[38,0] LIVRE XXXVIII. [38,1] Le trente-huitième livre renferme la consommation des malheurs de la Grèce. Certes, elle a souvent éprouvé des calamités générales ou particulières; mais jamais le mot de calamité, dans toute son étendue, ne fut appliqué à aucune des catastrophes passées aussi justement qu'à celle dont nous avons été témoin. On aurait déjà pitié des Grecs rien qu'à voir ce qu'ils souffrirent; combien plus grande doit paraître leur infortune si on pénètre dans les détails! Quelque affreux, en effet, que paraisse le coup qui frappa Carthage, on peut affirmer que celui sous lequel succomba la Grèce ne fut pas moins terrible : il le fut même davantage. Les Carthaginois ont du moins laissé une petite place pour leur justification auprès de la postérité; mais les Grecs ne fournissent pas un moyen plausible de défense à qui voudrait excuser leurs fautes. De plus, en disparaissant avec leur ville, les premiers échappèrent au triste ressentiment de leur désastre, tandis que les seconds assistèrent à la suite de leurs maux et en ont légué l'héritage à leurs descendants. Autant donc nous regardons comme plus déplorable le sort d'un condamné qui vit avec son châtiment que celui du scélérat qui meurt, autant nous devons trouver la fortune de la Grèce plus triste que celle de Carthage, à moins qu'on ne tienne nul compte de l'honneur et du bien, et qu'on ne raisonne que d'après l'utile. Pour reconnaître la justesse de ces réflexions, il suffit de se rappeler les événements qui passèrent pour les plus terribles malheurs qui aient autrefois consterné la Grèce, et de les comparer avec ce que nous avons vu de nos jours. [38,2] Grand fut sans doute l'effroi qui s'empara de la Grèce entière lorsque Xerxès passa d'Asie en Europe; mais si tous les peuples furent en danger, en effet, il ne périt que peu de monde, et le désastre porta principalement sur les Athéniens, qui, par une sage prévision de l'avenir, avaient quitté leur ville avec leurs femmes et leurs enfants. Ils eurent à souffrir provisoirement ; les Barbares, devenus maîtres d'Athènes, la détruisirent sans pitié; mais, loin d'avoir attiré sur eux, par cette catastrophe, honte et déshonneur, les Athéniens recueillirent une gloire immense d'avoir tout sacrifié pour partager la fortune des autres Grecs. Aussi, grâce à leur généreuse conduite, non seulement ils recouvrèrent leur ville et leurs campagnes, mais encore ils disputèrent peu après aux Lacédémoniens la suprématie en Grèce. Si, vaincus ensuite par les Spartiates, ils furent réduits à détruire les murs de leur cité, on peut reprocher au vainqueur d'avoir usé trop sévèrement de sa victoire. La plupart même des Grecs se détachèrent bientôt de Sparte. Je ne vois dans tout cela que des faits malheureux, mais non de grandes ou honteuses catastrophes. Quand les Mantinéens furent forcés par Agésipolis de quitter leurs villes et de se réfugier dans leurs villages, on ne les accusa pas d'imprudence : plus d'une voix les plaignit d'avoir subi un cruel et injuste châtiment ; leur infortune put paraître grande et non point flétrissante. Quelque temps après, ce furent les Thébains qui virent leur ville détruite de fond en comble. Alexandre qui se préparait à passer en Asie, s'imagina qu'en châtiant ainsi cette cité, il maintiendrait les Grecs dans l'obéissance par la terreur, pendant que lui même serait occupé ailleurs. Mais à l'époque tout le monde s'apitoya sur le sort des Thébains, qui, pensait-on, avaient été traités de façon inique et sauvage, et personne n'essaya de justifier la décision d'Alexandre. [38,3] C'est pourquoi ces mêmes Thébains eurent bientôt fait de trouver des concours qui leur permirent de relever leur ville et d'y vivre sans être inquiétés. De fait, la compassion d'autrui offre un recours précieux à ceux qui sont injustement tombés dans le malheur. Car si on voit souvent la fortune changer avec la conduite des hommes, plus d'une fois aussi les puissants sont ramenés au devoir et redressés par le spectacle des injustes traitements dont les autres sont victimes. Les Chalcidiens encore, les Corinthiens, et quelques autres peuplades attirées par la fécondité de la Macédoine, attaquèrent les princes de ce royaume et tinrent garnison dans le pays; mais c'était pour eux une maxime d'affranchir toutes les nations qu'ils pouvaient, et de regarder comme ennemi tout oppresseur. En général donc, les Grecs eurent à subir, dans les temps passés, de cruelles épreuves, soit en combattant isolément pour l'hégémonie et pour les intérêts de leur république, soit en soutenant leurs tyrans et leurs rois. Mais, encore une fois, si quelque honte devait rejaillir sur ces derniers peuples pour avoir défendu une cause mauvaise, leurs maux n'ont été du moins que provisoires; et d'ailleurs on ne saurait justement les en accuser, puisqu'ils n'étaient pas la conséquence d'une conduite insensée. Enfin, les Péloponnésiens, les Béotiens, les Phocidiens et beaucoup d'autres nations, sans compter celles qui habitaient le golfe Maliaque, eurent à supporter, isolément ou en général, de grandes infortunes : elles furent du moins toutes réparées, tandis que la chute que de nos jours les Grecs ont faite a été lourde et honteuse, et provoquée par leur propre folie. [38,4] Qu'on ne s'étonne pas si, sortant des habitudes d'un récit purement historique, nous nous arrêtons sur ce fait avec une ardeur et une insistance toutes spéciales. On me reprochera peut-être encore d'avoir écrit ces lignes avec amertume, tandis qu'il me convenait plus qu'à tout autre de prendre la défense des erreurs de la Grèce. Je crois qu'un esprit juste ne regarde ni comme un sincère ami celui qui redoute de parler avec franchise, ni comme un bon citoyen l'homme qui, par crainte de quelques critiques momentanées, trahit la vérité, et qu'on ne doit pas donner le nom d'historien à quiconque met quelque chose au-dessus du vrai. Plus l'histoire l'emporte sur la conversation ordinaire par la durée et la portée de ses jugements, plus il faut que celui qui s'y consacre fasse cas de la vérité, et que le lecteur entre dans ce sentiment. Sans doute il était du devoir de tout Grec, à l'heure même de la lutte, de secourir ses frères, soit en les défendant l'épée à la main, soit en les excusant, soit enfin en détournant d'eux la colère des vainqueurs, et c'est ce que j'ai fait quand il fallait agir. Mais je me propose, avant tout, de transmettre en ce livre à la postérité un récit impartial des événements qui alors eurent lieu, moins désireux de flatter l'oreille du lecteur pour le moment seul que de redresser les esprits et de les empêcher de tomber dans les mêmes fautes. Arrêtons ici notre digression. [38,9] De retour à Rome, les députés rendirent compte au sénat de ce qui s'était passé, dirent comment ils avaient couru risque de la vie, et parlèrent de cette injure dans les termes les plus forts, et avec une violence inaccoutumée. Ils ne la représentèrent pas comme un simple accident, mais bien comme un coup préparé par les Achéens pour donner en eux un exemple. Le sénat, à ce récit, ressentit une vive indignation, et aussitôt il nomma des commissaires à la tête desquels était Sextus Julius, qu'il fit partir avec les instructions suivantes : Reprocher aux Achéens leur conduite, et leur demander une réparation, mais avec réserve ; leur conseiller de ne pas prêter l'oreille aux traîtres qui les poussaient au mal, et d'éviter d'encourir, à leur insu, la disgrâce de Rome : ils pouvaient encore réparer leur faute, s'ils laissaient aux coupables la responsabilité de leurs actes. On voit suffisamment, par ce résumé, qu'en donnant de telles instructions, le sénat n'avait pas l'intention de détruire la ligue des Achéens, mais de les effrayer seulement, et de triompher par la terreur de leur audace et de leur haine. On a quelquefois supposé que les Romains affectèrent ces ménagements parce que la guerre contre Carthage n'était pas encore terminée. Cette conjecture n'a rien de vrai. Les Romains, qui depuis longtemps avaient accordé leur amitié aux Achéens, et avaient en eux confiance plus qu'en tout autre peuple, voulaient seulement, à la vue de l'exaltation de leur orgueil, leur faire peur; leur déclarer la guerre, et rompre avec eux toute alliance, ils n'y songeaient pas. [38,10] Julius Sextus suivait la route du Péloponnèse, lorsqu'il rencontra Théaridas et d'autres députés envoyés par les Achéens pour rendre un compte fidèle au sénat de l'outrage fait à Aurélius. Sextus leur conseilla de retourner en Achaïe, parce que lui-même venait, avec les instructions nécessaires, traiter cette affaire auprès des Achéens. Sextus donc, arrivé dans le Péloponnèse, eut à Égium, avec les Achéens, une entrevue où il parla longtemps sur un ton fort modéré. Il ne dit pas un mot de l'insulte faite aux députés, comme si elle n'avait pas besoin de justification, sembla prendre cette affaire avec moins de chaleur que les Achéens eux-mêmes, et enfin les engagea, en termes généraux, à ne pas pousser plus loin leurs torts envers les Romains et les Spartiates. Toute la partie saine de la population accueillit ces paroles avec d'autant plus d'empressement qu'elle avait conscience de son crime, et qu'elle se mettait sous les yeux les malheurs qu'attirait d'ordinaire sur ses ennemis la colère de Rome. Mais si la populace, qui n'avait rien à répondre aux paroles si justes de Sextus, n'osa pas remuer, elle n'en resta pas moins en proie à cette fièvre maladive qui la dévorait. Enfin, Diaeus, Critolaüs, et leurs partisans, ramas impur, fait, comme à dessein, de tout ce que chaque ville pouvait fournir d'hommes impies, de méchants et de citoyens indignes, reçurent, comme dit le proverbe grec, de la main gauche ce que le peuple romain offrait de la main droite; en un mot, ils avaient perdu le sens. Ils s'imaginèrent que les Romains, à cause de leurs guerres en Afrique, en Espagne, craignaient une lutte avec l'Achaïe, et que, par suite de cette crainte, ils étaient prêts à faire toute espèce de concession, à subir toute exigence. Persuadés que l'occasion leur était favorable, ils répondirent, avec une feinte douceur, aux envoyés romains, qu'ils voulaient faire partir pour Rome Théaridas, et qu'eux-mêmes suivraient bientôt l'ambassade romaine à Tégée, afin d'avoir une entrevue avec les Lacédémoniens, et de terminer à l'amiable leurs différends. En réalité, ils ne songèrent plus qu'à entrainer dans leurs dangereuses erreurs l'Achaïe entière; et ce n'était pas chose difficile, grâce à l'impéritie et à la perversité des chefs qui alors dirigeaient les affaires. [38,11] Voici donc comment s'acheva la ruine de l'Achaïe. Tandis que Sextus se rendait à Tégée et convoquait les Lacédémoniens pour qu'ils réglassent d'un commun accord avec les Achéens les réparations dues pour leurs anciennes injures réciproques, et qu'ils suspendissent les hostilités jusqu'à ce que Rome eût envoyé des commissaires chargés de tout arranger, les partisans de Critolaüs se réunirent et décidèrent que lui seul se rendrait à Tégée, et que les autres s'abstiendraient d'y paraître. Critolaüs arriva à Tégée que déjà Sextus désespérait de le voir; et dans l'entrevue qui eut lieu avec les Lacédémoniens, il ne consentit à aucune proposition, répétant qu'il n'avait pas le pouvoir de traiter sans l'agrément du peuple, et qu'il soumettrait ces questions à la prochaine assemblée, qui devait se tenir dans six mois. Sur cette réponse, Sextus qui voyait clairement le mauvais vouloir de Critolaüs, et qu'irritaient ces difficultés, renvoya les Lacédémoniens chez eux et retourna en Italie, convaincu de la folie et de la perversité du traitre. Dès que Sextus fut parti, Critolaüs se mit à parcourir les villes pendant l'hiver, en réunissant partout des assemblées, sous le prétexte qu'il désirait leur exposer ce qu'il avait dit aux Lacédémoniens et aux Romains à Tégée, mais en réalité afin d'accuser Rome, et de leur traduire d'une manière défavorable le langage de Sextus. Il éveillait ainsi dans le peuple la haine et la colère. Il donna en même temps ordre aux gouverneurs de ne point sévir contre les débiteurs, de ne pas recevoir ceux qu'on amènerait pour dettes en prison, de différer le payement des dettes jusqu'à la fin de la guerre. Grâce à ces mesures populaires, tout ce que disait Critolaüs fut regardé comme exact. Le peuple se montra disposé à faire ce qu'il voulait; incapable de prévoir l'avenir, il se laissait prendre à l'amorce de cette générosité et du bonheur actuel qu'elle lui procurait. [38,12] Quintus Cécilius, alors en Macédoine, informé de ces menées et des troubles qui bouleversaient le Péloponnèse, envoya comme députés Cn. Papirius, Aulus Gabinius et C. Fannius. Ils arrivèrent précisément à l'époque où les Achéens étaient réunis à Corinthe, et introduits dans l'assemblée, ils tinrent un langage modéré comme avait fait Sextus. Ils mirent tous leurs soins à les empêcher d'en venir à une rupture ouverte avec Rome, soit au sujet des Lacédémoniens, soit par leurs dispositions hostiles à l'égard des Romains eux-mêmes. Mais à ces mots le peuple ne sut plus se contenir ; il fit entendre des murmures, et au milieu de cris tumultueux chassa les députés. L'assemblée était ce jour-là composée d'un plus grand nombre d'artisans et d'ouvriers de bas étage que de coutume; et d'ailleurs, si toutes les villes étaient en proie à de fanatiques fureurs, Corinthe l'était plus qu'aucune autre, sans distinction de classes. Quelques hommes seulement osèrent approuver les discours des députés ; mais Critolaüs qui, comme à souhait, avait rencontré l'occasion favorable, et qui voyait la multitude hors d'elle-même partager son délire, s'éleva hautement contre les magistrats, poursuivit de ses sarcasmes ses ennemis politiques, et insulta sans pudeur les députés de Rome. Il dit qu'il voulait bien être l'ami des Romains, mais non pas leur esclave. Puis, donnant un libre cours à sa colère, il s'écria que si les Achéens se montraient braves, ils ne manqueraient pas d'alliés, ni de maîtres, s'ils étaient lâches. Voilà par quels discours, débités avec la hardiesse et l'art d'un charlatan, il excita, souleva les masses; il fit même entendre qu'il ne donnait pas de tels conseils sans avoir pris les mesures nécessaires, et que quelques rois et certaines républiques seconderaient ses efforts. [38,13] Les anciens voulurent intervenir et empêcher Critolaüs de tenir un tel langage; mais il fit retirer les soldats qui l'entouraient, et se levant, engagea le peuple à s'approcher de lui, à ne pas craindre de toucher même sa chlamyde. Il dit alors qu'après s'être contenu longtemps il ne pouvait plus se taire davantage, et qu'il allait faire connaître sa pensée: c'est qu'il fallait beaucoup moins redouter les Lacédémoniens et les Romains que les traîtres qui, parmi eux, travaillaient pour l'ennemi; qu'il y avait en effet dans leur sein des citoyens plus favorables à Rome et à Sparte qu'à l'Achaïe. Il en donnait pour preuve Évagoras d'Égium et Stratégius de Tritée, qui rapportaient à Cnéus tout ce qui avait été dit en secret par les magistrats réunis. Stratégius eut beau répéter qu'il avait eu en effet des conférences avec les Romains, qu'il en aurait encore, mais qu'il ne leur avait fait aucune révélation, peu de citoyens crurent à ses paroles : la majorité accueillit ce qu'avait dit Critolaüs. Après avoir excité le peuple par ces incriminations, il lui persuada de décréter la guerre, en apparence contre les Lacédémoniens, en fait contre les Romains. Il fit rédiger un autre décret illégal qui investissait de pleins pouvoirs les citoyens nommés stratèges, et par là il se vit maître d'une puissance presque royale. Ces mesures prises, il ne songea plus qu'à tout brouiller et à provoquer les Romains, provocation sans aucun motif, aussi sacrilège qu'elle était injuste. Cnéus se rendit à Athènes et de là à Sparte pour y surveiller les événements. Aulus gagna Naupacte, et les deux autres députés demeurèrent à Athènes jusqu'à l'arrivée de Cécilius. Tel était à cette époque l'état du Péloponnèse.