[31,0] LIVRE XXXI (fragments). [31,1] I. <1> Vers cette époque (troisième année de la CLIIIe olympiade), les Cnossiens, unis aux Gortyniens, déclarèrent la guerre aux Rhauciens, et s'engagèrent, par un serment mutuel, à ne pas déposer les armes avant qu'ils eussent pris Rhaucum. <2> Cependant les Rhodiens, instruits du décret qui concernait les Cnossiens, et voyant bien que la colère de Rome ne se ralentissait pas, se hâtèrent d'obéir en tout aux injonctions du sénat, et nommèrent pour ambassadeur Aristote, qu'ils envoyèrent à Rome tenter une seconde fois la conclusion d'une alliance. <3> Aristote arriva dans cette ville au commencement de l'été. Introduit presque aussitôt dans le sénat, il lui annonça la prompte obéissance des Rhodiens à ses volontés, et chercha par de nombreuses raisons à l'amener à une alliance. <4> Le sénat rendit une réponse où il ne prononça pas une seule fois le mot d'amitié, et déclara qu'il ne convenait pas à sa dignité de s'allier pour le présent aux Rhodiens. [31,2] II. Quant aux députés Galates, le sénat leur répondit que ce peuple pourrait vivre libre s'il consentait à demeurer dans les limites de ses frontières, sans jamais envahir le territoire voisin. [31,3] III. <1> Antiochus, au récit des jeux donnés par le général romain Paul Émile, en Macédoine, voulut le vaincre en magnificence, et se hâta d'envoyer des députés et des théories dans toutes les villes, pour annoncer qu'il donnerait des jeux à Daphné. Les Grecs se rendirent à son invitation avec un grand empressement. <2> La fête commença par une procession dont voici les détails. <3> En tête même du cortége étaient cinq mille jeunes gens, tous armés à la romaine, avec des boucliers échancrés ; derrière eux venaient des Mysiens au nombre de cinq mille; <4> trois mille Ciliciens armés à la légère et portant des couronnes d'or; <5> trois mille Thraces et cinq mille Galates leur succédaient ; vingt mille Macédoniens, dont cinq mille avec des boucliers d'airain et le reste avec des boucliers d'argent ; et deux cent quarante couples de gladiateurs. <6> On voyait s'avancer ensuite mille chevaux nyséens et trois mille cavaliers indigènes, parés pour la plupart d'ornements et de couronnes d'or, les autres d'ornements et de couronnes d'argent. <7> Ils étaient suivis du corps de cavalerie nommé le corps des Amis, au nombre de mille ; tous avaient des ornements d'or. <8> Le corps d'infanterie qui portait le même titre succédait à cette cavalerie, égal en nombre, égal en magnificence. Ajoutez mille soldats d'élite, de ce qu'on appelle l'Agéma, considéré comme la partie la plus solide de la cavalerie, et composé de mille hommes. <9> Enfin, quinze cents hommes de la cavalerie qu'on nomme Cataphracte fermaient la marche. <10> Tous ceux qui formaient cette procession étaient couverts de manteaux de pourpre, beaucoup même de manteaux chargés d'or et de dessins. <11> Cent chars à deux chevaux et quarante quadriges figuraient encore dans cette cérémonie. On y voyait aussi un char attelé de quatre éléphants ; deux autres traînés par un couple de ces animaux, et trente-six éléphants harnachés. Il serait difficile de raconter en détail tout le reste de ce riche appareil : <12> bornons-nous à un résumé. Huit cents jeunes gens, ceints de couronnes d'or, prenaient part au défilé ; mille bœufs magnifiques marchaient au sacrifice ; les villes avaient envoyé près de trois cents députations ; huit cents dents d'éléphants relevaient le luxe de la fête. <13> Le nombre des statues était infini. Celles de tous les dieux ou génies, ou héros considérés ou proclamés tels dans tout l'univers étaient réunies là, les unes dorées, les autres revêtues de robes parsemées d'or. <14> La représentation des fables qui, suivant les traditions, concernent ces divinités, avaient été jointe à chacune d'elles dans un appareil somptueux. <15> Venaient ensuite les images de la Nuit et du Jour, de la Terre, du Ciel, de l'Aurore et du Midi. <16> On peut d'ailleurs se figurer, d'après un seul détail, quelle immensité d'objcets d'or et d'argent était mêlée à cette pompe. Mille esclaves d'un des favoris d'Antiochus, Denys, son secrétaire, y portaient des vases d'argent dont le moindre ne posait pas moins de mille drachmes, <17> et mille esclaves de la maison du roi promenaient des vases d'or. Deux cents femmes environ versaient des parfums dans des urnes en or. <18> Enfin, quatre-vingts autres femmes étaient traînées dans des litières à pieds d'or, et cinq cents autres, magnifiquement vêtues, dans des litières à pieds d'argent. Telle était la partie la plus brillante de cette fête. [31,4] IV. <1> Lorsque vint le tour des jeux, des combats de gladiateurs et des chasses, qui se prolongèrent durant trente jours, tous ceux qui y prirent part oignirent leur corps d'huile, de safran contenu dans des cuvettes d'or <2> ( il y en avait quinze de chaque espèce), pendant les cinq premiers jours ; pendant les cinq suivants, de cinnamome; pendant les cinq autres de nard. Enfin, durant la dernière quinzaine, on employa successivement le fenu, la marjolaine et l'iris, parfums qui tous avaient une odeur délicieuse. <3> On prépara pour le festin d'un côté mille lits, de l'autre quinze cents, avec un luxe merveilleux. C'était Antiochus qui dirigeait lui-même la fête. Monté sur un cheval sans prix, il courait dans la foule pour presser ceux-ci, pour retenir ceux-là. A l'heure du festin, il se tenait à l'entrée de la salle, introduisant les uns, faisant asseoir les autres, guidant les esclaves chargés d'apporter les mets. Présent partout, il s'asseyait ou se couchait sur tel ou tel lit. Quelquefois, laissant là tout à coup ceux qui mangeaient et buvaient avec lui, il quittait sa place, courait ailleurs, faisait le tour des tables, recevait debout les différents toasts, plaisantait avec tous les convives et se mêlait gaiement à leurs joyeux propos. On vit même, à la fin du repas, lorsque déjà beaucoup des invités s'étaient retirés, des bouffons l'apporter complétement enveloppé dans je ne sais quelle étoffe, le déposer à terre comme un de leurs pareils, et lui, sur l'invitation de la musique, s'élancer, danser, rivaliser enfin avec les baladins et forcer les spectateurs à fuir, rougissant de honte. L'argent qu'il avait ramené d'Égypte, grâce à sa perfidie envers Philométor encore enfant, et les dons de ses amis, pourvurent aux frais de cette fête. Ajoutons les dépouilles qu'il avait enlevées aux temples. [31,5] V. <1> Peu après la célébration de ces jeux, Tibérius Gracchus vint en Syrie, afin d'y examiner l'état des choses. <2> Antiochus le recut avec un habile empressement; si bien que nonseulement Gracchus ne vit rien, en lui qui indiquât des projets hostiles ou qui marquât quelque ressentiment de l'injure qu'il avait reçue dans Alexandrie, mais encore qu'il démentit tous ceux qui ne partageaient pas sa confiance. <3> L'amabilité dont le prince avait fait preuve dans sa réception l'avait enchanté. Antiochus, en effet, sans parler d'autres hommages, avait fait à l'ambassade le sacrifice de son palais ; il eût fait au besoin celui de sa couronne, en apparence du moins : <4> car tels n'étaient pas ses sentiments véritables; il n'avait jamais plus haï les Romains. [31,6] VI. <1> L'année suivante, de nombreuses ambassades se rencontrèrent encore à Rome. Les députés les plus considérables étaient Astymède pour les Rhodiens, Euréas, Anaxidame et Salyrus pour les Achéens, Python pour Prusias : le sénat leur donna à tous audience. <2> L'ambassadeur de Prusias accusa le roi Eumène et se plaignit qu'il lui eût enlevé quelques provinces. Il le montra empiétant sans cesse sur la Galatie, rebelle aux ordres du sénat, plein d'égards pour ceux de son parti, <3> mais acharné à rabaisser de toutes les manières quiconque aimait Rome et voulait se conduire d'après les volontés du sénat. <4> Quelques envoyés de certaines villes asiatiques accusèrent également Pergame et firent allusion à des intrigues avec Antiochus. <5> Le sénat écouta jusqu'au bout ces plaintes, et, sans les repousser, ne révéla pas non plus ses desseins de vengeance. Il se contenta de nourrir de secrets soupçons à l'égard d'Eumène et d'Antiochus. <6> En attendant, il ne cessa pas d'agrandir les Galates et de les aider à recouvrer leur liberté. <7> Quant à Tibérius, il revint d'Asie sans pouvoir communiquer au sénat, et sans se faire lui- même, sur les projets d'Eumène et d'Antiochus, des idées plus claires que celles qu'il avait avant son départ. <8> Tant ces rois, par leur bienveillant accueil, avaient su endormir sa prudence ! [31,7] VII. <1> Le sénat reçut ensuite les Rhodiens. <2> Astymède fut plus modéré et plus habile que dans sa première ambassade. <3> Laissant de côté d'inutiles accusations, il se contenta, comme les malheureux que le fouet déchire déjà, de demander grâce : il dit que sa patrie avait été suffisamment punie, et même au delà de son crime. Puis il énuméra rapidement les pertes que Rhodes avait faites ; <4> il rappela qu'elle s'était vu enlever la Lycie et la Carie, dont la conquête lui avait coûté des sommes considérables en la contraignant trois fois à combattre ! Maintenant elle était privée des revenus qu'elle en retirait. <5> « Toutefois, ajouta-t-il, ce n'est peut-être que justice : vous nous aviez donné ces provinces comme récompense de notre dévouement; aujourd'hui que la défiance et l'inimitié ont remplacé notre ancienne union, vous les reprenez : cette rigueur est toute naturelle. <6> Mais Caune, que nous avons achetée deux cents talents aux généraux de Ptolémée, mais Stratonice, que nous reçûmes pour prix des services rendus à Antiochus et à Séleucus ! <7> Chacune de ces deux villes rapportait chaque année, à notre trésor, une somme de cent vingt talents; <8> et cependant, pour obéir au sénat, nous avons renoncé à des bénéfices si considérables! <9> Ainsi, pour un moment d'erreur, vous avez infligé aux Rhodiens un châtiment plus fort qu'aux Macédoniens pour une haine héréditaire. <10> Enfin, pour comble de malheur, vous avez enlevé à notre port le plus beau de ses revenus, en déclarant Délos exempte de péage, et en retirant à notre république le privilège de résoudre par elle-même les questions qui concernent notre port et tous les autres intérêts publics. <11> Rien de plus facile que de prouver la vérité de ces paroles. <12> Les droits de péage nous donnaient autrefois un million de drachmes; ils sont réduits maintenant à cent cinquante mille au plus. Votre colère, Romains, n'a que trop bien frappé notre république au cœur. <13> Si, du moins, les fautes et la haine dont vous vous plaignez venaient de tous, peut-être auriez-vous raison de nourrir contre nous un inflexible ressentiment. <14> Mais vous savez vous- mêmes combien peu de Rhodiens ont pris part à ces projets insensés, et que tous les coupables ont été punis. Pourquoi donc cet implacable courroux contre des innocents, <15> tandis qu'envers les autres peuples vous faites preuve de tant de douceur et de magnanimité? <16> Romains, le peuple rhodien, dépouillé aujourd'hui de ces richesses, de cette liberté, de ces droits qu'il n'a pas craint jusqu'ici de défendre au prix des plus rudes travaux, <17> vous conjure par ma bouche, maintenant que vous lui avez porté assez de coups, de déposer votre colère et de lui accorder votre alliance, afin qu'il soit manifeste pour tous que vous avez cessé d'être irrités contre lui, et que vous êtes revenus à vos anciens sentiments de bienveillance ! <18> voilà ce qu'il attend de vous et non des secours d'armes et de soldats. » Ainsi parla Astymède : son langage parut parfaitement accommodé aux circonstances. <19> Mais ce qui valut surtout aux Rhodiens la faveur d'obtenir l'alliance qu'ils désiraient si vivement, ce fut la présence de Tibérius, récemment revenu d'Asie. <20> En attestant que les Rhodiens avaient obéi à tous les ordres du sénat, et que de plus, les fauteurs des dernières dissensions avaient été condamnés sans exception à mort, il réduisit au silence ceux des sénateurs qui étaient contraires à Rhodes, et rendit à cette ville l'alliance de Rome. [31,8] VIII. <1> Quelque temps après arrivèrent les députés achéens, avec des instructions relatives à la réponse qu'ils avaient précédemment reçue du sénat. <2> Dans cette réponse, le sénat s'étonnait de ce que les Achéens lui demandaient de juger des hommes qu'ils avaient eux-mêmes condamnés. <3> Eurcas était donc venu pour déclarer que jamais le peuple achéen n'avait entendu les citoyens accusés par les Romains, <4> qu'il n'avait jamais rendu de sentence à leur égard, et pour supplier le sénat de veiller à ce que ces malheureux obtinssent d'être jugés, <5> et ne fussent pas réduits à périr sans procès. Les Achéens désiraient vivement que le sénat lui-même étudiât l'affaire et prononçât l'arrêt; mais si, par hasard, au milieu de tant d'occupations, il ne pouvait se charger de ce soin, <6> il n'avait qu'à s'en remettre aux Achéens, qui sauraient bien traiter les coupables avec toute la haine due à la perversité. <7> Le sénat, à la suite de cette requête transmise par les députés, conformément à leurs instructions, se trouva dans un étrange embarras. Quelque parti qu'il prît, il encourait le blâme : il regardait comme inconvenant déjuger lui-même ; et renvoyer les captifs sans jugement, c'était évidemment perdre tous les amis du peuple romain. <8> Aussi le sénat, guidé par la nécessité autant que par le désir de détruire dans l'esprit des Achéens tout espoir de la réintégration des proscrits, et de les réduire à une muette obéissance, écrivit à Callicrate et à tous ceux qui, chez tous les autres peuples grecs, passaient pour dévoués aux Romains, ces quelques lignes : <9> « Nous ne croyons utile ni à vous, ni à nous-mêmes, que de tels hommes rentrent dans leur patrie. » <10> Au premier bruit de cette triste réponse, l'abattement et le désespoir s'emparèrent non pas seulement des exilés, mais encore de tous les peuples de la Grèce : ce fut un deuil universel. Ainsi semblait enlevée à jamais l'espérance de revoir ces infortunés. <11> A mesure que les paroles adressées aux Achéens par le sénat se répandaient dans la Grèce, les courages se brisaient et la douleur se répandait de cœur en cœur. <12> Mais Charops, Callicrate, et tous les chefs de ce parti, triomphaient. [31,9] IX. <1> Tibérius soumet alors aux Romains les Cammaniens par la force et par la ruse. — <2> Sur ces entrefaites, parmi le grand nombre des députés qui affluaient à Rome, le sénat reçut Attale et Athénée. <3> Prusias, depuis quelque temps, ne se bornait plus à répandre contre Eumène et Attale de violentes accusations, il excitait même les Galates et les Selgiens, et plusieurs autres peuples de l'Asie, à suivre son exemple. <4> Aussi Eumène avait-il envoyé ses frères à Rome pour le disculper. <5> Admis dans le sénat, Attale et Athénée semblèrent, à toute l'assemblée, avoir suffisamment réfuté les griefs des peuples conjurés contre eux; et nonseulement ils lavèrent Eumène des reproches dont il était l'objet, mais ils retournèrent en Asie comblés d'honneurs. <6> Le sénat, toutefois, ne renonça pas à ses soupçons concernant Eumène et Antiochus. Il envoya comme députés C. Sulpicius et Manius Sergius, pour observer de plus près l'état de la Grèce, <7> et pour prononcer entre les Mégalopolitains et les Lacédémoniens, au sujet d'un territoire contesté, <8> mais surtout pour souder les dispositions d'Antiochus et d'Eumène, et pour voir s'ils ne faisaient pas contre les Romains quelques préparatifs, s'ils ne tramaient pas de nouvelles manœuvres. [31,10] X. <1> Caïus Sulpicius commit de nombreuses imprudences durant cette ambassade : il faut citer entre autres les édits qu'il publia à son arrivée en Asie, dans les villes les plus célèbres, <2> et par lesquels il priait tous ceux qui voulaient accuser le roi Eumène de venir le trouver dans Sardes, à un jour qu'il détermina. <3> Il ne manqua pas en effet au rendez-vous, et écouta, pendant dix jours consécutifs, du haut de son tribunal, au gymnase, toutes les plaintes qu'on voulait lui faire entendre : il se plaisait à recueillir les calomnies, les mensonges les plus injurieux contre le roi, traînant ainsi en longueur les accusations comme les affaires. <5> C'était un esprit vain, qui comptait se faire un nom par ses différends avec Eumène, <6> et qui ne prenait pas garde que plus les Romains montraient de sévérité envers ce prince, plus les Grecs s'en rapprochaient ; car tel est l'homme : sa sympathie l'attire toujours vers l'opprimé. [31,11] XI. <1> Sur ces entrefaites mourut Antiochus de Syrie. Ce prince, toujours avide de richesses, avait résolu de faire une expédition contre le temple de Diane, dans l'Élymaïde. <2> A peine était-il parvenu en ce pays, que, trompé dans son espoir par la résistance des Barbares, qui s'opposèrent à un tel sacrilège, il rebroussa chemin : <3> c'est dans sa retraite qu'il mourut à Tabes, ville de Perse ; <4> quelques-uns prétendent qu'il était devenu fou, par suite des visions que la déesse lui avait envoyées en punition de sa criminelle tentative contre son temple. [31,12] XII. <1> Ce Démétrius, retenu depuis longtemps à Rome comme otage, se plaignait depuis longtemps aussi de cette injuste captivité. <2> Il disait qu'il avait été livré par son père Séleucus, comme garantie de sa fidélité, mais qu'Antiochus Épiphanes régnant, il ne devait pas servir d'otage à la place des fils de ce prince. <3> Toutefois, jusqu'alors il était demeuré tranquille, par impuissance sans doute ( car il était enfant) ; <4> mais quand il se vit dans la vigueur de la jeunesse, il osa parler. Il obtint une audience du sénat, et le pria, le conjura même de le rétablir sur le trône de Syrie, puisqu'il y avait plus de droits que les enfants d'Antiochus. <5> Sa persévérance à renouveler ses prières, et le soin qu'il prenait de répéter sans cesse que Rome était sa patrie et sa mère, qu'il voyait dans les enfants des sénateurs des frères (lui qui, venu à Rome dès son enfance, avait maintenant vingt-trois ans), <6> émurent le cœur de chaque sénateur : on n'en décida pas moins unanimement qu'il fallait retenir Démétrius, et affermir sur le trône le jeune fils d'Antiochus. <7> Si le sénat agissait ainsi, c'est qu'à mon sens, il redoutait la jeunesse de Démétrius, et qu'il regardait, comme plus favorables à ses intérêts l'enfance et la faiblesse du prince qui régnait en Syrie : <8> ce qui suivit prouve bien que telles étaient ses vues. <9> Le sénat envoya aussitôt dans ce royaume Cn. Octavius, Spurius Lucrétius, et Lucius Aurélius, et les chargea de l'administrer au gré de Rome. <10> Il était certain de ne trouver nulle résistance à ses volontés avec un roi mineur, et dans une cour satisfaite de ne pas voir le sceptre livré à Démétrius, comme elle l'avait craint d'abord. <11> Ordre fut aussi donné aux députés de brûler tous les vaisseaux pontés de la Syrie, de couper les jarrets aux éléphants, d'affaiblir enfin, autant que possible, la monarchie syrienne. <12> On leur enjoignit en outre d'étudier l'état de la Macédoine; car ce pays, qui n'était pas habitué au régime du gouvernement populaire et des assemblées générales, était en proie à des dissensions. <13> Enfin, Cnéus devait examiner où en étaient les différends des Galates et de la Cappadoce. <14> Peu après, le sénat adressa à ces mêmes ambassadeurs une lettre qui leur recommandait de tout faire pour réconcilier entre eux les deux rois d'Égypte. [31,13] XIII. <1> Vers cette époque, plusieurs ambassadeurs romains vinrent dans ce pays : ce fut d'abord M. Junius, que le sénat avait chargé d'apaiser la querelle des Galates et d'Ariarathe. <2> Les Trocmes, ne pouvant par eux- mêmes entamer la Cappadoce, et vaincus à chaque invasion nouvelle, s'étaient adresses au sénat, auprès duquel ils avaient essayé de calomnier Ariarathe. <3> Junius fut envoyé, à ce sujet, de Rome en Cappadoce. Le roi s'expliqua avec tant de netteté sur ses intentions, et fit si bon accueil à l'ambassade, qu'elle ne le quitta que pour faire partout son éloge. <4> Après Junius vinrent Cn. Octavius et Spurius Lucrétius, qui s'entretinrent de nouveau avec Ariarathe de ses démêlés avec les Galates. <5> Il leur répondit, en peu de mots, qu'il était prêt à accepter leur décision, et se mit aussitôt sur les affaires de Syrie, où il savait que les députés se rendaient : <6> il les entretint de la faiblesse de ce pays, de ses rapports avec ceux qui y commandaient, promit même de les accompagner avec une armée, et de veiller sur eux jusqu'à leur retour. <7> Cnéus remercia le roi de sa bienveillance et de son zèle, et répondit que, pour le moment, ils n'avaient pas besoin d'escorte; <8> que si par hasard il fallait y recourir, il l'en avertirait franchement, et qu'ils comptaient sur lui comme sur un des plus fidèles amis du peuple romain. [31,14] XIV. <1> L'année suivante vit arriver à Rome une ambassade d'Ariarathe, qui, depuis peu établi sur le trône de Cappadoce, désirait renouveler alliance et amitié avec la république, <2> et faire agréer au sénat tous les sentiments de bienveillance et d'affection qu'en particulier comme en public il avait voués aux Romains. <3> Le sénat, sur ces protestations, renouvela le traité d'alliance et d'amitié, remercia le roi des bonnes dispositions où il était, et fit aux ambassadeurs la plus gracieuse réception. <4> Ariarathe devait surtout cet accueil à Tibérius, qui, à l'époque où il avait été envoyé pour examiner les desseins des rois d'Asie, avait à son retour fait un magnifique éloge des sentiments du père d'Ariarathe, et de tous les Cappadociens à l'égard de Rome. <5> Le sénat, s'assurant à ce rapport, traita les ambassadeurs et le roi, en l'honneur de sa politique, avec la plus grande distinction. [31,15] XV. <1> Lorsque les députés revinrent, Ariarathe, concluant de la réponse du sénat que son trône était affermi, puisqu'il avait obtenu l'amitié des Romains, fit des sacrifices en action de grâces, et convia ses généraux à un festin magnifique ; <2> puis, il envoya une députation à Lysias, afin de faire enlever d'Antioche les ossements de sa sœur et de sa mère.<3> Il crut du reste ne pas devoir appeler d'enquête sur le crime dont elles avaient été victimes, dans la crainte d'irriter Lysias et de compromettre ainsi le succès de sa réclamation. Bien qu'il supportât avec peine une telle contrainte, il donna à ses commissaires l'ordre d'avoir recours aux prières. <4> Lysias consentit à la demande d'Ariarathe : les ossements furent transportes en Cappadoce; et ce prince, après les avoir reçus avec pompe, les ensevelit pieusement auprès du tombeau de son père. <1> Artaxias voulait tuer Mithrobuzane; mais Ariarathe fît si bien par ses conseils, qu'Artaxias, loin de commettre ce crime, eut pour le prince dont il préparait la mort, plus d'égards qu'il n'en avait jamais eus. <2> Telle est l'influence de la justice, telle est celle des conseils et des paroles de l'homme vertueux : elles sauvent nos amis comme nos ennemis, et ramènent au bien leur cœur un instant égaré. [31,16] XVI. <1> Cependant Rhodes, se remettant peu à peu de ses malheurs, envoya à Rome une ambassade sous la conduite de Cléagoras, <2> pour réclamer la concession de Calynda, <3> et pour demander aussi, au nom de ceux qui avaient des propriétés en Lycie et en Carie, l'autorisation de les conserver aux mêmes conditions qu'autrefois. <4> Ils résolurent en outre d'établir une statue colossale du peuple romain de trente coudées dans le temple de Minerve. [31,17] XVII. <1> Les Calyndiens, qui s'étaient révoltés contre les Cauniens, à la vue des troupes qui se disposaient à les assiéger, avaient d'abord appelé à leur secours les Cnidiens. <2> Grâce à cet appui, ils résistèrent quelque temps à leurs ennemis; <3> mais, inquiets de l'avenir, ils envoyèrent une ambassade aux Rhodiens, et se livrèrent eux et leur ville à leur discrétion. <4> Les Rhodiens firent partir du secours par terre et par mer, firent lever le siège de Calynda, et gardèrent la ville. <5> Le sénat, peu après, les confirma dans cette possession. XVIIa. <1> Malgré l'excellence du gouvernement dont jouissaient alors les Rhodiens, il me semble qu'à cette époque ils déchurent un peu de leur grandeur. Ils consentirent en effet à recevoir d'Eumène quatre-vingt mille muids de blé pour placer à intérêt ce qui en reviendrait, et payer, avec cette somme, l'argent qu'ils devaient aux précepteurs et aux maîtres de leurs fils. <2> Peut-être est-il permis, lorsqu'on est pressé par le besoin, comme il arrive quelquefois dans la vie privée, d'accepter d'un ami un tel service, afin de ne pas laisser, faute de ressources, des enfants sans instruction ; mais un homme riche aimerait mieux tout souffrir que de payer à ses maîtres leur salaire sur des fonds empruntés. <3> Or, autant l'homme public s'élève, par le rang, au-dessus de l'homme privé, autant il doit l'emporter sur lui par la convenance : cela était surtout obligatoire pour les Rhodiens, à cause de leurs immenses richesses, et de la réputation de dignité qu'ils s'étaient faite partout. [31,18] XVIII. <1> A peine les deux Ptolémées eurent-ils divisé le royaume que Ptolémée le jeune se rendit à Rome dans l'intention d'annuler ce partage. <2> Il prétendait qu'il n'avait point agi librement en cette circonstance et qu'il n'avait fait que céder à la nécessité en acceptant des conventions si désavantageuses. <3> Il supplia donc le sénat de lui adjuger l'île de Chypre, puisque même avec cette possession nouvelle il aurait encore une portion beaucoup moins considérable que celle de son frère. <4> En vain Canuléius et Quintius appuyèrent-ils de leur témoignage Ményllus, ambassadeur de Ptolémée l'aîné, <5> et rappelèrent-ils avec lui qu'Évergète devait, à son frère, non seulement Cyrène, mais encore la vie ; en vain dirent-ils qu'il était l'objet de l'aversion générale; que, détesté du peuple, il s'était félicité d'abord de se voir, contre toute attente, possesseur de Cyrène, et qu'il s'était empressé, aussitôt le traité conclu, de recevoir les serments de son frère, et de donner les siens : <6> Ptolémée nia toutes ces assertions, et le sénat qui, reconnaissant d'ailleurs l'inégalité des lots, voulait surtout effectuer, de la manière la plus utile pour Rome, le partage que les rois avaient eux-mêmes provoqué, se prêta, dans son intérêt personnel, aux exigences de Ptolémée le jeune. <7> On trouve, dans l'histoire de Rome, plus d'un exemple de ces délibérations où les Romains, exploitant l'imprudence d'autrui, agrandirent et consolidèrent leur puissance avec une habileté qui leur permettait de paraître encore les bienfaiteurs et les appuis dévoués de leurs victimes. <8> Frappé de la puissance de l'Égypte et dominé par la crainte que ce pays, gouverné par un chef énergique, ne conçût de trop hautes prétentions, <9> le sénat nomma Titus Torquatus et Cn. Mérula, qu'il chargea de conduire Ptolémée à Chypre et de régler les affaires à l'avantage de Rome et des princes. <10> On fit partir sur-le-champ cette députation, avec ordre de rétablir la concorde entre les deux frères, et de remettre, sans combat, à Physcon, l'île de Chypre. [31,19] XIX. <1> On apprit tout à coup à Rome que Cn. Octavius était tué, <2> et l'on vit arriver aussitôt, de la part du roi Antiochus, des députés choisis par Lysias, pour affirmer que les amis du roi n'avaient pas participé à ce crime. <3> Le sénat ne prêta à cette ambassade que peu d'attention, afin de ne rien répondre de positif et de tenir, plus à l'aise, sa pensée secrète. <4> Mais Démétrius, frappé de cette nouvelle, appela Polybe auprès de lui, et, ne sachant à quoi se décider, examina avec lui la question de savoir s'il devait de nouveau parler au sénat de ses intérêts. <5> Polybe lui conseilla de ne pas aller se heurter de nouveau contre le même obstacle, mais de mettre plutôt tout son espoir en lui-même, de se conduire en roi, et de profiter en fin de l'occasion favorable que les circonstances lui offraient. <6> Démétrius réfléchit un instant, ne répondit rien, et quelque temps après consulta un de ses amis, Apollonius. <7> Celui-ci, qui avait toute la candeur de la jeunesse, le pressa, au contraire, de s'adresser au sénat, convaincu que si les sénateurs l'avaient privé sans raison du trône, ils lui épargneraient du moins l'ennui de demeurer à Rome, <8> n'y ayant rien de plus insensé que de faire de Démétrius, après l'avènement du jeune Antiochus, l'otage de ce prince. <9> Démétrius, persuadé, se rendit de nouveau au sénat et le pria de le délivrer, du moins, des entraves que lui imposait son titre d'otage, puisqu'il avait cru devoir laisser l'empire à Antiochus. <10> Mais il eut beau s'étendre longtemps sur ce sujet, la première résolution fut maintenue. Il n'en pouvait être autrement : car, si dès la première entrevue, Rome avait laissé le pouvoir au roi mineur, ce n'était pas qu'elle ne reconnût pour justes les réclamations de Démétrius, mais elle consultait avant tout ses intérêts. <12> Comme la position était toujours la même, il était conséquent que les sentiments du sénat fussent les mêmes aussi en présence de nouvelles prières. [31,20] XX. <1> Démétrius, après avoir ainsi chanté le chant du cygne, reconnut la sagesse du conseil que lui avait donné Polybe de ne pas s'aller heurter deux fois contre la même pierre. <2> Regrettant donc ce qu'il avait fait, mais cédant, d'ailleurs, à sa grandeur d'âme naturelle, et capable de pousser vigoureusement une entreprise, il appela aussitôt un certain Diodore, arrivé depuis peu de Syrie, et il lui découvrit son dessein. <3> Ce Diodore avait élevé Démétrius : c'était un homme habile et parfaitement au courant des affaires de Syrie.<4> Il lui dit de profiter du moment où tous les esprits, dans le pays, étaient émus de la mort de Cnéus, où le peuple et Lysias se regardaient avec une mutuelle défiance, où le sénat était convaincu que ce meurtre était l'œuvre des amis du roi. Jamais occasion n'avait été aussi belle pour tenter une révolution. <5> On s'empresserait, ajouta-t-il, en Syrie, de lui remettre la couronne, dût-il n'y débarquer qu'avec un esclave, et le sénat n'oserait jamais donner secours à Antiochus, ni prêter assistance à ce Lysias qu'il accusait du meurtre de son ambassadeur. <6> Restait seulement la difficulté de sortir de Rome à l'insu de tous, et de ne laisser pénétrer à personne ce qui se tramait. <7> Démétrius se rendit aux conseils de Diodore, fit appeler de nouveau Polybe, lui communiqua ses intentions, le pria enfin de le seconder dans son entreprise, et de veiller aux préparatifs nécessaires pour sa fuite. <8> En ce moment, par hasard, Ményllus d'Alabanda, ambassadeur de Ptolémée Philometor, et chargé par lui de plaider sa cause et de soutenir ses droits contre son frère, se trouvait à Rome : or, Polybe et Ményllus étaient unis par une étroite et fidèle amitié. <9> Polybe, qui pensait que Ményllus pouvait lui être utile dans la circonstance, parla de lui à Démétrius avec une pressante ardeur. <10> Ményllus, admis dans le secret, promit de préparer au prince un vaisseau, et de tout disposer pour le départ. <11> Il loua en effet une galère sacrée carthaginoise qu'il trouva mouillée à l'embouchure du Tibre. <12> C'était un de ces vaisseaux que les Carthaginois emploient de préférence pour transporter les prémices qu'ils envoient à Tyr en l'honneur des dieux. Ményllus feignit de retenir cette galère pour son retour en Égypte, <13> de sorte qu'il put, sans éveiller de soupçons, faire les provisions de voyage, causer avec les matelots et régler tout à son aise. [31,21] XXI. <1> Le pilote était déjà prêt. Ce fut alors au tour de Démétrius de prendre ses mesures. Il chargea Diodore d'aller en Syrie écouter les propos du peuple, et de sonder ses sentiments. <2> Apollonius, son frère de lait, avait été, dès le principe, mis dans la confidence : Démétrius révéla également son dessein aux deux frères de cet Apollonius, Méléagre et Ménesthée, mais il n'en dit pas un mot à ses amis qui étaient nombreux cependant. <3> Apollonius, Ménesthée et Méléagre, étaient fils d'un Apollonius, qui, après avoir joui, sous le règne de Séleucus, d'une fortune brillante, s'était retiré à Milet, lorsque Antiochus monta sur le trône. <4> A l'approche du jour convenu pour le départ, Démétrius voulut donner un repas d'adieu à ses amis chez l'un d'entre eux : <5> les traiter chez lui était impossible, à cause de l'habitude où il était de convier à sa table tous ceux qui faisaient partie de sa maison. <6> Il fut convenu que les convives, au sortir du repas, se rendraient, chacun avec un esclave, vers le navire, et qu'ils enverraient les autres à Anagnie, où ils leur promettraient de les retrouver le lendemain. <7> Polybe, en ce moment, était malade et au lit, mais il savait tout ce qui se passait par Ményllus, qui lui faisait parvenir sans cesse les nouvelles nécessaires ; <8> et comme il craignait que si le repas se prolongeait, sous la présidence de Démétrius, amateur de festins, et d'ailleurs imprudent comme un jeune homme, l'ivresse ne rendît le départ difficile, <9> il lui écrivit un petit mot marqué de son sceau, et le lui envoya par un esclave vers la nuit. Ordre était donné à cet esclave de faire remettre la lettre à Démétrius par son échanson, sans lui dire qui il était ni d'où venait cette missive, et de bien recommander que Démétrius en prît immédiatement connaissance. <10> Tout fut ainsi exécuté, et Démétrius lut cette lettre <11> qui renfermait ces seules pensées : « L'homme actif détruit les espérances de celui qui diffère. <12> « La nuit est utile également à tous, mais surtout aux hommes hardis. « Ose braver le péril, agis, <13> ne t'occupe pas du bon ou du mauvais succès ; abandonne tout plutôt que de t'abandonner toi-même. « Sois sobre et garde-toi d'une aveugle confiance, ce sont là les nerfs de la prudence. » [31,22] XXII. <1> Démétrius, à ces mots dont il comprenait bien la portée et dont il devinait l'auteur, feignit tout à coup d'avoir mal au cœur, et quitta la table, suivi de ses amis. <2> Rentré dans sa demeure, il fit partir pour Anagnie les esclaves les moins propres à l'entreprise, et leur donna l'ordre de se trouver avec des filets et des chiens près du mont Circé : <3> c'était là qu'il avait coutume de chasser au sanglier : ces chasses mêmes avaient été l'origine de son amitié avec Polybe. <4> Il révéla ensuite son dessein à Nicanor, et l'engagea, lui, et ses compagnons, à partager sa fortune. <5> Comme ils le promettaient avec enthousiasme, Démétrius les pria de retourner chez eux au plus vite pour prescrire à leurs esclaves de se rendre le matin à Anagnie, et de là au mont Circé avec leurs épieux, <6> puis leur recommanda de venir le rejoindre en habits de voyage, après avoir averti leurs gens qu'ils iraient les retrouver le lendemain au lieu convenu avec Démétrius. <7> Ces mesures prises, tous, suivant qu'il avait été convenu, se transportèrent pendant la nuit à Ostie, à l'embouchure du Tibre. <8> Ményllus les y avait précédés, et s'était empressé de dire aux nautoniers qu'il avait reçu du roi des ordres nouveaux qui l'obligeaient à rester dans Rome pour le moment, mais qu'il voulait lui envoyer quelques jeunes gens dévoués pour l'instruire des manœuvres de son frère. <9> Il déclara donc qu'il ne s'embarquerait pas lui-même, et que les jeunes gens dont il parlait viendraient vers le milieu de la nuit. <10> Peu importait au nautonier, qui y trouvait toujours le même bénéfice, et qui depuis longtemps avait tout préparé pour le départ. <11> Vers la troisième veille, Démétrius et ses compagnons, au nombre de huit, suivis de cinq esclaves d'un âge mûr et de trois autres encore enfants, arrivèrent à Ostie. <12> Ményllus s'entretint un instant avec eux, leur montra les provisions qu'il avait faites, et les recommanda fortement au nautonier. <13> Enfin, ils s'embarquèrent : le pilote leva l'ancre à la pointe du jour et gagna tranquillement la haute mer sans soupçonner le moins du monde la vérité, et convaincu qu'il conduisait, de la part de Ményllus, quelques soldats, peut-être, au roi Ptolémée. [31,23] XXIII. <1> Le lendemain, à Rome, personne ne songea à chercher Démétrius ou ceux qui avaient quitté la ville avec lui ; <2> on croyait qu'il était parti pour Circé, et les esclaves qui étaient à Anagnie allèrent à ce rendez-vous, comptant bien l'y rejoindre. <3> Sa fuite resta donc tout à fait inconnue jusqu'à ce que l'un des esclaves qui étaient à Anagnie, ayant été fouetté, se rendit précipitamment à Circé, où il espérait voir Démétrius. <4> Déçu dans son espoir, il retourna rapidement vers Rome, parce qu'il pensait le trouver sur sa route. <5> Étonné de ne le rencontrer nulle part, il instruisit de cette circonstance les amis de Démétrius qui étaient à Rome, et les gens qu'il avait laissés dans sa maison. <6> On ne chercha donc Démétrius que quatre jours après son départ (seulement alors on soupçonna la vérité), <7> et le cinquième, quand le sénat tint séance à ce sujet, Démétrius était déjà au delà du détroit de Sicile. <8> Les sénateurs renoncèrent à le poursuivre, parce que le fugitif, que le vent favorisait, avait beaucoup d'avance, et que, voulût-on l'arrêter, on ne le pouvait plus. <9> On se contenta de nommer des ambassadeurs, Tibérius Gracchus, Lucius Lentulus et Servilius Glaucia, <10> qui furent chargés d'examiner, chemin faisant, l'état de la Grèce, et de se rendre ensuite en Asie, où ils observeraient la conduite de Démétrius, sonderaient les dispositions des autres rois, et régleraient les différends élevés entre eux et les Galates. <11> Ordre fut donné à Tibérius de tout voir par lui-même. <12> Voilà ce qui se passait en Italie. <13> Démétrius fut bientôt en Lycie, et y attendit l'arrivée de l'émissaire qui devait venir le trouver. [31,24] XXIV. <1> Caton s'indignait hautement de ce que quelques citoyens avaient introduit dans Rome les délicatesses des autres nations; <2> on achetait trois cents drachmes un muid de salaisons du Pont; un beau jeune homme coûtait plus cher qu'un domaine. <3> Un amour si violent de ce qui flattait les sens s'était emparé de la jeunesse romaine que beaucoup achetaient un amant un talent attique, et beaucoup d'autres un seul muid de salaisons du Pont trois cents drachmes. <4> A ce propos, Marcus Caton dit en plusieurs assemblées qu'il n'était que trop facile de mesurer la décadence de la république, quand on voyait des adolescents coûter plus cher que des terres, et de la salaison pontique payée à un prix plus élevé qu'une couple de bœufs. [31,25] XXV. <1> Au milieu de tant d'événements, Ptolémée le jeune, parvenu en Grèce avec les ambassadeurs romains, commença d'y lever des troupes aguerries. Au nombre de ses soldats était Damasippe le Macédonien <2> qui, après avoir massacré le sénat de Phacus, avait quitté la Macédoine avec sa femme et ses enfants. <3> De là, Ptolémée se rendit à Pérée, et de cette ville, où il reçut l'hospitalité aux frais du public, il se prépara à partir pour Chypre ; <4> mais Torquatus et ses collègues, qui le voyaient accompagné de troupes mercenaires considérables, lui rappelèrent l'ordre donné par le sénat de l'établir sans violence dans cette île. <5> Enfin, arrivés à Sida, ils lui persuadèrent de licencier ses troupes, de renoncer à toute attaque armée contre Chypre, et de venir les retrouver sur les frontières de la Cyrénaïque. <6> Ils promirent de se rendre eux-mêmes à Alexandrie, de décider le roi aux concessions demandées, et même de l'amener avec eux près de Cyrène. <7> Ptolémée le jeune, séduit par ces promesses, abandonna ses projets sur Chypre, renvoya ses mercenaires, <8> et se rendit en Crète avec Damasippe et l'un des députés romains, Cn. Mérula. Il leva en Crète mille soldats environ, et de là passa en Afrique, où il aborda près d'Apis. [31,26] XXVl. <1> Cependant Torquatus, transporté à Alexandrie, essayait de réconcilier Ptolémée l'aîné avec son frère, et de le conduire à lui remettre Chypre; <2> mais Ptolémée, promettant ceci, refusant cela, traînait le temps en longueur. <3> Évergète qui, comme il était convenu, était campé près d'Apis avec ses Crétois, fatigué de ne rien apprendre, envoya enfin Cnéus près de Philométor : il espérait, par son entremise, voir bientôt arriver Torquatus et ses collègues ; il n'en fut rien. Cnéus fit à Alexandrie comme les autres députés, et le temps se perdit en de nouveaux délais. <4> Quarante jours s'écoulèrent ainsi sans résultat, si bien qu'Évergète commença à désespérer. <5> Son frère, en effet, à force de caresses, avait gagné les ambassadeurs, et même de vive force, plus encore que de bon gré, il les retenait à sa cour. <6> Sur ces entrefaites, Physcon apprit que les Cyrénéens s'étaient révoltés, que les autres villes avaient fait cause commune avec eux, et que Ptolémée de Sympétès était entré dans cette révolte ; <7> ce Ptolémée était un Égyptien qui avait été chargé de la conduite des affaires durant le voyage du roi à Rome. Sur cette nouvelle, à laquelle vint bientôt s'ajouter celle que les Cyrénéens étaient en campagne, le roi craignit un moment, en prétendant à Chypre, de perdre même Cyrène, et sans se préoccuper d'autre chose, il se dirigea vers cette ville. <8> A la hauteur de ce qu'on appelle la Grande Descente, il trouva les Libyens avec les Cyrénéens maîtres des défilés. <9> Surpris de rencontrer cet obstacle, il plaça sur quelques vaisseaux la moitié de ses troupes, auxquelles il ordonna de tourner les défilés et de prendre l'ennemi en queue, tandis qu'avec l'autre moitié il l'attaquerait de front pour forcer le passage. <11> Les Libyens, effrayés par l'idée seule d'une double attaque, abandonnèrent la place, et le roi resta maître à la fois et du passage et d'un pays nommé Tétrapyrgie, où l'eau était abondante. <12> De là, il mit sept jours à traverser le désert, <13> opéra ensuite sa jonction avec les soldats de la flotte, commandés par Mochyrinus, et rencontra les Cyrénéens, au nombre de huit mille fantassins et de cinq cents cavaliers, sous les armes dans leur camp.<14> Instruits, d'après ce qui s'était passé à Alexandrie, des sentiments de Physcon, et trouvant en lui l'humeur, non pas d'un roi, mais d'un tyran, <15> ils étaient décides à ne pas se soumettre et à tout braver dans l'espoir de la liberté. <16> Dès qu'ils le virent, ils rangèrent leur armée en bataille, et Ptolémée fut vaincu. [31,27] XXVII. <1> Ce fut précisément à cette époque que Mérula revint d'Alexandrie pour dire au roi que son frère n'avait consenti à aucune condition, et qu'il prétendait qu'on devait s'en tenir au premier traité. <2> Le roi fit partir aussitôt les deux frères Comanus et Ptolémée pour Rome avec Mérula ; il les chargea d'instruire lé sénat de l'ambition de Philométor et de sa désobéissance : <3> Philométor venait de renvoyer à Rome Torquatus sans qu'il eût réussi dans ses négociations. <4> Tels étaient les événements qui s'accomplissaient alors à Alexandrie et à Cyrène. [31,28] XXVIII. <1> Les habitants de Pérée ressemblent à des esclaves qui ont été, contre tout espoir, délivrés de leurs chaînes, <2> et qui, osant à peine croire à leur liberté, essayent leur vigueur par des mouvements excessifs : ils ne se figurent pas que l'on puisse les reconnaître et savoir qu'ils sont dorénavant libres, s'ils ne se permettent mille extravagances. XXVIlIa. La beauté est une recommandation bien plus forte que toute lettre.