[5,0] LIVRE CINQUIÈME : SOPHONISBE ET MASSINISSA. Le vainqueur magnanime (Massinissa) entre dans les murs alarmés de Cirta (Constantine); il contemple avec joie les lares paternels et les palais de ses aïeux, berceau chéri de sa famille. Après avoir laissé des soldats à la garde des portes, il se dirigea lui-même, d'un pas rapide et impatient, vers la haute citadelle. Ainsi, pressé par la faim, un loup, ayant rencontré une vaste bergerie, avant de pénétrer dans l'intérieur, laisse à l'entrée son compagnon de fatigue et de butin, afin d'arracher sans crainte du fond de cette retraite les corps que sa gueule engloutira. On était arrivé devant l'opulente demeure du malheureux tyran, que, depuis la chute de son époux, occupait une reine peu sûre (Sophonisbe). Celle-ci, troublée par ses malheurs imprévus, parut sur le seuil, à la rencontre du vainqueur, pour voir si la fortune lui fournirait quelque moyen d'adoucir les rigueurs du sort. Les vestibules resplendissaient partout d'or et de diamants semblables à des étoiles. Aucun roi n'avait été plus riche que Syphax tant que la fortune lui fut fidèle; maintenant (fiez-vous à la prospérité) aucun roi n'était plus pauvre. Toutefois, son épouse éclipsait toutes les splendeurs du palais. Son visage n'aurait point été effacé par les astres du firmament, et n'aurait pas craint de lutter avec Phébus devant un juge impartial. Son front, d'une blancheur de neige, aurait excité l'admiration du grand Jupiter et inspiré à sa soeur jalouse plus de craintes qu'aucune des nombreuses maîtresses de cet époux volage. Plus brillante que l'or et faisant honte aux rayons du soleil, sa chevelure, flottant au souffle de la brise, pendait sur son cou blanc légèrement élancé, et recouvrait alors ses épaules agiles. Naguère cette chevelure, retenue par un cercle d'or d'un contraste charmant, était entrelacée avec grâce. Ainsi, le blanc et le jaune formaient un agréable mélange qui eût effacé des vases d'or remplis d'un lait blanc et la neige des montagnes visitée par les rayons d'un soleil serein. Que dirai-je de ses yeux au bas de son beau front? Ils auraient éveillé la jalousie des dieux, car une vertu divine résidait en eux; d'un rayon de ses regards elle dirigeait les coeurs à son gré, elle enlevait les âmes et les changeait en pierre, à la façon de Méduse, pour que l'Afrique fût toujours la terre des prodiges. Ces yeux, humides de larmes, brillaient d'un éclat plus doux qu'à l'ordinaire : tels deux astres voisins, mouillés dans un ciel pluvieux, scintillent pareillement quand la pluie de la nuit cesse. Audessus, deux espèces d'arcs se courbent légèrement. Ses joues imitent les lis blancs mêlés aux fleurs pourprées. Ses dents d'ivoire cachées par des lèvres de roses, resplendissent dans une rangée admirable. Sa poitrine découverte, légèrement gonflée, exhale ces soupirs charmants [5,50] avec lesquels, en y joignant les prières, elle a pu pousser son époux inconstant là d'où elle ne peut plus le ramener. Jupiter voudrait que ses bras le serrassent d'une étreinte éternelle. Ses mains sont longues et fluettes, ses doigts faits au tour, et ses ongles ressemblent à de l'ivoire. Ses hanches sont belles, ainsi que tout le bas de sa personne, jusqu'à ses pieds. On dirait que ses pieds ne se meuvent point à la façon des mortels; de leur plante délicate ils touchent si peu la terre que leurs vestiges s'effacent comme s'ils parcouraient la route éthérée. Telle Vénus, enveloppée d'un nuage éclatant, parla au puissant maître du tonnerre, poussée par le naufrage de son fils ou par la mort de son cher petit-fils à invoquer l'assistance de son père, quand Troie tremblait de peur au milieu des ondes et que la pieuse Rome était ébranlée par des secousses souterraines. C'est avec cette beauté qui ne le cédait à aucune déesse que Sophonisbe s'offre aux regards de Massinissa. Sa parure n'est point inférieure à sa personne, car un corsage de pourpre tissu de diamants couvre le sein de la reine éplorée. D'ailleurs, sa douleur même l'embellit, et dans ses jours heureux, superbement parée, elle ne pouvait plaire davantage. Aussi soudain la blessure enflammée avait commencé à se répandre jusque dans la moelle des os, comme fond la glace dure sous les chaleurs de l'été, ou la cire molle près d'un feu ardent. Massinissa, en la regardant, est subjugué par sa captive, et la vaincue a pu dompter son fier vainqueur. De quoi ne triomphe pas l'amour? Quel coup de foudre lui est comparable? Bientôt Sophonisbe, s'avançant d'un pas tremblant, tomba aux genoux du chef que lui désignaient son air, ses armes, les signes de faveur et les applaudissements de ceux qui lui faisaient cortège; elle lui prit la main et lui dit d'une voix suppliante : "S'il m'est permis, à moi, veuve et captive, de toucher votre main, je vous en conjure au nom de tous les dieux, ayez pitié de moi. Je ne vous demande pas beaucoup. Usez de votre droit : vous pouvez faire périr votre captive par une mort cruelle ou dans une dure prison. Car pour moi vivre, c'est mourir; le destin, trop jaloux de ma condition, m'a réduite à ne plus aimer la lumière du jour. Ordonnez tout ce que vous voudrez, choisissez tel genre de mort qu'il vous plaira; empêchez seulement que je ne sois emmenée vivante pour être foulée aux pieds dans un rude esclavage. Vous avez peut-être des soeurs, invincible monarque : que les rigueurs de ma fortune les replacent devant vos yeux. Vous voyez quel sort a été le mien : les revers succèdent à la prospérité. Toutefois je ne veux rien vous présager de fâcheux. Je souhaite que vous régniez heureusement jusqu'à la fin, que vous transmettiez votre couronne à vos fils, et que nul ne conspire contre vos descendants. Je souhaite que les désastres, que j'ai essuyés, et qui forment un si étrange contraste avec ma première condition, ne se renouvellent plus; que, lassée par mes malheurs, la fortune se repose et qu'elle soit désormais plus douce envers les autres. [5,100] Mais vous savez que j'ai toujours eu la haine des Romains: ils disent que je suis l'unique cause de la guerre, et ils ne se plaignent point à tort. Grand roi, dérobez une malheureuse à leurs outrages, tirez-moi de leurs mains superbes, et vous que le destin favorise, vous à qui mon coeur se dévoue volontairement, avisez au genre de mort qui doit me frapper. » En prononçant ces paroles, Sophonisbe arrosait la terre de ses larmes et couvrait de ses baisers les pieds du vainqueur ornés d'or. Massinissa, oubliant les armes, avait perdu son ardeur martiale; son coeur était plein des attraits de cette beauté extraordinaire et brûlait d'une flamme inconnue. « Reine, de grâce, lui dit-il en soupirant, séchez vos pleurs et bannissez vos alarmes. Vous demandez peu, mais vous obtiendrez beaucoup. Votre beauté, votre naissance, la grandeur de votre âme, m'annoncent que vous méritez que je vous accorde plus que vous ne demandez. Vous resterez donc reine, et vous serez la compagne à jamais célèbre de ma couche, à moins que vous ne refusiez et qu'une ancienne flamme ne s'oppose à mon amour.» A ces mots, il embrasse son humble souveraine, dont le visage triste était appliqué contre les pieds de son sauveur, et il la relève en versant des larmes. D'où vient cette puissance si grande d'un dieu aveugle? Se peut-il qu'un léger carquois, après avoir percé d'une petite blessure le coeur d'un roi invincible au milieu de tant de batailles sanglantes, ait eu la force de le prosterner sous le joug d'une femme? Sophonisbe essuya enfin ses larmes et dit : « Honneur des rois, solide appui de ma patrie tant qu'elle le mérita et aujourd'hui sa plus grande terreur, si après une chute si éclatante ma fortune pouvait se relever, si après tant de désastres il me restait encore une lueur d'espérance, quel plus grand bonheur pourrait-il m'arriver, même dans le cours d'une longue vie, que de devenir la femme d'un pareil époux et de grandir soudain par une ruine heureuse? Mais, puisque le destin m'accable, et que le terme assigné à mes jours est arrivé, cessez, ami, de ranimer mon courage abattu. La nef fracassée sur une pareille mer ne surnage point; je sais quelle confiance mérite la fortune.Vous me ferez un assez beau présent en me donnant la mort, qui, la liberté m'étant ravie, conduira tout droit mon âme chez les ombres. Ma prière se borne à fuir le joug de Rome. Je n'ose vous demander davantage; mais que le roi des dieux vous récompense largement, comme vous le méritez, vous qui vous êtes efforcé de dépasser mes voeux par de magnifiques témoignages d'intérêt. » En disant cela, elle détourna son visage et arracha de nouvelles larmes à Massinissa. «Épargnez ma douleur, lui dit-il, épargnez mes yeux que vous tuez avant le temps à force de larmes. Votre âme fatiguée et chancelante se refuse aux grandes espérances, et, gisant à terre, ne voit rien d'élevé. Espérez toutefois des jours meilleurs. La fortune adverse ira peut-être ailleurs et, se laissant fléchir, vous laissera l'accès à une haute élévation. Si, présage dont j'ai horreur, le sort cruel s'y opposait, alors, en dernier lieu, [5,150] on vous donnera la mort qui vous est promise; j'en atteste les astres du firmament, la parole des rois, les mânes et les dieux. » Dans son émotion, il eut peine à prononcer ces mots d'une voix tremblante, puis il se dirigea, plein de trouble, vers le palais vide. Qui pourra connaître les flots changeants des âmes que tourmente le cruel Amour? Ni l'Euripe orageux, ni la frémissante Scylla, ni la redoutable Charybde, ne les égalent. Nul repos n'habite le coeur insensé d'un amant qu'agite la passion. Pour lui le jour a perdu sa douce lumière, la nuit son aspect serein, le ciel ses constellations, le vaisseau son gouvernail, le port sa sécurité. Tout lui paraît perpétuellement en proie à un désordre affreux; des écueils le menacent partout du naufrage et de la ruine; la mer implacable est battue par des vents contraires qui, hélas! ballottent çà et là l'infortuné et lui font oublier sa route. Massinissa était entré seul dans les appartements secrets, au fond de la chambre à coucher. Il s'assied en silence, et, faisant un retour sur lui-même, il voit qu'il ne lui est pas facile de remplir sa promesse envers son amante. Sa condition de captive, son titre d'épouse malheureuse, l'âme hautaine du général romain et aussi la vertu bien connue de Sophonisbe l'effrayent. Il craignait de la trouver contraire à son amour; mais, quoiqu'il vît de loin son destin rigoureux, une loi impérieuse l'entraînait par de fortes chaînes. De même qu'un nocher, vaincu en pleine mer, qui voit avec douleur devant ses yeux des écueils et des bancs de sable, ne pouvant plus diriger sa nef avec son adresse accoutumée, battu par les vents et les ondes, perdant toute espérance, abandonne à la fortune ennemie le gouvernail, les rames, les voiles ruisselantes d'eau, et s'assied en pleurant sur la poupe; ainsi l'àme naufragée de Massinissa hésite, vivement combattue, et, dans l'impuissance de faire aboutir quelque part ses résolutions, il passa une heure entière agité et se lamentant. Tantôt il voyait de près le beau visage de la reine, tantôt il se représentait le charme de sa voix, les baisers qu'elle imprimait sur ses pieds, la douce étreinte de sa main, son sein agité par les sanglots, ses yeux noyés de larmes; et ce souvenir l'embrasait d'une flamme délicieuse. Mais, au milieu de ces pensées, si par hasard venait à apparaître le front aimé du chef vénérable, l'espoir cruel s'enfuyait, et la flamme s'éteignait dans son coeur. De même que, quand une eau glacée est jetée dans une chaudière ardente, l'onde furieuse se tait et reste un instant calme et immobile, puis, la chaleur croissant, redouble de violence; de même le trouble de Massinissa s'apaise; mais, excité par les mêmes stimulants, il devient plus fort et méprise les rênes que lui offre la raison. La retenue disparut donc devant les blessures de l'amour ; les charmes de la beauté présente et le plaisir funeste furent préférés [5,200] au chef absent. Le blessé prend aussitôt une résolution, il imagine un dénouement chimérique, et se dit à lui-même : « Pourquoi tarder? Hyménée t'offre une union splendide, et Jupiter, maintenant favorable, t'accorde des jours heureux. Il suffit de me rappeler mes souffranccs. Exilé, pauvre, fugitif, dépouillé du royaume de mes pères, je me réjouis d'avoir erré pendant plusieurs années par mer, par terre, au milieu de mille dangers, en suppliant les rois et les peuples. L'heure du repos sonnera peut-être, car, si l'on compte tous les malheurs de ta courte vie, personne dans l'univers entier n'aura vécu autant que toi. Voilà que la fortune te rend enfin ton royaume, dont tu jouiras longtemps avec plus de charme ; c'est un dépôt qu'elle te rapporte. Tu tiens, plaisir suprême, ton ennemi enchaîné, tu es l'arbitre de la vie et de la mort de celui qui seul t'a ravi tout ce que tu avais de plus cher. Maintenant tout revient à la fois. Ce possesseur injuste revomit en gémissant ton royaume; une femme dont la beauté égale celle des nymphes, dépouillée de son premier époux, suivant le droit de la guerre, accourt au-devant de toi, jalouse de partager ta flamme, si on le lui permet, car le sentiment de son sort l'intimide. Elle désire discrètement ce que par crainte sa voix a paru refuser. Ah! qu'elle est belle dans sa douleur! Comme les larmes lui siéent ! Quelle majesté dans toute sa personne! Quelle aimable, quelle grande reine ne ferait-elle pas, assise sur un trône superbe, puisque suppliante elle a tant de noblesse, et captive tant de dignité! Ah ! quelle douce vie pour deux amants dont l'accord ne sera point rompu par des plaintes mutuelles! Nous avons tous deux même beauté, nous aurons toujours même pensée, même repos et même fatigue. Il n'y aura pas de plus beau couple dans tout l'univers, à moins que je ne me fasse illusion sur ma personne. Naissance, caractère, tout est conforme. Nous adoucirons, en les supportant, les coups du sort. Nous avons pour nous la différence d'âge, qui, comme je l'ai remarqué, est agréable aux époux; nous avons pour nous l'amour, qui seul égale les grands et les petits. Hâte-toi. Tu n'as point à craindre que le bon Scipion condamne ta passion juvénile; jeune lui-même, il aura naturellement pitié de ta jeunesse; en voyant tes larmes, il pardonnera à ton amour, il l'appellera sans doute une union sacrée, et non un commerce illégitime, et un jour ce plus traitable des chefs vénérera la reine ton épouse. » Après s'être tenu ce discours, Massinissa convoque ses amis et leur découvre ses intentions. Il ordonne qu'on prépare tout à la hâte. Le festin est apprêté sans aucun luxe. Les portiques sont silencieux, la trompette toscane ne résonne pas jusqu'au ciel, on n'entend point les acclamations de la suite, le palais n'est point rétréci par la foule, il ne brille pas de l'éclat de mille flambeaux; un seul flambeau brûle les deux amants, pour s'éteindre bientôt dans leurs larmes. Le beau Vesper, ayant hâte de se plonger dans la mer Atlantique, [5,250] ramenait la nuit désirée; cet astre, habitué à lutter contre la clarté du jour, est ennemi des amants quand il prend le nom odieux de Lucifer. Ah! comme l'avenir se joue de notre raison en l'aveuglant ! Heureux de son union, Massinissa avait probablement rêvé une nombreuse lignée durant les heures voluptueuses de la nuit. Pour Sophonisbe, ni mille baisers charmants de son nouvel époux, ni la promesse au nom de tous les dieux de lui conserver ses droits sur son ancien royaume, n'avaient pu bannir entièrement la crainte de son âme. Saisie d'épouvante, elle eut sans cesse devant les yeux le tombeau et la mort, et les songes ne lui présagèrent rien de bon. Mariée à un second époux, elle crut entendre les menaces et les reproches du premier, et elle trembla quoique endormie. Assise sur la cime d'une haute montagne où elle avait été transportée, elle voyait sous ses pieds les royaumes et les peuples errants. Soudain, ô prodige! une autre montagne d'une masse plus considérable vint heurter celle sur laquelle elle était assise et la fit trembler. Sous la violence du choc, deux fontaines glacées jaillirent du sommet, la petite montagne recula, et Sophonisbe, tombant dans les airs, atteignit le noir Tartare et le marais du Styx. Le bruit se répand aussitôt dans les villes voisines que le vainqueur avait volontairement épousé la vaincue, et que celui que la guerre n'avait pu dompter obéissait à une femme. Le public qualifiait cet acte d'adultère, parce que les deux amants n'avaient point brûlé d'un feu légitime au milieu du bruit des armes, le premier époux étant encore vivant; parce que le vainqueur avait, dans la même journée, vu, aimé et épousé sur-le-champ sa captive, sans la conduire, suivant la coutume, dans le palais de ses pères, afin d'ôter la place à la réflexion et pour que la passion abrégeât les sages délais. Ainsi le public dans ses discours tournait tout en mal. Déjà cette nouvelle envenimée était arrivée de toutes parts aux oreilles de Scipion. Ce chef, plein de bonté, éprouva un sentiment de pitié et de chagrin en apprenant l'acte coupable de son cher ami. En envisageant l'état des choses, il maudit ces amours intempestives, et forgea tout bas mille reproches contre l'absent. Tel un père offensé prépare des verges pour son fils éloigné et lance dans sa chambre les foudres de sa colère, qui bientôt se laissera attendrir par un visage aimé et de douces paroles. Une seconde nouvelle succède à la première et remplit de cris de joie la multitude changeante. Syphax, dit-on, arrive au camp chargé de chaînes. L'armée entière, mettant bas les armes, se précipite à sa rencontre, avide de le voir. On voulait admirer et accompagner en foule ce monarque puissant à la guerre et fier de ses États, qui avait vu les généraux romain et carthaginois [5,300] implorer en même temps dans son palais la paix et le pardon; à qui les deux maîtres du monde n'avaient point rougi de faire mille caresses; à qui l'on offrait à l'envi, comme à un dieu, des voeux solennels; à qui le plus grand roi de l'univers, Massinissa, avait cédé jadis son royaume par crainte, et que la fortune, changeant de face, avait terrassé par un coup soudain. Les esprits, stupéfaits d'une pareille chute, ne pouvaient croire à un tel changement. De même, si l'on voyait l'Athos ou l'Olympe tomber le sommet renversé dans la mer Égée, ou la cime de l'Éryx et la tienne, Apennin, plongées au fond de la mer Tyrrhénienne, on n'en croirait pas ses yeux, mais on s'imaginerait être le jouet d'un songe rempli de vains fantômes. Le roi est amené de la sorte au milieu d'un grand concours à la tente de notre général. Ah! par combien de tromperies tu anéantis tout ce qui est mortel, fortune, et comme tu portes envie à tout ce qui est élevé ! Durer peu et s'écrouler, tel est le sort réservé aux grands empires, tel est le terme assigné à nos biens. Ce roi des rois est là gisant comme un esclave à vendre; on le traîne chargé de fers et entouré de milliers d'ennemis. Scipion fut attendri en songeant aux liens d'une antique hospitalité brisés, en revoyant les traits de celui avec lequel il avait noué une douce amitié, dont il avait serré la main, à la table duquel il s'était assis, et en comparant sa puissance aux maux présents. "Que prétendais-tu donc, vain Syphax? lui dit-il. D'où t'est venu cet égarement si funeste ? N'étais-tu pas content de refuser le secours que tu avais promis, sans aller encore nous déclarer la guerre? » A ces mots, Syphax resta immobile sans changer de visage ni de sentiment, puis il rompit enfin avec peine son silence plein de tristesse. « Héros magnanime, dit-il, le plus grand capitaine de notre siècle, de tous les coups de la fortune, celui qui m'a été le plus cruel, c'est de n'avoir pu laisser en mourant mes membres glacés au milieu des champs de bataille, parmi les monceaux d'armes et les tas de cadavres. Oui, le comble de mes châtiments a été de survivre à la fin de la guerre. Je ne verrais point aujourd'hui votre visage me renouvelant avec raison le reproche de ma perfidie. Pour moi, s'il est permis aux malheureux de tenir un langage digne de foi, et si la vérité peut trouver place sous les lourdes chaînes, je parlerai avec franchise. J'avouerai d'abord de mon propre mouvement que j'ai mérité tous les gibets, moi qui, vaincu par une vile et honteuse passion, ai foulé aux pieds volontairement tout à la fois la religion, la justice, la bonne foi, l'honneur, les traités conclus avec un si grand hôte, les dieux témoins du mal et qui s'en souviennent. Mais vous ignorez peut-être quelle est la cause principale et la triste origine de ma ruine. Je vais vous dire maintenant en peu de mots toute la vérité : elle ne diminuera pas mon crime; elle redoublera plutôt l'aiguillon d'une juste honte. « Du jour où une femme étrangère eut été amenée dans ma demeure sous de funestes auspices et sous des présages menaçants, [5,350] je fus perdu, c'en fut fait de mon honneur et de ma gloire; le sceptre tomba de mes mains et le diadème de mon front; mon palais trahi fut consumé par un feu secret. Cette femme y apporta des torches incendiaires; elle parvint à détourner ma résolution par ses caresses trompeuses et ses larmes perfides; elle me fit oublier mon hôte sacré, ma réputation, les dieux du ciel et moi-même. Bref, c'est elle, oui, c'est elle qui apporta dans ses mains des armes à son malheureux époux. Elle lui endossa la cuirasse, couvrit d'un casque sa tête chérie, mit dans sa main droite une épée, dans sa main gauche un bouclier; puis, sonnant de la trompette, elle le jeta, tremblant et redoutant les armes, dans les hasards de la guerre, et le força de combattre avec vous en dépit des dieux. Quand nous rangeâmes nos troupes en bataille et que nous en vînmes aux mains, ce fut, croyez-moi, la fin de mon erreur. Le commencement de ma chute vient d'avoir pris plaisir à des embrassements profanes et de m'être uni à une épouse violente. O femme royale, oui, royale, car tu te marieras au hasard à une foule de rois, plaise au ciel qu'en passant dans des pénates hostiles, tu les brûles d'un feu semblable (et si mes présages ne me trompent point, tu le feras) ! Cette consolation m'accompagnera chez les ombres." II dit et se tut. Profondément troublé, il baissait vers la terre ses yeux pleins de tristesse. Déjà Scipion ressentait de la colère, car il avait lu sur le visage et dans les yeux de Syphax les marques évidentes d'un amour vivement blessé. Il n'en conçut que plus d'horreur pour le crime de son ami. Si l'amour légitime du roi avait été pour lui un digne sujet de plainte, ton délire et ta passion excitée tout à coup par de honteux stimulants, n'avaient point été pour toi, Massinissa, un juste sujet de rapine. Cependant on renferme Syphax en prison. Le bruit commence à se répandre dans tout le camp que Massinissa et Lélius approchaient à la tête de leurs bataillons victorieux. A leur arrivée, Scipion les accueille d'un air bienveillant, les loue en présence de la multitude et les honore par de riches présents. Ensuite il prend le roi à part, le fait asseoir à ses côtés et lui parle ainsi sans témoins : « Si votre rare vertu, longtemps éprouvée, ne m'abuse point, Massinissa, il faut un puissant motif pour que vous soyez. venu voir votre ami Scipion, et que vous ayez préféré confier votre sort à sa loyauté, au mépris de vos anciens amis. L'Afrique est séparée du Latium par une immense étendue d'eau, et nous ne sommes pas moins éloignés par la différence des moeurs; il vous a donc fallu une cause grave pour vous embarquer sur une mer si vaste, au milieu du fracas de tant de guerres et des tumultes du monde. Certes, si ma gloire ne pâlit point dans ma propre bouche, j'avoue que rien ne m'enorgueillit plus que de savoir, à ce qu'il me semble, mettre un frein aux charmes de la volupté. Ni la rencontre d'un ennemi armé, ni le bruyant Etna aux flammes ondoyantes, [5,400] ni le bouillonnement terrible des vagues de l'Eubée, qui du fond de l'abîme se dressent comme des montagnes, ne sont à craindre autant que cet essaim de voluptés qui nous enveloppe et nous assiège. Ce fléau est surtout dangereux pour la jeunesse dans sa fleur, et c'est à notre âge qu'il tend ses rets. La mer se tait quelquefois, le redoutable Etna se repose; contre l'attaque de l'ennemi il suffit soit de solides murailles, soit d'une palissade ou d'un fossé. La volupté funeste fait rage jour et nuit; vous ne l'écarterez jamais de vos remparts, elle se glissera au coeur de la place à travers les gardes et les chiens vigilants, elle franchira les portes armées de fer des grands. Si la vertu seule a eu sur vous tant de pouvoir que vous ayez consenti à abandonner vos temples, vos lares, votre royaume; que vous ayez accepté volontairement d'être notre sujet en déposant le titre de souverain, et que vous ayez suivi par terre et par mer cette vertu de la continence que je porte en moi, faites qu'elle brille en vous parmi tant d'autres qualités, et vous me montrerez du doigt quel grand homme vous êtes. C'est une grande gloire, à la vérité, d'avoir vaincu le grand Syphax; mais c'en est une plus grande, croyez-moi, d'avoir dompté les mouvements violents de son coeur et d'avoir mis un frein à son âme frémissante. Vous avez toujours en moi un prôneur fidèle de vos vertus; je me plais à raconter vos actes et vos paroles. Réfléchissez au reste en vous-même sans mot dire, et que votre conscience vous fasse rougir avant de me répondre. Nous avons reconnu dans cette guerre la puissance de vos armes, toutefois, excusez-moi, c'est sous mes auspices que la bataille a été livrée, c'est également par ma personne qu'a été gagnée cette victoire profitable au peuple romain, et vous n'ignorez pas que le roi, son royaume et tous ses biens nous appartiennent. Souffrez que j'envoie à Rome Syphax et sa funeste épouse, qui par ses prières a alimenté la guerre, qui est la fille d'un ennemi si acharné (Asdrubal, général carthaginois), et qui ne sera pas le moindre ornement du triomphe. Maîtrisez votre coeur, domptez-vous vous-même, et n'allez pas souiller par un acte criminel tant de glorieuses actions. Voyez combien le fruit que vous en retirerez est moins que rien, et quels regrets cuisants vous avez à craindre d'un amour déshonnête ; songez à ce qui sied à un roi et combien la débauche est honteuse par ellemême. » Scipion cessa de parler. Depuis longtemps les larmes ruisselaient à l'envi le long du visage de Massinissa. Ainsi, quand la neige blanche a recouvert les toits, si le vent tiède du midi vient à souffler, elle se fond et de larges gouttes tombent soudain à travers les airs. Il fit cette courte réponse : « Mon premier soin est d'obéir à votre commandement. Ma fortune et mon salut reposent dans vos mains. Vous maîtrisez le bouillonnement du coeur et vous modérez la passion d'un malheureux amant. Vous ne pouvez rien ordonner en vain, mais ménagez ma réputation. Je ne demande qu'une chose : qu'il me soit permis de manquer à ma parole, à la condition que ma chère épouse sera sauvée. » Il laissa ces paroles inachevées et étouffées par ses sanglots. [5,450] Puis il se retira dans sa tente, le visage plein de tristesse et en se frappant la poitrine à coups redoublés. Ainsi, lorsqu'un accusé a entendu la sentence qui le condamne à la mort et que la voix de la trompette, messagère du trépas, a retenti fortement, il tremble saisi d'épouvante et une pâleur mortelle se répand sur ses traits; déjà la mort apparaît visible devant ses yeux, le licteur lui ordonne de tendre le cou à la hache, il voit comme ayant lieu présentement tout ce qui doit lui arriver; étendu sans vie, il se repaît de sombres images et contemple son cadavre dont la tête a été séparée du tronc : de même le jeune Massinissa, sur le point de perdre une amante chérie, sent déjà qu'il l'a perdue; mais bientôt son coeur, irrité par ses plaintes muettes, éclate en imprécations. « Ah ! s'écrie-t-il, triste fil de mon existence, n'as-tu donc été prolongé jusque-là par les Parques cruelles que pour me réserver à une pareille douleur! Mourons honorablement, ainsi le veulent les ordres du chef, à moins qu'il ne s'imagine que je puisse vivre quand on m'a arraché la vie. Si vous avez un coeur de pierre, Scipion, si votre âme a la dureté du diamant, qu'ai-je de commun avec la barbarie romaine? Pourquoi perdre ainsi un ami qui méritait un meilleur sort? Ma vie vous est à charge. J'ai reçu dans mon coeur assez de blessures pour mourir maintenant en aimant. Mon âme attristée s'échappera en larmes et en soupirs. Nulle mort ne sied moins à un homme, mais je ne puis rien au delà. » Il dit, et, frémissant de rage, il poussa vers le ciel un horrible rugissement que les bataillons d'alentour entendirent au loin et qui mit les cohortes en émoi. Phébus, faisant diligence, poussait ses coursiers haletants vers le rivage de l'Hespérie. Il se souvenait peut-être de quel feu son coeur avait été embrasé pour la belle vierge de Thessalie ; il avait devant les yeux son laurier sacré, sa Daphné, qui lui avait été ravie par un prodige effrayant; il songeait à l'existence amère qui avait suivi son abandon, à sa douleur cuisante, aux baisers longtemps imprimés sur le tronc tendre et tiède d'où la vie s'en allait. C'est pourquoi, ayant pitié des amours semblables du roi, il plongea sa face dans l'Océan, lava en se couchant son visage baigné de larmes et lâcha les rênes à la nuit. Scipion (car la condition médiocre procure seule le repos; triste, elle amène les chagrins; heureuse, les soucis), Scipion, l'esprit irrésolu, roule en lui-même mille desseins pendant la nuit. Il se demande s'il battra en brèche les murs effrayés des Carthaginois et les tours de Carthage; s'il s'enfoncera, pour les ravager, dans les campagnes de la Libye, ou s'il accordera quelques jours de répit à ses cavaliers fatigués et s'il laissera reposer ses bataillons de fantassins. Ce chef prudent se demandait surtout par quels moyens il ferait passer par mer dans le Latium triomphant les troupes captives des Carthaginois. Ce qui le tourmentait le plus, c'était de savoir sous quelle garde il placerait, durant la traversée, Syphax et Sophonisbe, [5,500] et à qui il confierait cette importante mission. Ainsi hésite, anxieux, le marchand dont un heureux voyage a comblé les voeux et qui s'est enrichi; il songe maintenant sur quelle nef il transportera son or, ses perles, ses objets précieux, et qui il choisira pour gardien du navire. Scipion n'avait point d'ami plus cher que Lélius; lorsqu'il était fatigué, c'était à lui qu'il avait coutume de confier avec le plus de succès ses grands travaux. Il l'appelle donc au milieu de la nuit, lui cornmande d'armer cent vaisseaux, de les munir de rameurs choisis et de gagner avec cette flotte les rivages de la patrie. Mais cette nuit s'écoulait bien différente pour le malheureux amant tout en larmes. Il se demandait à quels expédients il aurait recours, quels dieux il invoquerait, par quelles prières il allongerait le fil fatal des Parques et les jours de son amante chérie. Tantôt l'idée lui venait de quitter à la dérobée, avec sa chère épouse, les Colonnes d'Hercule, de s'embarquer subitement et de gagner les îles Fortunées; tantôt il voulait se diriger tout droit vers les murs de Carthage, et là, humble, demandant pardon et gémissant, se présenter devant ses anciens amis avec sa tendre épouse ; tantôt il réunissait sous sa main une épée, des lacets et autres prompts instruments de mort; il formait des noeuds funestes et voulait finir de si grandes douleurs par une mort violente. Souvent sa main se porta sur son épée; la honte seule empêcha son dessein, et non la crainte ni le charme inquiet d'une vie solitaire. Craignant de souiller sa réputation par un crime éternel, il se retint et repoussa la garde de son épée et sa résolution. Il se roule ensuite sur son lit (car l'amour fait rage toute la nuit au fond de l'âme, et les soucis cuisants déchirent le coeur), il brûle; le chagrin, la crainte, la colère et la fureur le tiennent éveillé. Souvent, inondé de larmes, il serre dans ses bras son amante quoique absente ; souvent il embrasse son lit et lui adresse de douces paroles. Voyant qu'aucun frein ne peut calmer la violence de sa douleur, il parle et soulage ses peines par ces longues plaintes : « Objet trop cher, toi que j'aime plus que la vie, Sophonisbe, adieu. Je ne te verrai plus désormais, mon amour, orner d'une main légère ton visage céleste, et nouer, suivant l'usage, avec un cercle d'or, tes cheveux flottants. Je n'entendrai point tes douces paroles qui charment le Ciel et les dieux, ni les secrets murmures de ta bouche parfumée. Je serai seul et j'étendrai mes membres dans un lit glacé. Plût au Ciel, tendre amie, que je fusse enseveli avec toi dans le même sépulcre et qu'il me fût donné d'y couler en paix les jours qui me sont ici refusés ! Je trouverais dans la tombe un sort meilleur. Si, mêlés par la mort, nos deux coeurs ne formaient qu'une même cendre, Scipion ne séparerait point nos amours. Ah! plût au Ciel que nous fussions une ombre dans les profondeurs des enfers! Nous nous promènerions ensemble dans une enceinte plantée de myrtes, et Scipion ne désunirait point nos amours. Nous irions tous deux pleurant, [5,550] nous marcherions d'un pas égal, unis par des liens éternels, et le barbare Scipion ne troublerait ni nous ni nos amours. Mon ombre exciterait l'envie des dieux de l'Érèbe et des mânes, elle serait plus heureuse que le gendre de Cérès et que toutes les ombres, et Scipion ne briserait point mes chères amours. Il habitera le ciel et les régions étoilées, ce chef auguste si au-dessus des moeurs de l'humanité; il ne voudra point descendre au séjour des enfers, vers le sombre empire de Pluton, ou bien il troublera de nouveau la flamme des amants. Ah ! plût au Ciel qu'il n'eût jamais passé sur la terre d'Afrique ! Plût au Ciel qu'il fût toujours resté dans les pays latins ! Hélas ! quel voeu formé-je, insensé ! S'il n'était pas venu, je n'aurais connu ni la grâce, ni la beauté, ni le visage semblable au soleil de mon amie, sans laquelle la vie aurait été pour moi sans charme. Étrange discordance, il m'a tout à la fois ôté et donné la vie! Aimable Scipion, ah! plût au Ciel que vous eussiez tout d'abord emmené à Rome vos enseignes victorieuses avec le roi captif, et que la reine fût restée en arrière sans que vous l'eussiez vue ! Pourquoi invoquer des divinités sourdes? Voilà que le maître du camp, le vainqueur superbe, demande sa captive. La lui donnerai-je? II me presse : c'est une manière cruelle de prier que de demander ce qui est nuisible. Il me prie, et sur son visage muet je lis mille menaces; il me prie, et sous ses prières je sens poindre la dureté du commandement. Obéirai-je ? Ah! auparavant, que Jupiter, saisi d'horreur, lance ses foudres sur ma tête, que la terre engloutisse mon corps et que les entrailles impies d'un roi menteur jonchent la vaste mer! Ainsi donc, parce qu'il plaît à un Romain, je briserai les noeuds sacrés du mariage? J'étais libre de vivre sans épouse, et c'eût été préférable, puisque notre Scipion était célibataire; maintenant il ne m'est pas permis de nier le pacte conjugal, mais un ordre pressant et inexorable me trouble. Que faire? Tu mourras par l'office de ton cher époux, Sophonisbe, tu mourras. Ces sortes d'offices sont approuvés du cruel Jupiter. Ainsi, tu ne seras point traînée captive aux bords de l'Hespérie pour être soumise aux femmes latines, et tu ne pourras m'accuser ni de t'avoir trompée perfidement, ni d'avoir violé ma foi.Tu mourras? Quoi donc ! Le fruit de notre amour sera une mort affreuse? Epargnez-moi, vous tous, habitants des cieux : je foulerai aux pieds ma parole, nous fuirons au fond de l'univers et nous pénétrerons dans les sables inconnus de l'Afrique. Le pays des serpents sera pour nous un asile très sûr, plus sûr que cette patrie, car Scipion n'y viendra pas, les venins les plus mortels respecteront d'aussi beaux pieds, et, à la vue de Sophonisbe, les bêtes féroces m'épargneront sans doute. Epouse bien-aimée, je suis décidé à fuir et à te soustraire à la mort qui te menace. J'endurerai gaiement avec toi la pauvreté, l'exil, la fuite et toutes les privations. [5,600] Mais, si je connais le coeur de la femme, tu ne répondras point à mon appel, habituée que tu es à siéger en reine sur un trône; et quand même tu voudrais me suivre, je n'ai rien de prêt; la puissance romaine ferme tous les passages, et Scipion est connu jusqu'aux extrémités du monde. Je reconnais maintenant les songes effrayants qui jadis, dans le silence de la nuit, ont troublé mon sommeil, et que je n'ai pas compris plus tôt. N'étais-tu pas cette biche éclatante de blancheur ravie par force à son cerf abattu, et enfin, sur l'ordre d'un berger injuste, enlevée à son nouveau gardien? Tu me plaisais alors, vue sous cette forme; mais (ô dieux, écartez de ma vision tout sinistre présage!) je redoute ce que m'annonçait ta mort qui a suivi, car toutes les circonstances qui se sont déroulées sous mes yeux sont concordantes, et ce rêve ne m'a pas trompé. Que faire? Tu mourras donc, oui, tu mourras. Il ne reste point d'autre parti à prendre, malheureuse épouse, et c'est moi qui serai l'auteur de ta mort. Mais que deviendra ma vie? Vous le savez, Vénus, et vous, Jupiter, qui contemplez du haut du ciel les actes des mortels et nos souffrances sur cette terre. Qui me dira de ces paroles qui font passer des nuits paisibles ou qui adoucissent les soucis cuisants d'une âme agitée? Qui me serrera dans ses bras? Qui me donnera de doux baisers? Sans toi rien n'est agréable. A quoi sert une cour remplie d'une foule d'esclaves, un lit orné de pourpre de Tyr, des palais tapissés de diamants. Que me font le diadème et la gloire d'un vaste royaume? Je brûle d'amour, et une flamme assidue torture mon coeur. Hélas! toi qui m'es encore chère, toi qui me seras chère au delà du tombeau, où fuit ton visage serein ? Maintenant que tu n'as plus qu'un instant à vivre, il m'est doux de te pleurer, tendre amie. Sophonisbe, gloire des dieux et des hommes, que notre siècle a produite comme un exemple et une image de la beauté céleste, toi dont la vue témoigne de l'éclat qui dans les cieux entoure les immortels et de l'auguste beauté qui pare les déesses, prête une oreille bienveillante à mes lamentations. Ah ! qu'il me sera doux de me rappeler ces yeux dont les rayons divins charment les cieux! Ils seront renfermés dans un petit tombeau, ces beaux yeux qui toucheraient le coeur des dieux tout-puissants, ces yeux qui dompteraient la fureur des hommes les plus durs, ces yeux qui m'avaient ravi à moi-même en effaçant mes moindres soucis. Ce front blanc, orné d'un cercle d'or, plus auguste que les fronts humains, reposera dans un étroit sépulcre. Ce sourire, qui perce les coeurs de fer, qui rassérène le ciel et dissipe les nuages amoncelés, court vers l'antre du Tartare pour n'en plus revenir. Ah! malheureux que je suis! Heureuses les âmes dont cette lumière, en paraissant tout à coup, viendra chasser les anciennes ténèbres ! Heureux ceux qui pourront voir ces trésors que la mort odieuse me ravit ! Son pied blanc comme du lait, [5,650] hâtant sa marche, sera forcé de monter dans la noire barque et traversera les flots du Léthé. Heureux Caron, plût au Ciel qu'il me fût donné de diriger le gouvernail ! Je serais longtemps sans toucher la rive, et dans l'intervalle tu tiendrais le gouvernail de mon royaume. Vieillard digne d'envie, tu as eu le bonheur de voir des merveilles telles que tu n'en reverras jamais dans aucun temps. Tu as vu passer l'épouse du dieu des morts enlevée au pied du mont Etna; tu as connu le visage de notre Élise, la tête effrayante de la Gorgone, Laodamie qui suivit en s'étranglant le trépas de son époux, la belle Procris, le fléau desTroyens, l'une des filles de Minos, car l'autre possède au ciel une couronne semée d'étoiles; mais, crois-moi, vigoureux vieillard, aucun siècle ne verra une beauté aussi éblouissante, et les générations antérieures, si habiles à célébrer leurs richesses, n'ont rien produit qui puisse lui être comparé. La vue de cette jeunesse te touchera; crois-moi, vieillard, tu seras enflammé d'amour. Quand je suivrai par là les traces de ma malheureuse épouse, tu me recevras peut-être tardivement. Je viendrai, je n'habiterai pas longtemps cette prison. Ah ! si l'on m'empêche d'aller vers elle, s'il me faut revenir une seconde fois sous cette enveloppe corporelle, je suis perdu. Épargne-moi, vieillard, et, en juge équitable, puisque tu brûles des mêmes feux, favorise une flamme juvénile. Cerbère, si le chantre du Rhodope a pu désarmer ta colère par les sons de sa lyre, que ne fera pas la beauté de mon épouse lorsque tu la verras et qu'elle paraîtra devant le roi du Tartare? Je crains qu'épris d'amour, il ne cherche à séduire l'objet de ma tendresse, et que tu ne retournes, Proserpine, vers ta vieille mère. Ce sont là des chimères que l'amour t'inspire, Massinissa, et tu t'abuses, insensé. Ton bonheur aurait été durable si les dons de la fortune eussent été ratifiés; mais maintenant, le plus affligé des rois, sèche tes larmes et mets fin à tes plaintes. O toi, ma gloire la plus chère et la moitié de mon âme, ma courte consolation et mon long tourment, illustre épouse, tu iras tout droit vers les vallons de l'Élysée, et tu me laisseras par ta mort les gémissements et les larmes; mais je te suivrai, c'est le seul soulagement qui me reste dans l'excès de ma douleur. » Il se tut, et le sommeil s'approcha. S'insinuant peu à peu dans ses membres, il finit par tromper leur fatigue; mais, tout en dormant, Massinissa se répandit en plaintes, accusant le Ciel, le chaos, la fortune cruelle, les hommes et les dieux. Phébus, de retour, sortait de la mer orientale pour mettre un terme à ce malheureux amour. Les trompettes sonnèrent; Massinissa se lève épouvanté, il rallume sa colère et retombe dans les mêmes plaintes. En voyant que le camp trahissait par des frérnissements son agitation, il craint les ordres du chef, croit qu'en cas de refus il emploiera la violence, et prend le parti horrible et déplorable [5,700] qu'un triste amour lui suggérait. Il donne une coupe d'or à un serviteur fidèle auquel avait été confiée la garde sinistre du poison. Quand dans la coupe emplie jusqu'aux bords et écumante il eut vu verser la mort : "Va, dit-il, porte à la malheureuse reine mes tristes dons, et dégage ma parole et mes serments envers les dieux. Qu'elle sache que je n'oublie pas mes promesses; j'acquitte la seconde, les dieux en sont témoins. Je lui avais fait une autre offre qui m'eût été très agréable, et j'ai cherché vainement s'il existait un moyen par lequel elle pût rester reine et se contenter de notre union. Le général romain s'y oppose de toute son autorité; les dieux ont voulu et la fortune ordonne qu'il ait tout pouvoir sur nous. Que Sophonisbe adopte donc un parti, Qu'elle songe au rang qu'elle occupait et à l'abaissement dans lequel elle est tombée; au sort qui l'attend, dépouillée de mon nom; au respect qui entourait son premier époux; à la bravoure de son père. Qu'elle prenne une résolution digne de ses titres de gloire et de sa naissance. Tout ce que je puis faire, c'est de lui procurer un instrument de fuite et de liberté. » Il dit et détourne ses yeux remplis de larmes. Le messager se hâte et frappe à la porte de la reine, portant son funeste présent. Une vieille femme, couverte de haillons et chargée d'années, accourt dépeindre à sa maîtresse la tenue de l'envoyé et la coupe qu'il tenait en main. Celle-ci s'arrête comme quelqu'un saisi d'étonnement et de frayeur, puis, surmontant bientôt sa crainte : « Qu'il entre, » dit-elle d'un ton inspiré. Il se tient debout, les yeux fixés vers la terre, et expose en tremblant sa mission. Sophonisbe l'interrompt. "J'accueille avec plaisir ton message, lui dit-elle, et je ne refuse point ce don royal, puisque mon tendre amant ne pouvait rien m'envoyer de mieux. Certes je mourrais plus satisfaite si je ne m'étais mariée follement au moment de mourir. J'atteste les dieux, qui lisent dans mon âme, que je n'ai qu'à me louer de mon cher époux; mais, en étant dégagée des liens de la terre, j'aurais gagné plus vite les hauteurs du ciel. Rapporte-lui cette dernière parole, et sois témoin de ma mort. Et vous, habitants des cieux, qui régnez sur les vastes mers, sur le centre du monde et sur les ténèbres du Styx, où je vais quoique avant l'heure, prêtez à mes plaintes une oreille favorable. Que le ciel, la mer et la terre profonde m'entendent! Je vais mourir, et la cause de ma mort m'est plus pénible que la mort même. En quoi nos unions intéressent-elles les généraux romains? Voyez, quelle arrogance chez cette nation ! N'est-ce point assez de dépouiller leur ennemi du royaume de ses pères ? Ils dépouillent les âmes de leur liberté, ils osent violer les mariages régulièrement contractés, insulter à l'amour légitime et briser les liens de la foi conjugale, parce que la victoire reste assurée au général romain et que nul ne peut changer les arrêts éternels de Jupiter. Que vers la fin de sa vie Scipion soit abreuvé d'amertume, et que sa Rome se montre ingrate pour ses brillants trophées! [5,750] Qu'exilé de sa patrie, il vieillisse seul dans une campagne déserte, loin de ses amis fidèles! Qu'il n'éprouve aucune satisfaction, lui qui nous a ravi tout notre bonheur! Que l'offense d'un frère chéri le navre, et qu'il voie avec douleur les siens traités injustement! Qu'un fils peu glorieux aggrave ses dernières années ! Enfin, sois renfermé, Scipion, dans un sépulcre indigne et misérable, meurs irrité contre toi-même et contre ta patrie abandonnée, grave sur ta tombe des plaintes tristement célèbres. Toi aussi, cher époux, si désormais tu fais alliance avec lui, sois toujours inquiété par les attaques de tes voisins, vois tes enfants périr d'une mort prématurée et tes petits-fils égorgés successivement. Qu'un paysan sanguinaire, issu de cette nation, taille en pièces les tiens, qu'il les traîne enchaînés devant son char informe à travers sa ville (Marius, vainqueur de Jugurtha), et que ta Rome fasse de vous l'ornement de ses triomphes ! » Elle dit; autour d'elle, parmi les pleurs et les sanglots, les assistants stupéfaits suivaient d'un oeil attentif sa fin cruelle. Sophonisbe, tenant la coupe à la main et levant les yeux au ciel : «Soleil, père de la nature, dit-elle, et vous, habitants de la terre, adieu; Massinissa, adieu; souviens-toi de moi. » Puis, comme ayant soif, elle avale d'un trait le poison mortel sans s'émouvoir, 773 et son âme altière va rejoindre les ombres du Tartare.