[3,0] SATIRE III. CONTRE LA PARESSE. (UN JEUNE HOMME ET SON PRÉCEPTEUR). (LE PRÉCEPTEUR) ENCORE au lit! Le jour, éclairant ta fenêtre, Des volets élargit les fentes qu’il pénètre. Ton somme aurait cuvé le plus terrible vin! L’ombre marque au cadran la cinquième heure en vain... Tu dors! Depuis longtemps la folle Canicule Souffle aux champs altérés son haleine qui brûle; Les troupeaux sont couchés dans le creux des vallons. (Un maître parle ainsi). (LE JEUNE HOMME) Vraiment? Quoi? Vite, allons! Quelqu’un!... Personne? Oh! rage!... Et l’oreille assourdie Croit ouïr braire ensemble un troupeau d’Arcadie. La feuille à deux couleurs du lisse parchemin, Le livre, le cahier, la plume est dans sa main. Mais au bec du roseau l’encre pend lourde et grasse, Ou, trop claire, au papier ne laisse aucune trace; Et la plume en courant verse deux gouttes d’eau. (LE PRÉCEPTEUR) Malheureux! du malheur crains un jour le fardeau! En venir là ! ... Fais mieux: comme la tourterelle, Comme l’enfant gâté des rois, nourrisson frêle, Implore le brouet, mange à petit morceau; Crie et dors tour à tour aux chansons du berceau! (LE JEUNE HOMME) Mais puis-je écrire avec cette plume? (LE PRÉCEPTEUR) Que j’aime Tous ces pauvres détours, ce pauvre stratagème! Tu ne trompes que toi : la vie à chaque instant S’écoule, ô malheureux! et le mépris t’attend! Qu’on frappe un vase cuit d’un limon trop fragile, Un son rauque trahit son défaut: molle argile, Tandis qu’humide encore on peut te façonner, La roue infatigable et vive doit tourner... Mais tu peux moissonner quelques arpents de terre; Chez toi rayonne encor la coupe héréditaire Que craindre? la marmite est tranquille au foyer!... Tout cela suffit-il? Et pourquoi tant crier, Si ton illustre nom brille inscrit le millième Sur l’arbre de Toscane, ou si l’on te voit même Saluer à cheval ton parent le censeur? Au peuple ce clinquant! Moi, je te sais par cœur. Quoi! sans rougir, tu vis comme Natta, l’infâme? Mais la lèpre du vice enveloppe son âme: Ignorant ce qu’il perd, est-il coupable? Non. Plongé dans un abîme effroyable et sans nom, Il ne remonte plus sur l’écume de l’onde! Si des plus noirs tyrans tu veux venger le monde, Puissant maître des dieux, lorsqu’un affreux dessein Remuera les poisons qui brûlent dans leur sein, Montre leur la vertu; mais qu’ils sèchent loin d’elle! Non, le taureau d’airain, de plainte aussi cruelle N’a retenti jamais; moins formidable encor Brillait ce glaive nu, pendant aux lambris d’or Sur des fronts empourprés, que cette voix secrète: Je cours au précipice et la pâleur muette Du coupable, qui n’ose avouer son tourment A son épouse même, auprès de lui dormant? Enfant, quand je voulais épargner à ma langue Du vieux Caton qui meurt la sublime harangue, J’humectais mes yeux d’huile; et le maître pourtant M’eût loué comme un sot; mon père en m’écoutant, Environné d’amis, eût sué d’allégresse. Le souverain bonheur était pour ma paresse Le jeu, les dés, le six qui gagne, l’as qui perd; 50 Le vase au col étroit, visé d’un œil expert; Et le fouet tournoyant qui chasse un buis mobile. j’avais raison. Mais toi!... tu n’es plus inhabile A distinguer du mal le sentier tortueux; On instruisit ton cœur aux dogmes vertueux Du Portique, où l’on voit, dépeint sur les murailles, Le Mède au long manteau, fuyant dans les batailles; Où cent jeunes tondus veillent tous à la fois, Nourris de brouet clair et de cosses de pois. La lettre de Samos t’enseigna, pour bien vivre, Dans son jambage droit, la route qu’il faut suivre: Et tu ronfles encor! Ta tête pesamment Tombe; et ta bouche, ouverte en un long bâillement, Trahit, en grimaçant, tes excès de la veille ! — Ton arc a-t-il un but? ou, visant la corneille, La poursuis-tu dans l’air de sable et de caillou, Vivant au jour le jour, courant tu ne sais où? En vain, lorsque ta peau déjà s’enfle raidie, Tu mandes Cratérus: préviens la maladie. Trop tard tu promettrais de l’or à pleines mains! Apprenez à connaître, ô malheureux humains, Les choses, leur principe; enfin, ce que nous sommes; L’ordre de la nature, et le destin des hommes; D’où l’on part dans la vie, et par quel mol essor Il faut raser la borne; et l’usage de l’or; Ce qu’on peut désirer sans crainte et sans reproches; Ce qu’on doit à l’État, ce qu’on doit à ses proches; Et quel rôle à chacun Dieu nous marque ici-bas. Apprenez, apprenez! et vous n’envierez pas Le cellier du patron de la fertile Ombrie, Ces jambons, ce buffet gonflé d’épicerie, Ces lourds tonneaux d’anchois, sous les tonneaux pliant, Monument fastueux du Marse humble client. Mais j’entends un vieux bouc, immonde et lourde espèce, Un vil centurion dire, en sa barbe épaisse: « Mon savoir me suffit... Est-ce que nous voulons Être un Arcésilas, un de ces noirs Solons Qui vont le cou penché, l’œil fixe, atrabilaire, Grommelant, ruminant leur silence colère; Et qui pèsent des mots, et, la lèvre en avant, Méditent d’un ancien le délire savant Rien ne sort du néant, et rien ne s’y replonge? Quoi! tu ne dînes point? tu pâlis pour un songe?... Et la foule applaudit, et nos soldats massifs Poussent, en grimaçant, des rires convulsifs. « Regardez, mon cœur bat ... De ma gorge qui souffre S’échappe avec effort une haleine de soufre !... Regardez-moi, de grâce! » Un malade, en ces mots Parle à son médecin, qui l’engage au repos. Mais, la troisième nuit, quand la fièvre est moins forte: « — Je veux un bain, dit-il. Mais d’abord qu’on m’apporte Un bon petit flacon de Surrente choisi. —Eh! tu pâlis, mon cher!—Ce n’est rien. —Songes-y!... Vois, insensiblement ta peau s’enfle, blafarde... — Bah! c’est toi le plus pâle... Avec moi, prends bien garde! Ne fais pas le tuteur.., car j’enterrai le mien! Tu me restes encor... — Soit! Je ne dis plus rien. » Il se baigne, gonflé de mets, le ventre aride; Sa gorge rauque exhale une haleine putride. 100 Il grelotte: la coupe échappe de sa main; Ses dents à découvert s’entrechoquent... Soudain Les morceaux mal broyés retombent de sa bouche. Vient la pompe funèbre!... et, du haut de sa couche, Tout graissé de parfums, notre voluptueux Étend ses pieds roidis vers le seuil fastueux. Des Romains, faits d’hier, le bonnet sur la tête, Transportent leur patron au bûcher qui s’apprête... — Eh! consulte mon pouls, augure de malheur! Viens; tâte ma poitrine... Est-ce trop de chaleur? Touche mes mains, mes pieds... Réponds! Sont-ils de glace? — Mais si tu vois de l’or, si, d’un œil plein de grâce, La fille du voisin t’a souri mollement, Ton cœur bat-il sans trouble?... Un vulgaire aliment Sur une assiette froide est servi : mange, essaie! Mais ta bouche est trop molle; elle cache une plaie Que le pain noir du peuple aurait tort de froisser. — Tantôt c’est la terreur pâle, qui vient dresser Une moisson de poils sur ta chair frissonnante; Tantôt c’est la colère, en ton sein bouillonnante: Ton œil flambe!... Si bien qu’Oreste l’insensé 118 Lui-même te prendrait pour un cerveau blessé.