[4,0] LIVRE QUATRIÈME : SUITE DE L'ENTREVUE DE LELIUS ET DE SYPHAX. LÉLIUS avait fini. Syphax lui répliqua d'un ton bienveillant : «Vous racontez assurément de grandes choses. Je vois quelle différence il y a du petit au grand, et combien les actions des Romains ressemblent peu à celles des autres. Je comprends en outre que votre femme pudique a voulu par sa mort rivaliser avec la belle Didon ou avec le jeune homme englouti dans la terre ennemie. Le père, le fils et le petit-fils empêchent que toute la gloire ne rejaillisse sur nos frères enterrés vifs. Mais ce qui surpasse les plus grandes merveilles, c'est que tant de bravoure ait pu descendre dans la foule. Le dernier jour effraie l'homme plus que tout le reste; ce qui diminue cette frayeur, c'est un héroïsme que bien peu possèdent et dont un seul à peine est doué. Or ce phénomène est chez vous chose commune, et vos armées sont animées de la résolution rare d'affronter la mort pour la défense de la liberté. « Mais vous passez sous silence ce que je voudrais connaître par-dessus tout, la vie et les exploits du chef illustre qui commande actuellement. Renseignez-nous donc à cet égard, je vous prie. Quel caractère, quel extérieur a-t-il quelle âme habite dans son sein ? quelle majesté accompagne sa jeunesse? car la renommée nous a bien des fois apporté son nom jusqu'ici. Racontez-nous surtout ce qu'il a fait dernièrement en Ibérie. Je ne vous demande que des choses qui vous sont parfaitement connues et que vous avez vues en personne, car à vous seul il est permis de lire au fond du coeur de ce héros dont l'ardente amitié n'a rien de caché à vos yeux. Et toi, Nuit rapide, arrête-toi un peu, je t'en prie, pendant que Lélius va nous faire ce beau récit. Pour qu'il ait le temps de parler, que l'Aurore retienne son attelage blanc comme la neige, qu'elle soit contente de reposer entre les bras de son vieil époux, et que celui-ci, plus folâtre que de coutume, enlace dans un étroit embrassement son épouse au teint vermeil !" Quand Lélius vit que tout le monde prêtait une oreille attentive et que rien ne troublait le silence, il parla en ces termes : « Ah! pour obéir à des ordres si sublimes, quel talent de la parole ne faudrait-il pas? Pour moi, je ne possède ni l'éloquence entraînante ni le charme puissant de la langue de l'Attique. Le grand Homère a consacré ses veilles à un jeune forcené; le rustique Ennius consacre maintenant les siennes à notre jeune héros. Si l'un était digne d'un poète grec, un poète latin convenait mieux à l'autre. Peut-être Achille a-t-il besoin d'un panégyriste; Scipion peut s'en passer. Son nom grandit sans aucun artifice et ses louanges croissent de jour en jour. L'amitié ne m'abuse point; un jour viendra où la renommée libre élèvera ce héros jusqu'au ciel; aujourd'hui peut-être il excite l'envie. Mais passons à un sujet plus agréable. La nature, dit-on, ne s'est jamais montrée aussi libérale envers quelqu'un. Sa personne resplendit d'un éclat céleste. Son front qui respire l'autorité annonce un chef plein de douceur. Ses deux yeux vifs lancent à la fois des éclairs [4,50] que nul ne peut supporter. Une épaisse chevelure retombe sur ses épaules; fouettée par le vent, elle étale de loin son or au soleil dans un désordre qu'entretiennent le casque, la sueur, une fatigue continuelle, le goût de la simplicité et la crainte d'une parure efféminée. Il est d'une taille supérieure aux autres, et sur le champ de bataille sa tête élevée rassure de loin les siens et effraye les rangs ennemis, car son aspect excite l'espoir et la crainte. Le palais du coeur est tel que le demande une grande âme. Le reste est à l'avenant. Il a les épaules et les bras d'un guerrier riche en prouesses. Le vissiez-vous entre mille milliers d'hommes, vous le reconnaîtriez pour leur véritable roi. Cette beauté extraordinaire a été pour plusieurs un sujet de trouble; son charme inaccoutumé leur a ôté la mémoire et les a rendus longtemps muets; il leur a fait perdre le fil du discours qu'ils avaient préparé et leur a fait suivre un chemin détourné. Car sa beauté surhumaine efface celle de tous les mortels; le brillant Jupiter et Phébus armé du carquois dans le pur éther ont peine à l'égaler. Mais comme ces avantages de la beauté sont pour un homme de coeur faibles et méprisables, je les passe sous silence. Vous verrez sans doute son visage serein et vous conviendrez que mes paroles sont au-dessous de la vérité, car par un privilège unique la présence qui nuit aux noms célèbres le grandit encore. Si vous me demandez son âge, il n'a pas encore atteint, je l'avoue, sa trentième année. Toute vertu croît et s'élève avec le temps. Dès à présent sa gravité sert de modèle aux vieillards sévères, et sa légèreté mérite d'être enviée par la jeunesse paisible. Rien de plus terrible que lui devant l'ennemi, rien de plus doux dans l'intimité. En le voyant lancer les traits, ou, quand il a mis bas les armes, en contemplant son visage ouvert, vous ne sauriez dire ce qui lui sied le mieux. Les faveurs de la fortune ne l'ont point enorgueilli ; ses coups funestes ne l'ont point abattu. Il est partout le même; dans les revers et dans la prospérité, son âme et son front restent calmes. Il méprise les richesses, il méprise les vains honneurs de la foule; la vraie gloire lui plaît. Il recherche des amis chers; ce sont là pour lui des trésors qu'il garde éternellement avec autant de soin qu'il en a mis à les acquérir. Le bruit s'est répandu dernièrement dans toute l'Hespérie qu'il était débarqué un jeune héros semblable aux dieux du ciel, auquel aucune force humaine ne résistait, et qui, de plus, triomphait par sa bonté de ceux qu'il avait soumis par ses armes. « De même que l'aspect sombre de la terre est vaincu par le ciel, la terre fleurie d'Italie l'emporte sur toutes les autres; de même que certaine partie du ciel brille avec plus de sérénité, la puissante Rome jette un vif éclat au sein de l'Italie; et de même que le soleil efface par ses rayons les astres étincelants, [4,100] Scipion surpasse tous les humains. Je tiens à dire la vérité : on ne croirait pas que ce jeune héros ait été créé comme l'un de nous; aussi la renommée, en l'élevant au-dessus des astres, n'a-t-elle point tout à fait menti, car dès sa naissance plusieurs ont été convaincus qu'il descendait des hauteurs du ciel. Sans vouloir entrer dans de minutieux détails, il existe à cet égard une fable bien connue. Un très beau serpent, dit-on, se glissa souvent dans le lit de sa mère et remplit de frayeur beaucoup de gens qui le virent, ce qui répandit dans Rome le soupçon d'un enfantement divin. Ce qui fortifie cette croyance d'une intervention divine, c'est la naissance de l'enfant qui devint bientôt un grand homme à nul autre semblable, cest sa religion éprouvée et la règle qu'il observa toute sa vie. Dès que le soleil se lève, il a coutume d'entrer seul, sans témoins, dans le temple auguste de Jupiter, bâti sur la colline Tarpéienne; il en ferme soigneusement les portes et s'approche sans crainte de l'autel où les prêtres effrayés célèbrent d'après les rites les sacrifices. ll y passe un certain temps comme s'il avait beaucoup de choses à dire, puis il en sort tout à coup, annonçant sur son visage un courage à toute épreuve et portant dans ses regards un feu céleste. Plein d'espoir, si dans ce moment-là quelque entreprise presse, il se met à l'oeuvre, et promet que les grandes guerres auront un succès certain, comme tenant cette promesse du dieu lui-même. Sur mille champs de bataille il a ainsi enflammé les coeurs, relevé les courages et fait exécuter ce que tout à l'heure on ne pouvait pas. C'est la fermeté de l'âme qui donne des forces et les membres ne valent que ce que celle-ci leur permet de valoir. Souvent, quand l'armée, tournant le dos, s'exposait à être battue par derrière et que le porte-enseigne avait peine à tenir son étendard d'une main tremblante, j'ai vu notre chef arracher des javelots à son écuyer saisi d'effroi et s'élancer au milieu des phalanges en s'écriant : «Voici Dieu qui marche devant nous. Suivrons nous son appel, ou le fuirons nous? Pour moi, je le suivrai volontiers. Je remporterai seul la victoire promise, et si les destins s'y opposent, je mourrai seul. Quant à vous, jeunes guerriers, vous êtes libres de fuir, vivez après moi déshonorés, pour mourir d'un autre trépas.» A ces paroles l'armée faisait volte-face, les soldats opposaient leurs poitrines à la mort, et ils se virent ainsi souvent forcés de vaincre. Tant est grand leur amour pour leur chef, tant le sentiment de l'honneur les fait voler au combat! Quand ils songent à son héroïsme, à sa piété envers les dieux, à la protection dont le couvre Jupiter, ils s'arrêtent et croient rebrousser chemin par ordre du ciel. Comme par ces moyens il a triomphé jadis d'une foule de difficultés, les siècles diront que durant ses longues guerres il n'a été vaincu dans aucune bataille tant qu'il a exercé le commandement en chef. « Voulez-vous savoir maintenant ce qu'il présume des événements futurs [4,150] et quels résultats de ses travaux il nous fait espérer? Déjà il renverse par la pensée les murs de la puissante Carthage, déjà il songe à escalader la citadelle et à engloutir dans la mer Byrsa chancelante. Tel qu'un lion qui, poussé par la faim, aperçoit d'une hauteur une belle génisse errant dans la prairie, ou qui, furieux et harcelé de coups, découvre au loin son ennemi, il retient sa colère et comprime sa rage jusqu'à ce qu'il soit plus rapproché; il ne déchire pas encore l'absent de sa griffe ensanglantée, il le mord des yeux, fouille au fond de ses entrailles et met en pièces ce cadavre odieux. Ainsi, croyez-moi, notre lion s'agite en ce moment, il ne redoute aucune attaque, il craint seulement que sa proie ou que son ennemi ne s'enfuie, et il surveille attentivement toutes les issues. Il croit pouvoir tout ce qu'il veut, et tout ce qu'il a cru pouvoir, il le peut; il exécute par conséquent tout ce qu'il a désiré, mais il ne désire que les choses les meilleures et les plus glorieuses. Que dirai-je maintenant de son amour pour son père et pour sa patrie, amour bien connu et depuis longtemps mis à l'épreuve par divers dangers? Il suffira d'en citer deux traits. La fureur d'un ennemi cruel ravageait dans la Gaule cisalpine les champs des colons désolés; déjà la flamme s'étendait jusqu'aux bords du Pô, et la fumée, poussée par le vent, arrivait à Rome, vers la citadelle du Capitole. L'illustre père de notre chef est envoyé là sous de fàcheux auspices. Bref, nous en venons aux mains en rase campagne; le Carthaginois a le dessus. Le chef aurait péri dans cette bataille, si son fils, qui avait alors dix-huit ans à peine, n'eût, malgré son jeune âge, arraché courageusement à une mort certaine son père gisant à terre, le flanc transpercé, et ne se fût ouvert à la pointe de l'épée un passage à travers l'ennemi. Nous étions réduits à la dernière extrémité; Annibal, menaçant par le fer et le feu, venait de porter un coup mortel à la puissante Italie. Le village sanglant de Cannes, fameux par notre sang, avait ajouté d'horribles blessures aux blessures des Latins. La crainte avait banni tout espoir. Ainsi, quand un navire, n'ayant pu résister aux rudes assauts du ciel et de la mer, est submergé par les flots, les matelots tremblent, la pâleur se répand sur leurs visages, et un nouveau souci tourmente les pilotes alarmés; chacun se demande comrnent il fuira, soit en sautant sur le rivage, soit en s'accrochant aux pointes d'un rocher voisin, soit en voguant assis sur un débris du gouvernail fracassé par la tempête, soit en confiant ses bras à l'océan furieux. Tel était l'état de notre cité, telles étaient nos résolutions. Hélas! que de ruines allait entraîner dans sa chute le faîte de l'empire chancelant ! Pourquoi hésiterais-je à dire la vérité? Les jeunes guerriers se réunissent; Métellus préside l'assemblée : la fuite seule est résolue; on décide de quitter une terre funeste et d'abandonner l'Hespérie au Carthaginois victorieux. A cette nouvelle, la consternation fut générale, un frisson saisit tous les coeurs. [4,200] Scipion seul, alors tribun militaire, dont les joues étaient à peine ornées d'un tendre duvet, Scipion seul était sans crainte. Pendant que toutes ces âmes faibles délibéraient sur ce qu'il y avait à faire en cette extrémité et dans leur effroi perdaient le temps en longs discours : «Que n'agissons-nous! s'écrie le jeune héros; nous n'avons pas le temps de délibérer, il faut agir. Que ne mettons-nous l'épée à la main ! Marchez avec moi, je vous en prie; les nobles, pour qui Rome et l'empire sont le moindre des soucis, suivront nos traces. La république n'est pas encore perdue. " Il releva par ces paroles les esprits abattus. Nous nous levons tous pour suivre notre chef: Le fils d'Amphitryon ne s'avançait pas plus fièrement que lui quand jadis, armé de traits énormes, il livrait de rudes batailles aux Centaures révoltés. Nous marchons; quand on fut arrivé à la demeure du timide Métellus, il y pénétra le premier. La troupe qui méditait de honteuses résolutions se tenait debout saisie de frayeur; à peine entendait-on quelques soupirs; la langue n'osait frapper le palais raidi par la peur: à voir les visages pâles et décontenancés , on eût dit des prisonniers qu'une sentence cruelle a condamnés à une mort terrible. Ces malheureux tremblent épouvantés de leur mort prochaine; ils cherchent néanmoins de tous côtés, une issue pour fuir, n'espérant plus d'autre moyen, de salut. Alors le redoutable Scipion, agitant sur leurs têtes son épée nue : « Je jure, s'écrie-t-il, par la toute puissance du maître du tonnerre, que tant que je serai debout, tant qu'il me restera un souffle de vie, je n'abandonnerai jamais dans leurs revers Rome et l'Italie, et je ne souffrirai point que les autres les abandonnent. Maintenant, Quintus Métellus, fais à ton tour le même serment; si tu refuses, tu mourras de ma main, et ce jour sera pour vous tous le dernier." Il brandit son glaive : tous tremblèrent de crainte ; Métellus lui-même, le chef du complot, fut glacé d'épouvante. Cette scène violente et imprévue intimida les esprits comme si Jupiter en courroux eût lancé sa foudre sur le faîte peu solide de la maison. L'aspect de ce citoyen irrité les fit trembler autant que s'ils eussent vu les étendards victorieux d'Annibal suspendus au-dessus de leurs têtes, les menaçant de l'esclavage et de la mort. Ils prêtèrent donc tous le serment qu'il avait prononcé et dans l'ordre qu'il avait prescrit, le chef d'abord, les autres ensuite. C'est ainsi que par son courage merveilleux il arrêta une fuite honteuse. « Six ans s'étaient à peine écoulés depuis qu'il avait sauvé son père de la mort; les deux plus grands appuis de la vénérable Rome avaient succombé; la fortune contraire avait éteint presque en même temps le nom illustre des Scipions, et la terre d'Espagne, perdue dans nos désastres, avait abjuré sa fidélité héréditaire. De tant de milliers de nobles, pas un n'osait se lever, pas un n'osait offrir son bras pour panser les blessures d'une immense défaite. Alors le jeune Scipion, vengeur de son père et de son oncle, s'enrôla; [4,250] il franchit les Pyrénées avec plus de courage que de soldats et ramena toute l'Hespérie sous la puissance du peuple romain. Tout le territoire compris entre deux vastes mers très éloignées, tout l'espace très étendu qui est tourné d'un côté vers votre mer et vers les colonnes d'Hercule, et qui de l'autre, s'élevant vers les montagnes qui doivent leur nom à des flammes perpétuelles (Les Pyrénées), regarde les campagnes de la Gaule; tout cet espace, dis-je, avec ce qu'il contient d'hommes et de richesses, arraché à l'ennemi, nous appartient par un arrêt de la fortune. « Je veux cependant détacher quelques traits de la foule de ses exploits. Il existe sur les côtes d'Espagne une ville dont Asdrubal jeta le premier les fondements et à laquelle il donna le nom de la puissante Carthage (Carthagène). D'épaisses murailles l'entourent d'un côté, et de l'autre elle est défendue par les flots agités de la mer. Les Carthaginois y avaient transporté tous leurs trésors; les généraux y avaient réuni leurs enseignes, leurs troupes , leurs armes, parce que s'il fallait livrer bataille sur mer ou en rase campagne, cette place, qui avait vue à gauche sur la mère patrie, convenait à merveille pour soutenir les hostilités. Tous les peuples d'alentour s'y étaient réfugiés également pour se mettre à l'abri. Ainsi, lorsque l'incendie projette ses premières flammes et qu'une fumée noire et épaisse s'envole dans l'air, les voisins du terrible fléau s'enfuient, ils évacuent leurs demeures, emportant avec eux leurs objets les plus précieux, et accourent de toutes parts sous les voûtes de la citadelle. Scipion, suivant les traces de la renommée qui lui indiquait la route, se dirige en cet endroit. Laissant tout le reste de côté, il,conduit son armée vers cette place, et l'entoure d'un camp qu'il revêt d'une légère palissade. Je vais dire des choses merveilleuses, mais pourtant vraies. « Ni des murailles fortifiées par de nombreuses tours et de puissants préparatifs, ni l'ardeur désespérée du soldat, ni une armée de combattants, ni mille instruments de défense, ni des balistes dont les coups semaient de loin le désordre dans le camp, ne purent résister à notre chef escaladant les murs et se précipitant à travers une nuée de traits. Jamais remparts n'eurent un siège plus court, puisque le même jour vit commencer et finir la guerre. Les timides colombes ne quittent pas plus promptement leur retraite devant la poursuite de l'écuyer dè Jupiter; les lièvres tremblants ne fuient pas avec plus de précipitation le lion qui paraît soudain près de leur terrier. La garde de la porte est abandonnée; quelques-uns se cachent dans les murs épais de la citadelle ; les autres s'enfuient, et toute la ville est jonchée de leurs cadavres; l'air retentit à la fois du bruit des combattants et des gémissements des mourants. Ainsi, quand un ouragan qui doit éclater sous notre ciel est amené du rivage de l'Éthiopie par l'auster rapide, un nuage effrayant apparaît de loin, bientôt il approche et fond, la foudre tombe mêlée de pierres; les rivières grossissent, tel torrent, qui tout à l'heure coulait lentement, [4,300] imite en grondant les fleuves les plus profonds; les laboureurs fuient épouvantés, une terreur indicible plane sur eux; les animaux périssent entraînés par l'inondation ; de quelque côté que se tournent vos yeux tremblants, de terribles éclairs qui déchirent la nue les éblouissent; la mort est sous vos pas, vous ne pouvez ni avancer ni rester debout; partout la désolation et l'horreur, des sons lugubres retentissent au loin à travers les nuées. « A cette époque mille marques évidentes d'un noble caractère montrèrent combien notre nouveau chef était grand sur le champ de bataille et après le combat. Tant qu'il eut en face de lui des troupes armées, Mars ne fit pas voler avec plus d'impétuosité son char menaçant et ne plongea pas dans l'Hèbre avec plus de vigueur ses coursiers pleins d'écume. Mais, une fois la citadelle ouverte, lorsque l'ennemi, ayant jeté ses armes, implora le pardon, sa fureur s'éteignit aussitôt, la colère fut bannie de son âme et le fer tomba de ses mains. Ainsi Jupiter d'un regard pacifique rassérène les noires nuées; soudain les vents se taisent, l'orage fuit, le soleil brille, les astres émergent de la nuit obscure et le monde reprend sa forme. Déjà le vainqueur marchait tranquillement vers la citadelle et faisait arborer au sommet des tours les enseignes romaines victorieuses,. Il ordonna ensuite de sacrifier aux dieux et de leur rendre de légitimes actions de grâces. Un prêtre, ceint d'une écharpe suivant la coutume, se tint debout et frappa le large poitrail d'un taureau consacré, invoquant Jupiter, les pénates phrygiens, l'âme de Romulus, et successivement tous les dieux protecteurs du Latium, à la garde perpétuelle desquels le Capitole confié a mérité de devenir la capitale du monde. Ceci fait, Scipion, sachant bien que l'honneur alimente le courage, accorde à ses soldats les remerciements et les récompenses qui leur sont dus. Un antique usage conservé depuis l'origine de Rome était suivi par nos généraux. Lorsqu'on mettait le siège devant des places fortes défendues par de hautes murailles, celui à qui sa valeur ou le destin permettait d'escalader le premier les remparts, recevait une couronne murale ainsi nommée d'un mot qui rappelait l'événement. Ce genre de récompense est très agréable, car la gloire élève les âmes et leur fait oublier en même temps tous les dangers. A cet effet le chef ardent avait excité les courages par de tels stimulants. Mais le bruit courut que deux soldats avaient saisi à la fois la crête des remparts, et à raison des opinions diverses un grand tumulte s'éleva dans le camp, ceux-ci prenant parti pour l'un, ceux-là au contraire pour l'autre. Ainsi, quand des chiens fougueux, attaquant à l'envi un sanglier chassé de sa bauge et de ses fourrés épais, l'ont déchiré de leurs dents meurtrières et l'ont mis en pièces sur le sol, des cris s'élèvent parmi les jeunes gens spectateurs du combat. [4,350] Lequel a osé imprimer la première morsure sur la croupe velue? lequel a bondi sur le dos armé d'une soie dure? lequel a fait couler le premier sang? Les chasseurs disputent sur le mérite de leurs chiens; ceux-ci, vainqueurs, remplissent l'air de leurs aboiements. Scipion, voyant que ses troupes agitées allaient en venir aux armes et craignant cette semence d'une nouvelle guerre, convoque à la hâte auprès de sa tente les bataillons divisés et comprime d'un mot les colères naissantes. « Puisque le courage de ces deux guerriers, dit-il, est tellement supérieur que, laissant bien loin en arrière tous les autres, il ne fait obstacle qu'à lui seul, ou il ne faut accorder de récompense ni à l'un ni à l'autre, ou, ce que je crois plus convenable, il faut les récompenser tous les deux, car le premier est celui que personne ne devance.» Il prononce ces paroles d'un ton calme et pose une couronne de verdure sur la tête des deux soldats à la fois. Toute violence et toute colère cessa aussitôt : telle fut la fin de ces plaintes menaçantes. Ainsi, quand la blancheur éclatante d'une génisse objet de leur amour excite deux forts taureaux jaloux à se livrer bataille, ils essayent leurs cornes contre des troncs d'arbres et remplissent l'air de leurs mugissements; les troupeaux nombreux encouragent les deux combattants et les boeufs se mettent de la partie. Si le berger prévoyant a deviné dans ces colères la fureur de l'amour, il arrive à propos, calme l'irritation d'une voix caressante, couronne les deux athlètes d'un feuillage victorieux, les apaise et les renvoie ensuite au loin dans leurs champs. Sur ces entrefaites une foule de femmes en pleurs remplissaient la ville de leurs gémissements. Le vertueux jeune homme frémit à cette vue et se fit le protecteur de la pudicité. Tout sexe et tout âge exposé à la violence et ayant besoin de secours est confié à un asile sûr. La garde en est donnée à des hommes honnêtes; il est défendu aux femmes de se faire voir, parce que de tendres regards offensent la pudeur et que la fleur d'une bouche chaste est cueillie par les yeux. Dans cette crainte, Scipion relègue au loin la troupe prisonnière. Grands dieux! quelle majesté dans le coeur d'un mortel! Voyez un vieillard dans la première saison de la vie. Car résister à la fois aux aiguillons de l'âge et aux attraits de la beauté dans son éclat - - -.