[0] PROLOGUE. Jamais je n’allai boire aux sources d’Hippocrène; Et sur le double mont je n’ai pas sommeillé, Pour me trouver poète aussitôt qu’éveillé. J’abandonne Hélicon, et la pâle Pirène, A ceux dont un lierre, au flexible contour, Enlace mollement et caresse l’image; Et, demi villageois, j’ose offrir à mon tour Au temple d’Apollon mon poétique hommage. Qui fit articuler bonjour au perroquet; Dressa le corbeau rauque, étrange phénomène! A murmurer salut, dans son bruyant caquet; La pie à bégayer des sons de voix humaine? C’est un habile artiste, et qui, malgré les dieux, Dispense le génie et la parole aux bêtes: La faim! — Brille l’espoir d’un or insidieux, Perroquets et corbeaux, au même instant poètes, Viendront vous saluer de chants mélodieux! [1] SATIRE I. CONTRE LES MAUVAIS ÉCRIVAINS. PERSE. O mortels! ô néant des choses d’ici-bas! L’AMI. Qui lira ces grands mots? PERSE. Ne me parlez-vous pas? L’AMI. Oui, — personne! PERSE. Personne? Oh! deux ou trois... L’AMI. J’insiste Vous serez sans lecteurs. C’est honteux! C’est fort triste! PERSE. Pourquoi? Polydamas et nos petits Troyens Pourront me préférer Labéon, j’en conviens... Le grand malheur! Qu’importe, en son bruyant délire, Si Rome avec dédain refuse de me lire? Moi, je laisse au hasard sa balance pencher; Ce n’est point hors de moi que j’irai me chercher. Car Rome... Ah! si j’osais parler !... Mais quels scrupules? Quand je vois nos barbons, dans leurs jeux ridicules, Moins sages que l’enfant qui joue encore aux noix! Alors.., alors... Pardon! L’AMI. Point de rire sournois? PERSE. J’épanouis ma rate : il est si bon de rire !... Poètes, prosateurs, s’enferment pour écrire Du sublime !... à lasser les plus larges poumons. Puis, sur un haut fauteuil, alors nous déclamons, Avec un manteau neuf, tout parfumé d’essence, Sardoine blanche au doigt, comme un jour de naissance. Nous humectant d’abord d’un sirop onctueux, Nous entrouvrons un œil, lourd et voluptueux... Voyez, d’un air lascif et la voix presque éteinte, Trépigner nos Titus quand, d’une molle atteinte, Un vers libidineux, chatouillant leur désir, Dans leurs reins frémissants va chercher le plaisir! Est-ce à toi, vieux enfant, à repaître l’oreille De ces flots d’auditeurs qui vont criant merveille, Jusqu’à te faire dire, Assez! n’en pouvant plus? L’AMI. Mais enfin nos talents deviendraient superflus, S’ils n’éclataient au jour, comme un sauvage arbuste Qui du rocher natal s’échappe en jet robuste? PERSE. Le savoir, malheureux, n’est donc plus que du vent, Si quelqu’un ne sait pas que vous êtes savant? L’AMI. Que la foule, du geste, en passant me désigne, Et dise, Le voilà! n’est-ce pas gloire insigne? Que mes vers soient dictés à cent jeunes garçons, Dites-moi, n’est-ce rien ?... PERSE. Et puis, lourds de boissons, Les fils de Romulus, au milieu des bouteilles, Veulent des grands auteurs connaître les merveilles. Alors certain convive, au manteau violet, Bégayant, nasillant, débite un chant complet De Phyllis, d’Hypsipyle, histoires lamentables; Et, pour rendre des mots les sons plus délectables, Sa voix molle et flûtée en supprime la fin. On applaudit. Ta cendre est-elle heureuse enfin, La pierre pèse-t-elle à tes os plus légère, O poète ! On te loue; et la fleur bocagère, De tes mânes sacrés, de l’urne, du tombeau, Ne jaillit pas éclose L’AMI. Ah! vous raillez... Tout beau! Soyez plus juste au moins: car est-il un seul homme Qui ne veuille obtenir les louanges de Rome, Et laisser de beaux vers, quelque ouvrage de choix, Que le cèdre défend du beurre et des anchois? PERSE. Qui que vous soyez, vous, avec qui je converse, Mon interlocuteur et ma partie adverse, Quand j’écris, s’il m’échappe un trait piquant et fin (Phénix rare en mes vers!), s’il m’en échappe enfin, Je suis homme, et crains peu qu’on vante mon génie. Mais tous ces cris, Courage! admirable! je nie Qu’ils soient et la mesure et la règle du goût. Scrutez bien ces grands mots: vous en aurez dégoût! On en régale aussi Labéon, que j’abhorre Lorsqu’il traduit Homère, ivre et plein d’ellébore; Et nos patriciens, qui, sur un lit moelleux, Digèrent, en dictant leurs vers doux et mielleux. — Dans tes larges soupers fume un ventre de truie; Tu donnes au client, morfondu sous la pluie, Quelque manteau bien vieux: « J’aime la vérité, Lui dis-tu; sur mes vers parlez en liberté... » Le moyen? Faut-il, moi, dire ce que je pense? Tu n’es qu’un radoteur, avec ta lourde pause! Jamais derrière toi, Janus, aucun Romain Ne fit bec de cigogne, et jamais une main D’un âne, en s’agitant, ne contrefit l’oreille; On ne te tire pas une langue, pareille A celle qu’un molosse allonge en haletant. Mais toi, patricien, qui peux vivre content Sans voir par l’occiput, crains la foule railleuse!... L’AMI. Que dit le peuple ? PERSE. Il dit: Sa muse harmonieuse Coule à flots toujours purs; toujours, avec douceur, Sur le poli des vers glisse un doigt connaisseur; Et puis, cet homme-là vous file un vers si juste, Que, règle en main, d’un œil on dirait qu’il l’ajuste. Faut-il peindre les mœurs; contre un luxe insolent Tonner ;... chanter les rois et leur festin sanglant Il est toujours sublime et grand, notre poète! Aussi, vers l’épopée une tourbe indiscrète S’élance, qui jamais n’apprit qu’à tourmenter Des lambeaux de vers grecs, et ne saurait chanter Un bois, un champ fertile, ou les soins d’une ferme, Le foyer, le bétail que son enceinte enferme; Ce foin brûlant qui fume, à Palès consacré; Le berceau de Rémus, et ton pays sacré, Cincinnatus, ô toi qui poussais la charrue, Lorsque, d’un pas tremblant, ton épouse accourue Vint t’offrir la trabée, et, nouveau dictateur, Quand tu vis ramener tes bœufs par le licteur... L’AMI. Courage, mon poète! PERSE. Il est des gens qu’enivre Accius le bachique et son maussade livre; D’autres, Pacuvius, rude, lourd, ampoulé, Son Antiope « au cœur par les chagrins foulé. » Quand l’absurde vieillard à ses fils recommande L’étude de ces vers, faut-il que l’on demande D’où nous vient ce fatras de termes raboteux Qui corrompent la langue, et ce patois honteux Qui fait trépigner d’aise une foule idolâtre Sur les bancs du préteur, sur les bancs du théâtre? Rougis! Tu ravirais un front chauve au trépas, Sans plaisir ! ... si chacun ne t’applaudissait pas. Qu’on nomme Pédius voleur: lui, sans excuse, Répond par antithèse à celui qui l’accuse. On l’admire: Oh! charmant!— Charmant? Quoi! vous, Romain, Comme un chien qui frétille en nous léchant la main! Eh! croit-il m’émouvoir, ce naufragé qui chante? Lui donnerai-je un as? C’est toi qu’on représente Flottant sur un débris, dans ce tableau d’effroi Qui charge ton épaule; et tu chantes! ... Crois-moi, Pleure, et n’arrange point, la nuit, tes larmes feintes, Si tu veux qu’attendri mon cœur s’ouvre à tes plaintes! L’AMI. Mais des vers maintenant les sons mieux assortis Coulent plus doux... PERSE. Ce vers tombe avec grâce: Atys « Le Bérécynthien; » et « La croupe azurée » Du dauphin qui fendait le bleuâtre Nérée; Et « J’enlève une côte à ce mont sourcilleux. » L’AMI. « Je chante les combats... » Quel début rocailleux! Quel style vieux, grossier! PERSE. D’un liège au grand feuillage C’est l’antique rameau, noir, et durci par l’âge! L’AMI. Ces vers tendres, à lire en penchant mollement La tête... citez-les PERSE. « Le terrible instrument A retenti, gonflé de tons Mimalloniques; Et la Ménade en feu, dont les mains frénétiques Arracheront la tête à ce roi mugissant, Précipite l’essor du lynx obéissant. Elle appelle Évion; et ses longs cris sauvages Tonnent, répercutés par l’écho des rivages. » Ferait-on de ces vers, s’il bouillonnait en nous Ce vieux sang paternel? Efféminés et mous, En des flots de salive, ils nagent ! ... Pâle et fade, Atys meurt sur la lèvre humide avec Ménade. L’auteur de ces beaux vers n’eut pas besoin, je crois, De frapper son pupitre et de ronger ses doigts. L’AMI. Vous êtes bien mordant: de vérités pareilles A quoi bon écorcher leurs superbes oreilles? Nos grands vous fermeront leur porte, où sourdement Gronde un chien courroucé... PERSE. Fort bien! tout est charmant! Allons, vous serez tous merveilleux!... Plus d’attaque? « Mon livre, dites-vous, ce n’est pas un cloaque! — Peignez-y deux serpents, et l’avis consacré: Enfants, pissez plus loin, loin de ce lieu sacré! Soit! Mais Lucilius a déchiré la ville; Il mord un Mutius, un Lupe, engeance vile! Horace, ingénieux, caressant et moqueur, Nous fait rire et nous blâme, et joue autour du cœur: Il se raille du peuple à sa barbe... Et, dans l’ombre, Je ne puis dire un mot, seul, en un trou bien sombre? L’AMI. Non! non! PERSE. J’enfouirai ce mot. Parlons tout bas Je l’ai vu, petit livre, oui, vu... Le roi Midas A des oreilles d’âne. Et ce malin mystère, Ce rire mon bonheur, ce rien, je le préfère A toute une Iliade... O lecteur, qui pâlis Sur le fier Cratinus et l’ardent Eupolis, Et sur ce grand vieillard qu’on nomme Aristophane, — Regarde aussi mes vers, s’ils ne sont d’un profane! C’est encor plein du feu de ces divins auteurs Qu’il faut me lire: enfin, je ne veux pour lecteurs Ni le sot qui des Grecs va narguant la pantoufle, Qui dit au borgne, borgne! et se pavane, et souffle Comme un homme important, pour avoir autrefois, Édile d’Arezzo, fait briser de faux poids En penchant gravement tout son corps en arrière; Ni le bouffon qui rit, s’il voit sur la poussière Des cercles, des calculs, prêt à crier, Charmant! Quand la prostituée arrache effrontément La barbe d’un cynique... A de semblables ânes, Les courtiers le matin; le soir, — les courtisanes!