[5,0]SATIRE V. À CORNUTUS, SON MAITRE. DE LA VRAIE LIBERTÉ. PERSE. 1 UN poète demande et cent voix et cent bouches, Et cent langues d’airain, quand des acteurs farouches Hurlent sa tragédie, ou quand son vers ronflant Dit le Parthe, et le fer qu’il s’arrache du flanc! CORNUTUS. 5 Quel déluge de vers en toi gronde et s’amasse, S’il te faut cent gosiers pour en vomir la masse Qu’ils aillent recueillir les brouillards d’Hélicon, Ces grands auteurs qui, fiers de régaler Glycon, Font bouillir de Progné la marmite livide! Jamais tu n’imitas le soufflet large et vide, Haletant sur la forge; et, corbeau rauque et sourd, Tu ne murmures point je ne sais quoi de lourd; Tu ne fais pas sonner l’air qui gonfle ta joue. Ta phrase, noble et simple, habilement se joue; Le vice épouvante pâlit devant tes vers, Et ton esprit badin gourmande nos travers. — Laisse donc ce banquet, ces lambeaux de chair d’homme A Mycènes : toi, vis comme un bourgeois de Rome. PERSE. 19 Je ne veux point, donnant du poids à la vapeur, Enfler de riens pompeux un volume trompeur. Nous parlons seul à seul: la muse qui m’enflamme Va t’ouvrir tout mon sein! ... Oh! vois combien mon âme Se confond dans la tienne, ami cher! ... Sonde-moi: D’un vase, par le son, qui juge mieux que toi? Qui sait mieux démasquer l’hypocrite bassesse ? Oh! que n’ai-je cent voix, pour répéter sans cesse Combien profondément je te porte en mon cœur, Où se cache un amour ineffable et vainqueur! Quand j’eus quitté la pourpre, et, craintif, sans défense, 30 Suspendu l’anneau d’or, gardien de mon enfance, A l’autel du foyer; lorsque je pus, tremblant, Escorté de flatteurs, grâce au bouclier blanc, Hasarder, impuni, mes regards dans Suburre; A cet âge où la route incertaine et mal sûre En de vagues détours conduit nos pas glissants, Ta main, cher Cornutus, guida mes jeunes ans Au flambeau de Socrate; et, sage, vertueuse, Redressa de mes mœurs la pente tortueuse. Enfin, par la raison mon cœur est assoupli; 40 Sous ton doigt magistral il prend un nouveau pli. Ensemble nous passions de longs jours; nos soirées Au plus simple repas s’écoulaient consacrées; Et, livrés tour à tour à l’étude, au repos, Un modeste souper nous endormait dispos. N’en doute pas, nos jours, qu’un doux accord assemble, Pour jamais au même astre obéissent ensemble Soit que la dure Parque ait pesé nos instants, Égaux dans la Balance; amis vrais et constants, Grâce au bon Jupiter, soit que nos destinées 50 Aient fui le noir Saturne, aux Gémeaux enchaînées Un astre nous unit par des nœuds mutuels. Qu’ils sont divers les goûts, les travaux des mortels! Chacun a son vouloir, et chacun sa folie. L’un échange au Levant les produits d’Italie Contre l’aride poivre et le pâle cumin; L’autre s’engraisse, enflé de sommeil et de vin; Tel brille au champ de Mars; tel au jeu se ruine; Tel croupit débauché. Quand la goutte chagrine A brisé les rameaux du vieil arbre, — éperdus, 60 Ils déplorent ces jours dans la fange perdus; Malheureux, et trop tard ils gémiront de vivre! Toi, maître, chaque nuit tu pâlis sur un livre. Cultivant la jeunesse, en son cœur épure Tu fais germer les fruits du Portique sacré. Apprends là, jeune ou vieux, le but de l’âme humaine; Apprends à triompher des maux que l’âge amène. — Demain. — Il en sera demain comme aujourd’hui. — Un jour n’est pas si long ! — Mais quand il aura lui, Viendra le lendemain : les jours, les jours s’écoulent; 70 Ce terme si voisin fuit, recule!... Ainsi roulent, Fixés au même char, ces deux cercles d’airain Qui ne s’atteignent pas, et vont du même train. Soyons libres! non tels que peut l’être un esclave Dans la tribu Véline, où, dégagé d’entrave, Il a du blé moisi, sa tessère à la main. Honte! Une pirouette ici fait un Romain! Dama, ce vil bouvier, cet ivrogne, ce traître, Qui ment pour un grain d’orge... aussitôt que son maître L’aura fait tournoyer, c’est Marcus Dama ! ... Bien! 80 Marcus est caution, il juge, ne crains rien. Marcus signe: à merveille! Il parle : qu’on le croie !... La pure liberté qu’un bonnet vous octroie! — Mais être libre, c’est vivre selon ses vœux, Dites-vous. Or, je puis vivre comme je veux: Brutus donc fut moins libre. — Argument détestable! Dit le stoïcien à l’oreille irritable. La majeure, d’accord: ce qui suit est rayé! — Quoi! lorsque le préteur, libre, m’a renvoyé, Je ne pourrais agir librement, sans contrainte, 90 Si de Masurius la loi n’est pas enfreinte? — Écoute, sans froncer ton visage moqueur, Quand des vieux préjugés ma main purge ton cœur: Non, le préteur ne peut, suivant leur folle envie, Permettre aux fous d’user de l’instant de la vie Les détails du devoir, un sot les comprend-il ? La harpe sonne-t-elle aux mains du rustre vil? La Raison nous défend tout bas, avec mystère, De laisser faire aux gens ce qu’ils doivent mal faire? Ignorance et faiblesse, il est plus d’un emploi 100 Que vous ont interdit la nature et la loi. Tu ne sais quelle dose on pèse d’ellébore, Et veux en délayer? la science t’abhorre Qu’un villageois en guêtre, un épais jardinier, Sans connaître une étoile, ose être nautonier, Mélicerte en fureur va crier au scandale !... Marches-tu, d’un pied sûr, au terrestre dédale Et, discernant le vrai du faux, reconnais-tu Le cuivre mal sonnant, d’un peu d’or revêtu? As-tu marqué de blanc la route qu’il faut suivre, 110 De noir, celle qu’il faut éviter? Sais-tu vivre Modeste dans tes vœux, frugal, hospitalier.’ Sais-tu fermer, ouvrir à propos ton cellier? Foules-tu l’or d’un pas dédaigneux et rapide, Sans humer à longs flots ta salive cupide? Dis-moi, « J’ai ces vertus; » Jupiter aujourd’hui T’avouera libre et sage, et préteurs avec lui! Mais, vicieux hier, si tu gardes encore, Sous le vernis d’un front que la candeur décore, L’astuce du renard, au fond d’un cœur gâte, 120 Mes dons, je les reprends avec ta liberté. La Raison ne veut pas relâcher ton entrave; Fais un geste, remue un doigt: c’est faute grave! On n’obtiendra jamais, avec des flots d’encens, Qu’un fou puisse loger un seul grain de bon sens Alliance impossible! il est fort inutile Au manant de singer la danse de Bathylle. — « Je suis libre. » — Toi, libre? — Esclave mille fois! Le joug qu’un préteur brise est le seul que tu vois. Porte un frottoir aux bains où Crispinus se lave, 130 Te dirai-je en grondant. Cours, fainéant esclave !... Ces ordres touchent peu tes nerfs indifférents. Mais si ton cœur malade engendre des tyrans, Es-tu moins effrayé, lorsque tu les sens naître, Que l’esclave, tremblant sous le fouet de son maître? Tu ronfles : il est jour. — Debout! debout! Suis-moi! Dit l’Avarice. — Non. — Je le veux: lève-toi! — Mais je ne puis. — Debout! — Pourquoi? — Tu le demandes! Ramène du Levant sur tes flottes marchandes Les poissons délicats, le chanvre de Colchos, Castoréum, ébène, encens, doux vin de Cos. Des chameaux altérés guette la charge immense. Vole et mens! — Jupiter va m’entendre. — O démence! Si tu veux vivre ami de Jupiter, tu dois Racler ta salière, et te lécher les doigts! Déjà le sac de cuir est prêt, l’amphore est prête, Et ton large vaisseau n’a plus rien qui l’arrête; 140 Lorsque la Volupté, d’un air tendre et boudeur: Où vas-tu, malheureux? où vas-tu? quelle ardeur Court dans ton sein bouillant, comme une fièvre aiguë Que n’émousserait pas une urne de ciguë? Qui, toi, franchir les mers! Sur des câbles noueux Dormir! ... boire dans l’outre un vin plat et boueux! Que désires-tu donc? L’argent que, sans conteste, Ici tu nourrissais d’une usure modeste, A rendre cent pour cent tu, veux qu’il sue ailleurs? Livrons-nous au Plaisir: cueillons toutes ses fleurs! 152 Tu vas être une cendre, une ombre, un nom frivole!... L’heure fuit... Déjà loin de nous est ma parole! Eh bien! que feras-tu? De ces deux hameçons Les contraires efforts t’attirent: choisissons. Lequel suivre des deux? il faut bien te soumettre, Les subir tour à tour, errer de maître en maître. As-tu brisé ton joug, pour avoir une fois Refusé d’obéir à leurs pressantes lois? 160 Le chien, en bondissant, rompt ses liens, et traîne Après lui, dans sa fuite, un long reste de chaîne! Oui, je médite enfin le terme de mes maux, Dave, tu m’en croiras! Chérestrate en ces mots Parle, et ronge ses doigts. Opprobre de ma race, Engloutissant mes biens dans un antre vorace, Me verra-t-on toujours, dans l’ombre, sans flambeau, Ivre, au seuil de Chrysis implorer le tombeau? — Fort bien! mon jeune maître : enfin te voilà sage! Immole une brebis aux dieux, suivant l’usage! 170 — Oui!.., mais commue elle va pleurer mon abandon! — Tu badines, enfant! Cours demander pardon Crains la pantoufle rouge!... En vain, longeant la nasse, Tu luttes et bondis sous la maille tenace, Inflexible, irrite, qu’elle t’appelle... — Hé quoi! Que faire? Elle m’appelle en suppliant, et mot, Je n’irai point ?... — Non, non! si, guéri de ta flamme, Tu voulais vraiment fuir. — Qui sait vaincre son âme Est libre, et non celui qu’affranchit le préteur, 175 Quand, sa baguette en main, se pavane un licteur. Cet homme en robe blanche, au front pâle, est-il libre? L’Ambition lui dit: « Jette au peuple du Tibre Les fèves par monceaux... ni trêve, ni sommeil Fais qu’un jour les vieillards, se chauffant au soleil, Dans leurs récits conteurs vantent nos jeux de Flore. » Le superstitieux est plus esclave encore! Viennent les jours d’Hérode: aux fenêtres du Juif Maints lampions rangés, tout gras et noirs de suif, Se couronnent de fleurs; partout mainte lanterne Dans le ciel enfumé roule un nuage terne; Sur le plat rouge un thon, dans la sauce tremblant, Nage énorme; et le vin jaillit du flacon blanc. Ta lèvre alors s’agite avec de sourds murmures; Tu crains les noirs sabbats, les nocturnes lémures, L’œuf cassé qui présage un sombre lendemain!... Qu’une prêtresse borgne, et le sistre à la main, Qu’un prêtre de Cybèle, énorme, t’apparaisse, Tu vois déjà ton corps enflé par la déesse, Si tu ne mords trois fois l’ail prescrit au réveil... Aux lourds centurions fais un discours pareil; 190 L’épais Vulfénius ricane: « Fariboles !... » Je ne donnerais pas de cent Grecs cent oboles!