr ! Quelle passion nous a inspirée cette femme exilée, pauvre, tremblante et frappée d'un deuil récent? La soif de la guerre et du sang. Qu'il eût été plus sûr de garder son vieux royaume et de conserver sa paix! La nature a séparé les deux peuples par une vaste mer et a mis en face leurs rivages. Nous avons cherché la mort au milieu des ondes. Pourquoi avoir voulu forcer les éléments à notre préjudice, et porter la main sur les vents et la mer en furie? L'Espagne funeste et la Sicile dont le sein brûlant fume sont séparées de notre territoire. Qu'avions-nous à démêler avec la Sardaigne dont l'air est empesté? J'aurais mieux fait de rester enseveli éternellement sous les flots de la mer où dans mon délire j'avais porté mes enseignes. J'eus honte de reposer dans un si vaste espace. Hélas! je ne verrai plus désormais l'Afrique si belle, et les collines de mon pays ne frapperont plus mes regards. On m'entraîne vers un rivage maudit. Ce sera le lieu de mon sépulcre. Qui l'aurait cru? Né à l'extrémité du monde, je reposerai dans la terre italienne. Mais ma vie agitée s'est passée au milieu des orages. Tel est le lot que m'ont assigné les Parques cruelles ; ainsi l'ont voulu les dieux du ciel. [6,250] Ces dieux, Annibal, qui t'ont donné avec la puissance une âme orgueilleuse, jetant le trouble partout, t'infligeront un juste châtiment, parce que tu es la cause de ma ruine et que tu es né pour le malheur de ta patrie. C'est toi qui es la première cause de tous nos maux. Lorsque tu fis serment devant les autels de Carthage, que n'as-tu été dévoré par la foudre comme tu le méritais! O Jupiter, c'est cet enfant fatal à sa patrie, à tous et à vous-même; oui, c'est cet enfant qu'il vous fallait frapper : car que sert-il d'atteindre de vos feux vengeurs les chênes et les rochers inoffensifs? Et toi, père, haï des dieux, qui as apporté le germe funeste de la guerre, que n'as-tu été privé de tes fils détestables ! Descendu tristement chez les ombres, tu n'as pu être témoin de toutes ces fureurs. Tu n'as pu, malgré ton envie, rassasier ni tes yeux ni ton glaive de sang humain; mais ta race scélérate l'a répandu depuis pour offrir des victimes à tes mânes cruels. Tu subis certainement la peine que tu mérites. Mais toi, son fils, le plus exécrable des êtres, qui souilles de sang les étangs, les lacs, les mers, les fleuves, la terre entière, quel sera ton châtiment? Je mourrai peut-être avant toi, et je ne pourrai assister à ton dernier supplice; mais je te verrai pénétrer chez les Mânes entouré de la foule de ceux que tu as immolés et escorté des Furies. Et toi, épouse infidèle, qui t'efforces en vain de quitter ton époux et qui insultes à nos défaites, tu me précèdes à regret vers les sombres bords. Je pourrai t'y voir seule et contempler de nouveau ton visage couvert de honte, car, si mes yeux ne me trompent point, cet adultère infâme erre sur le rivage de la patrie sans songer à toi. » Il dit, et cacha dans son sein son visage baigné de larmes. Il ne craignait ni les écueils, ni l'Eurus effrayant sortant de l'antre d'Éole, ni les monstres qui courent dans la mer; décidé à mourir, il désirait tout bas que son cadavre glacé fût rendu aux rivages de la Libye par les vents contraires, et il appelait les tempêtes : ainsi le possesseur jaloux d'un petit champ, qui a perdu l'espoir de sa récolte de l'année, souhaite aux autres un printemps désastreux, des pluies torrentielles, des vents accompagnés de grêle, funestes aux arbres et aux moissons. Cependant Scipion, soulagé d'une partie de ses soucis, se met en marche. Il entoure d'habiles retranchements un mamelon qu'on nomme Tunis; il y dresse de hautes tours, revêt d'un fossé fait à la hâte les murs de bois et établit tout à coup un vaste camp en vue de Carthage. Les champs sont dépeuplés de leurs colons qui fuient au loin ; les assiégés, saisis d'une frayeur soudaine, tremblent et s'écrient qu'il ne leur reste d'autre moyen de salut que de rappeler le chef absent. On lui envoie donc des députés chargés de lui exposer la situation de Carthage et de le ramener enfin pour les dernières batailles et les convulsions suprêmes de la patrie agonisante. [6,300] D'autres reçoivent l'ordre de se rendre à force de rames dans la vallée des Liguriens, et d'en éloigner Magon en lui disant que, s'il ne revient pas, les plus grands désastres menacent sa patrie. Quoique son âme sanguinaire fût dévorée de ressentiment, parce qu'il avait reçu de graves blessures dans un combat désavantageux, Magon, craignant un échec dans cette situation critique, résolut d'obéir à l'appel de sa patrie. Sur ces entrefaites, on envoya dans son camp au général romain trente ambassadeurs choisis dans tout le sénat de Carthage et habiles à dissimuler, afin de gagner du temps par des paroles flatteuses. L'un d'eux, poussant un profond soupir et versant des larmes, s'exprima en ces termes : "O le plus illustre des capitaines, dont le pareil ne s'est pas vu dans tous les siècles depuis l'origine du monde, jetez enfin un regard bienveillant sur les blessures qu'ont faites aux entrailles de notre patrie les mains barbares et la rage de quelques criminels, et prenez pitié de nous, nous vous en conjurons. Qu'il nous soit permis dans notre abaissement d'attendre de vous le salut que des citoyens féroces nous ont ôté ! Si pardonner est une noble vengeance; s'il est plus avantageux d'agrandir l'empire romain en nous accueillant que d'anéantir une si grande cité en nous repoussant; s'il vaut mieux pour vous vainqueurs vous souvenir de notre ancienne amitié que d'envisager seulement le présent et de concevoir de nouveaux ressentiments, pardonnez aux vaincus, épargnez des suppliants, secourez-nous dans notre détresse. Nous sommes perdus; tendez-nous la main, relevez votre ennemi à terre et insultez ainsi à notre honte. La meilleure manière de vaincre, c'est quand par ses bienfaits de l'ennemi on se fait un ami. Mais j'évite de tenir un langage spécieux. Notre fortune nous commande de taire le mot d'amitié; c'est assez pour des malheureux d'avoir souhaité leur salut et pour des accusés d'avoir demandé pardon. Par le temple du maître du tonnerre, au nom de vos dieux, Romain, pardonnez à des vaincus prêts à souffrir le supplice et le châtiment. Je ne veux point nier nos crimes, mais qu'il me soit permis, vénérable chef, de confesser devant vous la vérité. L'orgueilleux Annibal est l'auteur principal de notre erreur; c'est lui qui a nourri notre délire par l'ambition du pouvoir suprême, et qui nous a forcés de vouloir ce que maintenant nous regrettons trop tard de n'avoir point voulu. Mais il faut qu'il périsse et qu'il soit enfin renversé sous le poids de ses crimes; tel est l'arrêt de sa destinée. Jetez sur la nôtre un regard favorable. Si nous avons eu dans un concitoyen un ennemi cruel, vous qui passez pour être un ennemi, veuillez être pour nous un concitoyen bienveillant.» Il dit et se prosterna aux pieds du vainqueur. Celui-ci le relève et, d'un ton sévère, lui fait cette courte réponse : « J'ai été envoyé, je me le rappelle, sur les plages de la Libye non pour traiter de la paix, mais pour dompter et punir les crimes. On sait quelles espérances m'offre la fortune et combien la victoire penche en ma faveur; toutefois votre position désespérée me touche, je ne puis renoncer à un sentiment de bienveillance. [6,350] Pour que le monde sache bien que nous ne faisons que des guerres justes, pour que l'amour de la paix existe toujours au fond de notre coeur, nous épargnons ceux qui en sont indignes. Gravez dans vos âmes ces conditions de la paix, et, instruits par tant de défaites, apprenez à garder votre parole, à respecter les dieux immortels et les traités sacrés. Vous ne conserverez pas plus de vingt vaisseaux sur le rivage pour les besoins de votre patrie; vous n'aurez pas le droit de faire la guerre sans l'ordre du peuple romain, c'est nous qui en déciderons. Que la terre d'Espagne cesse d'être soumise à votre domination et n'ait plus à craindre vos armes. Que toutes les îles situées sur la mer qui nous sépare soient affranchies des armes de la Libye. Otez les fers des captifs, faites disparaître les chaînes honteuses des pieds des vainqueurs; que pas un transfuge ne reste chez vous. Qu'aucune armée carthaginoise ne séjourne plus longtemps en Italie; ordonnez à vos généraux de rentrer dans leurs foyers. Si ces conditions, sur lesquelles je vous donne trois jours pour délibérer, sont acceptées, envoyez une ambassade à Rome, afin que le peuple sanctionne la paix et que le Sénat la décrète; sinon, je vous aurai fait du moins goûter quelques jours de repos et passer trois nuits tranquilles." Il dit, et exigea en outre pour tant de légions des monceaux de blé et un tribut considérable d'argent. Comme si aucune condition de la paix ne pouvait être assez dure, et comme s'ils avaient perdu tout espoir dans leur défaite, les envoyés accueillent avec joie toutes ces propositions et les rapportent au peuple. Celui-ci, frémissant de rage, confirme la paix par un faux semblant. De même qu'un nocher parjure, craignant la mort dans une tempête périlleuse, quand il ne lui reste plus d'espoir, accumule les voeux aux dieux de la mer; d'une voix tremblante il appelle trois fois Neptune en courroux; il invoque Téthys, la déesse de l'Océan, et Nérée irrité contre les flots; il remplira leurs temples de ses dons, il endurera toutes les peines. Si le calme revient et que le port commence à se montrer tout près, peu à peu la déloyauté et l'oubli d'un voeu téméraire se glissent dans son âme avec la sécurité. Ainsi, poussés par la crainte, les Carthaginois gagnent du temps à force de promesses jusqu'à ce que le cruel Annibal absent soit de retour. Il était alors à la pointe extrême de l'Italie, sur la montagne des Bruttiens, accablé de mille soucis, observant les jeux et les prodiges de la fortune. Les députés vont le trouver, et le plus éloquent d'entre eux s'exprime ainsi : « O gloire et dernière espérance du monde africain, ô unique salut de la patrie, ayez pitié des vôtres que la fortune cruelle accable de coups terribles. Voyez la ruine dont nous menacent les destins changeants. Déjà vos murs seraient devenus la proie des flammes si, malgré votre absence, l'éclat de votre nom n'eût protégé de loin vos concitoyens. Pendant que nous nous rendons ici à travers la vaste mer, je crains, hélas! que l'incendie ne dévore les toits de notre patrie, [6,400] car nous l'avons laissée dans une position désespérée et sous la menace d'une chute soudaine. Secourez un empire et une ville tremblante, qui vous rappelle, et, d'une bouche pieuse, invoque au delà de l'Océan votre nom qui lui est cher. Rendez-vous à nos prières, ou avouez que vous êtes la cause de notre ruine. Déjà (si mes prévisions ne me trompent point) votre frère amarre aux rivages de la Libye sa flotte, qu'il a ramenée à travers l'Océan. Mais maintenant tous vos frères réunis et votre père, ce capitaine victorieux, s'il revenait sur la terre, nous secourraient en vain dans nos désastres. La colère des dieux est trop forte et les Parques cruelles filent en ce moment notre trame d'une main trop ennemie. A vous seul sont confiés notre vie, notre salut, notre honneur, la destinée tout entière de notre malheureux pays." Il dit et baisa en pleurant la main invincible du héros. Celui-ci avait écouté tout ce discours avec des cris de douleur; il avait serré les mains en grinçant des dents et s'était tordu. Tel un serpent, lorsqu'il entend des incantations et des paroles magiques qui arrétent sa course, siffle avec colère d'une voix rauque et se ramasse en replis sinueux. Tantôt Annibal s'était frappé le front de la main, tantôt il avait levé au ciel ses yeux baignés de larmes, tantôt il avait jeté un regard de dépit sur ses bataillons témoins de tant d'exploits. Enfin il prononça avec tristesse ces paroles: « J'ai reconnu depuis longtemps la destinée de Carthage et celle de ma famille; la tête de mon frère m'a averti de ce que la fortune me réservait un jour. Mais en ce moment je crois voir devant mes yeux la dernière heure de notre cité et sa ruine affreuse. Hélas! Carthage, chère Carthage, qui nous a perdus vous et moi et tant de triomphes que nous avons remportés sur le peuple du Latium: J'ai déjà senti secrètement les coups de mes nombreux ennemis. Oui, quand on refusait d'envoyer la solde des troupes; quand on défendait de compléter les cohortes décimées par la guerre, on me signifiait mon rappel. Mais aujourd'hui la haine éclate et m'attaque à découvert; on me rappelle, et il faut que j'obéisse. J'obéirai malgré moi. Que l'ennemi extérieur n'en tire point vanité. Ni Rome que j'ai tant de fois abattue, ni le Ciel qui conspire avec l'Ausonie, ne triomphent de moi. Ce sont mes concitoyens qui m'ont vaincu ; c'est leur envie et leur ruse qui me chassent du Latium, et non la force des armes. L'illustre Scipion pourra moins insulter à ma fuite honteuse que le perfide Hannon et la foule aveugle du Sénat qui a suivi ses conseils. Cet homme, jaloux de ma puissance, ne pouvait détruire ma gloire et ma maison qu'en mêlant les désastres publics aux miens. Ennemi des Carthaginois et vengeur du sang romain, il m'écrasera sous la chute du peuple et confondra tout dans la même ruine." Ainsi rugit Annibal furieux et fou de douleur, comme un sanglier blessé [6,450] dont la gueule jette une bave écumeuse et dont le dos se hérisse de soies rudes. Tout à l'extrémité de l'Italie est située la ville de Crotone, jadis célèbre, alors pauvre; renommée pour son port, elle reçoit les rayons du soleil levant. Il y avait là un temple de Junon, très riche en belles peintures, que Zeuxis, fameux peintre grec, avait orné et rendu très vénérable dans tout l'univers. On y voyait l'image de cette déesse sévère copiée sur cinq belles jeunes filles nues. Désespérant de rencontrer sur aucun corps la beauté absolue, le peintre l'emprunta à plusieurs et en composa une seule image. La flotte carthaginoise, prête à fuir, se tenait depuis longtemps cachée dans ce port. Son habile chef ayant vu tant de fois changer les destins de la guerre et de la fortune, s'était préparé à tout événement. Il entraîna donc ses légions et se dirigea vers cet endroit, irrité contre la terre, contre le Ciel et contre lui-même. Son âme cruelle, non encore rassasiée du sang italien, envoie chez les mânes de dernières victimes expiatoires. Hélas! troupe nombreuse et déplorable de malheureux, où vous a conduits votre fortune ! Quand il vit qu'ils refusaient de suivre son camp sanguinaire et de s'embarquer sur sa flotte fugitive, le féroce Annibal entra aussitôt dans une violente colère. Cette troupe, composée de vieillards chargés d'années et de jeunes gens à la fleur de l'âge, nus, faibles, sans défense, qui ne s'attendaient à rien de semblable et qui, poussés par la crainte, s'étaient réfugiés auprès des autels où ils se croyaient en sûreté, cette troupe il la fait massacrer. Le temple est inondé d'un sang qui fume; ses voûtes résonnent de cris de douleur. C'est ainsi que ce sacrilège souille les portes sacrées, l'image de sa Junon par laquelle jurent les Carthaginois et les visages effrayants des dieux. Le vaste temple retentit d'affreux gémissements. Content d'avoir offert ce sacrifice aux dieux de la mer, le féroce capitaine, qui montrait pour le Ciel un si profond mépris, monte à regret sur le navire, détache l'amarre ensanglantée, et quitte en pleurant les douces campagnes de l'Italie. Muet, les yeux mouillés de larmes, il se retourna longtemps pour la regarder du milieu des flots; puis, hochant la tête comme quelqu'un qui menace et plissant le front, il s'écria enfin avec colère et d'une voix terrible : « Italie, Italie, et toi, orgueilleuse Rome, capitale du monde, quel sort propice vous a soudain dérobées à mes coups? Et toi, qui que tu sois, le plus puissant des dieux, l'implacable ennemi de mes travaux, Jupiter, perfide défenseur de l'Ausonie, pourquoi m'ôtes-tu en un instant ce que j'ai mis si longtemps à acquérir? Qui t'a donné de pouvoir détruire en un seul jour tous mes brillants exploits? Pourquoi ne te mesurais-tu pas avec moi dans les plaines de Cannes, puisque tu aimes tant à nuire? [6,500] Plût au Ciel que tu fusses venu alors au-devant de moi dans la mêlée, le bras armé de ton tonnerre; que Vulcain, en la forgeant dans les fournaises de l'Etna, ait rendu plus épaisse la foudre dirigée contre moi; que la fille de Jupiter, Pallas à la robe relevée, ait donné à son père son égide et couvert sa poitrine de la Gorgone; que les dieux aient vainement composé son escorte; que tu aies fait voler ton char, Mars, au milieu de la poussière; que tu aies vidé toi-même, Phébus, ton carquois qui fait pleuvoir la mort; qu'Alcide, portant dans les rangs ennemis cette massue qui terrassa les monstres, ait défendu son père sur ce champ de bataille, ma fortune aurait vaincu, ce jour-là et les dieux et Jupiter. O mon cher compagnon et mon fidèle conseiller, Bomilcar, pourquoi ai-je négligé tes ordres sacrés le jour de Cannes? Pourquoi, moi qui me suis endurci par les fatigues de la guerre, n'ai-je pas eu autant de courage qu'en a montré à la fleur de ses ans l'invincible Scipion, qui, au moment même où l'Italie expire, ose attaquer nos murs. J'ai craint, moi vainqueur, de forcer des portes vaincues! Qui m'a empêché de marcher rapidement sur Rome à la tête de mes bataillons sanguinaires? Qui a pu me ravir le dîner qui m'était promis ? Jupiter lui-même qui, par ruse, et non par force, m'a aveuglé sur l'avenir. Ah ! s'il m'eût été permis de voir dans la nue du destin ces temps éloignés, ni tous les dieux du ciel, de la mer et de la terre, ni le genre humain tout entier, n'auraient pu me détourner de ma course. Oui, c'est mon espoir, Rome, c'est mon excessive confiance qui t'a servi de rempart. Ce qui t'a sauvée dans ce danger, ce ne sont ni tes troupes, ni tes armes, ni tes murailles, ni ta citadelle, c'est mon retardement. Ah! que de sang eût rougi la mer Tyrrhénienne! Que de cadavres, Tibre, tes flots jaunâtres eussent charriés dans l'Océan! Que de chars, que d'armes dorées des nobles sénateurs, que de maisons dévorées par les flammes vengeresses, que de milliers d'hommes tombant en un monceau j'aurais vus du haut d'un observatoire d'où j'aurais semé au loin la terreur ! Les cris de cette foule, ses gémissements confus, m'auraient charmé comme un chant lyrique. Toutefois je ne regrette ni mes combats ni mon entreprise. J'ai vu, à la tête de mon armée, les murs de Rome, et j'ai forcé d'illustres généraux à se tenir cachés. Si mon esprit eût été sain, j'aurais pu alors remarquer ton courroux, Jupiter, à tes foudres et à tes orages. Que dirai-je des fleuves teints d'une couleur de sang, du Tésin et de la Trébie qui à la même époque devinrent rouges et tièdes ? Nés sur des monts opposés, mais réunis dans un même cours, ces fleuves que le Pô entraîne dans sa descente vers la mer Adriatique sont les témoins éternels de mes exploits. Que dirai-je du Trasimène? Les gardons s'engraissent sous ses eaux du sang italien. J'ai fourni une assez ample matière à l'histoire. [6,550] Annibal sera un nom célèbre dans les annales de l'Ausonie; le nom d'Annibal sera impérissable dans les fastes du Latium. Encore quelques efforts et j'arrivais au comble de la gloire; mais le chef suprême de la patrie, Hannon, m'a porté envie et les dieux contraires m'en ont empêché. » C'est ainsi qu'Annibal partait plein de tristesse et quittait en gémissant les rivages de l'Italie qu'il avait possédés pendant quatre lustres. Nul ne quitta jamais sa terre natale et ses chers amis plus tristement qu'il ne rejoignit sa patrie. Rappelé par un pays hostile, il se considérait comme un exilé. En proie à ces sombres pensées et à ces plaintes tardives, il s'éloigne peu à peu de la terre. Déjà Phébus, au terme de sa carrière, plongeait dans la mer d'Ibérie son attelage haletant; la nuit qui survint déroba complètement la route à suivre et l'aspect du rivage. Annibal accorda alors un repos douteux à ses membres fatigués. Le commandant de la flotte, tourné vers l'Ourse sûre et vers des astres connus, recommande aux nautoniers chargés du gouvernail d'interroger du regard les mouvements de l'aiguille aimantée et de veiller avec zèle pendant toute la nuit. On quitte les côtes fameuses par les naufrages et l'on se réjouit d'occuper la haute mer. L'aquilon prospère emporte et pousse les voiles enflées d'un souffle favorable. A peine la belle lumière du jour sortait de l'Océan et les astres pâlissants fuyaient de tous côtés le voisinage du soleil lorsque la flotte franchit à droite le pouce du pied de l'Italie, là où les vagues mugissantes défendent aux collines séparées de se réunir, et où la rapace Scylla et Charybde sans cesse agitée, entendues de loin, remplissent d'effroi les nautoniers; mais ceux de la flotte, connaissant le péril, fendent la mer à gauche et se détournent vers le soleil levant. Déjà on aperçoit de près l'Etna à la cime fumante, dont les pieds s'enfoncent dans des lacs de soufre, terre peuplée jadis par les Cyclopes et qui devint ensuite un repaire d'affreux tyrans. Déjà apparaît le port de Syracuse, fameuse par son rivage, et ils sillonnent le détroit où jadis, entraînés par les Furies loin de leur patrie, les vaisseaux grecs périrent dans une bataille. Annibal lui-même, en voyant ces murs qui attestaient un désastre récent, fut contraint de songer à Marcellus, auquel cette victoire mérita le triomphe avant qu'il ne succombât victime d'une cruelle trahison. Le promontoire sinueux de Pachynum se dresse au loin ; pendant que la flotte, poussée par les vents et les rames, le côtoie, le soleil et le jour baissent. Ainsi le voulait le destin. Les Carthaginois voguent la nuit au milieu des flots, ils abandonnent les côtes de la Trinacrie et prennent la route la plus courte. La tranquille Cynthie brillait dans la nuit sombre et rayonnait sur les eaux obscures. Annibal, qui veille assis au haut de la poupe, songe aux événements, aux combats futurs, aux résultats incertains et à la fin cachée. [6,600] Pendant qu'il est plongé dans ces méditations, un de ceux qui l'entourent lui adresse ainsi la parole : « Si ma demande est juste, illustre chef que nous désirons avec impatience depuis longtemps, je voudrais savoir quelle est maintenant votre opinion sur l'état des choses. Ne méprisez point ma prière. Je vous ai été envoyé comme ambassadeur par la patrie elle-même, et je suis une partie de votre cité, qui dans son abattement compte sur vous et attend votre retour. Lorsque vous aborderez aux rives puniques, voudrez-vous livrer de suite la bataille en rase campagne et en venir aux mains? Entrerez-vous d'abord dans les murs de Carthage pour y ranimer l'espérance dans le succès des armes ? Ou bien entrevoyez-vous d'un autre côté un meilleur parti? Quel terme pensez-vous que les destins assignent à nos souffrances, et quelle en sera la fin ? » Annibal lui répondit : « Quel dieu m'inspirera des résolutions sûres dans une pareille tourmente? Quel dieu me donnera d'adopter le meilleur parti ? Nous irons dans la patrie, puisque Hannon l'ordonne. Peut-être avant de tenter le destin visiterai-je moi-même les murs qui me sont chers; j'examinerai auparavant les ressources de mes compatriotes, leur espoir, leur courage, je verrai leurs visages et leurs dispositions. Mais si le jeune Romain vient à ma rencontre avec son armée, je suis fermement résolu de combattre et de braver plutôt tous les hasards que Dieu et la fortune m'offriront.» Il se tut plein de trouble. A ses côtés, un vieillard qui avait le soin de diriger le gouvernail, levant au ciel son front chargé d'années, puis regardant la vaste mer, s'écria : « Je vous en conjure d'une voix suppliante, grand Jupiter, puissant Neptune, et tous les dieux, préservez la Libye d'une ruine affreuse et dissipez tout mauvais présage. Ma vie que de nombreuses années ont prolongée jusqu'ici m'a permis de voir beaucoup de choses; maintenant la crainte s'empare de mon âme et la vieillesse me rend timide. Hélas! avec quel danger nous avons tenu tête à l'ennemi lorsque les armées romaines parcouraient la Libye épouvantée et battaient en brèche les murs de la grande Carthage! Elles avaient alors pour chef l'illustre Régulus, à qui par une faveur singulière la fortune semblait tellement sourire qu'il ne nous restait rien à espérer dans notre abattement. Quel faible et tardif secours (le Bagrada est encore là pour témoigner du fait) nous avons rencontré dans un serpent ami ! Ce reptile tomba percé de flèches latines, et périt écrasé sous une grêle de traits; étendu à terre, de sa masse monstrueuse il recouvrit près de quatre arpents. Enfin vaincus par tant de maux que nous ne méritions pas assurément, la fortune nous envoie d'un pays éloigné un secours opportun. La Grèce elle-même nous envoie un capitaine de la fidèle Lacédémone. Je crois reconnaître le visage superbe de Xantippe, ses moeurs austères et ses mâles accents, chaque fois, illustre chef, que je vous vois et que je vous entends parler. Vous n'étiez alors qu'un enfant à peine né. [6,650] Mais pourquoi tous ces détails? Nous réussîmes à vaincre nos vainqueurs par le seul talent de Xantippe; nous mîmes en déroute le camp romain, les armées romaines, les enseignes romaines et leur chef; Régulus lui-même tomba dans nos fers, Hélas! que dis-je? Quel souvenir, Annibal, cette mer m'a rappelé? C'est ici, si la nuit obscure ne me trompe point, qu'une flotte cruelle et perfide, feignant de le ramener dans sa patrie, engloutit Xantippe sous les ondes. Il me semble le voir nager dans une mer aussi vaste et remuer avec peine ses bras épuisés. Quels monstres! bons dieux! quels coeurs méchants et ingrats! Qu'ont-ils voulu en faisant périr unanimement d'une telle mort le seul homme qui avait été la cause de leur salut? Je faisais l'office de rameur, je l'ai vu tomber avec peine et j'en ai conçu de funestes présages. Je crains de raconter le grand sujet de douleur qui suivit, mais ce fut la juste vengeance des dieux. Quelques années après, cette flotte impie suivait par hasard cette même route, et, non loin de ces parages, elle tomba dans la flotte romaine. J'ai vu de mes yeux l'affreux carnage des nôtres, la mer tout en flammes, les vaisseaux volant en éclats, les cadavres mêlés aux corps vivants, les flots à l'entour teints d'un sang noir, les poupes et les rames fracassées, les voiles éparses à travers les ondes, un horrible naufrage, les cordages brisés, des blessures sans nombre, des morts, des cris confus, de douloureux accents, une agitation tumultueuse, une mêlée rappelant les scènes du Tartare et de l'Érèbe. Que les dieux me punissent si, tant que dura cet affreux carnage, je n'ai pas vu Xantippe, la tête et les yeux hors de l'onde, attiser cette lutte barbare, mettre le feu aux vaisseaux, lancer des flammes sur la mer et faire pleuvoir du ciel des glaives et des traits! Il ne sortit point de devant mes yeux que la flotte ne fût engloutie dans la mer dont les eaux s'étendent entre la Sicile et la Sardaigne. Nous perdîmes alors notre liberté par la vengeance de Xantippe. Qu'il calme enfin son terrible courroux, je l'en supplie, qu'il apaise sa colère, qu'une seule vengeance aussi éclatante suffise pour une seule offense. Mais j'évoque en ce moment d'anciens souvenirs; ce lieu m'a rappelé le crime et le châtiment dont cette mer fut le théâtre. » Après avoir exhalé ces plaintes, il tourne à gauche laissant bien loin en arrière Mélite au milieu des flots; devant lui, à droite, le promontoire de Lilybée est battu des vagues et cache dans un enfoncement le tombeau phrygien. Ils charmaient ainsi par des conversations la longueur de la nuit; en se rappelant le passé, ils craignaient l'avenir. Leurs âmes inquiètes s'abandonnent à un sommeil léger, et un vent frais se levant du côté de l'orient gonfle et pousse doucement les voiles bruissantes. [6,700] Sur ces entrefaites, Lélius, ayant conduit Syphax à Rome, se hâtait de retourner au camp. Les chers ordres de Scipion, la retraite de l'ennemi, et surtout la crainte que la dernière journée de la guerre, qu'il avait toujours attendue, ne se passât sans lui, l'entraînaient, quand soudain le bruit se répandit que des ambassadeurs carthaginois étaient venus implorer la paix et le pardon. Rappelé par le Sénat, Lélius regagne donc sa patrie. Ainsi, lorsque un jeune amoureux se dirige vers le seuil aimé de sa chère maîtresse, si son père ou sa mère le rappellent, il revient lentement sur ses pas, plein de tristesse et craignant de perdre la nuit qui lui était promise. Fulvius, que Scipion lui-même avait chargé d'accompagner ces ambassadeurs, les fit débarquer sur le rivage de Baies et les conduisit à Rome. Mais, comme d'après un vieil usage il leur était défendu d'entrer dans les murs, on leur donna audience tout près des portes, où s'élèvé un temple consacré à Bellone; c'est là que se réunit tout entière la troupe vénérable du Sénat et que se rendent les envoyés de l'ennemi. Ceux-ci, ayant avancé mille mensonges en invoquant les dieux, excitèrent l'indignation du Sénat, et s'attirèrent sa haine en revendiquant la paix et le traité conclu avec leurs pères. Ils nièrent la violation des conventions publiques, attribuèrent à Annibal la cause de tout le mal et déclarèrent que tous les autres étaient innocents. A ces paroles, de nombreux murmures se firent entendre ; alors un des sénateurs, se levant: « Puisque vous réclamez la paix conclue avec vos pères, dites-moi, s'écria-t-il, quelles furent les clauses de cet ancien traité. » Ils se retranchèrent tous derrière le temps : « Ce traité était vieux; ils étaient jeunes, et leurs souvenirs ne remontaient pas à tant d'années. » Ainsi éclata la fourberie punique; les sénateurs ne tardèrent pas à reconnaître que ces paroles ne tendaient qu'à gagner du temps. Ayant reçu l'ordre de sortir du temple, les députés se retirèrent. Trois sénateurs ouvrirent trois avis différents. L'un proposa d'attendre le retour des consuls, qui étaient alors absents. "C'était au pouvoir suprême, disait-il, qu'incombait le devoir de répondre, et il le ferait avec un éclat digne de la majesté romaine. » Livius était l'auteur de cette proposition. Métellus, au contraire, voulait que toutes les conditions du traité fussent soumises intégralement au chef romain qui avait forcé l'ennemi à solliciter la paix et qui seul connaissait bien la situation. Mais l'avis rigoureux de Lévinus parut le meilleur : il proposa d'expulser les ennemis comme des espions. Ils s'en retournèrent donc précipitamment sans paix, sans traité et sans réponse. On les conduisit sous escorte jusqu'au rivage de l'Ausonie, afin qu'il ne pussent s'écarter de leur route et de peur que ces âmes puniques ne tramassent quelque fraude et n'imitassent les artifices de leurs pères. Fulvius et Lélius reçurent également l'ordre de porter promptement au carnp de Scipion ce message de la patrie: « Qu'il continue ce qu'il a entrepris; qu'il suive ses glorieux débuts, sa fortune et ses dieux; qu'il n'abandonne pas et qu'il ne laisse point se ralentir, sous ombre de paix, la guerre qu'il a commencée. » [6,750] Cependant le doux espoir de l'intervention de la paix avait fait que le voyageur se mettait en route avec sécurité sur terre et sur mer, et que les nochers naviguaient sans crainte. Dans cet espoir, une grande flotte romaine, portant des armes, des soldats et des vivres pour le camp vide, avait quitté le rivage et fendait les flots dans deux directions. Ces vaisseaux de transport étaient partis les uns de Calaris avec un vent favorable, les autres de Lilybée avec des vents contraires. La tempête surprit ces derniers en haute mer, les dispersa et les brisa contre les écueils et les vagues. Les uns périssent submergés; les autres, fracassés, ne craignant rien des hommes, mais redoutant la tempête, gagnent un rivage inhospitalier. Du sommet élevé de Byrsa un peuple sans foi et enclin au parjure pouvait alors contempler ce spectacle. Une grande agitation se produit soudain dans la vaste cité, et on se rassemble sur le forum. Un petit nombre, amis du juste, qui mettaient la bonne foi au-dessus des richesses et au-dessus des rapines, engageaient le peuple à songer aux traités et à la paix qu'il avait tant de fois sollicitée de l'Italie par ses voeux et ses prières; mais d'autres, enflammés de haine et dévorés de l'aveugle passion du gain, courent précipitamment aux armes, et dans le tumulte (comme cela arrive souvent) le parti le meilleur fut vaincu. Ils s'embarquent avidement. Asdrubal, fils de Gisgon, est choisi par eux pour chef de cet attentat. Celui-ci sort aussitôt du port et s'empare des vaisseaux dispersés et abandonnés par les matelots en fuite. Ces vaisseaux furent aisément vaincus d'un côté par les flots, de l'autre par l'attaque imprévue d'un ennemi perfide ; la violence de la mer en détruisit quelques-uns et en submergea d'autres; plusieurs devinrent la proie d'abominables pirates. Octavius lui-même, le chef de la flotte, traversa la tempête avec trente navires, et, ballotté par les vents et les flots, ses rameurs étant épuisés de fatigue, il s'abrita dans l'anse sûre du promontoire d'Apollon. Ému d'une si horrible perfidie, Scipion, bien que sa fortune et son courage contempteur des fatigues lui suggérassent d'audacieuses résolutions, envoya néanmoins dans la ville coupable trois députés chargés de justes plaintes. Ils furent accueillis par un peuple furibond et assaillis d'une grêle de pierres. Une foule impie gronde et porte la main sur eux; sans le respect du magistrat suprême qui intervint, le droit des gens aurait été foulé aux pieds ce jour-là par un affreux massacre. Enfin, tremblants de peur, cette poignée d'hommes, défendus par une faible escorte, parviennent à grand peine, à travers les outrages de l'ennemi, jusqu'au rivage et gagnent leur vaisseau. Déjà la nef semblait à l'abri de toute attaque, déjà ils apercevaient le camp des leurs, lorsque tout à coup trois navires en embuscade se détachent de la rive. Le combat s'engage dans des conditions inégales. Les bataillons romains, quittant le camp, se rassemblent sur le bord du rivage [6,800] pour secourir leur compatriotes de leurs cris et de leurs armes. Mais de quel secours étaient leurs armes? L'onde empêchait toute communication, néanmoins les combattants étaient rassurés en voyant les enseignes des leurs. Enfin la nef romaine, vide de flèches et de traits, se dérobe à un combat désavantageux. Dirigée vers le rivage à force de rames, et, dans un effort vigoureux poussée contre la côte, elle se fracassa, il est vrai; mais, arrivée à terre, elle y déposa les passagers, trompant la course et l'espoir des assaillants. Ainsi un loup, rencontrant un agneau loin de ses gardiens, se précipite sur lui et aiguise ses dents, sa rage et sa faim; si la fuite ravit à ses coups son ennemi tremblant, il le poursuit, croit le mordre, et dévore l'air jusqu'à ce qu'il arrive près de la bergerie et des étables qui lui sont inconnues; il retourne alors sur ses pas, effrayé par le lieu, par l'aboiement des chiens et par le berger assis sur un tertre de gazon. Pendant que les Carthaginois agissaient ainsi, Lélius, envoyé de Rome, reconduit les ambassadeurs porteurs d'un triste message et les force malgré leur effroi à entrer dans le camp latin. Scipion les reconnut, et les trois outrages ou la triple offense qu'il venait de recevoir dans le même temps n'altéra point la douceur de son caractère. Il leur dit d'un ton bienveillant : « Quoique vous ayez tout d'abord méprisé les traités, le respect des dieux et tout ce qu'il y a de juste sur la terre, je ne vous ferai pas subir maintenant la digne récompense de votre perfidie. Il viendra un jour qui vengera toutes vos fraudes. Je ne ferai rien contre vous qui soit indigne de mon caractère et de la majesté des miens. Je n'imiterai point votre bonne foi. Retirez-vous sans crainte.Vous serez mieux traités parmi les Romains armés en temps de guerre que nous ne l'avons été parmi vous sous les dehors de la paix. » (- - -) Scipion, plein d'ardeur, prépare sur-le-champ une guerre formidable par le nombre et les dispositions de ses troupes. Tel était alors l'état de la Libye consternée. Mais déjà les deux généraux avaient quitté l'Italie, et le bruit courait que les armées des deux frères, quoique parties de points différents, arriveraient en même temps dans leur patrie. Magon, blessé, démarrant du rivage de Genua sous des auspices défavorables, s'était confié à la haute mer pour se rendre en droite ligne dans sa patrie si la fortune le lui permettait. On commence à distinguer peu à peu les collines garnies de bois de cédratiers, l'ornement de cette côte, et les rares palmiers qui verdissent le long de la rive. Paraît ensuite le port du Dauphin; protégé par une montagne couverte d'une forêt exposée au soleil, il repousse les vents violents du midi et se repose calme dans son immobilité. D'un autre côté s'étendent les bords sinueux de Ségeste. Puis on voit les vignobles visités par les rayons propices du soleil et chéris de Bacchus : le mont Rouge, et les coteaux Cornéliens, [6,850] renommés au loin par leur liqueur suave, auxquels les collines de Falerne et Méroé, quoique vantée, céderont volontiers la palme. Soit que cette terre fût alors inculte, soit qu'elle n'ait été connue d'aucun poète, elle resta privée de chants sacrés; je devais maintenant la célébrer ici. Pendant que les Carthaginois fendent l'onde, apparaissent du côté du rivage une île et le port qui plaît à Vénus; en face se dresse l'énorme Éryx d'Ausonie (Lerici), qui emprunte son nom d'une rive de la Sicile. On dit que Minerve elle-même, dédaignant Athènes, sa patrie, habita sur ces collines, attirée par la douce saveur de l'huile d'olive.Vient ensuite la Tête de Corbeau, contre laquelle la mer gonflée brise ses flots en frémissant. Cet écueil, connu des nautoniers par sa croupe noirâtre, s'élève au milieu des eaux; tout près de lui un rocher d'une blancheur éblouissante brille au loin sous les rayons de Phébus. Ensuite au fond d'un golfe on voit les bouches de la Macra rapide et les palais de Luna, alors debout. Au-dessous, l'Arno sillonne la mer de ses flots paisibles, et la belle ville de Pise s'étend sur la rive. On se la montre des yeux et des doigts. Tout près on découvre les côtes de l'Étrurie, la petite île de Gorgona, l'île d'Elbe, plus célèbre, et Caprée aux roches escarpées. On laisse à gauche en arrière l'île d'Igilium, alors riche en marbres d'une blancheur éclatante; en face se dressent deux hauteurs voisines qui tirent leur nom de deux métaux: l'une s'appelle la montagne de plomb, l'autre le rocher d'argent. Non loin, au pied de la montagne, se trouvent le port d'Hercule, la pointe de Télamon et l'Umbro, dont le cours violent malgré sa petitesse effraye les matelots. A droite, mais par derrière, restait la Corse boisée et battue des vents. Ensuite d'un côté la Sardaigne étend au loin ses collines empestées, et de l'autre on découvre la belle Rome et les bouches du Tibre sur la rive orageuse. Dès que le jeune Carthaginois (Magon) fut arrivé là en pleine mer, la douleur croissante de sa blessure et l'approche de la mort cruelle lui causèrent de vives souffrances et oppressèrent sa poitrine haletante. Sentant qu'il touchait à sa dernière heure, il s'écrie: «Hélas! quelle est la fin d'une haute fortune! Comme la prospérité aveugle l'esprit ! Les puissants ont la fureur de rechercher le bord du précipice. Cet état est exposé à d'innombrables tempêtes et le terme de l'élévation est la ruine. Hélas ! faîte tremblant des grands honneurs, espoir trompeur des hommes, vaine gloire colorée de faux appas! Hélas ! la vie incertaine est vouée à un labeur perpétuel, et l'heure de la mort, toujours certaine, n'est jamais prévue. Hélas! dans quelles tristes conditions l'homme naît sur la terre! Tous les animaux vivent en repos; l'homme agité et inquiet pendant toute son existence court vers la mort. O Mort, la meilleure des choses, toi seule recouvres les erreurs [6,900] et dissipes les songes de la vie passée ! Je vois maintenant combien de grands projets j'ai formés en vain et combien de fatigues j'ai essuyées volontairement dont j'aurais pu me dispenser. L'homme, fait pour mourir, veut monter aux cieux; mais la mort nous enseigne en quel lieu est notre domaine. Que nous a-t-il servi de prendre les armes contre le puissant Latium, d'incendier ses murs, d'enfreindre les traités à la face du monde, de répandre dans les villes le trouble et la désolation ? A quoi bon avoir élevé de superbes palais de marbre étincelants d'or, puisqu'un astre fatal me condamnait à périr ainsi sous le ciel? Très cher frère, pendant que tu nourris de vastes projets, tu ignores, hélas! les rigueurs de la destinée, tu ignores ma fin." Il dit, et son âme libre s'élance dans les airs. De ces hauteurs il contemple à la fois à des distances égales Rome et Carthage, heureux de mourir avant le temps pour ne pas être témoin des derniers désastres ni de la honte qui allait suivre tant de brillants exploits, pour ne point partager les douleurs de son frère et celles de sa patrie.