[2,0] HISTOIRE DE LA GUERRE CONTRE LES PERSES - LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE PREMIER. 1. Quand Chosroes eut appris que Bélisaire avait commencé à réduire l'Italie sous l'obéissance de Justinien, il ne put dissimuler le déplaisir qu'il en ressentait et ne tarda plus qu'à trouver un prétexte pour rompre la paix avec quelque apparence de justice. Il en conféra avec Alamondare, et le pria de lui en fournir un. Ce Roi se plaignit à l'heure même qu'Aréthas entreprenait sur les Etats ; il en vint aux mains avec lui et fourragea les terres de l'Empire. Ils prétendent néanmoins ne rien faire en cela contre le traité de paix, d'autant qu'il n'y avait pas été compris. Il est vrai qu'il n'y avait que les Romains et les Perses nommés dans le traité, et qu'il ne faisait aucune mention des Sarrasins. Le pays qui servait de sujet au différend s'appelle Strata, et est proche de la ville de Palmyre du coté du Nord. Il est tellement brûlé du Soleil qu'il ne produit ni blé, ni arbres ; il y a seulement des pâturages. 2. Aréthas soutenait que ce pays avait appartenu de tout temps aux Romains, et que le nom seul en était une preuve suffisante, parce que Strata en Latin signifie un chemin pavé. Il ajoutait à cela le témoignage de tout ce qu'il y avait de personnes fort avancées en âge. Alamondare répondait, qu'il était inutile de contester sur le nom, puis qu'il était constant que c'était lui qui était en possession de recevoir le revenu des pâturages de ceux qui y mettaient leurs troupeaux. 3. Justinien remit cette affaire au jugement de deux hommes illustres dont l'un était Stratigius Patrice, Surintendant des Finances, et l'autre Summus, capitaine des troupes de la Palestine, et frère de Julien, qui un peu auparavant avait été envoyé en Ambassade vers les Ethiopiens et les Omérites. L'avis de Summus était que les Romains ne devaient pas abandonner ce pays-là. Stratigius au contraire conjurait l'Empereur de ne pas donner aux Perses le prétexte qu'ils demandaient, de reprendre les armes pour un pays stérile, de peu d'étendue et de nul revenu. Justinien, tint plusieurs conseils, et délibéra fort longtemps sur cette affaire. 4. Chosroes se plaignait que Justinien avait violé la paix qu'il avait formé une conjuration contre sa famille ; qu'il avait tâché de corrompre Alamondare Roi des Sarrasins; que Summus étant allé trouver ce Prince, à dessein de conférer avec lui, il lui avait offert de l'argent pour l'engager à passer dans le parti des Romains. Il montrait même la lettre qui lui en avait été écrite. Il ajoutait que Justinien avait aussi écrit aux Huns pour les solliciter à faire irruption sur ses terres, et que la lettre lui avait été apportée par quelques-uns de la nation qui l'étaient venu visiter. Voila de quoi Chosroes accusait les Romains, afin de rompre la paix. Mais je ne sais pas bien si toutes ces choses étaient véritables. [2,2] CHAPITRE II. 1. Dans le même temps Vitigis Chef des Goths, qui avait déjà eu du désavantage dans la guerre, envoya deux ambassadeurs à Chosroes, pour persuader de prendre les armes contre les Romains. Il ne donna pas cet emploi à des Goths, de peur qu'étant reconnus, ils ne ruinassent l'affaire, mais il le donna à deux prêtres Liguriens, qui l'acceptèrent pour de l'argent. Le plus considérable des deux prenait la qualité d'Evêque, bien qu'elle ne lui appartint pas, et l'autre le suivait comme un domestique. En passant par la Thrace, ils prirent pour leur servir d'interprète un homme qui savait la langue grecque et la syriaque, ils arrivèrent en Perse, sans avoir été découverts par les Romains, parce qu'ils ne prenaient pas la peine pendant la paix, de garder fort exactement la frontière. Ayant été admis à l'audience de Chosroes, ils lui parlèrent ainsi. 2. Seigneur, au lieu que les autres ambassadeurs ne viennent d'ordinaire que pour parler de leurs intérêts ; nous ne sommes venus ici de la part de Vitigis Roi des Goths et des Italiens pour vous représenter ceux de votre Etat. Imaginez-vous donc s'il vous plaît, que notre maître est présent, et qu'il vous tient ce discours. Il semble que vous ayez envie de réduire votre royaume, et tous les Royaumes de la terre sous la puissance de Justinien. C'est un Prince qui de son naturel aime les nouveautés, qui désire le bien d'autrui, qui viole sans scrupule les traités qu'il a faits et qui voudrait envahir tous les Empires, et être seul maître du monde. Mais comme il n'est pas assez puissant pour attaquer les Perses à force ouverte, ni d'autres peuples, pendant que les Perses s'opposeront à ses desseins, il vous amuse sous une vaine apparence de paix, et amasse contre vous les forces des Nations qu'il subjugue. Il a déjà assujetti les Vandales et les Maures. Il entretient pour un temps l'amitié des autres Goths, de peur qu'ils n'arrêtent le cours de ses armes, il emploie à notre ruine ses Finances et ses armées. Il ne faut point douter que s'il en peut venir à bout, il se servira de nous et des autres peuples vaincus, pour abattre l'Empire des Perses. Il n'en sera point retenu par le respect des traités qu'il a signés, ni par celui de l'alliance qu'il à jurée. Ne consentez donc pas à notre ruine, et à la vôtre tout ensemble, puisqu'il reste encore quelque espérance de les empêcher. Considérez dans les outrages que l'on nous fait, l'image de ceux que l'on vous prépare. Tenez pour certain que les Romains n'ayant pour vous aucune affection, ils vous découvriront leur mauvaise volonté, quand il sera en leur pouvoir de le faire. Usez des moyens que vous avez en main, afin de ne les pas chercher inutilement lorsque vous les aurez perdus. Quand l'occasion s'est une fois échappée, il n'est pas aisé de la retrouver. Il vaut mieux prévenir le mal, et le mettre en sureté, que de perdre le temps, et se laisser accabler par son ennemi. 3. Cet avertissement de Vitigis parut fort raisonnable à Chosroes, et augmenta le désir qu'il avait de rompre la paix. La jalousie dont il était animé contre Justinien l'empêchait de considérer que ces discours venaient de la part des ennemis de cet Empereur. La conformité que ces discours avaient avec son inclination fut cause de la créance qu'il y donna, de même qu'aux rapports des Laziens et des Arméniens, donc nous parlerons dans la suite. Au reste, ce crime donc on accusait Justinien, d'avoir l'ambition d'étendre les bornes de son Empire, peut fournir de matière au juste éloge d'un grand Prince. Cyrus Roi de Perse et Alexandre Roi de Macédoine en étaient coupables. La justice et l'envie ne s'accordent pas ensemble. Ce fut cette dernière qui fit rompre la paix à Chosroês. [2,3] CHAPITRE III. 1. Il arriva dans le même temps un événement singulier que je crois devoir raconter. Ce Syméon qui avait remis Pharangion entre les mains des Romains, obtint de Justinien le don de quelques Bourgs d'Arménie. Mais il n'en eut pas sitôt pris possession, qu'il fut tué par les anciens propriétaires qui avaient été dépossédés. Les chefs de l'assassinat, qui étaient deux fils de Péroze, se sauvèrent incontinent chez les Perses. 2. Quand empereur eut appris cette nouvelle, il donna les bourgs, et le gouvernement de l'Arménie à Amazaspe neveu de Syméon, Quelque temps s'étant écoulé, Acace donna à l'Empereur, dont il était favori, de mauvaises impressions d'Amazaspe, comme s'il eût exercé des concussions sur les Arméniens, et qu'il eût en envie de livrer aux Perses Théodosiopolis, et d'autres villes du pays. Cette calomnie ayant réussi comme il souhaitait, il fit mourir Amazaspe par l'ordre de Justinien, de qui dans le même temps il obtint le Gouvernement de l'Arménie. 3. Cette nouvelle charge lui donna occasion de faire paraître ses mauvaises qualités. Il se rendit le plus cruel de tous les gouverneurs qui eussent jamais été. Il imposa aux peuples des tributs insupportables, et leva jusqu'à quatre cents marcs par an, si bien que ne pouvant plus vivre sous sa tyrannie, ils conjurèrent contre lui, et après l'avoir tué, se sauvèrent dans Pharangion. 4. Cette rébellion obligea Justinien d'envoyer contre eux Sitta, qui était demeuré à Constantinople depuis le traité de paix d'entre les Romains et les Perses. Quand il fut arrivé dans l'Arménie, il ne se prépara que lentement à la guerre, et tacha de gagner les esprits par la douceur, en leur promettant d'obtenir de Justinien la décharge des nouveaux tributs qui leur avaient été imposés. Mais l'Empereur pressé par les sollicitations d'Adolius fils d'Acace, le reprit aigrement de sa longueur; de sorte qu'il lui fut impossible de différer davantage d'en venir aux mains, il s'efforça toutefois d*en attirer quelques-uns par les promesses, afin d'avoir moins de peine à réduire les autres par les armes. La Nation des Apétiens, qui est fort nombreuse, était en résolution de se rendre. Ils envoyèrent donc prier Sitta de leur donner assurance par écrit, qu'en quittant leur parti pour prendre celui des Romains, il ne leur serait point fait de mal, et que l'on les conserverait dans la jouissance paisible de leurs biens. Sitta leur donna très volontiers par écrit l'assurance qu'ils demandaient, et leur envoya l'écrit cacheté. Ensuite il alla dans un lieu appelé Oenocalabon, où les Arméniens s'étaient campés. Mais il arriva, par je ne sais quel malheur, que ceux qui portaient l'écrit de Sitta, s'étant égarés dans le chemin, ne le purent rendre aux Apétiens. Il survint encore un autre malheur qui fut, qu'un parti de Romains, qui n'étaient pas avertis de l'accord, exercèrent contre eux des actes d'hostilité. Sitta même fit mourir des femmes et des enfants qui s'étaient cachés dans une caverne, soit qu'il ne songeât pas de quelle Nation ils étaient, ou qu'il fût en colère de ce qu'ils ne s'étaient pas rendus comme ils avaient promis. Les Apétiens irrités de ces outrages, se préparèrent à la guerre de même que les autres. Mais comme le pays est inégal, et rompu de précipices, ils ne purent joindre leurs forces, et furent obligés de les laisser dispersées en divers petits vallons. Un parti de cavaliers arméniens rencontra Sitta, qui était aussi à cheval avec un petit nombre des siens. Quand ils furent vis à vis les uns des autres, ils s'arrêtèrent sur deux hauteurs qui étaient séparées d'une vallée. Sitta y poussa, à l'heure-même son cheval, mais comme il vit que les ennemis lâchaient le pied, il s'arrêta aussitôt, et ne les voulut pas poursuivre. Dans le même moment la lance, qu'il avait appuyée contre terre, fut rompue par un Erulien de son parti qui courait à toute bride, ce qui lui fit beaucoup de dépit. Comme il n'avait point de casque, il fut reconnu par un Arménien, qui assura ses compagnons que c'était lui, qui s'était ainsi témérairement engagé avec si peu de ses gens. Quand il entendit ce que disait l'Arménien, il tira son épée, à cause, comme j'ai dit, que sa lance était rompue, et s'enfuit à travers le vallon. Les ennemis le poursuivirent avec furie, et l'un d'eux l'ayant atteint, lui donna un coup d'épée au derrière de la tête, dont la peau fut abattue, sans que l'os fût entamé. Il ne laissait pas de courir toujours nonobstant sa blessure, lorsqu'Artabane, fils de Jean, de la race des Arsacides, le perça de son javelot. Ainsi mourut Sitta par une fin tout-à-fait indigne de la grandeur de son courage, et de la gloire de ses exploits. Il était le mieux fait de son siècle, et l'un des plus habiles dans la guerre. Quelques-uns disent que ce ne fut pas Artabane qui le tua, mais un simple soldat Arménien, nommé Salomon. 5. Busès succéda à Sitta. Quand il sut arrivé auprès des Arméniens, il envoya leur offrir de faire leur paix avec l'Empereur, s'ils voulaient députer des plus considérables d'entre eux pour conférer avec lui. La plupart rejetèrent les offres, et refusèrent de se fier à sa parole. Il n'y eut que Jean, père d'Artabane, qui, comme son ami particulier, voulut bien s'assurer sur sa bonne foi, et l'aller trouver avec Bassace son gendre, et quelques autres. Lorsqu'ils furent arrivés à un endroit où ils devaient passer la nuit, pour y commencer le lendemain la conférence avec Busès, ils reconnurent qu'ils étaient enveloppés de tous côtés. Bassace fit ce qu'il put pour persuader â son beau-père de le sauver. Mais n'en ayant pu venir à bout, il s'enfuit avec plusieurs autres par le même chemin qu'ils étaient venus. Busès ayant trouvé Jean seul, le fit mourir. 6. Depuis ce temps-là les Arméniens privés de l'espérance de s'accommoder avec les Romains, ou de les vaincre, élurent Bassace pour leur Chef, et allèrent implorer sous sa conduite la protection du Roi de Perse. Quand les premiers, et les plus considérables d'entre eux eurent été conduits à son Audience, ils lui parlèrent de cette sorte. Seigneur, il y a parmi nous plusieurs descendants du grand Arsace, qui fut le Prince le plus illustre de son siècle, et qui ne saurait passer pour étranger dans la famille des Rois des Parthes, puisque les Perses relevaient autrefois de leur Couronne. Nous sommes maintenant réduits à une honteuse servitude, non pas par notre choix, mais en apparence par les armes des Romains, et en effet par votre volonté. Car on peut attribuer avec justice les violences que l'on souffre, à celui qui assiste ceux qui les exercent. Permettez-nous, s'il vous-plaît, de reprendre l'affaire de plus haut, afin que vous en puissiez connaître toute la suite. Arsace le dernier de nos Rois, se dépouilla de sa dignité pour en revêtir Théodose, à condition que sa postérité demeurerait libre, et exempte de toutes Charges. Nous avons joui de l'effet de cette clause jusqu'à cette paix fameuse que vous avez faite, et que nous pouvons appeler la ruine générale de toutes les Nations. Depuis ce temps-là votre ami de paroles, et votre ennemi en effet a méprisé également ses amis et ses ennemis, et a rempli toute la terre de confusion et de désordre. Lorsqu'il aura dompté l'Occident, il ne vous sera que trop connaître qu'il est votre véritable ennemi. N'a-t-il pas commis les injustices les plus horribles ? N'a-t-il pas violé les lois les plus inviolables ? Ne nous a-t-il pas accablés de charges, auxquelles nous n'avions jamais été sujets ? Et n'a-t-il pas imposé le joug de la servitude aux Tzaniens, qui avaient jusqu'alors conservé leur liberté ? N'a-t-il pas établi un gouverneur au dessus du Roi des Laziens par une entreprise si étrange, qu'il n'est pas aisé de trouver des termes qui en égalent l'indignité ? N'a~t-il pas envoyé des Capitaines aux Bosphorites sujets des Huns, afin de se rendre maître d'une ville ou il n'avait point de droit? N'a-t-il pas recherché l'alliance des Ethiopiens, dont le nom par le passé n'était pas seulement connu aux Romains ? N'a-t-il pas enfermé dans son Empire les terres des Omérites, la mer rouge, et le pays planté de palmiers.? Nous ne parlerons point des maux qu'il a fait souffrir à l'Afrique, et à l'Italie. La terre est trop petite pour le contenir. Il porte son ambition jusqu'au Ciel, et il voudrait posséder un autre monde au delà de l'Océan. Pourquoi donc, Seigneur, différez-vous davantage, et pourquoi entretenez-vous cette pernicieuse paix, qui ne peut vous produire aucun autre fruit, que d'être cause que vous ne soyez sacrifié le dernier à l'ambition de votre ennemi ? Si vous désirez savoir quel est le traitement qu'il a fait à ses alliés, il vous est aisé de l'apprendre par notre exemple, et par celui des Laziens. Mais si vous êtes curieux de savoir comment il en use envers les étrangers, qui n'ayant jamais rien eu à démêler avec lui, n'ont pu aussi lui faire d'injure ; vous n'avez qu'à considérer les Goths, les Vandales, et les Maures. Ce que j'ai à dire est encore plus important. Quelles ruses n'a-t-il pas employées pour vous séparer d'avec Alomondare qui est votre allié et votre Sujet, et pour se joindre aux Huns avec qui il n'avait auparavant aucune habitude ? Y eut-il jamais d'entreprise plus extraordinaire et plus odieuse? Comme il voit que l'Occident, sera bientôt réduit sous sa puissance, il tourne ses pensées vers l'Orient, où il n'y a que les Perses qui puissent être le sujet de ses conquêtes. Pour ce qui est de la paix, il l'a déjà violée, et il a mis des bornes à cette alliance qui n'en devait point avoir. Car il ne faut pas croire que ce soient ceux qui prennent les premiers les armes, qui rompent la paix. Ce sont ceux qui dressent des pièges à leurs alliés dans le temps-même de l'alliance. On est coupable quand on a conçu le crime, bien qu'on ne l'ait pas encore exécutée. Personne ne peut douter du succès de cette guerre, puisque ce ne sont pas ceux qui attaquent, mais ceux qui demeurent dans les termes d'une défense légitime, qui ont accoutumé de remporter la victoire. Au reste les forces ne sont pas égales. La plupart des troupes romaines sont occupées aux extrémités du monde. Des deux généraux qu'ils avaient, nous en avons tué un, qui était Sitta. L'autre, je veux dire Bélisaire, ne verra jamais Justinien, et il se contente de commander le reste de sa vie dans l'Italie. Ainsi il n'y aura point d'ennemis qui puissent se présenter devant vous. Comme nous savons tous les chemins, et que nous voulons nous attacher inséparablement à vos intérêts, nous servirons de guides à Votre armée. 7. Après que Chosroês eut entendu ce discours, qui lui donna beaucoup de joie, il assembla les plus intelligents, et les plus fidèles de son conseil, leur exposai ce que Vitigis lui avait mandé, de ce que les Arméniens lui avaient dit, et mit en délibération ce qu'il fallait faire.. Il y eut plusieurs avis ; mais enfin on résolut de commencer la guerre contre les Romains au printemps. On n'était alors que dans l'automne de la treizième année du règne de Justinien. Les Romains ne se défiaient de rien, et ne se doutaient point que Chosroês eût envie de rompre une paix que l'on appelait éternelle. Ils avaient seulement ouï dire, qu'il se plaignait des progrès que Justinien faisait dans l'Occident. [2,4] CHAPITRE IV. 1. Il parut alors une comète, qui au commencement semblait égaler la grandeur d'un homme, depuis la surpasser. La tête tendait vers l'Orient et la queue vers l'Occident. Elle était dans le signe du Sagittaire, et suivait le Soleil qui était dans celui du Capricorne. Quelques-uns prétendaient quelle était de la nature de celles qu'on appelle Xiphias, à cause qu'elle finissait en pointe. Les autres soutenaient qu'elle était chevelue. Elle parut plus de quarante jours. Les Savants furent fort partagés sur les présages qu'ils en tirèrent. Pour moi je laisse à chacun la liberté d'en juger comme il lui plaira, et je me contente de raconter ce qui arriva depuis. 2.. Incontinent après, une multitude innombrable de Huns passa le Danube et se répandit dans l'Europe. Ils avaient souvent fait d'autres irruptions, mais ils n'avaient jamais tant fait de ravages. Ils fourragèrent le pays, depuis le golfe de la mer Ionique, jusqu'à Constantinople. Ils prirent trente-deux forts dans l'Illyrie ; et bien qu'ils n'eussent pas accoutumé de former de siège, ils ne laissèrent pas de se rendre maîtres de la ville de Cassandre, qui était appelée Potidée par les anciens. Après avoir enlevé vingt-mille prisonniers, et des sommes immenses d'argent, ils se retirèrent sans trouver d'obstacle. Ils ont encore incommodé depuis les Romains par diverses courses. Ils ont attaqué le mur de la Chersonèse, forcé ceux qui le gardaient, en ont tué un grand nombre, et fait les autres prisonniers. Quelques-uns d'eux traversèrent le détroit qui est entre Seste et Abyde, pillèrent l'Asie, puis rentrèrent dans la Chersonèse, où ils se joignirent à leurs compagnons, pour retourner en leur pays. Ils pillèrent encore une autre fois l'Illyrie et la Thessalie, et attaquèrent le mur des Thermopyles, où ils trouvèrent une vigoureuse résistance. Mais comme ils cherchaient une issue parmi divers détours, ils trouvèrent inopinément un sentier, par lequel ils arrivèrent au haut d'une montagne voisine, d'où ils fondirent sur les Grecs, qu'ils défirent tous, excepté ceux du Péloponnèse. Peu de temps après les, Perses rompirent la paix, et exercèrent dans l'Orient diverses hostilités, que je rapporterai incontinent. Bélisaire ayant vaincu Vitigis Roi des Goths et des Italiens, l'envoya vif à Constantinople. Je dirai maintenant de quelle manière les Perses entrèrent sur les terres des Romains. 3. Lorsque Justinien apprit que Chosroês avait dessein de faire la guerre, il jugea à propos de lui écrire, pour l'en détourner. Il lui envoya pour cet effet un nommé Anastase, qui s'était acquis par la prudence une grande réputation, et qui était pour lors à Constantinople, où il était venu de la ville de Dara, qu'il avait autrefois délivrée de la tyrannie. Voici en quels termes était conçue la lettre de Justinien. Ceux qui ont de la sagesse et de la piété, font tout leur possible pour retrancher les sujets de différends qui naissent entre leurs amis et eux, au lieu qu'il n'y a que des extravagants et des impies, qui cherchent des sujets de disputes et de troubles. Il n'y arien de si aisé que de prendre les armes. Les derniers des hommes sont toujours propres à ces actions détectables. Mais il n'est pas si aisé de souffrir dans la guerre, et de la terminer par une paix avantageuse. Vous vous plaignez de nos lettres, et vous les expliquez dans un sens tout contraire à nos intentions, afin de nous pouvoir accuser avec quelque apparence de justice. Pour nous, nous avons à représenter les hostilités qu'Alamondare a exercées en pleine paix, nos terres ravagées, nos villes prises, notre argent enlevé, nos hommes ou tués, ou emmenés prisonniers. Sur quoi vous aurez plutôt à vous défendre qu'à nous accuser, puisqu'il est certain que c'est par les actions, et non pas par les pensées que l'on juge des injustices et des violences. Quoi que nous ayons reçu ces injures, nous ne laissons pas de souhaiter la paix. Vous au contraire souhaitez la guerre, et vous cherchez divers prétextes de la faire, dont il n'y en a pas un seul qui nous puisse être imputé avec raison. Ceux qui ne veulent point introduire de changements évitent les occasions de se plaindre. Mais ceux qui ont envie de troubler, ne manquent jamais de trouver quelque fausse excuse pour rompre la paix. Ce qui bien loin d'être honnête à un Prince, n'est pas seulement supportable dans une personne ordinaire. Considérez, je vous prie, combien de gens périront par la fureur de la guerre, et à qui leur perte sera attribuée. Souvenez-vous du serment, ensuite duquel vous avez reçu notre argent et duquel vous ne pouvez éluder l'obligation par aucune subtilité. Dieu a une sagesse infinie, qui ne peut être trompée par tous les artifices des hommes. Chosroês ne fit point de réponse à cette lettre, et au lieu de renvoyer Anastase qui la lui avait portée, il le retint avec quelque sorte de violence. [2,5] CHAPITRE V. 1. L'hiver de la treizième année de l'Empire de Justinien étant fini, Chosroês fils de Cabade mena une puissante armée sur les terres des. Romains, et rompit ouvertement cette paix que l'on nommait éternelle. Il ne prit pas sa marche par le milieu de la Mésopotamie, mais le long de l'Euphrate. 2. Il y a sur l'un des bords une Château extrêmement fort, nommé Circèse, qui est le dernier qui relève des Romains. Il est bâti sur un angle de terre, que le fleuve Aborras fait en se joignant à l'Euphrate, et couvert d'une longue muraille tirée d'un fleuve à l'autre, et qui forme comme un triangle. Chosroes ne voulait ni passer l'Euphrate, ni assiéger le Château. Son dessein était d'aller vers la Syrie et la Cilicie. Il fit donc avancer ses troupes en diligence le long de l'Euphrate. En trois jours il arriva à Zénobie, ville qui a reçu ce nom de la Reine, la fondatrice. Elle était épouse d'Odénat qui commandait aux Sarrasins de cette contrée, lesquels étaient alliés des Romains, et qui rendit ceux-ci maîtres de l'Orient par la défaite des Mèdes. Il y a longtemps que ces choses-là se sont passées. Chosroes s'étant approché de la ville, et ayant reconnu qu'elle n'était de nulle importance et que le pays d'alentour était stérile et désert, ne voulut pas y perdre le temps, qu'il désirait employer à quelque exploit mémorable. Il tâcha néanmoins de s'en rendre maître par composition. Mais n'ayant pu en venir à bout, il fit partir son armée. 3, Après avoir fait encore autant de chemin qu'il en avait déjà fait, il arriva à la ville de Sura assise sur l'Euphrate. Quand il en fut proche, le cheval où il était monté commença à hennir, et à frapper du pied; ce que les Mages assurèrent être un présage qu'il prendrait la place. Il la fit donc investir. Arsace Arménien qui en était Gouverneur, borda les murailles de soldats, combattit très-vaillamment, et fut enfin blessé d'une flèche, et mourut après avoir tué un grand nombre des assiégeants. Comme il était tard, les Perses se retirèrent dans leur camp, dans l'intention de recommencer le lendemain l'attaque dés le point du jour. Les Romains qui avaient perdu leur espérance, en perdant leur Chef, songèrent à demander composition, et envoyèrent de grand matin leur Evêque avec des valets qui portaient du pain, du vin et des oiseaux. Quand il fut arrivé devant Chosroes, il se prosterna à ses pieds, et le supplia avec des larmes, d'avoir pitié des misérables habitants d'une ville, qui n'avait de rien servi aux Romains par le passé, et qui ne pouvait aussi servir aux Perses à l'avenir, et lui offrit une somme considérable pour la racheter du pillage. Chosroes était irrité contre les citoyens de Sura, de ce que les ayant assiégés les premiers de tous les Sujets de l'Empire Romain, ils avaient été si hardis que de prendre les armes au lieu de se rendre, et avaient tué plusieurs personnes de marque d'entre les Perses. Il dissimula néanmoins son ressentiment afin de se rendre plus formidable par le châtiment extraordinaire qu'il avait envie d'en tirer, afin d'obliger de se soumettre à sa puissance toutes les places, devant lesquelles son armée paraîtrait. Il releva donc l'évêque avec beaucoup d'humanité, accepta les présents, et lui témoigna que lorsqu'il aurait conféré avec les plus considérables des citoyens, touchant la somme qu'ils lui paieraient pour être exempts du pillage, il leur accorderait leur demande. Ainsi il le renvoya avec sa fuite, sans lui laisser le moindre soupçon du piège qu'il lui tendait. Il choisit des premiers d'entre les Perses pour l'accompagner avec plus d'honneur, et il leur commanda en particulier, de lui faire toutes sortes de caresses jusqu'aux murailles de la ville, et de le remplir d'espérance, afin que ceux de dedans remarquassent la joie qui en paraîtrait sur son visage. De plus, il leur donna charge, lorsqu'ils verraient la porte ouverte pour recevoir l'évêque, de jeter dedans une grosse pierre, ou une pièce de bois, afin d'empêcher de la refermer; et au cas que la garnison fit quelque effort, d'y résister durant quelque temps jusqu'à ce que les troupes fussent arrivées. Chosroes ayant donné cet ordre, tint son armée toute prête pour courir vers la ville dans le moment qu'il en donnerait le signal. Quand l'évêque fut arrivé proche des murailles, les Perses feignant de prendre congé de lui, le saluèrent avec de grandes démonstrations de respect. Ceux de la ville voyant les honneurs que lui rendaient les ennemis et la joie qu'il en témoignait, ouvrirent la porte pour le recevoir. Lorsqu'il fut entré avec sa suite, ils voulurent la refermer, mais les Perses y avaient jeté une grosse pierre, selon l'ordre que j'ai dit qu'ils en avaient reçu. Les soldats de la garnison repoussèrent la porte avec violence, mais ce fut inutilement. Ils n'osèrent la rouvrir pour ôter la pierre, à cause, que les Perses étaient au dehors. Quelques-uns disent que c'était une pièce de bois, et non pas une pierre. Les habitants ne savaient encore rien de la surprise, lorsque Chosroes arriva avec toute son armée. Il se rendit maître de la porte et de la ville, y mit tout à feu et à sang, et la ruina de fond en comble. Il renvoya alors Anastase Ambassadeur de Justinien, et lui commanda d'aller porter à son maître des nouvelles du lieu où il l'avait laissé. 4. Depuis néanmoins, soit par humanité, ou par avarice, ou par complaisance pour une femme nommée Euphonie, qu'il avait prise parmi les autres captives de la ville, et qu'il avait épousée ensuite, à cause de sa beauté, il résolut de traiter favorablement les citoyens de Sura. Il envoya pour ce sujet à Sergiopolis ville de l'obéissance des Romains, laquelle a pris son nom de ce Sergius si célèbre parmi les Chrétiens, et qui est située dans un champ appelé le Champ Barbare, à cent vingt-six stades de Sura du côté du Nord. Il fit offrir à Candide, qui en était évêque, de lui remettre entre les mains, pour deux cens marcs d'or, douze mille prisonniers. Candide s'étant excusé sur ce qu'il n'avait point d'argent, Chosroes se contenta qu'il en fit la promesse, et lui rendit les prisonniers. Candide s'obligea par de grands serments, à payer les deux cents marcs d'or dans un an ; et il ajouta de lui-même, qu'en cas qu'il y manquât dans ce temps-là, il consentait de payer le double, et de perdre son évêché. Ainsi il reçu les prisonniers sur sa promesse. Mais la plupart moururent incontinent après de fatigues et de misères. Chosroes mena ensuite son armée plus loin. [2,6] CHAPITRE VI. 1. Justinien avait partagé un peu auparavant le commandement des troupes d'Orient, et avait laissé sous Bélisaire, qui autrefois était seul Général, toutes celles qui étaient dispersées en divers endroits jusqu'â l'Euphrate ; et pour celles qui étaient depuis l'Euphrate jusqu'à la frontière de Perse, il les avait confiées à Busès, qui donnait seul alors les ordres dans l'Orient, à cause que Bélisaire n*était pas encore arrivé d'Italie. 2. Ce Busès étant à Hierapolis, et ayant appris ce qui était arrivé à Sura, manda les premiers des Hierapolitains, et leur parla de la sorte. On peut combatte ouvertement un ennemi, quand on a des forces égales. Mais quand on est beaucoup plus faible, il faut avoir recours aux ruses, et aux stratagèmes afin de ne se pas précipiter dans un péril évident. Vous savez, combien l'armée des Perses est nombreuse. S'ils nous assiègent, il leur sera aisé de nous réduire par la famine, en bouchant les passages, et en subsistant à la campagne à nos dépens. Si le siège dure longtemps, les murailles qui menacent de ruine ne pourront résister à leur batterie et nous souffrirons de grandes pertes. Mais si nous divisons nos troupes, qu'en laissant une partie à la garde de la ville nous nous emparions avec l'autre des hauteurs qui sont alentour, nous contraindrons Chosroes à se retirer, soit par les courses que nous ferons sur ses gens, ou par les alarmes que nous donnerons à son camp. Alors il n'aura plus tant de hardiesse de continuer le siège, ni tant de liberté de chercher des vivres à la campagne. Voilà ce que dit Busès. Mais s'il parla à propos, ses actions ne répondirent pas à ses paroles : car il s'enfuit avec la fleur de l'armée, sans qu'il fût possible aux habitants de Hierapolis, ni aux ennemis de savoir de quel côté il était allé. Voilà l'état ou étaient alors les affaires. Quand Justinien apprit l'arrivée des Perses, il dépêcha contre eux Germain son neveu, et lui promit que bientôt il serait suivi d'une armée nombreuse. Germain alla à Antioche, dont il visita les murailles qu'il trouva en bon état. La partie de la ville qui est bâtie dans un fond, est arrosée du fleuve Oronte, qui empêche le passage aux ennemis ; et de l'autre partie, qui est sur des hauteurs, est défendue par des précipices, qui sont alentour. Il se trouva néanmoins que la muraille pouvait être attaquée par l'endroit le plus élevé, appelé par les habitants Orocasiade. Ce qui procédait de ce qu'elle était trop proche d'une roche fort haute. Il commanda donc de creuser un fossé dans la roche, ou de bâtir une tour dessus, et la joindre à la muraille. Les ingénieurs ne furent pas de cet avis, et comme les ennemis étaient aux portes, ils crurent ne pouvoir commencer, ni l'un ni l'autre de ces ouvrages, sans découvrir le plus faible endroit de la place, et sans montrer par où il fallait attaquer. Ces raisons firent quitter à Germain son premier dessein. Il espérait qu'il arriverait bientôt une armée de Constantinople : mais après l'avoir attendue longtemps, il commença à désespérer de son arrivée, et à appréhender que Chosroes sachant qu'il était dans Antioche, y vint mettre le siège, afin de prendre un neveu de l'Empereur. Les citoyens touchés de la même crainte délibérèrent entre eux, et jugèrent qu'il n'y avait point d'autre moyen de se délivrer d'un si grand danger, que d'envoyer de l'argent à Chosroes. 4. Ils députèrent donc Mégas, évêque de Bérée, qui était alors à Antioche, et qui était homme fort prudent, pour aller demander grâce à Chosroes. Ayant accepté cette charge, il trouva l'armée des Perses proches de Hiérapolis, et ayant été mené devant le Roi, il le supplia d'avoir pitié d'un peuple qui ne l'avait point offensé, et qui n'était pas capable de résister à sa puissance. Il lui représenta : Qu'il convenait moins à un grand Prince qu'à nul autre d'exercer des violences contre des personnes qui cèdent, et qui se soumettent. Qu'en cela il n'y avait rien d'élevé, ni qui fût digne d'un Roi. Qu'il n'avait pas donné le loisir à Justinien de renouveler les anciennes alliances, ou pour le moins de se préparer à la guerre, mais qu'il avait pris les armes sans la déclarer. Ce discours mit Chosroes dans une si furieuse colère, que s'emportant avec le dernier excès, il menaça de mettre la Syrie, et la Cilicie à feu et à sang, et commanda à Mégas de le suivre devant Hiérapolis, où il allait mener son armée. 5. Quand il fut arrivé, et qu'il eut reconnu que les murailles étaient bonnes, et que la garnison était forte, il demanda de l'argent aux habitants, par un truchement nommée Paul. Ce Paul était Romain: Il avait été élevé parmi eux ; et il enseignait alors la Grammaire à Antioche. Les habitants qui appréhendaient d'être forcés du côte d'une muraille, qui embrasse une petite montagne, et qui désiraient conserver leurs terres, s'accordèrent à payer quatre mille marcs d'argent. Mégas ne cessa depuis de faire d'instantes prières à Chosroes en faveur de tout l'Orient, jusqu'à ce qu'il lui eût promis de sortir des terres de l'Empire, pour mille marcs d'or. [2,7] CHAPITRE VII. 1. Mégas alla le même jour a Antioche et Chosroes ayant touché l'argent, qui lui avait été promis, marcha vers Bérée. C'est une ville située entre Antioche et Hierapolis, en une égale distance de l'une et de l'autre. Mégas marchait à grandes journées sans équipage et sans train. L'armée de Chosroes ne faisait que la moitié d'autant de chemin que lui; si bien qu'en quatre jours Mégas arriva à Antioche, et l'armée à Bérée. Chosroes envoya aussitôt Paul demander de l'argent aux habitants et il prétendait le double de ce qu'il avait reçu à Hiérapolis, à cause qu'il voyait que les murailles étaient faibles. Les habitants qui ne pouvaient espérer de se défendre, promirent tout ce qu'il voulut. Lors néanmoins qu'ils lui eurent donné quatre mille marcs d'argent, et qu'il en demanda encore, ils lui répondirent qu'ils n'avoient plus rien de reste ; et comme il les pressait impitoyablement, ils s'enfuirent avec les soldats dans la citadelle, qui était bâtie sur une hauteur. Le jour suivant il envoya pour recevoir l'argent qu'il demandait. Mais ceux qu'il avait envoyés, lui ayant rapporté qu'ils avaient trouvé les portes fermées, et qu'ils n'avaient vu personne, il commanda d'escalader les murailles. Ce que les soldats ayant fait, ils entrèrent dans la ville, en ouvrirent les porter, et y reçurent toute l'armée. Chosroes ne pouvant modérer sa colère, mit le feu à la plus grande partie des maisons, et alla vers la citadelle, dans la résolution de l'attaquer. La garnison se défendit vaillamment, et tua plusieurs Perses : mais il arriva un grand bonheur à Chosroes par l'imprudence des assiégés. Au lieu de se retirer seuls dans la citadelle, ils y avaient enfermé des chevaux et d'autres bêtes, qui épuisèrent en peu de jours la seule source, d'où ils pouvaient tirer de l'eau. Ainsi ils furent réduits à la dernière extrémité. 2. Cependant Mégas était arrivé à Antioche, et y avait raconté ce qu'il avait négocié avec Chosroes, mais il ne put persuader aux habitants de l'exécuter. Jean fils de Rufin, et Julien Secrétaire d'Etat, ambassadeurs de Justinien y étaient arrivés en même temps, et traversaient l'accommodement. Julien soutenait hautement, que son maître ne donnerait point d'argent à ses ennemis et qu'il ne rachèterait point des villes qui lui appartenaient. Il accusait même Ephraïm évêque d'Antioche, d'avoir dessein de livrer la place. Cela fut cause que Mégas, s'en retourna sans rien faire. Ephraïm se retira dans la Cilicie par la crainte des armes des Perses. Germain l'y suivit bientôt après, avec un petit nombre des siens, ayant laissé le reste à Antioche. 3. Mégas étant retourné en diligence à Bérée, fort fâché de tout ce qui était arrivé, se plaignit à Chosroes de l'injustice et de la perfidie, avec laquelle, sans se soucier des paroles qu'il lui avait données de faire la paix, il avait contraint les habitants d'Antioche de se retirer dans la citadelle, et avait mis le feu à la ville, et l'avait réduite en cendres. Chosroes répondit ainsi à ces plaintes. 4. Vous ne devez imputer qu'à vous-mêmes les maux que vous avez soufferts, puisqu'en ne venant pas dans le temps, dont nous étions convenus, vous nous avez obligés de vous attendre. Pour ce qui est de vos citoyens, est-il besoin d'exagérer leur insolence? Après être demeurés d'accord de payer une somme d'argent pour se racheter du pillage, ils n'y ont pas satisfaits : mais se fiant à leur forteresse, ils m'ont forcé de les assiéger. J'espère néanmoins avec l'aide des Dieux me venger de leur infidélité, et de la perte de tant de braves hommes qu'ils ont tués et qui étaient dignes d'une mort plus honorables. Chosroes ayant répondu de la sorte, Mégas prit la liberté de lui répliquer en ces termes. 5. Si l'on considère que c'est un Prince très-puissant, qui chargé de reproches des personnes très-faibles, on jugera peut-être qu'il y a de la témérité à entreprendre de les repousser. En effet le monde est fait de telle façon, qu'il s'imagine que ceux y qui ont la force de leur coté, y ont aussi la raison. Mais s'il est permis de ne regarder que la vérité, et de fermer les yeux à tout le reste, on trouvera que vous n'avez aucun sujet de vous plaindre, je vous prie d'écouter avec patience le récit de ce qui s'est passé. Vous m'avez envoyé à Antioche. J'en suis revenu sept jours après, il était impossible d'en revenir plus tôt. Quand j'ai été arrivé j'ai vu les mauvais traitements que vous aviez faits à nos citoyens. Ils sont dépouillés de tous leurs biens, et ils ne défendent plus que leur vie. En l'état où ils sont réduits, toute la puissance du monde n'en sauraient tirer de l'argent. Comment vous donneraient-ils ce qu'ils n'ont pas ? Il y a longtemps que les hommes savent distinguer les noms des choses; et qu'ils mettent différence entre la rébellion et l'impuissance. Celle-là se fait haïr, parce que procédant d'un naturel indomptable, elle résiste à l'autorité plus légitime, et à la grandeur la plus élevée. L'autre n'excite que la compassion parce qu'il ne tient pas à elle quelle n'obéisse, et que tout son défaut vient de sa faiblesse. Permettez, Seigneur, qu'après être tombés dans la plus déplorable de toutes les conditions, nous ayons au moins cette consolation dans notre malheur de n'en être pas la cause. Contentez-vous, s'il vous plaît, de l'argent que vous avez reçu et ne le pesez pas dans la balance de votre mérité, mais dans celle de notre misère. N'usez point de violence pour en tirer d'avantage, afin de n'avoir point la honte d'avoir tenté l'impossible. Les folles entreprises manquent toujours de succès, et il est bon de n'entreprendre que ce qui peut réussir. Voilà ce que je puis dire pour la défense des habitants de Bérée. Peut-être que si j'avais conféré avec eux, j'ajouterais quelques raisons, dont je ne suis pas maintenant assez informé. Chosroes lui permit d'aller à la forteresse, où ayant reconnu la disette qu'il y avait d'eau, il en revint baigné de larmes; et s'étant prosterné aux pieds de ce Prince, il l'assura que les habitants n'avaient plus d'argent et le conjura de leur laisser la chose qui leur restait, qui était la vie. Chosroes fléchi par ses larmes, donna sa parole avec serment aux assiégés, qui furent ainsi délivrés d'un extrême péril. Ils se retirèrent, et chacun alla où il voulut. Il sortit aussi quelques soldats, qui se plaignant qu'on leur devait plusieurs sommes, purent partir dans les troupes de Chosroes. Et depuis ils le suivirent en Perse. [2,8] CHAPITRE VIII. 1. Chosroes marchait avec toute son armée contre Antioche à cause que Mégas lui avait rapporté, qu'il n'en avait pu tirer d'argent. Quelques-uns des habitants en étaient déjà sortis, et en avaient emporté ce qu'ils avaient de plus précieux. Les autres se préparaient à en faire autant, lorsque Théoctiste et Molatze Capitaines des troupes du Liban, arrivèrent avec six mille hommes, et relevèrent leurs espérances. Les Perses arrivèrent en même temps, et campèrent proche du fleuve Oronte. Chosroes envoya Paul offrir aux assiégés de lever le siège pour mille marcs d'argent et il était aisé de juger qu'il l'eût levé pour moins. II y eut aussi des Députés de la ville, qui allèrent conférer avec lui touchant les conditions de la paix. Le lendemain de la conférence, le peuple de cette ville, qui est railleur et insolent, se moqua de Chosroes avec des paroles piquantes, et comme il les exhortait à se racheter, en donnant une médiocre somme d'argent, il s'en fallut de peu qu'ils ne l'accablassent de pierres. 2. Cela mit Chosroes dans une extrême colère, et lui fit prendre la résolution d'attaquer la Place. Le lendemain il fit avancer toutes ses troupes, et en ayant placé une partie aux environs de la rivière, il alla avec les plus braves à l'endroit de la muraille qui était le plus haut et le plus faible. Les Romains se trouvant incommodés dans un lieu fort étroit où ils combattaient, s'avisèrent d'attacher ensemble de longues pièces de bois, et de les suspendre le long des courtines, afin d'y pouvoir loger un plus grand nombre de soldats. Les Perses attaquaient vivement la ville, et surtout du coté de la montagne, d'où ils tiraient un nombre innombrable de flèches. Les Romains se défendaient vaillamment, et non seulement les soldats faisaient fort bien leur devoir, mais aussi toute la jeunesse de la ville. C'était un grand avantage aux assiégeants de combattre, comme de plain pied, du haut d'une roche, dont ils s'étaient emparés d'abord. Si les assiégés eussent eu le courage de s'en rendre maîtres les premiers, ils eussent sans doute évité leur perte. Mais ils ne s'en avisèrent pas. Il fallait qu'Antioche fut ruinée par les Perses, qui animés de la présence de Chosroes firent des efforts extraordinaires, et ne donnèrent point de relâche à leurs ennemis. 3. Comme les Romains étaient au haut des murailles en plus grand nombre, et en plus grand désordre qu'auparavant, les cordages, qui tenaient les pièces de bois se rompirent, et tout l'édifice tomba par terre. Ceux qui étaient dans les tours en ayant entendu le bruit, crurent que c'étaient les murailles qui étaient abattues, et prirent la fuite. Les jeunes gens qui avant le siège étaient de partis contraires, se réunirent pour la défense de leur patrie. Theoctiste et Malatze montèrent à cheval et coururent à la tête de quelques gens vers les portes, où ils disaient qu'ils se joindraient à Buzès, pour repousser l'ennemi. Les hommes, les femmes et les enfants allaient aussi en foule du même coté, et ils y étaient écrasés par les chevaux, de sorte qu'il s'y fit un grand massacre. 4. Les Perses dressèrent des échelles contre la muraille, et y montèrent sans peine. Mais quand ils furent sur les créneaux, ils s'y arrêtèrent, et y demeuraient quelque temps sans oser descendre. Je crois qu'ils appréhendaient que les ennemis leur eussent tendu quelque piège dans un certain creux fort profond, qui est entre le roc et la ville. On dit que ce fut Chosroes qui retint les gens, parce qu'il savait combien il était difficile de descendre, et qu'il voyait de loin la déroute des ennemis. Il craignait de les forcer de revenir à la charge en les poursuivant, et de manquer de prendre cette ville importante, qui était non seulement la plus ancienne, et la plus célèbre que les Romains possédassent dans l'Orient, mais encore la plus considérable par l'étendue de son enceinte, par la magnificence de ses bâtiments, par l'abondance de ses richesses, et par le nombre de ses citoyens. Il négligea donc toute autre chose, pour donner aux Romains le loisir de se sauver. Les Peres leur faisaient signe de la main de s'enfuir. La garnison, tant les chefs que les soldats, sortirent tous par une même porte, qui est celle par où l'on va à un faubourgs appelée Daphné. Alors les Perses descendirent du haut des murailles, et entrèrent dans la ville. 5. Quelques jeunes habitants qui y étaient encore, recommencèrent le combat; et bien qu'ils fussent demi-nus, et qu'ils ne combattissent qu'avec des frondes, ils ne laissèrent pas de remporter d'abord quelque avantage, et de chanter des chansons en l'honneur de Justinien, et de le proclamer vainqueur. Chosroes, qui cependant était assis dans une tour bâtie sur la montagne, commanda de lui amener les ambassadeurs des Romains. 6. Un Capitaine nomme Zabergam, qui crut que c'était pour traiter avec eux de la paix, s'approcha, et lui dit: Seigneur, il semble que vous soyez d'un sentiment bien différent de celui des Romains touchant la. conservation de leurs vies. Ils vous ont attaqué avec toutes fortes d'outrages avant le siège. Il n'y a point eu d'attentats qu'ils n'aient commis depuis qu'ils ont été vaincus, de sorte qu'il y a apparence qu'ils craignent que vous n'ayez envie de leur faire grâce. Vous au contraire, vous voulez sauver des gens qui veulent périr. Après que Chosroes eut entendu ce discours, il envoya reconnaître l'état de la ville par une troupe des plus braves de ses gens, qui lui rapportèrent qu'il n'y avait plus rien à appréhender. Les Perses devenus les plus forts en nombre avaient mis les habitants en déroute, et en avaient fait un nouveau carnage, sans épargner ni âge ni sexe. 7. On dit que deux Dames des plus illustres par les avantages de la naissance, étant sorties de la ville, et étant sur le point de tomber entre le mains des ennemis, se jetèrent dans le fleuve Oronte, où. elles perdirent la vie, de peur de perdre l'honneur. [2,9] CHAPITRE IX. 1. Les ambassadeurs étant venus devant Chosroes, il leur parla de la sorte. L'ancien proverbe est véritable, qui dit que Dieu ne donne jamais aux hommes des biens qui soient purs, mais qu'il les tempère toujours de quelque mal. Nos rires sont mêlés de larmes, notre joie de tristesse, notre prospérité de disgrâce ; et nous ne goûtons point de parfait plaisir. J'ai pris sans peine cette ville si célèbre. C'est une victoire signalée que je tiens de la libéralité des Dieux. Maiss quand je regarde la multitude des morts, et que je considère que mes trophées sont teints du sang des vaincus ; je n'en ressens pas un vrai contentement. Il en faut attribuer la cause à ces misérables habitants, qui n'ayant pu soutenir le siège, n'ont pas laissé que d'être si téméraires, que d'attaquer une armée victorieuse, qui était entrée de vive force dans leur ville. Les premiers de la Cour me priaient de leur permettre de l'investir, et de faire passer tous les prisonniers au fil de l'épée. Mais moi qui suis persuadé qu'il y a de la cruauté à traiter ainsi un ennemi vaincu, j'exhortais les fuyards à doubler le pas, et à se mettre en sûreté. 2. Chosroes disait ces paroles d'un ton faible et languissant, afin de faire croire aux ambassadeurs qu'il était fâché des maux que la ville d'Antioche avait soufferts. Mais ils ne savaient que trop la véritable raison pour laquelle il avait permis aux assiégés de se sauver. Il trahissait sa pensée, il déguisait la vérité, et il chargeait avec plus d'adresse, que nul autre n'eût pu faire, les innocents des crimes, dont il était lui-même coupable. Il était toujours prêt à promettre toutes choses, et à confirmer ses promesses par des serments, mais il était encore plus porté à oublier ce qu'il avait promis. Quoi qu'il eût sur le visage l'image de la piété, et qu'il eut dans la bouche des paroles qui ne témoignaient que de l'éloignement pour les mauvaises actions ; il n'y en avait point qu'il ne commît, lors qu'il en pouvait tirer de l'utilité. Quand il se rendit maître de Sura, par de mauvais artifices ; on dit que voyant dans le sac de cette misérable ville, une Dame de qualité, que des Soldats traînaient avec violence, et qui tenait par la main un petit enfant sevré depuis peu de jours, et qui ne pouvant suivre sa mère, était blessé par les inégalités de la terre, contre laquelle il se heurtait rudement, il dit en présence de l'Ambassadeur des Romains, et de plusieurs autres personnes, en soupirant, et en faisant semblant de pleurer, qu'il priait Dieu de punir l'auteur de tant de maux. Il voulait désigner Justinien, quoiqu'il fût bien qu'il en était lui-même l'auteur. Voilà le véritable portrait de Chosroes. Son mauvais naturel ne l'empêcha pas de parvenir à l'Empire plutôt que Zamès, à qui il eût appartenu, au défaut de son frère Coase, si la nature ne lui eût point envié cet honneur, en le faisant borgne. Coase ne fut exclus que par l'aversion que Cabade, leur père commun, avait injustement conçu contre lui. Dés qu'il en eût pris possession, il apaisa tous les mouvements qui s'y élevèrent, et il fit aux Romains tout le mal qu'il désira. 3. Quand la fortune a dessein d'élever quelqu'un, elle le fait toujours dans le temps, et de la manière qu'elle l'a destiné. Elle ne considère ni le mérite de la personne, ni l'extravagance du choix, ni les discours de ceux qui la blâmeront, d'avoir mal ménage ses faveurs. Enfin elle ne se soucie que de venir à bout de ce qu'elle souhaite. Mais laissons à Dieu la conduite de toutes choses. 4. Chosroes défendit à ses Soldats de tuer. Il leur permit seulement de faire des prisonniers, et de se charger de butin. Pour lui il descendit de la montagne avec les ambassadeurs, et entra dans une Église, où il trouva tant d'ornements, et tant de vases d'or et d'argent, qu'il eut de quoi s'enrichir, bien qu'il ne prit aucune part à tout le reste des dépouilles. Il enleva de ce saint lieu quantité de marbre, et d'autres ouvrages exquis, pour les transporter en Perse. Il commanda ensuite de brûler la ville. Les ambassadeurs le supplièrent de conserver au moins l'Église. Ce qu'il leur accorda pour de l'argent. Ayant ensuite laissé un petit nombre de Perses, à qui il avait donné l'ordre de mettre le feu, il se retira au même lieu où il était campé devant le siège. [2,10] CHAPITRE X. 1. Le Ciel avait donné un peu auparavant à la ville d'Antioche des présages de sa ruine. Les Enseignes de la garnison, qui étaient enfoncées dans ta terre du côté de l'Occident, étaient passées du côté de l'Orient, et depuis étaient revenues en leur place, sans que personne ne fût touché. Les Soldats montrèrent à leur Trésorier nommé Tatien, qui était un homme fort sage, et natif de Mopueste, les Étendards, lors qu'ils se remuaient encore. Ils firent remarquer la même chose à plusieurs autres. Mais ceux qui virent ce prodige, ne comprirent pas que c'était un présage que la ville passerait de la domination de l'Empereur d'Occident, sous la domination de l'Empereur d'Orient. Ainsi le malheur leur était inévitable. 2. Pour moi quand je décris cet accident, et que je travaille à le consigner à la postérité, je suis frappé d'étonnement, de ce que Dieu élève quelquefois jusqu'au Ciel, la grandeur, ou des hommes, ou des villes, et qu'il l'abaisse en un autre temps, et l'anéantit sans qu'il en paraisse de raison que nous puissions pénétrer: Car il n'est pas permis de croire qu'il agisse sans en avoir de secrètes, et d'impénétrables. 3. Enfin la ville d'Antioche fut détruite par le plus impie de tous les hommes, mais néanmoins toutes les marques de sa beauté et de sa magnificence ne furent pas effacées. Toutes les maisons furent consumées par le feu, excepté l'Eglise, qui fut conservée par ceux qui en avaient reçu l'ordre. Quelques bâtiments proches d'un lieu appelle Cereteum, furent aussi sauvés de cette incendie, non pas par l'ordre des hommes mais par leur propre situation, qui les séparant des autres, fut cause que la flamme ne s'étendit pas jusqu'à eux. Les Barbares brûlèrent tout ce qui était hors de la ville, excepté l'Eglise de Saint Julien, et les maisons où logeaient les ambassadeurs. Ils épargnèrent aussi les murailles. 4. Les ambassadeurs vinrent incontinent après trouver Chosroes, et lui parlèrent en ces termes. Seigneur, si nous n'avions l'honneur de vous voir et de vous parler, nous ne pourrions nous imaginer que Chosroes fils de Cabade fut entré sur nos terres à main armée, qu'il eût violé un serment qu'il venait de faire avec tant de solennité, sans considérer que la sainteté des serments est le gage le plus certain des promesses parmi les hommes. Enfin nous ne pourrions croire qu'il eût rompu un traité de paix, sans faire réflexion que ces traités sont l'unique ressource de ceux qui ne trouvent point d'assurance dans la guerre. Faire tout te que nous venons de dire ; qu'est-ce autre chose que changer la vie des hommes en la vie des bêtes ? Si l'on ne veut pas observer les contrats que l'on a signés, il faut faire une guerre sans paix et sans trêve. Et faire une guerre de cette manière, c'est renoncer aux sentiments de l'humanité. Nous ne savons certes quelle a été votre pensée, quand vous avez mandé à votre frère, que c'était lui qui était cause de la rupture. Cela fait connaître que vous êtes persuadé que c'est un grand mal de rompre la paix. Mais s'il est innocent en ce point, vous avez eu tort de prendre les armes. Que s'il est coupable de quelque faute, ne poussez, pas plus loin votre vengeance, afin de remporter sur lui quelque avantage. Car le plus véritable avantage que l'on puisse remporter, est de faire moins de mal que son ennemi. Mais comme nous sommes assurés qu'il n'a point contrevenu aux traités, nous vous conjurons de ne point faire de mauvais traitement aux Romains. Vos sujets n'en peuvent tiret aucun profit, et vous vous n'en pouvez attendre d'autre fruit vous-même, que de faire voir à tout le monde que vous outragez vos alliés par la plus odieuse de toutes les perfidies. 5. Quand Chosroes eut entendu ce discours, il soutint aux ambassadeurs que c'était Justinien qui avait le premier rompu l'alliance, et il en apporta des raisons, dont quelques unes étaient véritables et solides, mais les autres étaient frivoles, et sans fondement. Il produisit des lettres qu'il avait écrites à Alamondare, aux Huns, mais il n'osa avancer, ni entreprendre de justifier que les Romains eussent exercé les premiers des actes d'hostilité. 6. Les ambassadeurs contestaient la vérité d'une partie de ce qui leur était objecté ; et à l'égard du reste, ils tâchaient d'en excuser l'Empereur, en rejetant la faute sur ses Ministres. Chosroes pour toute conclusion demanda de l'argent ; mais il ne voulait pas que ce fut en un seul paiement ; parce, disait-il, que la paix, qui n'est faite que pour une somme d'argent, ne subsistant qu'autant que cette somme dure; il désirait que le paiement se fît tous les ans, afin que la paix fût perpétuelle. Il assurait qu'alors les Perses seraient contents de garder les portes Caspiennes, et qu'ils n'auraient plus de regret des fortifications de Dara, puisque l'argent qu'ils recevraient leur tiendrait lieu de récompense. Les ambassadeurs répondaient que les Perses prétendaient par ce moyen imposer un tribut aux Romains. Chosroes répliquait que ce ne serait pas un tribut, mais une pension que les Romains donneraient aux Perses, qui porteraient les armes pour leur défense, de même qu'ils en donnent aux Huns et aux Sarrasins, qui gardent leurs frontières. 7. Après plusieurs contestations de part et d'autre, on demeura enfin d'accord, que Chosroes toucherait alors cinq mille marcs d'or pour une fois seulement, et qu'à l'avenir il en recevrait cinquante marcs par an : Qu'il y aurait cessation d'armes, et qu'il retirerait ses troupes dès le moment qu'il aurait reçu des otages; et enfin que les articles du traité seraient ratifiés par des ambassadeurs que Justinien lui enverrait exprès pour cela. [2,11] CHAPITRE XI. 1. Chosroes se retira vers Séleucie, qui est une ville maritime, distante de cent trente stades d'Antioche. Il n'y fit point de mal, et n'y trouva pas même à qui en pouvoir faire. Ensuite il se baigna seul dans la mer, et après avoir sacrifié au Soleil, et à d'autres Dieux, il retourna à son camp. Quand il y fut, il témoigna avoir envie d'aller à Apamée, par la seule curiosité de la voir. Les ambassadeurs, qui jugeaient qu'il ne cherchait qu'un prétexte pour piller cette place, et les gens d'alentour ne consentirent qu'il y allât, qu'à condition de la considérer promptement, y toucher mille livres d'argent, et en partir aussitôt après. Il alla ensuite à Daphné, qui est un faubourg d*Antioche, où il admira deux choses, le bois et les fontaines, puis il en sortit sans y avoir rien ruiné, excepté l'Eglise de Saint Michel, et quelques-maisons, où il mit le feu pour le sujet que je vais dire. 2. Un cavalier perse, fort estimé dans l'armée, et qui avait l'honneur d'être connu du Roi, étant allé avec quelques-uns de ses compagnons dans un lieu nommé Trite, qui est tout plein de rochers et où l'église de Saint Michel avait été bâtie, selon le dessein qu'Evaride en avait donne ; et y ayant aperçu un jeune homme d'Antioche, qui était seul à pied et qui se cachait, il se sépara de ses compagnons pour le poursuivre. Ce jeune homme, qui était un Boucher, nommé Aimaque, étant prêt d'être pris, se retourna soudain, et jeta au soldat une pierre de telle raideur, que l'ayant frappé au visage, il en tomba par terre. Aimaque court aussitôt à lui ; et comme il n'avait point d'armes, il se sert de son poignard pour le tuer. Il prend ensuite son argent, ses armes et ses habits, monte sur son cheval ; et soit par un bonheur extraordinaire, ou par la connaissance qu'il avait du pays, il s'enfuit, sans que l'on ait pu savoir où il s'était retiré. Chosroes conçût un tel dépit de la mort de ce soldat, qu'il commanda aux gens de sa suite de mettre le feu à l'église de Saint Michel. Ils le mirent non seulement à l'église, mais encore aux maisons d'alentour, dans la créance que c'était l'intention du Roi. Voilà comment la chose se passa. 3. Chosroes alla ensuite avec toute son armée à la ville d'Apamée, où il y a un morceau de la Croix du divin Sauveur, qui souffrit volontairement la mort à Jérusalem. Cette sainte relique est longue d'une coudée, et elle fut autrefois apportée secrètement par un Syrien. Les habitants qui espérèrent en recevoir un puissant secours dans leurs besoins, la mirent dans une chasse de bois, enrichie d'or et de pierreries, et en donnèrent la garde à trois prêtres. On la tire de la chasse une fois l'an pour l'adorer. Le peuple d'Apamée étant donc alors épouvanté par l'approche des Mèdes, et redoutant les effets de la colère de Chosroes, alla prier l'évêque de leur montrer la relique, afin de se prosterner pour l'adorer, et de mourir ensuite avec plus de constance. Il arriva en cette occasion une chose qui est au dessus de toute sorte de discours et de créance. Quand l'évêque prit le saint-Bois entre ses mains, et qu'il le montra au peuple il parut au dessus une lumière extraordinaire, qui éclairait l'endroit de la voûte, lequel était à l'opposite. A mesure que l'évêque marchait, en faisant la procession, la lumière avançait également. La vue de ce miracle tirait des larmes de joie des yeux du peuple, et lui remplissait le cœur d'une merveilleuse confiance. Quand la procession fut achevée et que l'évêque, qui se nommait Thomas, eut remis la relique dans la chasse, la lumière disparut. 4. Ce prélat ayant appris que l'armée ennemie était proche, il alla incontinent trouver Chosroes, qui lui demanda si les habitants étaient résolus de soutenir un siège. Thomas ayant répondu que ce n'était pas leur dessein, Chosroes repartit: Que ne m'ouvrent-ils donc les portes, afin que j'entre dans leur ville, suivi seulement d'une petite partie de mes gens ? Je suis venu pour vous inviter d'y entrer, répliqua l'évêque. Alors l'armée se campa, et Chosroês entra dans Apamée, avec deux cents des meilleurs hommes qu'il y eut dans ses troupes. Aussitôt qu'il fut dedans, il oublia le traité qu'il avait fait avec les ambassadeurs, et exigea de l'évêque, non pas mille livres d'argent, mais plus de dix mille, et outre cela tout ce qu'il y avait de riche et de précieux dans le trésor. Je pense qu'il eut ruiné la ville, et emmené les habitants, si la main de Dieu ne l'eut retenu, tant il était possédé par le désir des richesses. Il s'imaginait que toute la gloire consistait à réduire des places, et pourvu qu'il en vint à bout, il se souciait fort peu de violer les promesses et ses serments. Ce qu'il fit contre la ville de Dara, au préjudice d'un traité d'alliance, et contre celle de Callinique, qu'il attaqua durant une trêve, ne fait que trop voir quel était son naturel. Mais nous en parlerons plus amplement dans la suite. Ce fut sans doute par une protection visible du ciel, qu'Apamée fut conservée. Thomas voyant que Chosroes, après avoir pillé le trésor, ne laissait pas de brûler d'une avarice insatiable, lui montra, la chasse, et en ayant tiré le bois de la Croix, lui dit : Seigneur, ce Saint Bois fait maintenant toutes mes richesses; comme je n'ai rien qui me soit si précieux, je vous supplie de me le laisser. Pour cette chasse-ci il y a de l'or et des pierreries, je ne vous empêche pas de l'emporter. Chosroes lui accorda sa prière. 5. Ensuite pour gagner la faveur du peuple, il commanda d'aller au cirque, et d'y faire les combats accoutumés, dont il voulut être spectateur. Comme il avait ouï dire autrefois que Justinien favorisait le parti, qui se faisait remarquer par la couleur bleue, il souhaita que l'autre parti fût victorieux. Les deux chariots ayant donc quitté les barrières, et le bleu ayant déjà gagné le devant, il s'imagina que cela se faisait à dessein, et cria tout en colère, que l'Empereur ne devait pas avoir le pas, et commanda au cocher, qui était le premier, de s'arrêter : A quoi ayant obéi, le vert passa, et eut l'avantage. 6. Un citoyen d'Apamée s'étant venu se plaindre à lui, de ce qu'un soldat avait violé sa fille, il le condamna à la mort ; mais comme le peuple lui eût demandé sa grâce, il la lui accorda, et toutefois le fit pendre secrètement, puis il s'en retourna avec toute son armée. [2,12] CHAPITRE XII. 1. Quand il fut arrivé à Chalcide, qui est une ville éloignée de quatre-vingt quatre stades de Bérée, il oublia de nouveau tous les traités, et envoya Paul menacer les habitants de les assiéger, s'ils ne lui donnaient de l'argent, et s'ils ne lui livraient la garnison, et le gouverneur. Les habitants qui craignaient d'exciter la colère de l'un des deux Empereurs, répondirent ; qu'ils n'avaient point de soldats en garnison, et cachèrent ceux qu'ils avaient. Ensuite, ils donnèrent deux cents marcs d'or, qu'ils eurent beaucoup de peine à amasser. Chosroes, qui ne s'en voulait pas retourner par le même chemin qu'il avait tenu en venant, traversa l'Euphrate, et ravagea la Mésopotamie. Il bâtit un pont proche d'un lieu appelé Obbane, qui n'est qu'à quarante stades du fort de Barbalisse. Quand il eut passé le pont, il fit publier que l'armée eut à le passer dans trois jours, après lesquels il le ferait rompre, comme il le fit en effet le troisième jour, quoiqu'il fût demeuré derrière plusieurs soldats, qui revinrent depuis comme ils purent: L'amour de la gloire lui inspira le dessein de prendre Edesse ; et certains bruits répandus parmi les Chrétiens, que cette ville était imprenable, l'y confirmèrent. Voici quel était le fondement de cet bruits. 2. Il y eut autrefois un Toparque dans Edesse (c'est ainsi que l'on appelait les petits Rois de chaque pays) nommé Augare, qui était un des plus habiles, et des plus prudents de son siècle, et qu'Auguste chérissait très particulièrement. Etant allé à Rome pour faire alliance avec les Romains, il eut diverses conférences avec cet Empereur, qui conçut une si haute opinion de sa suffisance, qu'il ne pouvait plus vivre sans lui, et qu'il ne lui voulut pas permettre de s'en retourner. Après avoir demandé plusieurs fois cette permission, sans la pouvoir obtenir, il s'avisa de ce moyen. Un jour qu'Auguste l'avait envoyé à la chasse, à cause qu'il y était fort adroit, il prit plusieurs bêtes à l'entour de Rome, et emporta aussi avec elles une portion de la terre où il les avait trouvées. Il vint avec sa prise devant Auguste, qui était assis, selon sa coutume, dans le Cirque. Il la lui montra, et lui désigna tous les lieux d'où chaque bête venait. Il plaça ensuite en divers endroits du Cirque les diverses portions de terre qu'il avait apportées. Et ayant fait lâcher toutes les bêtes, à l'instant chacune courut à la terre d'où elle avait été tirée ; ce que l'Empereur remarquant avec attention, et admirant que la nature eut gravé sans préceptes dans le cœur des animaux une si forte inclination pour leur patrie, Augare se jeta à ses pieds, et lui dit: Seigneur, jugez, s'il vous plaît, dans quel sentiment je dois être, moi qui ai une femme, des enfants, et un petit royaume dans mon pays ? L'Empereur convaincu par l'évidence de la vérité, lui permit, quoi qu'à regret, de s'en retourner, et lui promit tout ce qu'il demanderait. Il demanda à Auguste de faire bâtir un Cirque à Edesse. Etant de retour, ses sujets lui demandèrent ce qu'il avait obtenu à Rome en leur faveur ? Il leur répondit, qu'il avait obtenu une tristesse sans perte, et une joie sans profit. C'est ainsi qu'il désignait la nature et la condition du Cirque. 3. Quand il fut devenu vieux, il fut attaqué de la goutte, qui lui causait de grandes douleurs, et qui lui ôtait le mouvement ; de sorte qu'après avoir eu recours inutilement aux plus fameux médecins, il était réduit à ne plus chercher de soulagement que dans ses plaintes. En ce temps-là Jésus Fils de Dieu était revêtu d'un corps mortel, et conversait visiblement avec les hommes dans la Palestine. Il a bien montré qu'il était véritablement Fils de Dieu, par la vie toute sainte qu'il a menée, et par les miracles tout divins qu'il a opérés. Il a retiré les morts du tombeau par la force toute-puissante de sa parole. Il a rendu la vue à des aveugles nés, guéri la lèpre, redressé des boiteux, et produit d'autres merveilles, qui sont au dessus de tous les efforts de la médecine et de la nature. Lorsque le Roi Augare eut appris toutes ces choses par le récit de ceux qui venaient de la Palestine, il eut espérance de guérir, et écrivit à Jésus pour le prier d'abandonner les hommes ingrats de la Judée, et de venir demeurer avec lui. 4. Jésus lui fit réponse, qu'il ne le pouvait aller trouver, mais qu'il lui promettait de le guérir. On dit qu'il l'assura aussi, que jamais sa ville ne serait prise par les Barbares. Ceux qui ont écrit l'Histoire du pays, n'ont point eu de connaissance de ce dernier chef. Mais les habitants soutiennent qu'il a été' trouvé dans une lettre, dont ils ont gravé les propres paroles au dessus d'une des portes de la ville, afin d'en conserver la mémoire. La ville tomba néanmoins depuis sous la domination des Mèdes. Il est vrai qu'ils ne la réduisirent pas par leurs armes, mais enfin ils en prirent possession par une rencontre, dont je dirai encore un mot. Augare ayant reçu la lettre de Jésus, fut guéri, et ne mourut, qu'après avoir joui longtemps de la santé, qu'il avait recouvrée par miracle. Celui de ses enfants qui lui succéda, fut un des plus méchants hommes du monde, exerça d'horribles violences contre ses sujets, dont appréhendant que les Romains ne se vengeassent, il prit le parti des Perses. Longtemps après, les habitants ayant chassé leur garnison, le donnèrent volontairement aux Romains. 5. Mon opinion est que Jésus n'a point écrit la lettre dont je viens de parler ; mais comme la ville était sous sa protection, on s'est imaginé qu'il ne permettrait pas qu'elle fût prise. Il importe peu ce qu'il en soit, ni ce que l'on en pense. 6. Chosroes crut que ce bruit l'obligeait de tenter de se rendre maître de cette place. Quand il fut arrivé à un village, qui n'en est éloigné que d'une journée, et qui se nomme Barne, il y passa la nuit. Le lendemain il en partit avec toute son armée, et faute de savoir les chemins, après avoir marché tout le jour, il parti encore la nuit dans le même lieu. Ce qu'on dit qui lui arriva par deux-fois. Enfin on assure que lorsqu'il fut devant Edesse, il lui tomba une fluxion sur la joue, qui fut cause qu'il quitta le dessein du siège, et qu'il se contenta d'envoyer Paul pour demander de l'argent. Bien que les habitants se vantassent de ne pouvoir être pris de force, néanmoins ils lui donnèrent deux cents marcs d'or, afin qu'il ne fît point de dégât dans la campagne. [2,13] CHAPITRE XIII. 1 Justinien écrivit à Chosroes pour la confirmation du traité de paix, qui avait été' conclu avec les ambassadeurs. Aussitôt que Chosroes eut lu la lettre, il rendit les otages, et partit. 2. Il exposa ensuite en vente les prisonniers qu'il avait emmenés d'Antioche, envers lesquels les habitants d'Edesse donnèrent des marques d'une charité inouïe. Il n'y eut personne qui ne portât dans l'église quelque chose pour leur rançon, chacun selon son pouvoir, et quelques-uns-même semblèrent y contribuer au delà de leur pouvoir. Les femmes publiques y sacrifièrent leurs ornements. Les paysans qui n'avaient point d'argent donnaient un âne, ou un mouton. On amassa de la sorte une grande quantité d'or, d'argent et d'autres biens ; et néanmoins on n'en employa rien pour la liberté des prisonniers. Buzès brûlant du désir de profiter de tant de richesses, fut cause. que Chosroes les emmena, et s'opposa à un dessein aussi louable que celui des habitants. 3. Les Caréniens vinrent au devant de Chosroes, et lui offrirent de l'argent, pour se racheter du pillage. Il le refusa toutefois, en faveur de ce que la plupart n'étaient pas Chrétiens, mais engagés encore dans les superstitions du paganisme. Il reçût celui que les habitants de Constantine lui apportèrent, bien qu'il prétendit que leur ville lui appartenait. Voici sur quoi là prétention était fondée. 4. Après que Cabade eut pris Amide, il eut envie d'attaquer Edesse et Constantine. Comme il fut proche d'Edesse, il étendit la main vers les murailles, et demanda aux Mages s'il prendrait la ville ? Les Mages répondirent que non; parce que cette action de la main était plutôt un signe de conservation et de salut pour les habitants, que de ruine et de désolation. Cabade ajoutant foi à cette réponse, marcha vers Constantine, et choisit un lieu propre pour faire camper son armée. Il y avait alors à Constantine un évêque nomme Baradote, homme de singulière piété, et dont les prières avaient une merveilleuse efficace. Il était impossible de le regarder, sans remarquer sur son visage les traits de la vertu et de la grâce. Ce saint personnage vint présenter à Cabade du vin, des figues, du miel et du pain, et le conjurer de ne pas employer ses forces contre une place abandonnée par les Romains, et tout-à-fait méprisable, où il n'y avait ni fortification, ni garnison, et qui n'était habitée que par un petit nombre de personnes réduites à la pauvreté et à la misère. Cabade ne se contenta pas de lui accorder se prière ; il lui fit encore présent de toutes les munitions qu'il avait préparées pour la subsistance de son armée durant le siège. Il quitta ainsi les terres des Romains, et c'est ce qui faisait dire à Chosroes, que la ville de Constantine lui appartenait. 5. Quand il fut arrivé devant Dara, il se prépara à y mettre le siège. Les Romains qui étaient dedans, et Martin qui y commandait, se préparèrent à le soutenir. La ville est ceinte d'une double muraille. Celle de dedans est fort élevée, et des plus belles que l'on puisse voir. Les tours ont cent pics de hauteur, et les courtines soixante. La muraille de dehors est plus basse, mais plus épaisse et plus solide. L'espace d'entre les deux murailles est large de cinquante pieds ; et c'est où les habitants mettent leurs troupeaux durant les sièges. Chosroes attaqua la muraille de dehors du côté de l'Occident, et en ayant chassé à force de traits ceux qui la défendaient, il brûla une des portes, mais pas un des siens ne fut assez hardi pour y passer. Il résolut après de faire une mine du côté de l'Orient, qui est le seul où la terre puisse être remuée, tout le reste étant occupé par des rochers. Ils commencèrent donc le travail proche du fossé, ils creusèrent si profondément, qu'ils ne pouvaient plus être vus par ceux de la ville. Ils avaient déjà miné les fondements de la première muraille, et traversa même une grande partie de l'espace où paissaient les troupeaux, et ils s'approchaient déjà de la seconde muraille ; de sorte qu'ils ne pouvaient manquer de prendre bientôt la place, lors que, je ne sais par quelle fatalité, qui en devoir empêcher la prise, il sortit de leur camp un homme seul sur le midi, si toutefois c'était un homme, qui alla ramasser les traits que les Romains avaient lancés contre les assiégeants, et raillant d'abord les assiégés, les avertit enfin de la mine, et leur conseilla d'y remédier promptement. Les Romains mirent incontinent un grand nombre de pionniers, dans l'espace qui est entre les deux murailles. Pendant que les Perses continuaient leur travail, et creusaient toujours en ligne droite, les Romains firent un fossé de traverse par le conseil d'un excellent ingénieur nommé Théodore, où plusieurs Perses tombèrent. Les premiers y périrent ; les autres se sauvèrent, à cause que les Romains ne les voulurent pas poursuivre dans les ténèbres. Ce dessein ayant si mal réussi à Chosroes, il perdit toute espérance de prendre la place. Il conféra donc avec les assiégés, reçut deux mille livres d'argent, et s'en retourna en Perse, Justinien ayant appris la nouvelle de ce siège, témoigna ne vouloir plus ratifier la paix, et se plaignit que Chosroes eût formé ce siège au préjudice de l'accord. Voilà ce qui arriva aux Romains dans la première irruption des Perses. [2,14] CHAPITRE XIV. 1. Chosroes bâtit une ville dans l'Assyrie, à une journée de celle de Ctésiphon, et l'appela Chosroantioche, tant de son nom, que de celui de l'ancienne Antioche, des prisonniers de laquelle il la peupla. Il fît aussi construire un bain public, et un cirque pour ces nouveaux habitants, et leur laissa un grand nombre de cochers et de musiciens, qu'il avait amenés de diverses villes conquises. De plus il leur fournit des vivres durant toute la vie avec une libéralité toute extraordinaire. Il ordonna qu'elle serait appelée Royale, à cause qu'elle relevait immédiatement de lui, et que les esclaves qui s'y réfugieraient, et qui seraient avoués pour parents par quelqu'un des citoyens, ne pourraient être revendiqués par leurs maîtres, quand même ces maîtres seraient des principaux de l'Etat. Tel fut l'accomplissement du présage qui arriva aux habitants d'Antioche, sous le règne de l'empereur Anastase. Il s'éleva alors un vent furieux, qui agita le faubourg de Daphné, et qui déracina de grands cyprès, qu'il était défendu expressément de couper. Depuis, sous l'Empire de Justin la ville lut ébranlée par un tremblement de terre, qui renversa les plus belles maisons, et qui, à ce que l'on dit, écrasa trente mille des habitants. Mais dans cette dernière occasion toute la ville fut ruinée. Voilà l'histoire de ces malheurs. 2. Bélisaire revint alors d'Italie à Constantinople, où il avait été rappelle par l'Empereur, qui le nomma au commencement du printemps général de l'armée contre les Perses. Il y eut aussi des capitaines, qui étaient revenus avec lui d'Italie, qui eurent ordre de le suivre dans cette guerre, et entre autres, Valérien, qui devait commander les Arméniens. Car pour ce qui est de Martin, au premier bruit des armes, il avait été dépêché dans l'Orient. Et c est pour cela que Chosroes le trouva dans la ville de Dara, comme nous t'avons vu. 3. Vitigis fut le seul de tous les Goths qui demeura à Constantinople, les autres ayant été employé dans l'armée de Bélisaire. 4. Dans ce temps, celui des deux ambassadeurs de Vitigis qui prenait la qualité d'évêque mourut ers Perse, l'autre y demeura. Mais comme leur interprète en revenait, il fut pris par Jean, et mis en prison dans. Constantine, ou il raconta le détail de ce qui s'était passé dans l'ambassade. Bélisaire marchait cependant à grandes journées, afin de prévenir Chosroes, et de l'empêcher d'entrer sur les terres de l'Empire. [2,15] CHAPITRE XV. 1. Chosroes conduisait des troupes vers la Colchide, à la sollicitation des Laziens, pour le sujet que je vais dire. Les Laziens habitaient autrefois dans la Colchide, et obéissaient aux Romains. Ce n'est pas qu'ils leur payassent de tribut, ni d'autre redevance : Mais quand leur Roi était mort, son successeur recevait de la main de l'Empereur les marques de la dignité royale ; afin qu'il gardât avec ses troupes les forteresses du pays, et qu'il s'opposât à l'inondation des Huns, qui descendant du Causase, se répandaient au travers de la Lazique sur les terres de l'Empire. Mais bien qu'ils gardassent ainsi les avenues, ils ne recevaient toutefois des Romains ni troupes, ni argent et ils n'étaient point obligés de les suivre dans les expéditions militaires. Ils entretenaient commerce par mer avec les Romains du Pont, et leur donnaient des peaux et des esclaves, en échange du blé et du sel qu'ils recevaient d'eux. 2. Depuis que ce que j'ai raconté dans le livre précédent, touchant Gyrgène Roi des Ibériens, fut arrivé, les soldats romains commencèrent à demeurer dans le pays des Laziens, et à leur être fort à charge, et surtout leur commandant nommé Pierre, qui était un homme orgueilleux et violent. Il était d'Arzanéne, qui est une ville bâtie sur le bord du fleuve Nymphius, et de l'obéissance des Perses. Il fut emmené prisonnier dès son enfance, lorsque Justin, après avoir pris la ville d'Amide, fit irruption sur les terres de ces Barbares. Il eut le bonheur de trouver un maître, qui le fit si bien élever, qu'il devint capable d'être secrétaire de Justin. Ce prince étant depuis parvenu à l'Empire, après la mort d'Anastase, il lui donna une charge de capitaine, que l'avidité insatiable de son avarice lui fit exercer avec d'horribles cruautés. Justinien envoya depuis dans le pays des Laziens d'autres commandants, et surtout un nommé Jean, surnommé Tzibès. Cet homme, qui était de basse naissance, et qui jusqu'alors était demeuré inconnu, ne s'éleva aux charges que par son mauvais naturel, et par l'adresse extraordinaire qu'il avait d'inventer de nouvelles fortes d'impositions. Ce fut lui qui ruina les affaires des Romains et des Laziens, en persuadant à l'Empereur de bâtir dans la Lazique une ville nommée Petrée, où il pût demeurer comme dans une citadelle, pour enlever tous les biens de ces misérables peuples. Il ne permettent pas aux marchands d'acheter ailleurs du sel, et d'autres provisions nécessaires, pour les porter dans la Colchide. Il avait établi un monopole, et s'était rendu seul arbitre du commerce, achetant tout, et le revendant, non pas au prix accoutumé, mais au prix qu'il lui plaisait. Ces peuples se plaignaient encore de ce que les soldats romains ne vivaient pas avec eux comme auparavant; tellement que ne pouvant plus souffrir tant de mauvais traitements, ils se résolurent de se donner à Chosroes. 3. Ils lui envoyèrent pour ce sujet des ambassadeurs, à qui ils donnèrent ordre de prendre sa parole, que jamais il ne les livrerait aux Romains, et de ne revenir qu'avec le secours qu'il leur donnerait. Ces ambassadeurs ayant été introduits secrètement en présence de Chosroes, lui dirent. S'il s'est jamais trouvé des gens, qui après s'être séparé de leurs alliés, et s'être mis entre les mains de leurs propres ennemis, aient été comme ramenés par un bonheur extraordinaire à leur première alliance, c'est aux Laziens que cet avantage est arrivé. Il y a plusieurs siècles que les Colques étaient amis des Perses. Ils leur ont rendu de bons offices, et en ont reçu d'eux, desquels nous avons des preuves, comme vous en conservez aussi chez vous. Depuis ce temps-là, soit que vous eussiez méprisé nos ancêtres, ou pour quelque autre raison, car nous n'en ayons point de lumière, ils ont fait alliance avec les Romains. Maintenant le Roi des Laziens se soumet à votre puissance, et nous nous y soumettons, pour disposer de nous et de notre pays, comme il vous plaira. Nous vous supplions d'examiner la justice de nos plaintes avec la dernière rigueur et si vous trouvez que les Romains ne nous aient point maltraités, rejetez nos prières et ne refusez notre alliance. Une amitié violée peut faire juger de quelle manière l'on en entretiendra une seconde. Mais si vous reconnaissez clairement que nous n'avons été les amis des Romains qu'en apparence, qu'en effet nous en avons été les esclaves, et des esclaves qui ont conserve une inviolable fidélité aux plus cruels de tous les maîtres : Recevez-nous, s'il vous plaît, comme vos anciens alliés, qui vous seront à l'avenir fort soumis. Quand vous haïssez la tyrannie que nos voisins exercent, vous suivez les sentiments de la justice, qui vous est si ordinaire et si naturelle. Car il est certain que pour être juste, il ne suffit pas de ne point commettre d'injustice, mais qu'il faut encore délivrer ceux qui la souffrent. Il est à propos que nous représentions ici les violences, dont les Romains ont usé contre nous. Ils n'ont laissé à notre Roi que l'ombre de la Royauté, et leur Empereur a usurpé toute la puissance. Ils nous ont contraint de recevoir des garnisons, non pas pour repousser nos ennemis, mais pour investir nos villes, et pour piller nos maisons. Considérez, s'il vous plaît, les artifices qu'ils ont inventés touchant le débit des vivres. Ils nous obligent d'acheter, malgré nous, ce qu'ils ont de superflu, et de leur vendre ce qui leur est nécessaire. Leurs officiers mettent seuls le prix à toutes choses selon leur caprice. Ainsi sous un titre honnête de commerce, ils se rendent maîtres de nos marchandises et de notre argent, par la plus odieuse de toutes les violences. Le gouverneur est un négociant, qui emploie toute l'autorité de sa charge, pour trafiquer de notre misère. Voilà la raison de notre rupture, qui est aussi conforme à la justice qu'à la vérité. Permettez-nous de vous faire voir maintenant les avantages qui vous reviendront, de nous accorder ce que nous vous demandons. Vous ajouterez un royaume entier à celui des Perses, et vous augmenterez, de beaucoup l'étendue de votre domination. Vous viendrez par notre pays au bord de la mer, qui vous portera jusques dans le palais de Constantinople. De plus, il vous sera aisé de faire inonder les terres des Romains, par un déluge de Barbares. Car vous savez que la Colchide a toujours servi comme de rempart contre les Nations qui habitent le Caucase. Vous voyez donc que la prudence désire que vous acceptiez des offres, que l'équité précède, et que l'utilité accompagne. Voilà ce que dirent les ambassadeurs. 4. Chosroes fort réjoui de leur discours, promit d'assister les Laziens, et demanda s'il pouvait traverser la Colchide avec une grande armée, d'autant qu'il avait ouï dire, que les forêts et les rochers en rendaient les chemins si étroits, qu'un homme vêtu à là légère avait peine d'y passer. Ils répondirent qu'il y avait moyen de faire un passage, pourvu que l'on eût des hommes pour couper les arbres, et pour combler les précipices. Qu'ils se chargeraient du soin de servir de guides à l'armée. Chosroes animé par cet avis, leva force troupes, et dissimula son dessein, feignant de se préparer à un voyage pour l'Ibérie, où il y avait des différends à terminer, et où le bruit courait que les Huns devient venir fondre. [2,16] CHAPITRE XVI. 1. Bélisaire amassait cependant toutes ses troupes dans la Mésopotamie, et envoyait des coureurs, pour découvrir ce qui se faisait dans la Perse. Comme il avait dessein de s'opposer aux ennemis, au cas qu'il leur prit envie d'entrer une seconde fois sur les terres de l'Empire, il équipait des soldats, qui manquaient presque tous d'armes et d*habits, et qui tremblaient au seul nom des Perses. Quand les coureurs furent revenus, et qu'ils eurent assuré que les ennemis ne songeaient pas à attaquer les Romains et que Chosroes était occupé contre les Huns, Bélisiare résolut d'aller fourrager leurs terres. Le renfort qu'il reçût d'Aréthas, qui lui amena des compagnies de Sarrasins et l'ordre de Justinien, qui lui commandait de se hâter, l'obligèrent d'assembler les gens de commandement dans la ville de Dara, et de leur parler en ces termes. 2. Comme je sais que vous avez tous une grande expérience dans la guerre, ce n'est pas pour vous faire une harangue, et pour animer vos courages que je vous ai assemblés, mais c*est pour délibérer des moyens qui vous sembleront plus avantageux à l'Etat. C'est principalement de la sagesse des conseils que dépend la prospérité des armes. Pour prendre une bonne résolution, il faut être dégagé de crainte et de honte. Quand la crainte s'est une fois emparée de l'esprit, elle l'empêche de connaître le bon avis. La honte n'empêche pas de le connaître, mais après qu'il a été connu, elle le couvre comme d'un voile qui en dérobe la vue, et elle porte l'esprit à un autre avis tout contraire. Je vous prie donc de vous délivrer de ces deux passions, afin de me donner le conseil que vous jugerez le plus utile pour les intérêts de Justinien, et pour les miens. Comme ce prince est éloigné, il ne peut accommoder ses ordres aux occurrences qui surviennent. C'est pourquoi vous ne devez pas appréhender de vous éloigner de ses sentiments, puisqu'en vous en éloignant, vous ne laisserez pas de suivre ses intentions. Pour ce qui est de moi qui suis un homme, et qui puis me tromper, et qui étant venu ici de l'Occident, dois ignorer beaucoup de choses qu'il est à propos et y faire, je vous prie de n'avoir point d'égard à mon avis, et de proposer avec une entière liberté, ce qui vous paraîtra plus expédient pour le service de l'Empereur. Quand nous sommes arrivés, les capitaines et les autres chefs bornaient tous leurs desseins à s'opposer à l'interruption des ennemis. Mais maintenant que nos affaires sont dans un meilleur état que nous n'avions espéré, j'estime que nous pouvons délibérer si nous entrerons sur les terres de l'ennemi. Que chacun propose ce qu'il en pense. Bélisaire ayant parlé de la sorte, Pierre et Busès furent d'avis de mener l'armée dans le pays des Perses, et cet avis fut suivi de toutes les voix. Il n'y eut que Récitanque et Théodicte, capitaines des garnirons du Liban, qui dirent, qu'ils jugeaient bien de même que les autres, qu'il était à propos d'entrer sur les terres des ennemis, mais que pour eux ils ne croyaient pas y devoir entrer, parce qu'ils appréhendaient qu'Almondare ne ravageât la Syrie et la Phénicie en leur absence, et que l'Empereur ne les blâmât d'avoir abandonné ces Provinces dont il leur avait confié la garde. Voilà comment ils s'excusèrent de suivre le reste des troupes. Bélisaire leur remontra qu'ils se trompaient: Que le solstice d'été étant arrivé, c'était la saison ou les Sarrasins avaient coutume de présenter des sacrifices à leurs Dieux durant deux mois, et que pendant ce temps-là ils ne faisaient point de guerre. Il leur promit de plus, de les renvoyer dans quarante jours, et les fit ainsi résoudre à ne se point séparer des autres. Pour lui il prenait tous les soins possible d'amasser les provisions nécessaires. [2,17] CHAPITRE XVII. 1. Quand Chosroes eut passé l'Ibérie, et qu'il eut atteint les frontières de la Colchide, il commença à abattre les arbres, à remplir les précipices, et à s'ouvrir un chemin à travers des lieux, qui jusqu'alors avaient été inaccessibles. Lorsqu'il fut au milieu de la Colchide, cette contrée si célèbre par la fable de Médée et de Jason, le Roi Gubaze se vint prosterner devant lui, et lui remettre là couronne entre les mains. 2. Petrée n'était autrefois qu'un village sans nom, assis sur le rivage du Pont-Euxin, c'est maintenant une ville considérable de la Colchide, qui a été fortifiée et embellie par Justinien. Chosroes ayant appris qu'il y avait une garnison romaine, et un gouverneur nommé Jean, y envoya Aniavéde avec des troupes pour la prendre d'assaut. Lorsque Jean fut averti de l'approche des ennemis, il défendit à ses soldats de sortir de la place, et même de se montrer au haut des murailles, et leur commanda de prendre les armes et de se tenir proche des portes, sans faire de bruit. Les Perses s'étant approchés, et ne voyant ni n'entendant point de gens de guerre, s'imaginèrent que la ville était abandonnée, et y dressèrent aussitôt des échelles, dans l'espérance d'y entrer sans peine. Chosroes en ayant eu avis, y envoya des troupes, et commanda de faire un effort extraordinaire pour emporter la place. Il donna aussi ordre à un certain capitaine de dresser un bélier contre une des portes. Il était cependant sur une hauteur, d'où il regardait ce qui se passait. Les Romains ouvrirent soudain leurs portes, et firent une furieuse sortie sur les Perses, qu'ils mirent en fuite. Chosroes fit pendre Aniavéde pour s'être ainsi laissé surprendre, par un homme aussi grossier et aussi peu habile qu'était Jean. Quelques-uns disent que ce ne fut pas Aniavéde qu'il fit pendre, mais un autre qui conduisait le bélier. Il commanda ensuite d'investir la place, et le lendemain il en forma le siège. Les Assiégeants tiraient incessamment, et les assiégés employaient toutes sortes de machines poux se défendre. D'abord ceux-ci incommodaient notablement leurs ennemis sans en être incommodés, à cause qu'ils avaient l'avantage de tirer du haut en bas. Mais leur gouverneur ayant été tué d'un coup de flèche, qu'il reçut à la gorge, ils tombèrent dans la dernière consternation ; et ce fut par un malheureux effet de la destinée qui rendait leur prise inévitable. Comme la nuit approchait, les Barbares se retirèrent dans leur camp, et le lendemain ils commencèrent une mine de cette manière. 3, La ville est entièrement inaccessible, tant du côté de la mer, que de celui des rochers. Il n'y a qu'une avenue très étroite entre deux montagnes. Ceux qui l'ont bâtie désirant de la fortifier de ce côté-là, ont fait un grand mur depuis une montagne jusqu'à l'autre, et aux deux bouts deux tours d'une pierre dure, et capable de résister au bélier. Les Perses minèrent une de ces tours; et après avoir détaché plusieurs pierres des fondements, les étalèrent et mirent le feu aux étais. Quand la flamme eut gagné le haut, elle fit si promptement tomber la tour, que les Romains, qui étaient dedans, n'eurent le loisir que d'en sortir. Après un si grand effet de la mine, les habitants, qui ne se pouvaient plus défendre, capitulèrent, et se rendirent à Chosroes, sur l'assurance qu'il leur donna, de leur conserver la vie et les biens. C'est ainsi que ce prince devint maître de Petrée, et des Trésors que Jean y avait laissés. Il ne toucha point aux biens des particuliers, et reçut seulement plusieurs soldats dans ses troupes. [2,18] CHAPITRE XVIII. 1. Cependant l'armée de Bélisaire, qui ne savait rien du siège, ni de la prise de Pétrée, marchait en bon ordre de Dara à Nisibe. Ce général étant arrivé à un endroit, qui est éloigné de cette dernière ville de quarante-une stades, et qui est arrosé de plusieurs fontaines, commanda d'y camper; et comme plusieurs s'étonnaient qu'il ne les menât pas plus avant, et qu'ils refusaient d'obéir, il leur parla de cette sorte. 2. Je ne pourrais, quand je je le voudrais, publier ce que je pense. Une parole dite dans le camp ne demeure jamais secrète; elle court toujours, et arrive jusqu'aux oreilles des ennemis. Je vois que chacun de vous ne gardant plus d'ordre ni de discipline entreprend de faire la charge de général. C'est pourquoi je vous dirai des choses qu'il aurait été à propose de taire, après toutefois que je vous aurai avertis, qu'il est impossible de rien exécuter dans une armée, quand plusieurs veulent se conduire par leur avis. J'estime que Chosroes étant occupé à faire la guerre ailleurs, il n'a pas abandonné ce côté-ci sans défense, et surtout la ville, qui étant la plus proche des frontières, sert de rempart à tout le pays. Je suis assuré qu'il y a laissé une garnison assez forte pour soutenir un piège. Je n'en veux point d'autre preuve, que le nom de Nebéde qui y commande, et qui est un des premiers après le Roi, et par sa réputation et par sa dignité. Il a dessein d'éprouver nos forces, et nous ne nous saurions ouvrir un passage que par sa défaite. Si nous livrons la bataille proche de Nisibe, la partie ne sera pas égale. Si les Perses ont de l'avantage, ils ne manqueront pas de nous poursuivre au lieu que si nous leur donnons la chasse, ils se retireront dans leurs murailles ; et leur ville étant aussi bien fortifiée, et aussi bien défendue qu'elle est, il nous sera impossible de leur nuire. Au contraire, si nous donnons ici le combat, et que nous remportions la victoire, nous entrerons dans la ville, en poursuivant les fuyards; ou nous l'assiégerons, lorsqu'il n'y aura plus de garnison. La plupart des chefs suivirent le sentiment de Bélisaire, et se campèrent avec lui. Pierre, qui conduisait une partie de l'armée, s'avança avec Jean, capitaine des troupes de la Mésopotamie, et se campa à dix stades de Nisibe. Bélisaire rangea ses troupes en bataille et envoya avertir Pierre de se tenir prêt pour soutenir le choc de l'ennemi à midi, à cause que les Romains ont coutume de ne paître à cette heure-là, au lieu que les Perses ne mangent que le soir. 3. Cet avis de Bélisaire était salutaire, mais les soldats de Pierre n'en firent point de compte, et ne pouvant supporter l'ardeur du soleil, ils mirent bas les armes; et se dispersèrent en divers endroits pour manger des figues. Nébède ayant aperçu l'état où ils étaient, dépêcha contre eux un parti de Perses. Quand ils les virent sortir de la ville, ce qui leur était aisé, à cause que le pays est plat, ils prirent tumultueusement les armes, et envoyèrent demander du secours à Bélisaire. Ce général y courait, avant même que d'avoir appris la forme des ennemis, et il s'en était douté, sur ce qu'il avait vu l'air rempli de poussière. Mais quand il arriva, les Romains étaient déjà en déroute. Cinq cents avaient été tués sur la place, et l'étendard de Pierre avait été pris. Néanmoins les Goths chargèrent si rudement les vainqueurs qu'ils les contraignirent de reculer. Ensuite les Goths et les Romains les poursuivirent avec furie, et en tuèrent cent cinquante. Le reste rentra dans la ville. Ils mirent le lendemain au haut de leurs tours, comme en forme de trophée, l'étendard qu'ils avaient remporté sur Pierre et firent quantité de railleries piquantes des Romains. Ils n'osèrent plus toutefois faire de sortie, et ils se contentèrent de veiller à la garde de leur ville. [2,19] CHAPITRE XIX. 1. Bélisaire voyant que la ville était forte, et qu'il n'y avait point d'apparence de l'emporter, résolut d'aller plus avant dans le pays, afin d'y surprendre l'ennemi. Après une journée de chemin, il arriva avec toute son armée à un château nommé Sisaurane, où il y avait huit cents hommes de cavalerie, commandés par Bliscane, outre un grand nombre d'habitants. Les Romains l'invertirent, et l'assiégèrent. Mais ils furent vigoureusement repoussés et perdirent plusieurs de leurs gens. Quand Bélisaire vît que la muraille était bonne, et que de plus elle était défendue par de vaillants hommes, il jugea à propos d'assembler tous les chefs, et de leur faire ce discours. 2. Nous avons appris par une longue expérience de la guerre à prévoir l'avenir, et à choisir le plus sûr dans les conjonctures où il y a du danger. Vous savez combien il est périlleux de conduire une armée dans un pays ennemi, et d'avoir derrière soi des places fortifiées défendues par de puissantes garnisons. C'est l'état ou nous sommes maintenant réduits. Si tous avançons, nous serons suivis par des partis qui sortiront du fort de Sisaurane, et de la ville de Nisibe, et qui nous incommoderont extrêmement dans les défilés, et dans les lieux propres aux embuscades. Que si nous rencontrons d'autres ennemis en face, nous ne pourrons les combattre tous ensemble, sans courir le dernier hasard. Ajoutez que si nous perdons la bataille, il nous sera impossible de retourner dans notre pays. Ne nous précipitons point dans le danger par une vaillance indifférente, et ne ruinons point les affaires de l'Empire par un désir déréglé de la victoire. Les Etats se perdent par une hardiesse inconsidérée, et ils se conservent par une retenue judicieuse. Je suis donc d'avis que nous demeurions ici, pour tâcher de nous rendre maîtres du fort et que nous envoyions les troupes d'Aréthas dans l'Assyrie, d'autant que les Sarrasins qu'il commande ne sont pas propres à faire des sièges, et qu'ils sont propres à faire le dégât dans la campagne. Ils seront soutenus par un bon nombre de vaillants hommes, qui exerceront toutes sortes d'hostilités dans ce pays, s'ils le trouvent sans défense; ou qui viendront nous rejoindre s'ils y rencontrent des obstacles. Quand nous aurons pris le fort, comme je l'espère avec l'aide de Dieu de le prendre, nous traverserons le Tigre. Nous ne craindrons plus alors d'être poursuivis par les ennemis. 3. Ce discours de Bélisaire ayant été approuvé de l'assemblée, il travailla incontinent a l'exécution, et envoya Aréthas avec ses troupes, auxquelles il ajouta douze cents hommes de la garde, conduits par deux excellents capitaines, Trajan et Jean, surnommé le Mangeur. Il donna à Aréthas le commandement tant des Sarrasins, que des autres soldats, avec ordre de ravager l'Assyrie, et de revenir dire au camp quelles forces il y aurait trouvées. Aréthas ayant passé le Tigre, trouva un pays où depuis longtemps il n'y avait point eu d'ennemis, et où il amassa un riche butin. 4. Bélisaire fit des prisonniers, qui lui apprirent que les assiégés manquaient de vivres s qu'il n'y avait point de magasin dans le fort, comme il y en a dans Dara, et dans Nisibe, que l'on n'y avait point porté de provisions avant son arrivée, qui avait été imprévue et que les soldats qui y étaient entrés, y avaient aussitôt porté la disette. Sur cette nouvelle Bélisaire envoya aux assiégés un homme fort habile, nommé George, dont il avait accoutumé de prendre conseil, afin de fonder leur disposition, et de les engager à capituler. Cet envoyé leur persuada par de belles paroles de se rendre, sur l'assurance qu'on leur donna, de ne leur faire point de mal: Ce fut de cette manière que Bélisaire se rendît maître du fort de Sisaurane. Il laissa aux habitants qui étaient chrétiens, et qui descendaient des Romains, la liberté de se retirer où il leur plairait. Mais pour les Perses, et pour Bliscane leur commandant, il les envoya à Constantinople. Il rasa ensuite les murailles du château. Peu de temps après l'Empereur se servit de Bliscane, et des Perses, dans l'Italie contre les Goths. Voilà quel fut le succès du siège du fort de Sisaurane. 5. Aréthas, qui craignait que les Romains ne lui ôtassent son butin, ne voulait plus retourner au camp. Il envoya pour ce sujet des espions pour s'instruire des chemins, et il leur donna un ordre secret de venir rapporter que les ennemis s'étaient emparés du passage de la rivière. Il persuada par cet artifice à Trajan et à Jean de prendre un autre chemin, et de n'aller point rejoindre Bélisaire. Ils marchèrent donc le long de l'Euphrate, qu'ils avaient à la main droite, et arrivèrent à Theodosiopolis, située sur le bord du fleuve Aborras. Cependant Bélisaire avait de grandes inquiétudes, de ne point apprendre de leurs nouvelles. 6. Après les avoir attendus fort longtemps au même-lieu, il eut le déplaisir de voir son armée attaquée par des fièvres, causées par les ardeurs insupportables de la partie de la Mésopotamie, qui est sous l'obéissance des Perses. Des Romains, et surtout des Romains nouvellement revenus de la Thrace, ne pouvaient vivre dans le milieu de l'été sous un soleil si brûlant et un air il enflammé. Il y en avait les trois quarts qui paraissaient à demi-morts. Ils souhaitaient tous de retourner en leur pays, mais Récitanque et Théodicte le souhaitaient avec plus d'impatience que les autres. Comme ces deux capitaines des troupes du Liban voyaient que la saison où les Sarrasins font leurs sacrifices, était passée, et qu'ils appréhendaient que la Syrie ne demeurât exposée aux courses d*Alamondare, ils demandaient souvent avec Bélisaire leur congé. L'importunité avec laquelle, ils lui renouvelèrent cette prière, l'obligea à tenir un conseil où Jean, fils de Nicolas se leva, et lui dit : 7. Les siècles passés n'ont point vu de capitaine qui vous ait égalé, ni en courage, ni en distinction. Vous possédez cette réputation non seulement parmi les Romains mais aussi parmi les Barbares. Vous ne sauriez rien faire de mieux pour la conserver que de nous envoyer dans notre pays, maintenant qu'il nous reste peu d'espérance de le revoir. Considérez, s'il nous plaît, l'état de l'armée. Les Sarrasins, qui sont sans doute les plus braves de nos soldats, ont traversé le Tigre, et on n'a point de leurs nouvelles. Récitanque et Théodicte sont sur le point de partir, dans l'opinion qu'ils ont qu'Alamondare est au milieu de la Phénicie et qu'il y met tout à feu et à sang. Il y a un si grand nombre de malades dans les autres troupes, qu'il n'en reste pas assez en santé pour avoir soin d'eux et pour les reconduire en notre pays. Si les ennemis nous attaquaient, ou ici, ou sur le chemin, je ne sais si notre défaite ne serait pas telle, qu'il n'en resterait aucun de nous, pour en porter la nouvelle à Dara. Je n'estime pas que l'on puisse seulement s'imaginer, qu'il soit en notre pouvoir d'aller plus avant. Il faut donc pourvoir promptement aux choses nécessaires pour le retour ; car dans un danger si évident, ce serait une folie de songer moins à se conserver, qu'à perdre son ennemi. Voilà ce que dit Jean. Les autres approuvèrent son discours par leur murmure, et demandèrent avec un bruit confus, que l'on se hâtât de partir. Ces instances si pressantes contraignirent Bélisaire de faire mettre les malades sur des chevaux, et de ramener l'armée. Quand il fut sur les frontières, il apprit ce qu' avait fait Aréthas. Mais comme il était absent, il ne lui était pas possible de le châtier. Voila un récit, fort fidèle de tout ce que firent les Romains en cette campagne. 8. Lorsque Chosroes eut réduit à son obéissance la ville de Pétrée, et qu'il eut reçu nouvelle de l'irruption de Bélisaire, de la bataille livrée proche de Nisibe, de la prise du fort de Sisaurane, et du butin qu'Aréthas avait fait dans la Syrie, il laissa garnison à Pétrée, et marcha avec toutes ses troupes, et tous les les prisonniers vers la Perse. Tel fut le succès de la seconde expédition de Chosroes contre les Romains. Bélisaire revint à Constantinople par l'ordre de Justinien, et y passa l'hiver. [2,20] CHAPITRE XX. 1. Au commencement du printemps Chosroes, fils de Cabade, entra pour une troisième fois sur les terres de l'Empire, et marcha le long de l'Euphrate, qu'il avait à là main droite. Au premier bruit de sa marche, Candide évêque de Sergiopole, craignant et pour soi et pour sa ville, à cause qu'il n'avait pas satisfait aux conditions réciproquement accordées, alla le trouver dans son camp, et le supplia de n'en point avoir de ressentiment. Il lui protesta de plus, que jamais il n'avait eu d'argent entre les mains. Que c'était le sujet pour lequel il n'avait point racheté les prisonniers de Sura, et qu'il n'avait pu rien obtenir de Justinien, de quelques prières dont il eut usé envers lui. 2. Ces remontrances n'empêchèrent pas Chosroes d'enfermer Candide dans une étroite prison, et de l'y faire cruellement tourmenter, pour l'obliger de lui payer le double de ce qu'il lui avait promis. Candide le pria d'envoyer quérir les trésors de l'église ; à quoi Chosroes ayant consenti, Candide envoya lui-même des personnes pour les faire livrer. Les habitants mirent entre les mains des officiers de Chosroes une partie des ornements ; mais ne voulant pas s'en contenter, il commanda à quelques-uns de ses gens, d'aller voir s'il n'y en avait pas davantage, et il leur donna un. ordre secret de tacher de se saisir de la ville. 3. Mais comme Dieu ne voulait pas permettre qu'ils s'en rendissent maîtres, un certain Sarrazin nommé Ambro, qui était Chrétien, et sujet d'Alamondare, s'étant approché de la muraille durant la nuit, avertit les habitants de l'entreprise formée contre leur liberté, et leur conseilla de ne recevoir personne. Ainsi ils refusèrent l'entrée de leur ville aux officiers de Chosroes, dont ce Prince furieusement irrité, commanda à six mille hommes de les aller assiéger. Ils se défendirent d'abord assez vaillamment, mais depuis ils se relâchèrent, et d'un coté confédérant qu'ils n'avaient que deux cents soldats, et de l'autre appréhendant les suites du siège, ils se disposaient à se rendre, lorsque cet Ambro vint encore durant la nuit les avertir, que bientôt les Perses seraient contraints de se retirer faute d'eau. Cet avis les empêcha de demander à capituler. Les Barbares s'en retournèrent trouver Chosroes qui ne renvoya jamais Candide. Je crois que ce fut en punition de ce qu'il avait manqué à sa parole, qu'il fut ainsi privé de sa fonction. 4. Quand Chosroes fut arrivé à la Commagène, que l'on appelle Euphratète, il ne voulut pas s'arrêter à y amasser du butin, ou à y former un siège, parce qu'il y avait fait assez de dégât la première fois qu'il y était entré, et qu'il avait tiré des contributions de toutes les places. Son dessein était de mener son armée vers la Palestine, dont il avait entendu vanter les richesses, et d'en enlever les trésors, et surtout ceux du Temple de Jérusalem. Les Romains n'osaient tenir la campagne. Ils se contentaient de garder leurs places, et de s'y conserver eux-mêmes. 5. Justinien ayant appris la nouvelle de la marche de Chosroes, nomma encore une fois Bélisaire, pour commander l'armée contre les Perses. Ce général partit aussitôt en poste pour aller dans l'Euphratète. Juste, neveu de l'Empereur, s'était déjà réfugié dans Hierapolis avec Busès, et quelques autres, qui tous ensemble, sur le bruit de l'arrivée de Bélisaire, lui écrivirent cette lettre. 6. Chosroez est à la tête d'une plus puissante armée que les années précédentes. On ne sait pas bien encore où il veut aller; on sait seulement qu'il est proche d'ici, et qu'il ne fait point de dégât sur les chemins. Si vous voulez éviter de tomber entre ses mains, de vous conserver pour le service de l'Empereur, en vous conservant en même temps la ville de Hierapolis, vous ne sauriez mieux faire que de nous venir trouver. Bélisaire n'approuvant pas cet avis, alla à Europe, qui est un fort, bâti sur l'Euphrate, y assembla des troupes, et fit réponse aux Chefs de Hierapolis. Voici les propres termes de la lettre. 7. Votre avis serait fort bon et fort sûr, si Chosroes attaquait d'autres peuples que des Romains, et des sujets de l'Empire. Car c'est une folie de chercher le danger, lorsque l'on trouve la sûreté dans le repos. Mais si ce Barbare quitte ce pays, et qu'il aille descendre dans quelque province fertile, et dépourvue de garnisons, sachez qu'il vaudra mieux périr courageusement, que de ne se conserver que par une lâcheté. Ce ne serait pas se conserver, ce serait trahir l'Etat. Rendez-vous donc à Europe, où j'amasse des troupes, dans le dessein d'entreprendre quelque chose de considérable. Cette lettre releva le courage de ceux de Hierapolis, si bien, qu'y ayant laissé Juste pour la garder, ils allèrent à Europe avec ce qu'ils avaient de soldats. [2,21] CHAPITRE XXI. 1. Quand Chosroes apprit que Bélisaire avait campé avec toutes ses troupes proche d'Europe, il ne voulut pas aller plus avant, mais il lui envoya un de ses secrétaires nomme Abandane, qui était fort estimé pour la prudence, se plaindre de ce que Justinien n'avait point envoyé d'ambassadeurs pour traiter de la paix. Il est vrai néanmoins que ce n'était pas principalement pour faire cette plainte, qu'il l'envoyait ; c'était pour reconnaître les qualités du général, et les forces de l'armée romaine. Bélisaire en ayant eu avis, choisit parmi les troupes six mille hommes des plus grands et des mieux faits, et les envoya faire semblant de chasser assez loin du camp. Il commanda aussi à Diogène, capitaine des gardes, et à Adolius, fils d'Acace l'Arménien, qui était valet de chambre de l'Empereur, les Romains appellent Litenciaire, celui qui est pourvu de cette charge, et qui conduisait pour lors une compagnie d'Arméniens de passer l'Euphrate, d'en parcourir les bords, et de faire en sorte que l'ennemi fut persuadé, que s'il en voulait retourner, ils ne se mettraient en devoir, ni de l'en empêcher, ni de le poursuivre. Quand Bélisaire sut que l'envoyé de Chosroes était proche, il fit dresser une tente de grosse toile, que l'on appelle un Pavillon, il s'y assis, comme il aurait pu faire au milieu d'un désert, où il voulait que l'on sût, qu'il n'avait point amené de bagage. Pour ce qui est de ses soldats, voici de quelle sorte il les rangea. Il mit aux deux côtés de la tente les Thraces les Illyriens, ensuite les Goths et les Erulliens et derrière les Maures et les Vandales. Ils occupaient un grand espace, à cause qu'ils ne demeuraient pas debout en une même place, mais qu'ilss étaient éloigné les uns des autres, se promenant négligemment, et regardant l'envoyé avec quelque sorte de mépris. Pas un n'avait de chemisette, mais une simple chemise et un caleçon de toile. Pour armes, l'un avait une épée, l'autre une hache, et un autre des flèches. Il paraissait qu'ils ne songeaient tous qu'à se divertir. 2. Lors qu'Abandane fut arrivé devant Bélisaire, il lui dit, que Chosroes avait sujet de se plaindre, de ce que César, c*est ainsi que les Perses appellent le Roi des Romains, ne lui avait point envoyé d'ambassadeurs comme il lui avait promis et que cela l'avait obligé d'entrer sur ses terres. Bélisaire, sans s'étonner ni de la proximité du camp des ennemis, ni du discours du Barbare, lui répondit fièrement : On n'a pas accoutumé d'en user parmi les hommes raisonnables, comme Chosroes a fait, quand il s'est ému quelque différend entre des voisins, celui qui a été offensé demande réparation, et celui qui la doit la refuse, alors on a recours aux armes. Lui au contraire commence par faire la guerre et puis il propose une conférence pour la paix. Bélisaire n'en dit pas davantage, et donna congé à cet envoyé. 3. Dès qu'il fut retourné, il conseilla à Chosroes de se retirer, l'assurant que jamais il n'avait vu de capitaine si généreux et si prudent, ni de soldats si fiers et si résolus. Que surtout il avait admiré leur bon ordre et leur bonne mine. Il lui représenta, que lui et Bélisaire ne couraient pas une même fortune ; parce que quand il remporterait la victoire, il ne la remporterait que sur un sujet de Justinien ; au lieu que s'il était vaincu, ce serait un affront sensible à sa Majesté à toute la nation. D'ailleurs, que les Romains ne manqueraient pas de places après leur défaite, et que si au contraire les Perses avaient du désavantage, ils n'auraient point de lieu pour se sauver, et qu'aucun n'échapperait pour en porter la nouvelle en leur pays. 4, Chosroes touché de ces raisons souhaitait de s'en retourner, mais il trouvait que les moyens en étaient extrêmement difficiles. Il savait qu'il ne lui était pas possible de prendre le même chemin par ou il était venu, parce qu'il avait été entièrement ruiné. Il croyait d'ailleurs, que les Romains gardaient les passages de l'Euphrate. Enfin après avoir été longtemps agité de diverses pensées sur ce sujet, il résolut de faire jour au milieu des ennemis, et de s'ouvrir un chemin par les armes, à travers une contrée fertile en toutes sortes de biens. Bélisaire savait bien que cent mille hommes n'étaient pas capables d'empêcher Chosroes de passer l'Euphrate, parce qu'il est guéable en divers endroits, et qu'il n'avait qu'une poignée de gens à opposer à une armée très nombreuse. Il manda donc à Diogène et à Adolius, de s'éloigner des bords de ce fleuve, et de mettre Chosroes en peine, en lui cachant leur dessein. Pour lui il ne souhaitait rien tant, que d'apprendre qu'il se fût retiré, afin de n'être point obligé d'en venir à une bataille contre une puissante armée avec très peu de troupes, auxquelles le seul nom des ennemis imprimait de la terreur. 5. Chosroes ayant bâti un pont avec une extrême diligence, fit traverser l'Euphrate à toutes les troupes. Les Perses ne sont jamais arrêtés dans leurs voyages par les rivières, à cause qu'ils portent des instruments avec lesquels ils construisent des ports en fort peu de tems. Quand il fut de l'autre côté du fleuve, il envoya dire à Bélisaire, que ce n'était que pour obliger les Romains qu'il se retirait, qu'il attendait leurs ambassadeurs, et qu'il était juste qu'ils les envoyassent au plutôt. Bélisaire traversa aussi l'Euphrate, et envoya faire compliment à Chosroes sur sa retraite, l'assurer que bientôt on lui enverrait des ambassadeurs, pour conférer touchant les conditions de la paix, et le supplier de ne point faire de dégât sur les terres des Romains, mais d'y passer comme par les terres de ses alliés. Chosroes répondit favorablement à ces demandes, et promit de satisfaire à toutes, pourvu qu'on lui donnât une personne de marque en otage. Aussitôt que Bélisaire fut arrivé à Edesse, il lui envoya en otage Jean, fils de Basile, qui était un des plus considérables de la ville, par sa naissance et par les richesses. Mais il n'y alla qu'à regret. 6. Bélisaire acquit une merveilleuse réputation par cette action, qui ne paraissait pas moins glorieuse, que d'avoir mené Gélimer et Vitigis captifs à Constantinople. En effet, quelle plus grande louange peut-on donner à un capitaine, que de dire, qu'en un temps où les Romains n'osaient sortir de leurs garnisons, et ou une formidable armée faisait le dégât sur leurs terres, il soit accouru de Constantinople, pour s'opposer avec peu de gens à la puissance d'un Roi de Perse, et que ce Roi redoutant la fortune ou sa vertu, ou au moins surpris par son adresse, se soit retiré, et ait emprunté le nom de la Paix, pour couvrir la honte de sa retraite ? 7. Chosroes ayant trouvé la ville de Callinique hors d'état de se défendre, la prit, sans se souvenir de toutes les promesses qu'il venait de faire. Comme les murailles tombaient en ruine, et que les Romains en réparaient de temps en temps quelques endroits, ils en avaient alors abattu une partie, qui n'avait pas été relevée. Au premier bruit de l'approche des ennemis, les riches avaient serré dans les châteaux d'alentour ce qu'ils avaient de meilleur. Les pauvres seulement y étaient demeurés avec une multitude prodigieuse de paysans qui y étaient accourus de toutes parts. Chosroes les emmena tous prisonniers, rasa la Place, reçût Jean en otage, et s'en retourna en Perse. 8. Alors les Arméniens, qui étaient passés dans le parti des Perses, repassèrent à celui des Romains, où ils furent reçus dans Constantinople, sous la foi publique. Voilà ce qui se passa dans la troisième expédition de Chosroes. Justinien rappela Bélisaire, pour le renvoyer en Italie, où les affaires étaient en mauvais état. [2,22] CHAPITRE XXII. 1. Il y eut en ces temps-là une maladie contagieuse, qui enleva une grande partie du genre humain. Elle fut attribuée au ciel et aux astres par certains esprits présomptueux, qui s'étaient accoutumés à inventer des opinions extravagantes et monstrueuses, et qui savaient bien eux-mêmes, qu'ils ne disaient rien de solide, et qu'ils ne cherchaient qu'à tromper les simples. Il est assurément difficile de se persuader, et encore plus de persuader aux autres, qu'il y ait eu d'autre cause de ce mal, que la volonté de Dieu. Il ne s'attacha pas à une partie de la terre, à un genre de personnes, à une saison de l'année ; si cela eut été, on aurait peut-être trouvé dans une de ces circonstances, des raisons vraisemblables de son existence. Mais il embrasa tout le monde, il confondit toutes les conditions, et il n'épargna ni âge, ni sexe. Quelques différences qu'il y eut entre les hommes, soit par l'éloignement de leurs demeures, ou par la diversité de leurs coutumes, ou par l'antipathie de leurs inclinations, elles étaient inutiles pour les distinguer dans cette maladie, qui les égalait tous par le traitement qu'elle leur faisait. Les uns en étaient attaqué en été, les autres en hiver, et les autres en une autre saison. Que les sophistes, et ceux qui font profession de connaître les météores, en discourent comme il leur plaira; pour moi, je me contente de représenter fidèlement quel a été son commencement, son progrès et sa fin. 2. Elle commença par les Egyptiens de Péluse. De là elle se partagea, et alla, d'un coté vers Alexandrie, et de l'autre dans la Palestine. Ensuite avançant toujours, et avec une démarche réglée, elle courut toute la terre. Elle semblait garder une mesure égale, de s'arrêter un certain temps en chaque pays. Elle s'étendit jusqu'aux nations les plus éloignées, et il n'y eut point de coin, pour reculé qu'il pût être, où elle ne portât sa corruption. Elle n'en exempta ni île, ni montagne, ni caverne. S'il y avait quelque endroit ou elle n'avait point passé, ou bien qu'elle n'y eut passé que légèrement, elle y revint sans toucher aux lieux d'alentour, et elle s'y arrêta jusqu'à ce qu'elle y eut causé autant de morts et de funérailles, que dans les autres. Elle commençait toujours par les contrées maritimes, d'où elle se répandait sur celles qui étaient loin de la mer. 3. J'étais à Constantinople, lorsqu'elle y vint. C'était an milieu du printemps de la seconde année qu'elle y exerça sa fureur. Voici comment elle y arriva. Elle était précédée de fantômes revêtus de diverses formes. Ceux à qui ces fantômes apparaissaient, s'imaginaient en être frappés en quelque partie de leur corps, et en même temps ils étaient frappés de la maladie. Il y en avait qui tâchaient de s'en délivrer, en prononçant les plus saints noms qu'il y ait dans la religion, ou en faisant quelque cérémonie. Mais cela ne leur servait de rien, car ceux-même qui se refugiaient dans les églises, y trouvaient la mort. Il y en avait qui s'enfermaient dans leurs maisons, et qui ne répondaient point à la voix de leurs meilleurs amis, s'imaginant que c'étaient des diables qui les appelaient, et ils laissaient plutôt rompre leurs portes que de les ouvrir. Quelques-uns n'étaient pas attaqués de la peste de cette manière, mais cela leur arrivait en songe, et ils pensaient entendre une voix, qui les comptait au nombre des morts. D'autres sentaient le mal, sans en avoir eu de présage, ni dans le sommeil, ni hors du sommeil. C'était ou en s'éveillant, ou en se promenant, ou en quelque autre occupation, qu'ils s'apercevaient d'avoir là fièvre. Ils ne changeaient point de couleur. Ils ne sentaient point d'inflamation, et l'accès semblait si léger, que les médecins avaient peine à le reconnaitre en tâtant le pouls, et qu'ils n'y voyaient aucune apparence de danger. Cependant sur le soir, ou le lendemain, il paraissait un charbon à la cuisse, ou à la hanche, et quelquefois sous l'aisselle, ou à l'oreille. Voilà ce qui arrivait presqu'à tous ceux qui étaient surpris de ce mal. 4. Je ne saurais dire si la diversité des symptômes procédait de celle des tempéraments, ou si elle n'avait point d'autre cause que la volonté de l'Auteur de la Nature. Les uns étaient accablés d'un assoupissement très profond, les autres étaient emportés d'une frénésie très-furieuse. Mais les uns et les autres souffraient extrêmement dans la différence de leur maladie. Ceux qui tombaient dans l'assoupissement oubliaient less fonctions les plus ordinaires de la vie, comme s'ils eussent été dans son sommeil éternel, tellement qu'ils mouraient de faim, si quelque personne charitable n'avait la bonté de leur mettre les aliments dans la bouche. Les frénétiques n'avaient jamais de regrets. Ils étaient toujours troublés par l'image de la mort, et s'imaginaient être poursuivis. Ils s'enfuyaient, en jetant des cris épouvantables. Ceux qui les gardaient avaient une fatigue insupportable, et n'étaient guère moins à plaindre que leurs malades. Ce n'est pas qu'ils fussent en danger de gagner le mal, car personne ne le gagna par la fréquentation des malades, et plusieurs l'eurent sans les fréquenter. Mais c'est qu'ils souffraient beaucoup de peine, lorsque les malades se roulaient par terre, et qu'ils étaient obligés de les relever, ou qu'il fallait les empêcher de se jeter du haut des maisons, et de se précipiter dans l'eau. Ce n'était pas aussi un petit travail, que de leur faire prendre de la nourriture. Car il y en eut qui périrent faute de manger, comme d'autres périrent par leurs chutes. Ceux qui n'eurent ni assoupissement, ni frénésie, moururent d'une autre manière. Leur charbon s'éteignait et ils étaient enlevés par la violence de la douleur. On peut juger par conjecture que les autres, dont je viens de parler, enduraient le même mal. Mais peut-être qu'ils en avaient perdu le sentiment, en perdant l'usage de la raison. Les Médecins étonnés de la nouveauté de ces accidents, et se doutant que la cause principale du mal résidait dans les charbons, se résolurent de la découvrir, et en ayant fait l'anatomie sur des corps morts, ils y trouvèrent en effet une grande source de corruption. Quelques-uns mouraient le jour-même qu'ils étaient frappés, et les autres les jours suivants. Il y en avait à qui il s'élevait par tout le corps des pustules noires, de la grosseur d'un pois; et ceux-là ne passaient jamais le jour, et quelquefois ils expiraient à l'heure-même. Il y en eut qui furent étouffés par une grande abondance de sang, qui leur sortit de la bouche. 5. Je puis assurer, que les plus fameux médecins prédirent la mort à des personnes qui échappèrent à toute sorte d'espérance, et qu'ils prédirent la guérison à d'autres qui mouraient bientôt après, tant ce mal était impénétrable à la science des hommes, et tant il était accompagné de circonstances contraires à la raison et à l'apparence. Le bain servait aux uns et nuisait aux autres. Quelques-uns mouraient faute de remèdes, et d'autres se sauvaient sans ce secours. Les remèdes produisaient des effets tout contraires à leur nature, tellement qu'il n'était pas moins impossible de chasser la maladie, lorsqu'elle était venue que de l'empêcher de venir. On y tombait sans sujet et on s'en relevait sans assistance. Les femmes grosses, qui étaient atteintes de cette contagion, n'évitaient point la mort, et quoiqu'elles portassent leurs enfants jusqu'au terme ordinaire, ou qu'elles accouchassent devant, elles étaient enlevées hors du monde, avec les enfants qu'elles venaient d'y mettre. On dit néanmoins, qu'il y eut trois mères qui survécurent à leurs enfants, et un enfant qui survécut à sa mère. Ceux à qui le charbon croissait, et aboutissait en pus, recouvraient la santé, l'expérience ayant fait voir, que c'était un signe que la plus grande ardeur du mal était éteinte. Ceux au contraire, dont le charbon demeurait toujours au même état, souffraient tous les accidents dont nous venons de parler. Il y en avait à qui la cuisse se desséchait ; ce qui était cause qu'il ne sortait plus d'humeur du charbon. D'autres en échappèrent, à qui il demeura un défaut à la langue, qui les rendit bègues pour toute leur vie. [2,23] CHAPITRE XXIII. 1. Cette maladie dura quatre mois à Constantinople ; mais elle n'y fut, bien violente que pendant trois mois seulement. Elle enlevait d'abord si peu de personnes, que le nombre des morts n'en paraissait pas plus grand que de coutume. Dans la suite il en mourrait cinq mille chaque jour, et sur la fin dix mille, et plus. Chacun prenait le soin, au commencement, de la sépulture de les morts, et les mettait dans des tombeaux étrangers, soit en secret et par adresse, ou en public, et par force ; mais depuis on ne le fit que par confusion. Les valets se trouvèrent sans maîtres. les maîtres furent privés, ou par la maladie, ou par la mort, du service de leurs valets. Les maisons furent désolées, et les corps demeurèrent plusieurs jours sans sépulture. 2. L'Empereur fit son possible pour arrêter le cours de se mal. Il donna de l'argent à Théodore pour le distribuer, et lui assigna des soldats pour y servir sous lui. La fonction de sa charge était de présenter au Prince les requêtes des particuliers, et de leur en dire la réponse. Les Romains donnent à cet officier le nom de Référendaire. Ceux dont les maisons n'étaient pas entièrement désertes, prenaient le soin des funérailles de leurs proches. Theodore employa l'argent de l'Empereur, et même une partie du sien à faire enterrer les pauvres. Quand tous les tombeaux furent remplis, on creusa des fosses le long des murailles de la ville ; quand toutes ces places furent occupées, les fossoyeurs découvrirent les tours pour y entasser des corps, et après ils les recouvrirent. La puanteur qui sortait de ce monstrueux amas de corruption, était aussi insupportable que la contagion l'avait été, surtout lorsque le vent en chassait l'odeur dans les places publiques, et dans les maisons particulières. Il n'y avait alors aucune cérémonie dans les enterrements, et l'on n'y observait ni la solennité du chant, ni le reste de la pompe. On se contentait de porter les morts sur les épaules dans le quartier de la ville, qui est le plus proche de la mer, et de les charger sur des vaisseaux pour les enlever. Ceux du peuple, qui avaient été autrefois de différentes factions, quittèrent leur haine, et se réunirent pour rendre conjointement les derniers devoirs à des personnes qui leur avaient été inconnues durant leur vie. 3. Ceux qui auparavant s'étaient abandonnés à la débauche, s'adonnaient alors à la piété. Ce n'est pas qu'ils eussent perdu en un instant l'habitude de l'incontinence, et qu'ils eussent acquis celle de la vertu. L'on ne se délivre pas, sans un secours tout extraordinaire du Ciel, des mauvaises qualités que la nature a mises dans le fond de notre âme, et qu'une longue accoutumance y a gravées profondément. Mais c'est que la vue de tant d'accidents funestes, et la menace d'une mort prochaine, les obligeait à paraitre plus retenus. En effet, lorsqu'ils crurent que le danger était passé, et que leurs forces furent rétablies, ils changèrent une seconde fois de mœurs, et retournèrent aux dérèglements qu'ils avaient quittés. L'excès des désordres où ils se prostituaient avec la dernière licence, pouvait faire dire avec raison, que cette maladie, soit par hasard ou par choix, avait enlevé les plus gens de bien, et épargné les plus coupables. Mais cette remarque sera faite en un autre endroit. 4. On ne voyait personne dans les places, publiques de Constantinople, durant cette déplorable affliction. Ceux qui se portaient bien demeuraient dans leurs maisons, pour y assister les malades, ou pour y pleurer les morts. Que si quelqu'un paraissait dans les rues, ce n'était que pour enterrer des corps. Il n'y avait plus de commerce, plus d'affaires, plus d'exercice des Arts. Cette cessation générale fit venir la famine dans une ville, où l'abondance était ordinaire continuelle. Il était si difficile d'y avoir du pain, que plusieurs moururent faute de manger. Enfin l'on ne voyait personne porter la robe, surtout durant la maladie de l'Empereur, qui fut attaqué d'un charbon. Les hommes de la qualité la plus relevée se contentaient de se couvrir d'un petit manteau, au milieu de la capitale de l'Empire. Voilà les désordres que produisit la maladie contagieuse dans Constantinople, et dans les autres pays de l'obéissance des Romains. Elle infecta aussi les Perses, et d'autres Barbares. [2,24] CHAPITRE XXIV. 1. Chosroes était passé de l'Assyrie dans un pays appelé Ardabigane, d'où il avait dessein, en traversant la Persarménie, d'entrer sur les terres de l'Empire. Dans ce pays est un célèbre Pyrée, que les Perses adorent comme le plus grand de leurs Dieux. Les mages y conservant toujours du feu, y offrent des sacrifices, et y consultent l'oracle. C'est le même feu que les Romains révéraient sous le nom de Vesta. Un envoyé de Constantinople vint dire en cet endroit à Chosroes, que Constantien et Sergius arriveraient dans peu de jours en qualité d'ambassadeurs, pour traiter des articles de la paix. Ils étaient tous deux intelligent et éloquents. Constantien était d'Illyrie, et Sergius d'Edesse. 2. Chosroes les attendait; mais leur voyage ayant été retardé par une indisposition survenue à Constantien, envoya par l'ordre de Chosroes Endubius, évêque des chrétiens, vers Valérien, gouverneur de l'Arménie, pour se plaindre de la longueur des ambassadeurs, et pour solliciter les Romains de faire la paix. Quand il fut arrivé avec son frère dans l'Arménie, et qu'il fut en présence de Valérien, il l'assura qu'il souhaitait de servir les Romains, en considération de la religion ; qu'il avait du crédit auprès de Chosroes, et que si on lui envoyait des ambassadeurs, on ne trouverait point d'obstacles à la paix. Voilà ce que dit l'évêque, mais son frère entretint Valérien en particulier, lui représenta le mauvais état des affaires du Roi des Perses ; que son fils méditait des desseins de révolte, et que la peste commençait à infecter son armée. Que c'était-là les seules et véritables raisons pour lesquelles il témoignait désirer terminer les différends par une conférence. Après que Valérien eut appris toutes ces choses, il donna congé à l'évêque, et lui promit que les ambassadeurs iraient bientôt trouver Chosroes. 3. Il n'eut pas sitôt mandé ce qu'il savait à Justinien, que ce Prince ravi d'une si bonne nouvelle, lui envoya ordre de faire incessamment, avec Martin, et les autres chefs, irruption sur les terres des ennemis, bien qu'il ne sût pas s'il y avait des troupes qui gardassent la frontière. Quand les gens de commandement eurent reçu cet ordre, ils réunirent toutes leurs forces, et entrèrent dans l'Arménie. Chosroes craignant d'être frappé de la maladie contagieuse, avait mené son armée dans l'Assyrie, qui jusqu'alors en avait été exempte. 4. Valérien s'était campé avec ses troupes proche de ThéodosiopoIis. Narsès qui commandait les Arméniens et les Eruliens s'était joint à lui. Martin capitaine des troupes de l'Orient; était arrivé au fort de Citharise, où il s'était campé avec Isdigère et Théocdite. Ce fort est à quatre journées de Théodosiopolis. Pierre, Adolius et quelques autres chefs y arrivèrent peu de temps après. Isac frère de Narsès conduisit ses Troupes de ce pays-là, Philimuth et Verus allèrent dans la Chorsiantrie avec les Eruliens qu'ils commandaient, et ils s'arrêtèrent tout proche de Martin. Juste, neveu de Justinien, Péranius, Jean, fils de Nicolas, Domentiole, et Jean surnommé le Mangeur, s'étaient campés auprès du fort de Physon, qui est bâti sur les limites de Martyropolis. Voilà de quelle manière s'étaient campés tous les commandants et toutes les troupes romaines, qui faisaient environ trente mille hommes. Elles n'étaient pas jointes ensemble pour ne faire qu'un corps d'armée, mais les chefs s'assemblaient pour conférer touchant l'irruption qu'ils voulaient faire. Pierre, sans avoir communiqué avec qui que ce fût, mena fort brusquement ses troupes sur les terres de l'ennemi. Philimuth et Verus en ayant eu avis le lendemain, le suivirent incontinent. Martin et Valérien y entrèrent pareillement, et ils se joignirent tous, à la réserve de Juste, qui, comme nous avons dit, s'était campé loin des autres. Il ne laissa pas néanmoins d'entrer dans un champ appartenant aux Perses, lequel était vis à vis de son camp. Il ne put cependant atteindre les autres, qui tous ensemble marchaient vers Dubio, sans piller les lieux par où ils passaient. [2,25] CHAPITRE XXV. 1. Dubio est une contrée, qui non seulement est très-fertile, mais aussi très-commode à cause de la bonté de l'air et de l'eau. Elle est éloignée de huit journées de Théodosiopolis. Elle contient de belles plaines, et un grand nombre de bourgs bâtis les uns proches des autres, fort peuplés, et habités par de riches marchands. On y porte quantité de marchandises des Indes, de l'Ibérie, de plusieurs provinces de la Perse, et de quelques-unes de l'Empire. 2. On donne à l'évêque te titre de Catholique, parce qu'il conduit seul tous les peuples de ce pays-là. Il y a à six-vingts stades de Dubio, du côté de main droite, une montagne fort élevée et fort raide, dans une des embouchures de laquelle est un bourg nommé Anglon, où Nabède se retira, à cause de l'avantage de l'assiette, à la première nouvelle qu'il ouït de la venue des ennemis. Le Bourg est bâti au bas de la montagne, mais la-citadelle, qui porte le même nom est sur le roc. Nabéde mit des pierres et des chariots au travers du chemin, pour le rendre encore moins aisé qu'il ne l'était naturellement. Il creusa aussi un large fossé, et plaça ses troupes derrière. Elles montaient à quatre mille hommes. Il avait outre cela posé des embuscades dans des maisons sur les avenues. 3. Les choses étant ainsi disposées, les Romains arrivèrent à une journée à Anglon, ou ils prirent un espion des ennemis, à qui ils demandèrent où était Nabède? Il répondit qu'il s'était retiré à Anglon avec ses Troupes. Ce que Narsès n'eut pas plutôt entendu, qu'il commença à reprocher aux autres chefs leur paresse. Ils s'accusèrent tous réciproquement d'une trop grande lenteur. Enfin ils quittèrent d'un commun avis le dessein de s'exposer au péril d'une bataille, et ne songèrent qu'au pillage. ils marchèrent sans chef, sans ordre, sans mot du guet, sans être divisés par escadrons, et par bataillons, Les soldats se mêlèrent confusément avec les goujats, comme s'il n'eût été question que de se charger de butin. Quand ils furent proche d'Anglon, ils envoyèrent des espions, qui leur rapportèrent que les ennemis étaient déjà tout rangés, et tout prêts à donner bataille. Les gens de commandement furent surpris d'une nouvelle si peu attendue, mais toutefois, comme ils étaient à la tête d'une armée nombreuse, ils eurent honte de reculer. Ils se séparèrent donc en trois. Pierre prit l'aile-droite, Valérien l'aile-gauche, et Martin se plaça dans le milieu avec le corps de bataille. Quand ils furent en présence des ennemis, ils s'arrêtèrent, d'autant qu'ils n'avaient pu se bien disposer, à cause de l'inégalité du terrain, qui était haut et bas, et à cause de la précipitation dont la rencontre inopinée des ennemis les avait obligés d'user. Pour ce qui est des Barbares, ils serraient leurs rangs, et demeuraient en repos, suivant l'ordre que leur en avait donné Nabède, qui voulait bien qu'ils repoussaient vigoureusement les Romains, mais non pas qu'ils les attaquaient. 4. Les Eruliens commandez par Narsès, en vinrent les premiers aux mains avec les Perses, qui étaient vis à vis d'eux. Ils rompirent leurs rangs, et les mirent en fuite. Les Barbares se sauvèrent dans le fort, mais en se sauvant ils s'incommodèrent les uns les autres, à cause que les chemins étaient étroits et rompus. Narsès secondé par les Romains, poursuivait vivement les fuyards. En même temps les Barbares sortirent des endroits où ils avoient été posés en embuscade. Ils chargèrent rudement les Eruliens, blessèrent Narsès à l'œil d'une blessure si dangereuse, que son frère fut obligé de l'enlever du combat, et qu'il en mourut peu de jours après. Lorsque Nabède vit les Romains en désordre, il fondit sur eux avec toutes ses forces, et comme il était dans un lieu étroit sur une multitude fort serrée, il en tuait un grand nombre, et surtout des Eruliens, qui, selon leur coutume, n'avaient point d'armes défensives. En effet ils ne se couvrent ni de casques, ni de cuirasses, mais seulement d'un bouclier et d'une casaque qui leur sert comme d'une ceinture. Les Esclaves combattent sans bouclier, et il faut qu'ils aient donné des preuves de leur valeur, avant qu'ils obtiennent de leur Maître la permission d'en porter. Voilà ce qui regarde les Eruliens. Les Romains prirent honteusement la fuite, et ne furent retenus par aucune considération d'honneur ou de gloire. Les Perses appréhendant que la déroute ne fût dissimulée, et qu'il n'y eût quelque piège caché, ne les poursuivirent que dans les passages étroits, et ne voulurent pas hasarder de combattre en rase campagne contre une armée si nombreuse. Cependant les Romains, et surtout les chefs, s'imaginant avoir les Perses à leurs trousses, s'enfuyaient avec la dernière précipitation, et poussaient leurs chevaux à outrance. Ils étaient si hâtés de se sauver que pour être plus légers:, ils jetaient leurs armes. Leur espérance n'était plus dans le courage, elle n'était que dans la diligence de la retraite. Elle fut telle cette diligence, que pas un des chevaux n'en réchappa. La perte des Romains fut extrême, et je ne sais si jamais ils en reçurent de pareille. Plusieurs furent tués sur la place. Il y en eut encore davantage qui furent emmenés prisonniers; et les Perses trouvèrent une telle quantité d'armes et de bêtes, qu'ils en furent enrichis pour longtemps. Comme Adolius fuyait, il reçut auprès d'un fort de la Persaménie un coup de Pierre, dont il mourut. Juste et Pernius entrèrent dans le pays de Tauranèse, où ils firent du dégât, et s'en revinrent. [2,26] CHAPITRE XXVI. 1. L'année suivante Chosroes fils de Cabade, entra pour une quatrième fois sur les terres des Romains. Bien qu'il menât son armée dans la Mésopotamie, ce n'était pour attaquer ni Justinien, ni ses sujets, c'était pour attaquer le Dieu des Chrétiens. Comme il avait tenté le siège d'Edesse dans la première campagne, et qu'il lui avait mal réussi, il ressentait un cuisant déplaisir de cette disgrâce, et ne trouvait point de meilleur moyen de s'en consoler, que de se vanter au milieu de son palais, qu'il ferait de cette ville une prairie pour paître les bêtes, et qu'il emmènerait les habitants prisonniers en Perse. Quand il fut devant les murailles, il envoya à l'endroit qui répond au Cirque, un parti de Huns qui étaient parmi les troupes, afin d'enlever des moutons ; les bergers qui les gardaient se fiant à la situation du lieu, qui est extrêmement raide, ne pensaient pas que les ennemis étaient si hardis que d'y monter. Ils y montèrent néanmoins; et comme ils voulaient emmener les troupeaux, les bergers s'y opposèrent courageusement. les Perses accoururent d'un côté au secours des Huns, et les soldats de la garnison firent de l'autre une sortie avec les habitants. Pendant qu'ils en étaient aux mains, le troupeau pour lequel ils combattaient, retourna de lui-même aux bergers. Il y avait parmi les Huns un certain soldat, qui se signalait sur tous les autres, et qui incommodait notablement les Romains. Ce soldat fut blessé au genou droit d'un coup de pierre, lancé avec la fronde, dont il tomba de son cheval à la renverse. Sa chute releva le courage aux Romains. Le combat dura depuis le matin jusqu'à midi, qui fut l'heure à laquelle l'un et l'autre parti s'attribuant la victoire, se retira. Les Romains rentrèrent dans la ville, et les Barbares s'allèrent camper à sept stades de là. 2. Alors Chorsoes, soit qu'il eût eu quelque fâcheux songe, ou qu'il appréhendât la honte d'avoir levé par deux fois le siège de devant cette ville, résolut de se retirer, pourvu qu'on lui payât une grande somme d'argent. Le lendemain Paul qui était son truchement, alla dire aux habitants, qu'il désirait conférer avec eux. Ils envolèrent à l'heure-même quatre des plus considérables de la ville. Zabergane alla au devant d'eux par l'ordre de Chosroes ; et usant de menaces, afin de les épouvanter, il leur demanda fièrement, lequel ils aimaient le mieux de la paix, ou de la guerre ? Quand ils-eurent répondu, qu'ils aimaient mieux la paix, il répartit, qu'il fallait donc qu'ils l'achetassent. Ils répliquèrent, qu'ils étaient prêts de donner ce qu'ils avaient offert après le sac d'Antioche. Zabergane les quitta en raillant, et en les avertissant de songer à la conservation de leur ville. Un peu après Chosroes les envoya quérir, et leur raconta de quelle manière il avait réduit diverses places sous son obéissance, les menaça de les traiter avec plus de rigueur qu'il n'avait fait pour les autres, s'ils ne lui apportaient tout l'argent qui était dans l'enceinte de leurs murailles, ajoutant que c'était l'unique moyen d'obtenir la levée du siège. Les ambassadeurs lui dirent qu'ils étaient d'accord d'acheter la paix, pourvu qu'il ne la mît pas à un prix, qu'il leur fut impossible de payer. Que l'on ne fait l'événement des combats qu'après qu'ils sont terminés, et qu'ordinairement ils sont mis au nombre des choses douteuses, par ceux qui se mêlent se faire la guerre. Ce Prince irrité de la liberté de leur réponse, les congédia. 3. Le huitième jour du siège, il s'avisa d'élever à force d'hommes une plate-forme, pour battre les murailles, et de faire ce travail hors de la portée du trait. Il fit pour cela couper une grande quantité d'arbres qu'il mit en carré, et qu'il fit couvrir de terre et de pierres. Comme il souhaitait d'avancer promptement l'ouvrage, il ne faisait point tailler les pierres, mais il les employait telles qu'elles sortaient de la carrière. Il mêlait du bois avec les pierres, afin que l'édifice fut mieux lié, et plus solide. Pierre, chef des Romains, qui avec Martin et Peranius gardait le côté de la muraille, qui était à l'opposite de ce travail, dépêcha une troupe de Huns, qui allèrent charger à l'improviste les ouvriers et en tuèrent un grand nombre,. Un seul soldat de la garde, nommé Argec, en tua dix sept. Depuis ce jour-là les Barbares firent si bonne, garde, qu'il ne fut plus possible d'attaquer les ouvriers. Lorsque l'ouvrage fut si avancé, que ceux qui y travaillaient se trouvèrent à la portée du trait, les assiégés les accablèrent d'une telle quantité de flèches et de pierres, que pour s'en garantir, ils furent obligés de tendre au devant de l'ouvrage des toits faits de poil de bouc, lesquels on appelle des cilices, et qui étaient d'une juste hauteur et épaisseur. Par ce moyen ceux qui remuaient la terre furent à couvert. Alors les Romains saisis de crainte, envoyèrent des ambassadeurs vers Chosroes, et avec eux Etienne, médecin célèbre, qui ayant autrefois guéri Cabade, fils de Péroze, en reçut une magnifique récompense. Quand il fut venu avec les autres devant Chosroes, il lui dit. 4. Toute l'Antiquité convient que l'humanité est le caractère d'un bon Prince. Les autres grandes qualités vous appartiennent à juste titre. Vous avez livré des batailles; vous avez défait des ennemis ; vous avez réduit des places; mais vous n'avez pas encore acquis la réputation d'être d'un naturel doux et bienfaisant. Il n'y a point de ville au monde, qui ait autant de sujets que celle d'Edesse, d'espérer de vous un favorable traitement. Je lui suis redevable de ma naissance, moi qui ai pris le soin de votre éducation et qui ne sachant rien de l'avenir, ai conseillé au Roi, votre père de vous choisir pour son successeur. Ainsi, j'ai procuré la ruine de ma patrie, en vous procurant l'Empire. Voilà comment les hommes sont souvent les auteurs de leurs infortunes. Que s*il vous reste quelque sentiment de ce bienfait, l'unique récompense que j'en demande, est que vous n'exerciez pas contre nous les dernières rigueurs. 5. Chosroes répondit à Etienne : Qu'il ne lèverait point le siège, si l'on ne lui livrait Pierre et Peranius, qui ayant été autrefois les esclaves de son père, n'avaient pas laissé d'être si hardis, que de prendre les armes contre lui. Que si les habitants trouvaient cette condition trop rude, il leur en donnait deux autres à leur choix : ou de payer cinquante mille marcs d'argent, ou de souffrir que les gens qu'il enverrait prissent tout l'or et l'argent qu'ils trouveraient, à la charge néanmoins de ne point toucher aux autres biens. Voilà la réponse que Chosroes fit, dans l'espérance de réduire bientôt la place. Les ambassadeurs qui voyaent que les conditions que ce prince leur proposait, étaient impossibles, s'en retournèrent fort affligés. Mais quand ils les proposèrent aux habitants, ils les mirent au désespoir. 6. Cependant l'ouvrage s'élevait; de sorte que les Romains ne sachant que taire, renvoyèrent leurs ambassadeurs, qui étant entrés dans le camp, et ayant dit y qu'ils venaient renouveler les prières qu'ils avaient déjà faites, ne reçurent point de réponse, et furent chassés avec outrage. D'abord les Romains entreprirent d'élever la muraille, qui était vis à vis de la plate-forme, mais la hauteur où était l'ouvrage des assiégeants leur fit abandonner cette entreprise. Ils donnèrent donc pouvoir à Martin de traiter de l'accommodement, en la manière qu'il le jugerait à propos. II alla aussitôt proche du camp des ennemis conférer avec quelques-uns de leurs chefs, qui, en se raillant, lui dirent que leur prince souhaitait sincèrement la paix, mais que Justinien était dans une obstination invincible pour la guerre. Que Bélisaire avait eu assez de pouvoir sur l'esprit de Chosroes, pour lui persuader de se retirer du pays des Romains, et d'aller attendre dans ses Etats les ambassadeurs que l'on promettait de lui envoyer pour arrêter les Articles, mais qu'encore qu'il surpassât Martin en crédit aussi bien qu'en dignité, il n'avait pu faire exécuter ce qu'il avait promis, à cause de l'ardeur démesurée avec laquelle l'Empereur voulait la guerre. [2,27] CHAPITRE XXVII. 1. Cependant les Romains s'avisèrent de faire une mine sous la plate-forme des assiégeants, et ils commandèrent aux mineurs de creuser jusqu'à ce qu'ils fussent sous le milieu, afin d'y mettre ensuite le feu. L'ouvrage étant presque achevé, les Perses en eurent de la défiance à cause du bruit qu'ils entendirent, et ils creusèrent en même temps les flancs de leur plate-forme, afin de surprendre les mineurs des Romains. Mais quand ils s'aperçurent du dessein des Perses, ils jetèrent quantité de terre, pour remplir les creux qui restaient à remplir, et se retirèrent. Ils firent néanmoins une chambre sous l'endroit de la plate-forme, qui approchait le plus près de leurs murailles, qu'ils remplirent d'un bois fort sec, et qui avait été frotté d'huile, de souffre et de bitume, afin qu'il fut plus aisé à enflammer. Cependant les chefs de l'armée des Perses conféraient avec Martin, et lui répétaient souvent les mêmes choses que j'ai rapportées, feignant toujours d'avoir inclination pour la paix : mais quand leur plate-forme fut achevée, et qu'elle, fut élevée à une hauteur, qui surpassait de beaucoup celle des murailles, ils le renvoyèrent, et lui témoignèrent ouvertement qu'ils ne songeaient. qu'a la guerre. Cette dernière résolution des Perses fut cause, que les Romains mirent le feu au bois qu'ils avaient préparé. Mais lorsque tout ce bois fut consumé, il ne se trouva qu'une partie de l'ouvrage endommagée, de sorte que les assiégeants étaient obligés d'apporter incessamment d'autre bois pour entretenir l'embrasement. Enfin quand le feu eût pénétré toute l'étendue de la plate-forme, l'on en vit sortir de la fumée durant la nuit. Les Romains qui souhaitaient toujours d'ôter aux Perses la connaissance de la mine, usèrent de cette adresse, de jeter sur la plate-forme quantité de traits enflammés, et d'autres feux d'artifice, dans le dessein de faire croire que c'était ce qui faisait la fumée. Les Perses qui le crurent en effet, firent leur possible pour les éteindre. Et le mal croissant toujours, ils accoururent en grand nombre, pour y apporter le remède, Plusieurs y furent tués par les traits que les assiégés jetaient incessamment. Chosroes y vint lui-même au lever du soleil, et reconnut que la fumée procédait du feu qui était caché sous la terre , et non pas de celui que lançaient les assiégés. Il commanda à toute l'armée de travailler à l'éteindre. Les assiégés raillaient de leur folie, vu que c'était en vain qu'ils jetaient de la terre ou de l'eau aux endroits où la fumée paraissait. Car bien que la fumée s'abattît aux endroits où cette terre était jetée, la violence du feu n'en était pas réprimée, et il se faisait un passage d'un autre côte. A l'égard de l'eau, quand elle coulait en des lieux où il y avait des veines de souffre et de bitume, elle allumait l'incendie au lieu de l'éteindre. Enfin l'embrasement s'accrût de telle sorte, qu'il s'éleva sur le soir une grande flamme, qui fut aperçue par les Carréniens, et par d'autres peuples encore plus éloignés. Les Romains montèrent alors sur la plate-forme, y vinrent aux mains avec les Perses, et remportèrent quelque avantage. Mais ceux-ci abandonnèrent tout-a-fait l'ouvrage, quand ils virent que le feu en était devenu maître. 2. Six jours après ils escaladèrent l'endroit de la muraille, qui porte le nom de Fort. Ils étaient déjà montés au haut, lorsqu'un laboureur éveilla les soldats de la garnison. Le combat fut fort opiniâtre de part et d'autre ; mais à la fin les Perses furent repoussés, et en se retirant ils laissèrent leurs échelles , que les assiégés prirent par dessus les murailles. Sur le midi du même jour, Chosroes envoya force troupes pour attaquer la grande porte; mais la garnison avec quantité de paysans et d'habitants, ayant fait une sortie, menèrent bien loin les assaillants. 3. Pendant qu'on leur donnait la chasse, l'interprète Paul vint faire à la Ville de la part de Chosroes, que Récinaire était arrivé de Constantinople. Cette nouvelle fit séparer les deux partis. Il y avait déjà quelques jours que Récinaire était dans le camp des Perses, mais ils l'avaient dissimulé exprès, jusqu'à ce que, l'ouvrage de la plate-forme fut achevé, afin que s'ils se rendaient maîtres de la muraille, l'on ne pût les accuser d'avoir contrevenu au Traité , et que si au contraire leur dessein manquait, comme il arriva, ils demeuraient toujours en état de faire la paix, que les Romains venaient offrir. Quand Récinaire fut entré dans la ville, les Perses demandèrent avec instance qu'on leur envoyât des députés pour conférer. Les Romains répondirent qu'ils en enverraient ; mais que ce ne pouvait être que dans trois jours, parce que Martin était un peu indisposé. 4. Chosroes s'imaginant que c'était une défaite se prépara à donner l'assaut. Il fit jeter une quantité prodigieuse de briques sur là plate-forme. Il employa ensuite deux jours entiers à disposer son armée aux environs de la ville, et prit la peine de désigner lui-même aux commandants et aux soldats la porte qu'ils devaient attaquer ; donnant ordre d'invertir les murailles et de tenir les échelles et d'autres machines prêtes. Il plaça tous les Sarrasins derrière, avec quelques compagnies de Perses, dans le dessein de se servir d'eux, non pas pour attaquer la ville mais pour arrêter ceux qui en sortiraient, lorsqu'elle serait prise. L'attaque commença avec le jour. Les Perses eurent d'abord de l'avantage, parce qu'ils surprirent les Romains. Mais quand le bruit de l'attaque fut répandu dans la ville tout le monde courut aux murailles. Les jeunes gens se mêlèrent avec les soldats, et combattirent fort vaillamment. Il y eut même des paysans qui se signalèrent. Les vieillards, les femmes , les enfants, personne ne fut inutile. Les uns amassaient des pierres, les autres faisaient chauffer de l'huile , et la versaient sur les assiégeants, qui perdant courage, et quittant leurs armes, dirent à leur Roi, qu'il leur était impossible de continuer un si fâcheux siège. Chosroes plein de colère et de dépit, n'emploie que des menaces pour les animer. Ils retournent donc à l'attaque avec de grands cris. Ils dressent des échelles contre les murailles, et font un dernier effort pour les emporter. Mais les Romains les couvrent d'une nuée de flèches, et les contraignent d'abandonner l'entreprise ; ils se raillaient cependant de Chosroes, et l'invitaient de revenir à la charge. Il n'y avait plus qu'Azarèthes, qui combattait vis à vis de la Porte Zoine, auprès dun endroit nommé les trois Tours. Les habitants avaient un peu cédé de ce côté-là , si bien que le Barbare avait gagné la première muraille, et battait déjà la seconde, quand Peranius vint au secours, à la tête d'une troupe d'habitants, et le mit en fuite. Ce fut ainsi que l'attaque, qui avait commencé dés le matin, finit sur le soir. Les deux partis demeurèrent en repos durant la nuit. Les Perses veillèrent toujours à la garde de leur camp. Les Romains portèrent des pierres sur le haut de leurs murailles poux servir le lendemain. Mais quand le le jour parut, pas un des Barbares ne s'approcha de la ville. Le jour d'après une partie de l'armée attaqua une porte nommée Barlaï, d'où elle fut vigoureusement repoussée. 5.. L'interprète Paul vint ensuite proposer à Martin une conférence qui fut acceptée , et l'on convint de toutes les conditions. Chosroes reçut cinquante marcs d'or des habitants, et leur promit par écrit de ne plus exercer d'acte d'hostilité contre les Romains. Puis brûlant son camp, il se retira. [2,28] CHAPITRE XXVIII. 1. Environ le même temps moururent deux capitaines de l'armée romaine, Juste, neveu de l'Empereur, et Peranius Ibérien. L'un de maladie, l'autre d'une chute, qu'il fit en allant à la chasse. 2. Justinien en nomma deux autres en leur place; Marcel qui était aussi son neveu du côté de sa sœur et qui était dans la première fleur de la jeunesse, et Constantinien, qui un peu auparavant avait été avec Sergius en ambassade vers Chosroes. 3. L'Empereur les choisit encore tous deux incontinent après, pour aller conférer avec ce Prince touchant la paix. Ils le rencontrèrent dans l'Assyrie proche de Séleucie et de Ctésiphon, deux villes qui ne sont séparées que par le Tigre, et qui furent autrefois bâties par les Macédoniens, qui après la mort d'Alexandre le Grand régnèrent sur les Perses, et sur d'autres nations voisines. Quand ces deux ambassadeurs eurent été admis en la présence de Chosroes, ils le prièrent de restituer ce qu'il avait usurpé dans la Lazique, et de conclure la paix. Il répondit que l'on ne pouvait parvenir à la paix que par une trêve, durant laquelle les deux nations auraient la liberté de se visiter, et le loisir de terminer leurs différends ; mais que pour faire la trêve, il désirait que l'on lui donnât de l'argent, et que l'on lui envoyât un médecin nommé Tribun, pour demeurer quelque temps auprès de lui. Ce médecin l'avait guéri un peu auparavant d'une fâcheuse maladie, et pour cette raison il lui était fort cher. L'Empereur le lui envoya avec deux mille marcs d'argent, et ainsi la paix fut conclue pour cinq ans en la dix-neuvième année du règne de Justinien. 4. Peu de temps après Aréthas et Alamondare firent la guerre l'un contre l'autre, sans que les Perses ni les Romains y prissent de part. Alamondare ayant pris un des fils d'Aréthas, comme il faisait paître les chevaux, il le sacrifia à Vénus, ce qui fit voir très manifestement que jamais Aréthas n'avait favorisé le parti des Perses. Ils donnèrent quelque temps après une bataille générale, où ce dernier eut de l'avantage, et fit passer un grand nombre de ses ennemis au fil de l'épée ; et il s'en fallut peu qu'il ne fit prisonniers les deux fils d'Alamondare. Voilà le succès de la guerre qui s'était élevée entre ces deux Princes des Sarrasins. 5. Comme Chosroes avait dessein de peupler le pays de colonies de Perses, et d'en ôter les originaires, il choisit ces deux hommes pour l'exécuter. Il espérait tirer beaucoup de commodités de la possession paisible de la Colchide, dont il venait de faire la conquête. Et il s'imaginait en retenir plus aisément les Ibériens dans l'obéissance, parce qu'ils n'auraient plus de voisins qui pussent les protéger dans une révolte. Depuis que les premiers, et les plus considérables de cette nation eurent pris avec leur Roi Gyrgène le parti des Romains, comme je l'ai raconté dans le premier livre de cette Histoire, les Perses ne leur avaient plus permis de s'assembler pour élire un Roi; et le commandement et l'obéissance dont ces deux nations avaient respectivement usé, avaient toujours été accompagnés de soupçons, et de défiances. On ne doutait nullement que les Ibériens n'eussent de grands sujets de mécontentement, et qu'ils ne les fissent éclater quand ils en auraient l'occasion. Il ajoutait que la Perse ne serait plus exposée à l'avenir aux courses des Huns et qu'au contraire il se servirait d'eux pour faire le dégât sur les terres des Romains. Que la Lazique lui servirait comme d'un boulevard, pour arrêter l'inondation des Barbares qui habitent le Caucase-, mais surtout que par le moyen de cette Province, il lui serait aisé de courir, tant par terre que par mer, toutes celles qui bordent le Pont-Euxin, de réduire à son obéissance les Cappadociens, les Galates, et les Bithyniens, et enfin d'entrer jusques dans Constantinople. Voilà les raisons qui lui faisaient souhaiter de se rendre maître de la Lazique, et qui l'empêchaient de se fier aux Laziens. 6. Il est certain que ce peuple avait toujours eu une grande aversion pour la domination des Perses depuis que les Romains étaient sortis de leur pays. En effet la vie des Perses est extrêmement dure et incommode, et il est impossible aux autres nations de s'accommoder à leurs lois. Les Laziens ne peuvent moins accorder avec eux que tous les autres, touchant les mœurs et la Religion. Les Laziens font profession de la Religion chrétienne, au lieu que les Perses sont dans les superstitions du Paganisme. De plus, il n'y a dans la Lazique ni sel, ni vin, ni blé, ni autres fruits propres à la nourriture des hommes. Ils reçoivent des Romains toutes les provisions dont ils ont besoin. Elles leur viennent par mer, et au lieu de les payer en argent, ils donnent des peaux, des esclaves, et d'autres marchandises en échange. Ils ne pouvaient souffrir, sans un extrême déplaisir, de se voir privés des commodités que leur apportait ce commerce. Chosroes, qui n'ignorait pas leurs sentiments, avait envie de prévenir les efforts qu'ils pourraient faire pour secouer le joug de sa puissance. Mais après avoir longtemps pensé aux moyens de s'assurer contre leurs soulèvements, il jugea qu'il n'y en avait point de plus propre, que de se défaire au plutôt du Roi Gubaze, de transporter la nation, et d envoyer d'autres hommes pour habiter le pays. 7. Quand il eut pris cette résolution, il fit semblant de dépêcher Isdigune en ambassade à Constantinople, et il choisit cinq cents hommes des plus braves de son armée, qu'il lui donna pour l'accompagner. Il leur commanda lors qu'ils seraient dans la ville de Dara , de loger en différentes maisons, de mettre le feu durant la nuit, et pendant que les Romains s'occuperaient à l'éteindre, d'ouvrir les portes à une armée qu'il avait donné charge au gouverneur de Nisibe de tenir secrètement prête pour cette entreprise. Il croyait ce moyen assuré pour rendre ses gens maîtres de la ville, et pour passer ceux de dedans au fil de l'épée. Mais un certain Romain, qui savait le décret de l'entreprise et qui avait suivi quelque temps auparavant le parti des Perses, l'alla découvrir à George qui demeurait à Dara, et qui, ainsi que je l'ai raconté, avait persuadé aux Perses, de rendre le fort de Sisaurane. Ce George vint sur la frontière au devant de l'ambassadeur et lui représenta que ce n'était pas la coutume de marcher avec une suite si nombreuse, et le pria de laisser la plus grande partie de son monde à Amodion. Isdigune témoigna une grande colère, comme si on lui eût fait un insigne affront, de vouloir retrancher le train nécessaire à sa dignité d'ambassadeur du Roi de Perse. Mais George méprisa les emportements, et conserva la Ville de Dara, en n'y recevant que vingt personnes de la suite d'Isdigune. 9. Ce Barbare ayant manqué son entreprise, continua son voyage à Constantinople, où il mena sa femme et ses deux filles, qui lui servaient de prétexte pour avoir une si grande suite. Quand il fut devant Justinien, il ne lui parla d'aucune affaire sérieuse, grande, ou petite, durant dix mois. Il lui donna seulement des présents de la part de Chosroes, et des lettres qui ne contenaient que des compliments sur sa santé. Justinien lui fit des honneurs, qu'il n'avait jamais fait à pas un autre ambassadeur. Lorsqu'il le traitait, il faisait asseoir à sa table son Interprète, qui se nommait Bradaxion, de quoi jusqu'alors il n'y avait point eu d'exemple, jamais aucun interprète ne s'étant mis à table avec le moindre magistrat, bien moins avec l'Empereur. Enfin Isdigune fut reçu avec une magnificence et un éclat tout-à-fait extraordinaire. Si l'on comptait exactement les frais de la réception avec les présents qu'il en remporta, il se trouveront que la dépense en monterait pour le moins à mille marcs d'or. Voilà où se termina le dessein que Chosroes avait fait sur la ville de Dara. [2,29] CHAPITRE XXIX. 1. Chosroes envoya dans la Lazique quantité de bois propre à bâtir des vaisseaux, sans dire à quoi il le voulait employer, et faisant seulement courir le bruit qu'il avait dessein de s'en servir aux fortifications de Pétrée. Il choisit ensuite parmi les troupes trois cents des plus braves hommes qui y fussent, qu'il envoya au même lieu sous la conduite de Fabrize, de qui nous avons ci-devant parlé , et à qui il donna un ordre secret de se défaire de Gubaze, ajoutant qu'il aurait soin du reste. Aussitôt que ce bois eut été apporté dans la Lazique, il y fut réduit en cendres par le feu du Ciel. Quand Fabrize y fut arrivé avec les trois cents hommes, il songea à exécuter l'ordre qu'il avait reçu contre Gubaze. Pour cet effet, ayant appris qu'il y avait parmi les Colques un homme de qualité, nommé Barzanze, qui étéit tombé dans les mauvaises grâces de Gubaze, et qui n'osait plus se présenter devant lui, il l'envoya quérir pour lui découvrir son dessein, et lui demander conseil. Après avoir conféré ensemble, ils jugèrent que le meilleur moyen était que Fabrize fit venir Gubaze à Pétrée, pour lui communiquer les résolutions que Chosroes avait prises pour le bien des Laziens. Mais en même temps Barzanze alla découvrir à Gubaze l'entreprise qui se tramait contre là vie ; de sorte qu'au lieu d'aller trouver Fabrize à Pétrée, il ne songea plus qu'à se séparer des Perses. Fabrize recommanda aux habitants de Pétrée de faire bonne garde, et d'apprêter tout ce qui était nécessaire pour soutenir le siège. Puis il s'en retourna avec ses trois cents hommes sans avoir rien fait. 2. Gubaze fit savoir à Justinien l'état de ses affaires, et le supplia de lui pardonner le passé et de le protéger à l'avenir contre les violences des Perses, dont il était résolu à secouer le joug. 3. L'Empereur fort aise de cette nouvelle dépêcha sept mille Romains, et mille Tzaniens sous la conduite de Dagistée pour le secours des Laziens. Quand leurs forces furent jointes, ils formerait le siège de Pétrée, lequel dura longtemps, à cause que la garnison en était forte, et qu'il y avait des provisions en abondance. Chosroes étant dans de grandes inquiétudes à cause de cette nouvelle, envoya Mermeroès au secours avec des troupes de cavalerie et d'Infanterie. Ce que Gubaze ayant appris il tint conseil avec Dagistée, et fit ce que je dirai dans la suite. 4. Le fleuve Boas prend sa source dans le pays des Arméniens, qui habitent Pharangion proche des frontières des Tzaniens, Il coule assez loin du côté de main droite toujours étroit, et guéable jusqu'aux extrémités de l'Ibérie, et au bout du mont Caucase. Cette contrée est habitée de différentes nations, des Alains, des Abasques, qui sont anciens alliés des Romains et des Chrétiens, des Zéchiens et des Huns surnommés Sabeiriens. En cet endroit ce fleuve s'enfle de divers ruisseaux qu'il reçoit, et quittant le nom de Boas, il prend celui de Faze, et porte de grands vaisseaux jusqu'au Pont-Euxin, où il se décharge, C'est sur ses deux bords qu'est la Lazique. Le côté droit est fort peuplé jusqu'aux frontières de l'Ibérie; et rempli de diverses villes dont les principales sont Archéopolis, qui est très forte ; Sébastopolis, Rodopolis et Mororisis, outre les forts de Pition, de Scands et de Sarapane. Il n'y a du côté gauche que l'espace du chemin d'une journée, mais cet espace est désert, et n'est habité que par quelques Romains, qui ont été surnommés Pontiques. C'est en cette partie déserte de la Lazique, que Justinien a bâti de nos jours la ville de Pétrée, ou Jean surnommé Tzibe, établit, comme nous avons vu, un monople, qui fut cause que les Laziens se séparèrent d'avec les Romains. Quand on va de Pétrée vers le Nord, on rencontre aussitôt les frontières de l'Empire, où sont plusieurs villes fort peuplées, comme Résèe, Athènes et Trapézonte. Lorsque les Laziens menèrent Chosroes à Pétrée, ils fui firent traverser le fleuve Boas, afin, disent-ils, d'épargner le temps et la peine de passer le Faze : Mais c'était en-effet pour ne pas faire voir aux Perses leur pays et leurs Villes. La Lazique est inaccessible des deux côtés de ce fleuve. Elle est toute pleine de rochers escarpés, et dont les avenues, que les Romains appelant des pas, sont impénétrables. Mais à cause qu'il n'y avait point de troupes, qui gardassent les passages, et que les Laziens servaient de guides, les Perses surmontèrent les difficultés des chemins. 5. Lorsque Gubaze eut reçu la nouvelle, il manda à Dagistée d'envoyer une partie de ses gens pour garder les embouchures des montagnes, qui sont au delà du Faze, et de presser cependant le siège de Pétrée. Pour lui il alla avec toutes les troupes à l'autre extrémité de la Lazique, afin d'en défendre les passages,. Un peu auparavant il avait fait alliance avec les Alains et avec les Sabeiriens, qui avaient promis, moyennant trois cents marcs d'or, de garantir la Colchide des courses des Perses, et de désoler de telle sorte l'Ibérie, qu'elle ne pourrait jamais donner de passage à une aimée. Gubaze avait promis de leur faire donner cette somme par l'Empereur. Il le pria donc de l'envoyer, d'accorder quelque soulagement aux Laziens, et de lui payer les gages de la charge de Silenciare, dont il n'avait rien touché depuis dix ans. L'Empereur eut bien souhaité de satisfaire à ces demandes ; mais il fut empêché par les affaires qui lui survinrent, d'envoyer les fortunes, donc on avait besoin. Voilà ce qui concerne Gubaze. 6. A l'égard de Dagistée, il s'acquitta fort mal de son devoir. C'était un jeune-homme tout-à-fait incapable de porter le faix d'une telle guerre , qui au lieu d'aller lui-même s'emparer des places , ou d'y envoyer au moins la meilleure partie de ses troupes, se contenta d'y envoyer une compagnie de cent hommes, comme si ce n'eut été qu'une entreprise de peu d'importance. Il demeura avec une armée entière devant Pétrée, et y demeura inutilement, quoiqu'elle fût défendue par fort peu de gens. Il est vrai que la garnison était autrefois de quinze cents hommes, mais. les fréquents. sièges qu'ils avaient soutenus, et les grands exploits qu'ils avaient exécutés, avaient beaucoup diminué leur nombre. Ils étaient donc presque au désespoir et ils n'osaient plus rien entreprendre. Les Romains firent une mine, qui abattit une partie de la muraille , mais une maison, qui heureusement se trouva derrière, boucha la brèche et couvrit les habitants de même que la muraille faisait autrefois. Les Romains n'en perdirent pas pour cela courage; et comme il leur était aisé de faire une autre mine, ils se tenaient assurés de prendre la Place. Dagistée manda à Constantinople ce qui s'était passé durant le siège-, et donnant des assurances de se rendre bientôt maître de Pétrée, il pria de lui préparer la récompense qu'il méritait et fut même si imprudent que d'expliquer ce qu'il croyait mériter. Les Perses, bien que réduits à un petit nombre, soutenaient avec un plus grand courage, que l'on n'aurait jamais pu penser, l'effort des Romains, et des Tzaniens, qui voyant qu'il était impossible d'abattre la muraille, s'avisèrent de la miner ; et y travaillèrent, avec une telle assiduité, que la muraille demeura comme suspendue en l'air ; et si Dagistée y eût mis le feu, il eût pris infailliblement la place. Mais il perdit le temps à attendre ce qu'on lui promettait à la cour. Voilà ce qui se passait dans le camp des Romains. [2,30] CHAPITRE XXX. 1. Merméroès ayant passé les montagnes de l'Ibérie, marchait avec son armée le long du Faze. Il n'avait pas voulu aller par le milieu de la Lazique, afin de ne rencontrer qui l'arrêtât, et qui l'empêchât de secourir Pétrée. 2. Une partie de la muraille, qui, comme je l'ai dit, avait été minée, tomba tout-à-coup, et au même instant cinquante volontaires entrèrent dans la ville, et y proclamèrent Justinien victorieux. Ils avaient à leur tête un jeune Arménien nommé Jean, fils de Thomas, surnommé Guzès, qui ayant acquis dans l'esprit de l'Empereur la réputation d'homme prudent, avait été employé par lui à la fortification et à la défense de diverses places de la Lazique. Ce Jean ayant été blessé par les habitants, et n'ayant point été soutenu par ceux de son parti, s'en retourna dans le camp. Le gouverneur nommé Mirrane, appréhendant qu'elle ne fut emportée d'assaut, donna ordre à ses gens de la défendre courageusement ; et cependant il alla trouver Dagistée, et lui promit avec les plus douces et les plus agréables paroles du monde de la lui rendre, et ainsi il empêcha quelle ne fût prise de force. 3. Quand Mermeroès fut arrivé au pied des montagnes, il trouva les cents Romains qui les gardaient, lesquels le repoussèrent vigoureusement. Les Perses ne cédèrent pas néanmoins, mais ils firent tous les efforts imaginables pour forcer le partage, et substituèrent toujours de nouveaux combattants en la place de ceux qui étaient tués. Il mourut sur le champ plus de mille Perses, et les Romains furent las de tuer. Enfin vaincus par le nombre, ils se retirèrent, et gagnèrent le haut des montagnes. 4. Quand Dagistée en apprit la nouvelle, il quitta le siège, sans en avertir son armée et se retira vers le Faze. Tous les Romains le suivirent, sans se donner le loisir d'emporter leur bagage. En même-tems les habitants accoururent au camp pour le piller. Mais les Tzaniens, qui n'avaient point suivi Dagistée, les mirent en fuite, en tuèrent plusieurs, et contraignirent les autres de se retirer. Les Tzaniens pillèrent eux-mêmes le camp , allèrent à Rizée, de là à Athènes, et par Trapézonte en leur pays. 5. Mermeroès arriva à Pétrée avec son armée neuf jours après la levée du siège. Il y trouva trois cents cinquante soldats blessés, et hors d'état de combattre, et cinquante seulement en état de servir. Tous les autres étaient morts. Ceux qui étaient demeurés, avaient gardé les corps, et avaient mieux aimé en souffrir l'infection avec une patience prodigieuse, que de les jeter dehors, selon leur coutume, et fortifier le courage des assiégeants, en leur faisant voir le nombre des soldats qu'ils avaient perdus. Mermeroès se mit à railler les Romains, et à déplorer la faiblesse pitoyable de leur Empire, de n'avoir pu prendre une place, dont les murailles étaient ruinées, et qui n'étaent défendues que par cent cinquante hommes, Après cela il s'occupa à réparer les brèches qui avaient été faites pendant le siège. Et comme il n'avait ni pierres, ni chaux, il fit remplir les sacs ou l'on avait porté des provisions, et en boucha les ouvertures de la muraille. Il y laissa ensuite trois-mille hommes en garnison avec un peu de vivres, leur commanda de travailler incessamment aux réparations, et s'en retourna avec le reste de son armée. Mais comme il eût manqué lui-même de vivres, s'il s'en fut allé par où il était venu, il prit le chemin des montagnes, ou il avait ouï dire qu'il était aisé de faire subsister une armée. Dans ce voyage un homme de qualité d'entre les Laziens, nommé Fubelius, et Dagistée, dressèrent une embuscade aux Perses, prirent des chevaux qui pouvaient, et mirent ceux qui les gardaient en fuite. Pour Mermeroès, il s'en retira sans peine avec ses troupes. 6. Quand Gubaze apprit les disgrâces arrivées aux Romains devant Pétrée, et aux pieds des montagnes, il n'en perdit pas pour cela courage, et n'abandonna pas le passage qu'il gardait. Au contraire il y mit tout ce qui lui restait d'espérance, parce qu'il était assuré, qu'en le conservant, il conservait son Etat et que bien que les Perses eussent conservé la ville de Pétrée, et qu'ils eussent forcé le pied de la montagne, néanmoins ils ne pourraient ravager la Lazique, puisqu'ils n'avaient point de vaisseaux pour traverser le Faze. En effet, cette rivière, qui n'est que médiocrement large, est très profonde; mais surtout elle est si rapide, qu'après être entrée dans la mer, elle ne se mêle pas avec elle, et conserve assez longtemps la douceur de son eau. On à bâti plusieurs forts sur le bord qui est du côté des Laziens, afin d'empêcher les descentes. 7. Justinien envoya en ce tems-là aux Sabeiriens l'argent qui leur avait été promis, et des présents à Gubaze, et aux Laziens. Il avait même levé une nouvelle armée pour le secours de la Lazique, mais elle n'y était pas encore arrivée. Elle devait être commandée par un capitaine fort estimé pour la prudence , et pour la valeur, qui se nommait Récitante, et qui était de Thrace. Voilà quelle était alors la face des affaires. 8. Mermeroès ayant gagné les montagnes, il en envoya des convois à Pétrée, à cause que les vivres qu'il y avait laissés ne suffisaient pas pour les trois mille hommes de la garnison. Mais comme tout le pays ne pouvait qu'à peine nourrir une armée de trente-mille hommes, et qu'il ne pouvait fournir que très peu de chose à la ville, il jugea qu'il n'y avait point de meilleur expédient, que de retirer de la Colchide la plus grande partie de ses troupes, et de n'y laisser qu'un nombre médiocre de gens, pour faire conduire à Pétrée une quantité raisonnable de vivres. Il choisit pour cet effet cinq mille hommes, dont il donna le commandement à Fabrize, et à trois autres capitaines, croyant qu'il était inutile d'en laisser davantage en un lieu où il ne paraissait point d'ennemis. Et pour lui, il se campa dans la Persarménie auprès de Dubio. 9. Quand ces cinq mille hommes furent arrivés aux extrémités de la Lazique, ils campèrent sur le bord du Faze. Gubaze en ayant eu avis, manda à Dagistée d'aller du même côté, et de ne pas perdre une belle occasion d'incommoder l'ennemi. Dagistée suivant cet ordre, fit avancer toutes les troupes le long du Faze, jusqu'à l'opposite de l'endroit où étaient les Laziens. Les Perses ni les Romains ne savaient pas qu'il fût guéable en cet endroit-là, mais les Laziens qui le savaient bien, le traversèrent, et se joignirent aux Romains. Les Perses avaient choisi mille hommes des plus braves de leur armée pour courir la campagne, et pour empêcher que l'on n'approchât du camp. Ceux-ci envoyèrent deux d'entre eux pour découvrir de plus loin ce qui se passait; lesquels étant tombés entre les mains des Romains, ils apprirent l'état de l'armée des Perses. Les Romains et les Laziens fondirent ensemble sur cette troupe de mille hommes, dont nul ne se put sauver. Plusieurs furent tués, les autres furent pris, et ces derniers découvrirent au vrai les forces des Perses, le nombre des combattants, et les chemins qu'ils avaient tenus. Après cela ils marchèrent au nombre de quatorze mille hommes, et firent leur compte de telle sorte, qu'ils devaient surprendre l'ennemi au milieu de la nuit. Les Perses qui ne croyaient pas que la rivière fût guéable, et qui s'imaginaient que les mille hommes qu'ils avoient envoyés devant, avaient fait beaucoup de chemin sans rencontrer d'ennemis, ne se défiaient d'aucun danger, et dormaient d'un profond sommeil. Ils furent donc surpris, les uns endormis, les autres à demi-éveillés, les autres sans habits, ou sans armes, et presque tous hors d'état de se défendre , ce qui fut cause que plusieurs passèrent par le fil de l'épée, et que les autres furent faits prisonniers. Le camp fut pillé, les enseignes enlevées, et une grande quantité d'argent, d'armes, de mulets et de chevaux emmenés. Les fuyards furent poursuivis bien avant dans l'Ibérie. Il y eut encore depuis une autre rencontre qui fut aussi fort désavantageuse aux Perses. De cette manière ils furent entièrement chassés de la Lazique. Les Romains et les Laziens brûlèrent des farines et d'autres provisions, qui avaient été destinées pour la garnison de Pétrée, et mirent des compagnies de Laziens au passage de la montagne, pour empêcher que l'on y envoyât d'autres vivres. Le reste des troupes s'en retournèrent avec le butin. Cela arriva dans la quatrième année de la trêve, et dans le vingt-troisième du règne de Justinien. 10. L'année précédente Jean était revenu à Constantinople, où Justinien l'avait rappelé depuis la mort de l'Impératrice Théodora. Il ne put néanmoins le faire rétablir dans ses charges il ne conserva que la Prêtrise qu'il avait reçue contre son gré. Cet homme, avait toujours des visions qu'il arriverait à l'Empire. C'est l'artifice ordinaire des démons, de remplir les esprits faibles de l'espérance des grandeurs qui ont le plus d'éclat dans le monde. Parmi les vaines prédictions que les devins avaient faites à ce Jean , ils l'avaient assuré qu'il serait revêtu de la robe d'Auguste. Il y avait à Constantinople un prêtre nommé Auguste , qui avait la garde des ornements de l'Eglise de sainte Sophie. Quand Jean fut rasé, et ordonné malgré lui, on lui mit soutane et la tunique de ce prêtre, parce qu'il n'avait point d'habit convenable à cette dignité. Ce fut, à mon sens, l'accomplissement de la prédiction.