[11,0] LIVRE XI (fragments). [11,1] I. a. <1> Peut-être quelques lecteurs demanderont-ils pourquoi nous n'avons pas mis, suivant l'ancienne coutume, une préface en tête de ce livre, et par quelle cause nous avons préféré tracer à chaque nouvelle olympiade un exposé des faits qu'elle comprend. <2> Ce n'est pas certes que nous regardions l'usage des préfaces comme inutile : elles sollicitent l'attention du lecteur, elles excitent, elles échauffent sa curiosité et de plus, grâce à elles, toute recherche devient facile. <3> Mais comme je remarque que pour plusieurs causes assez frivoles, je l'avoue, le genre des préfaces perd sa vogue et tend à disparaître, j'ai cru devoir adopter le nouveau système. <4> D'ailleurs les sommaires n'ont pas seulement la même valeur que les préfaces : il me semble même qu'ils l'emportent sur elles, et de plus, se rattachant au sujet par des liens plus étroits, ils occupent toujours une place plus assurée. <5> Nous avons donc pensé qu'il vaudrait mieux nous borner à ces abrégés dans tout le cours de cet ouvrage, si ce n'est pour les cinq premiers livres, que nous avons tous fait précéder d'une préface, un simple exposé ne convenant pas alors. I b. <1> L'arrivée (2) d'Asdrubal en Italie fut bien plus facile et plus prompte. Tout cela ne plaisait guère à Asdrubal, <2> mais les circonstances ne permettaient pas de reculer ; et comme il voyait les ennemis devant le camp et s'ébranlant déjà, force lui fut de disposer pour le combat les Espagnols et les Gaulois qui étaient avec lui. <3> Il plaça en avant ses éléphants, au nombre de dix, augmenta la profondeur des rangs, resserra toute son armée dans un espace assez étroit, se plaça lui-même au centre, derrière ses éléphants, et dirigea son attaque vers l'aile gauche des Romains : il était décidé à vaincre ou à mourir. <4> Livius s'avança fièrement à rencontre de l'ennemi, et dès qu'il l'eut rencontré, se battit avec la plus grande ardeur. <5> Cependant Claudius, posté à l'aile droite, ne pouvait ni remuer, ni envelopper l'ennemi, gêné qu'il était par les difficultés mêmes du terrain sur lesquelles Asdrubal avait compté en attaquant la gauche des Romains. <6> Désolé d'être réduit à l'inaction, il trouva dans son malheur même l'inspiration de ce qu'il devait faire. <7> Il détacha donc de l'aile droite tous les soldats qui occupaient les dernières lignes, tourna par derrière l'aile gauche de l'armée romaine, et prit en flanc les Carthaginois qui combattaient sur les éléphants. <8> Jusqu'alors la victoire était demeurée indécise. Des deux côtés on courait les mêmes dangers à être vaincu. Les Romains, s'ils étaient défaits, n'avaient pas plus de chance de salut que les Carthaginois et les Espagnols ; <9> les éléphants étaient également nuisibles aux deux partis : pressés au milieu des combattants, criblés de flèches, ils jetaient aussi bien l'épouvante dans les rangs des Espagnols que dans ceux des Romains.<10> Mais quand Claudius vint prendre l'ennemi en queue, la lutte cessa d'être égale pour les Espagnols qui se voyaient attaqués de tous côtés. <11> La plus grande partie resta sur le champ de bataille, six éléphants périrent au milieu du. carnage ; les quatre autres qui avaient pénétré dans les rangs furent pris ensuite sans leurs Indiens. [11,2] II. <1> Asdrubal, qui se montra homme de cœur en mainte occasion, mais surtout en cette bataille, mourut l'épée à la main. Ne passons pas sous silence l'éloge de ce capitaine. <2> Nous avons déjà dit qu'il était frère d'Annibal et que celui-ci, au moment où il le quitta pour aller en Italie, lui remit la direction des affaires de l'Espagne. <3> Là il eut à soutenir de nombreux combats avec les Romains, à lutter aussi plus d'une fois contre les obstacles que suscitait l'envoi de certains généraux de Carthage et, dans toutes ces circonstances, il fut toujours digne de son père Barca, toujours il supporta avec un noble courage les vicissitudes de la fortune et le malheur : nous l'avons suffisamment montré dans les livres précédents. Je veux parler maintenant de ces dernières journées <4> où il me semble surtout avoir droit à notre admiration et mériter qu'on l'imite. <5> La plupart des rois et des généraux, lorsqu'ils livrent quelque bataille décisive se représentent sans cesse et la gloire et les bénéfices de la victoire ; ils ne s'occupent, ne parlent que des mesures à prendre quand le succès aura répondu à leur désir : <6> mais les revers, ils n'y songent pas, et il n'est aucun d'eux qui se demande ce qu'il lui faudra faire s'il est vaincu. <7> Cependant le premier cas n'a rien d'embarrassant, le second réclame une grande prévoyance. Aussi voit-on bon nombre de chefs qui par leur lâcheté et leur imprudence ont essuyé, en dépit de la valeur de leurs soldats, de cruelles défaites, flétri leur gloire passée et voué au mépris le reste de leur vie. <8> Or, que beaucoup de capitaines aient failli par là et que ce soit cependant ce en quoi surtout se distingue le mérite, c'est chose dont on peut facilement se convaincre : les siècles passés nous ont laissé assez d'exemples à ce sujet. <9> Voyez au contraire Asdrubal : toutes les fois qu'il put raisonnablement espérer de frapper quelque coup digne de ses anciens exploits, il n'y eut rien qui dans les combats l'occupât plus que le soin de sa conservation. <10> Mais quand la fortune lui eut enlevé tout espoir et l'eut pour ainsi dire jeté sur le champ de bataille qui devait être pour lui le dernier, sans négliger, soit dans les préparatifs , soit au sein de la mêlée, aucune des mesures qui pouvaient contribuer à la victoire, il n'en chercha pas moins le moyen, s'il était vaincu, de tenir dignement tête à la fortune et de ne rien commettre qui fût indigne de sa vie passée. <11> Ces paroles s'adressent à tous ceux qui sont à la tête des affaires; qu'ils apprennent ainsi à ne pas tromper par une audace insensée les espérances de leurs concitoyens, et, par une passion outrée de la vie, à ne point rendre leur malheur honteux. [11,3] III. <1> Les Romains, vainqueurs, pillèrent aussitôt le camp des ennemis et immolèrent, comme des victimes, un grand nombre de Gaulois qui dormaient sur la paille, engourdis par l'ivresse ; <2> ils réunirent ensuite tous les prisonniers et leur vente rapporta au trésor plus de trois cents talents. <3> Les Carthaginois, en y comprenant les Gaulois, périrent au nombre d'environ dix mille : les Romains perdirent deux mille hommes. Quelques Carthaginois de haut rang tombèrent vivants entre les mains des vainqueurs, mais le reste fut tué. <4> A la première nouvelle de cette victoire, Rome n'y voulut pas croire, tant elle souhaitait qu'elle fût vraie : <5> mais quand plusieurs courriers furent arrivés, qui non seulement racontèrent la bataille, mais de plus donnèrent les détails, la ville tout entière ressentit une immense joie : on para les enceintes sacrées, les temples regorgèrent d'offrandes et de victimes. <6> Enfin, telle était la confiance, tel était l'enthousiasme, que cet Annibal, qui tout à l'heure encore faisait trembler, ne semblait déjà plus être en Italie. [11,4] IV. « Que le roi Ptolémée, que Rhodes, que Byzance, Chio et Mitylène s'intéressent à voir la paix rétablie avec vous, Étoliens, c'est ce que les faits eux-mêmes, ce me semble, rendent assez manifeste. <2> Ce n'est ni pour la première fois ni pour la seconde que nous vous parlons de réconciliation ; mais du jour où vous avez commencé la guerre, attentifs à saisir la moindre occasion favorable, nous n'avons pas un instant cessé de vous en entretenir : <3> d'abord nous voyons avec peine les pertes que vous faites et celles des Macédoniens ; nous songeons ensuite à nos propres patries et aux intérêts de toute la Grèce. <4> Quand on a mis le feu à une matière combustible, ce qui doit advenir ne dépend plus de la volonté : l'incendie promène au hasard ses ravages, suivant le gré des vents et la destruction plus ou moins rapide des matériaux qu'il atteint, et souvent même vient, contre toutes les prévisions, envelopper celui qui l'a provoqué. <5> Il en est ainsi de la guerre : sitôt qu'elle est allumée, tantôt elle consume les premiers ceux qui en sont les auteurs, tantôt elle détruit sans pitié ce qu'elle rencontre sur son passage, attisée pour ainsi dire et encore excitée par la sottise des peuples voisins, comme le feu par les vents. <6> Représentez-vous donc, Étoliens, tous les insulaires, tous les Grecs qui habitent l'Asie, vous demandant d'une commune voix de mettre bas les armes, de faire la paix (car cela les intéresse aussi), et dans cette pensée revenez à vous-mêmes et écoutez nos prières, cédez à nos conseils. <7> Si vous faisiez une guerre qui, bien que préjudiciable (et c'est la conséquence de presque toutes les guerres) fût du moins honorable dans son principe et glorieuse dans ses résultats, peut-être pourrait-on excuser votre persévérance à la poursuivre; <8> mais cette guerre est injuste, elle ne peut attirer sur vous que malédiction et mépris ; ne devez-vous pas y prendre garde ? <9> Nous vous dirons ici notre pensée sans détour, et si vous êtes raisonnables, vous supporterez cette franchise avec calme, <10> car il vaut bien mieux pour vous être sauvés au prix de quelques reproches faits à propos, que de vous voir, pour quelques paroles séduisantes, exposés à périr, vous et la Grèce entière. [11,5] V. <1> « Examinez un peu votre erreur. Vous prétendez combattre pour les Grecs contre Philippe afin de les sauver et de leur éviter d'obéir en esclaves à ses ordres, mais en définitive vous combattez pour l'asservissement et la destruction de la Grèce. <2> Ce n'est que trop écrit dans ce traité que vous avez fait avec Rome, et dont les clauses, qui n'avaient été d'abord qu'un texte sans valeur, reçoivent maintenant leur exécution. <3> Ce texte seul suffisait alors pour vous déshonorer : les faits aujourd'hui mettent encore plus au grand jour vos desseins : <4> Philippe n'est qu'un nom, qu'un prétexte , ce n'est pas lui qui souffre de cette guerre ; c'est contre les alliés, les Péloponnésiens en grande partie, les Béotiens, les Eubéens, les Phocidiens, les Locriens, les Thessaliens, les Épirotes <5> que vous avez signé ce traité aux termes duquel les prisonniers et le butin appartiennent aux Romains, les villes et les campagnes aux Étoliens. <6> Maîtres de quelque ville que ce fût, vous ne consentiriez jamais à outrager les hommes libres, à en brûler les maisons, regardant de tels actes comme inhumains, comme barbares, <7> et cependant vous acceptez un traité qui livre tous les Grecs aux injures, aux insultes les plus honteuses d'un peuple barbare (5). <8> Tout cela était jusqu'ici inconnu; mais par les malheurs d'Orée et de la triste Égine, la fortune semble avoir pris plaisir à exposer en plein théâtre votre folie. <9> Tel a été le principe de la guerre, telles en sont les suites ; à quelle fin faut-il s'attendre, quand bien même tout réussirait au gré de vos désirs ? Ne voyez-vous pas que tout cela sera la source de grandes infortunes pour la Grèce? [11,6] VI. <1> « Une fois que les Romains seront débarrassés de la guerre en Italie (et ce sera sous peu, maintenant qu'Annibal est relégué dans un coin du Brutium) <2> ils tourneront leurs forces contre la Grèce, en apparence pour soutenir les Étoliens contre Philippe ; en réalité, pour la réduire tout entière en leur pouvoir. Ce n'est que trop manifeste. <3> Si, vainqueurs, ils se décident à bien traiter le vaincu, à eux seuls reviendront la reconnaissance et l'honneur d'un tel bienfait; s'ils usent méchamment de la victoire, ils auront d'un seul coup conquis les dépouilles des morts et la liberté des vivants. <4> Alors vous invoquerez les dieux; mais ni les dieux ne voudront, ni les hommes ne pourront vous secourir; vous eussiez dû peut-être prévoir cela dès l'origine : c'était ce qu'il vous convenait de faire. <6> Mais enfin puisque souvent le temps futur échappe aux prévisions humaines, il serait bon, du moins, qu'aujourd'hui, conjecturant par le présent l'avenir, vous prissiez de plus sages mesures. <7> Nous avons, en ces circonstances, tenu le langage, la conduite qui conviennent à des amis véritables; nous avons, avec une entière franchise, exposé nos craintes; <8> il ne reste plus qu'à vous prier, qu'à vous conjurer de ne pas compromettre, par votre imprudence, votre salut, votre liberté et celle de la Grèce. » <9> Ce discours sembla faire une vive impression sur l'assemblée. Aussitôt parurent les députés de Philippe qui crurent devoir laisser de côté les détails, et qui déclarèrent que leurs ordres se bornaient à deux mots : <10> si les Étoliens préfèrent la paix, Philippe l'accepte avec plaisir; sinon ils repartiront sur-le-champ après avoir pris à témoin et les dieux et les députés de la Grèce réunis en conseil, qu'il faudra rendre les Étoliens et non Philippe responsables des malheurs de la Grèce. [11,7] VII. <2> Il poussa jusqu'au lac Trichonis, et parvenu à Thermes, où était un temple d'Apollon, il pilla les objets précieux qu'il avait auparavant épargnés, emportement coupable comme celui qui l'avait précédé. <3> En vouloir, aux hommes, et pour cela violer la majesté des dieux, est la marque éclatante d'une complète folie. <4> 1° D'Ellopium; <5> 2° De Phyléum. [11,8] VIII. <1> Il y a trois manières de briguer la charge de stratège pour tous ceux qui veulent y arriver régulièrement : d'abord la lecture de l'histoire et les notions qu'elle nous donne; <2> puis le raisonnement et l'étude des préceptes laissés par des hommes habiles, enfin l'expérience acquise sur le champ de bataille et la pratique ; <3> mais les stratèges achéens étaient étrangers également à toutes ces connaissances à la fois. <4> Le faste, le désordre des cavaliers avaient trouvé des imitateurs chez la plupart des citoyens. <5> Ils avaient à cœur les brillants cortèges et les riches habits ; le luxe de leur parure était au-dessus de leur fortune ; mais les armes, ils n'en faisaient nul état. Cette mollesse, ce luxe avait envahi la multitude: la corruption était générale. <7> Ce n'est pas le bien que la multitude imite chez les riches, elle reproduit leurs désordres, et, à ses dépens, donne au monde le spectacle de ses folies. [11,9] IX. <1> « Que l'éclat des armes contribuait déjà beaucoup à effrayer l'ennemi, mais que l'excellence de la fabrication avait surtout une grande influence sur l'usage qu'on en pouvait faire ; <2> que tout irait bien s'ils accordaient à leur armure les soins qu'ils donnaient à leur toilette, et, si cette négligence, dont leurs armes souffraient, ils la reportaient sur leurs vêtements. <3> Leurs fortunes particulières gagneraient à ce changement, et ils pourraient en même temps sauver la république. <4> Ainsi, ajouta-t-il, il faut que tout soldat armé pour une expédition, ou simplement pour une course militaire, <5> lorsqu'il chausse ses bottes, veille à ce qu'elles soient et plus brillantes et plus ajustées à sa jambe que des sandales et des souliers ; quand il revêt son bouclier, sa cuirasse ou son casque, que toute son armure soit plus éclatante et plus riche que sa chlamyde ou sa tunique. <6> Lorsqu'on voit, dans un camp, ce qui n'est fait que pour le montrer plus soigné que ce qui est sérieusement utile, il n'est pas difficile de prévoir quel sera, avec de tels soldats, le succès de la bataille. <7> Bref, il les pria de se bien persuader que, si les ornements peuvent convenir à une femme, et encore fallait-il pour cela qu'elle ne fût pas modeste, le luxe dans les armes et la sévérité seyaient seuls à des hommes de cœur désireux de sauver glorieusement leur patrie et eux-mêmes. » <8> Les assistants accueillirent ses paroles avec tant de faveur, et admirèrent si fort la sagesse de ses conseils, que tous, en quittant peu après l'assemblée, montraient au doigt les citoyens trop magnifiquement parés, et en forcèrent quelques-uns à sortir de la place publique. <9> Mais ce fut surtout dans les expéditions, comme dans les courses militaires, qu'ils s'attachèrent à suivre ses maximes. [11,10] X. <1> C'est ainsi que quelques paroles d'un homme digne de foi peuvent détourner ses semblables du mal et même les pousser à la pratique du bien. <2> Mais quand l'orateur, au sein de la vie privée, tient une conduite conforme à son langage, ses conseils ont alors la plus imposante autorité, harmonie que l'on peut remarquer surtout dans Philopœmen. <3> Il était simple, modeste dans sa nourriture et dans ses vêtements. En sa toilette comme en sa conversation, nulle recherche, nulle prétention. <4> Dire la vérité, voilà ce dont il fit pendant toute sa vie sa plus grande étude. Aussi, avec quelques mots jetés au hasard, il inspirait aux auditeurs une entière confiance. <5> Présentant à tous comme modèle sa propre existence, il rendait par là inutiles les longs discours. <6> Oui, plus d'une fois des harangues fort développées, et qui, aux yeux de ses ennemis politiques, semblaient concluantes, étaient renversées en quelques paroles par l'autorité de sa vie et le souvenir de ses œuvres. <7> L'assemblée terminée, tous les peuples se retirèrent dans leurs villes pleins d'admiration pour Philopœmen et pour ses sages discours, et convaincus qu'ils n'avaient rien à craindre sous un tel chef. <8> Pour lui, il se rendit immédiatement dans les provinces et les visita toutes avec une infatigable ardeur. Il réunit ensuite la multitude dans chaque ville et leva des soldats. Enfin, après huit mois entiers de préparatifs et d'exercice, il rassembla ses forces à Mantinée pour défendre contre Machanidas la liberté du Péloponnèse. [11,11] XI. <1> Machanidas, confiant en ses troupes, et persuadé que pour lui, rien n'était plus désirable que cette expédition des Achéens, eut à peine appris que l'ennemi se trouvait près de Mantinée <2> qu'il adressa aux Lacédémoniens, réunis à Tégée, quelques paroles d'exhortations et que le lendemain, au point du jour, il se dirigea vers Mantinée ; il conduisait en personne, à l'aile droite, la phalange; <3> ses mercenaires, qui bordaient les deux flancs de l'avant-garde, marchaient sur une ligne parallèle; après eux venaient les bêtes de somme chargées d'une foule de machines et de traits à catapulte. <4> Au même moment, Philopœmen, qui avait partagé ses forces en trois parties, sortit de Mantinée : il fit prendre à ses Illyriens et aux troupes pesamment armées, ainsi qu'aux mercenaires et aux soldats armés à la légère, la route qui conduit au temple de Neptune ; à sa phalange celle qui est la plus voisine du côté de l'occident , et enfin aux cavaliers achéens la plus rapprochée de cette dernière. I<5> l'occupa d'abord, par ses soldats légers, l'éminence qui s'élève devant la ville, et qui à la fois domine la route qu'on appelle Étrangère et le temple dont nous avons parlé. <6> Il plaça près d'eux, au sud, les soldats pesamment armés ; ensuite venaient les Illyriens. Il établit à côté des Illyriens, sur la même ligne droite, la phalange, en la divisant par cohortes, et la rangea de distance en distance le long du fossé qui mène au temple de Neptune, à travers la campagne de Mantinée, et qui va rejoindre les montagnes placées sur la limite des Élisphasiens. <7> En outre, il porta à l'aile droite les cavaliers achéens, sous la conduite d'Aristé-nète de Dymès, et il se rendit lui-même à l'aile gauche avec ses mercenaires disposés en lignes serrées. [11,12] XII. <1> Aussitôt que l'armée ennemie fut tout à fait en vue, Philopœmen parcourut les différentes divisions de la phalange et alluma le courage de chacun par quelques paroles courtes, mais qui exprimaient bien l'importance de cette journée. <2> Du reste, la plus grande partie de sa harangue ne put être entendue : animés par leur amour et par leur confiance à son égard, les soldats étaient pleins d'une telle ardeur et d'une telle fougue, qu'ils renvoyaient à leur général ses exhortations avec une exaltation presque divine, et lui criaient de les mener au combat, d'avoir foi en leur valeur. <3> Il s'attacha néanmoins, dès qu'il le put, à leur rappeler qu'en cette occasion il s'agissait, pour l'ennemi, d'une honteuse et flétrissante servitude ; pour eux, de la conquête à jamais mémorable de la douce liberté. <4> Machanidas, d'abord par ses manœuvres, fit mine de vouloir attaquer, en élevant sa phalange sur une longue ligne, l'aile droite des Achéens; mais, après avoir fait quelques pas et s'être ménagé une place suffisante, il fit faire un à-droite et donna à son aile droite l'étendue de l'aile gauche des Achéens; puis il disposa les catapultes de distance en distance sur le front de l'année. <5> Philopœmen, qui pénétra son dessein et vit bien qu'il voulait frapper de ces machines les cohortes de la phalange, lui blesser ainsi du monde, et répandre par là le désordre dans toute l'armée, <6> ne lui en laissa pas le temps, et livra résolument le combat, par ses Tarentins, sur le terrain qui entoure le temple de Neptune, et qui, étant plat, est très favorable à la cavalerie. <7> Machanidas, à cette vue, fut forcé d'en faire autant, et de lancer ses mercenaires de Tarente. [11,13] XIII. <1> Le combat fut donc d'abord vigoureusement soutenu des deux côtés par les Tarentins seuls ; mais peu à peu les soldats armés à la légère vinrent se mêler à leurs camarades déjà fatigués, et bientôt tous les mercenaires furent engagés dans la bataille. <2> Au milieu de cette foule épaisse, de cette mêlée où l'on combattait un à un, la victoire demeurait indécise; si bien que le reste de l'armée attendit longtemps de quel côté se lèverait le nuage de poussière précurseur de la fuite, sans pouvoir prévoir l'issue de l'affaire, les deux partis restant immobiles à la place que chacun avait occupée dès le commencement. <3> Enfin les mercenaires, à la solde de Machanidas, l'emportèrent, grâce à leur nombre et à cette habileté qu'ils tenaient de l'habitude. <4> Il advint ainsi naturellement ce qui adviendra toujours. <5> Autant, dans les républiques, le peuple apporte au combat plus d'ardeur que les sujets dans les monarchies, autant il est simple que les troupes mercenaires d'un tyran l'emportent sur celles d'une république. <6> Si, d'un côté, il est question de la liberté, et de l'autre, de la servitude, pour les mercenaires, il s'agit, dans la lutte, d'une fortune certainement meilleure , avec les tyrans; avec les républiques, d'un dommage inévitable. <7> Car lorsqu'une république a détruit ses ennemis, elle ne confie plus à des mercenaires le soin de sa liberté; mais plus un tyran a d'ambition, plus aussi il a besoin d'eux ; <8> comme il fait de de nombreuses victimes, il doit craindre de nombreux vengeurs. La sûreté d'un monarque repose sur l'amour et la force des mercenaires seuls. [11,14] XIV. <1> Voilà pourquoi ceux de Machanidas combattirent avec tant de vigueur et de résolution que ni les Illyriens, ni les soldats pesamment armés qui soutenaient les mercenaires achéens, ne purent résister à leur choc. Suivis de près, ils s'enfuirent pêle-mêle vers Mantinée qui se trouvait à une distance de sept stades. <2> Alors se manifesta au grand jour cette vérité que quelques personnes contestent : c'est que le plus souvent, sur le champ de bataille, le succès dépend de l'expérience ou de l'ignorance des chefs. <3> C'est déjà une belle chose que de savoir donner à un commencement heureux une fin qui y réponde ; mais combien il est plus beau, quand on a vu dans le principe tourner tout contre ses désirs, de savoir rester maître de soi, d'apprécier d'un coup d'œil par où l'ennemi se découvre, et de profiter de ses fautes ! <4> Aussi, l'histoire nous présente bien des capitaines qui, après s'être crus certains de la victoire, ont fini par essuyer de cruelles défaites, et d'autres qui, d'abord vaincus, ont comme par miracle et à force de sagacité, rétabli leurs affaires. <5> C'est là précisément le sort qu'éprouvèrent alors Philopœmen et Machanidas. <6> Machanidas, en effet, eut à peine vu les mercenaires achéens prendre la fuite, et leur aile gauche entamée, que laissant là son premier plan, au lieu de dépasser une des ailes de l'ennemi pour le cerner, de présenter en même temps le combat aux troupes qui étaient en face, et de tenter une bataille décisive, <7> il n'exécuta aucune de ces manœuvres ; mais emporté par je ne sais quelle furie insensée et juvénile avec ses mercenaires, il se lança à la poursuite des fuyards, comme si la peur seule ne suffisait pas pour pousser jusqu'aux portes de Mantinée ces troupes une fois mises en fuite. [11,15] XV. <1> Philopœmen retenait autant que possible ses mercenaires dans leur course, appelant les chefs par leur nom et exhortant chacun au courage. <2> Mais lors même qu'il vit que l'ennemi les avait enfoncés, la crainte ne le fit pas fuir ni le découragement tout abandonner. Il se replia sur la phalange aussitôt que les Tarentins furent passés et que le champ de bataille fut libre ; puis, il donna ordre aux premières cohortes d'incliner à gauche et d'avancer à grands pas et en bon ordre. <3> En s'emparant avec rapidité de la place que les mercenaires avaient abandonnée, il coupa tout retour aux Lacédémoniens et en même temps se trouva posté au sein de l'aile ennemie. <4> Il anima par de nouveaux discours la phalange, et lui dit de rester immobile jusqu'à ce qu'il lui donnât le signal de l'attaque. <5> Puis il commanda à Polybe le Mégalopolitain de ramasser ce qu'il pourrait des Illyriens, des soldats armés qui avaient survécu au combat et qui s'étaient détachés des fuyards, de se tenir en réserve derrière l'aile de la phalange, et de surveiller le retour de Machanidas. <6> Les Lacédémoniens, enivrés du succès de leurs mercenaires, s'avancèrent aussitôt d'eux-mêmes, les sarisses en avant contre l'ennemi. <7> Chemin faisant, ils poussèrent jusqu'au-bord du fossé; et comme la circonstance ne leur permettait plus de se repentir et de reculer, alors qu'ils touchaient à l'ennemi, et que, d'autre part, ils s'inquiétaient peu d'un fossé dont la pente était douce et prolongée et qui ne présentait comme obstacle ni eaux, ni herbes épineuses, ils le franchirent témérairement. [11,16] XVI. <1> A peine cette occasion que depuis longtemps il avait prévue se fut présentée, que Philopœmen donna ordre à toute la phalange de marcher la sarisse en avant. <2> Les Achéens se précipitèrent tous comme un seul homme en poussant un cri terrible, et bientôt ceux des Lacédémoniens qui avaient rompu leurs rangs pour descendre dans le fossé, et qui montaient vers l'ennemi placé sur le bord, furent repoussés. <3> La plus forte partie périt sous le fer des Achéens et des Lacédémoniens mêmes. <4> Du reste, ce ne fut pas là un coup de bonheur ou de hasard, mais un effet de la sage prévoyance de Philopœmen qui, dès le principe, s'était fait du fossé un rempart. <5> Non, Philopœmen ne reculait pas devant le combat, comme on l'a quelquefois pensé; il n'obéissait qu'aux combinaisons d'une savante stratégie. Il avait calculé que si Machanidas poussait en avant ses troupes, sans avoir prévu l'existence d'un fossé, la phalange lacédémonienne aurait le sort que nous l'avons vue éprouver tout à l'heure; <6> que si, au contraire, arrêté par cet obstacle, il revenait sur son premier dessein ; si, laissant voir sa crainte, il ramenait en arrière ses soldats, et reculait devant l'épreuve d'un engagement, sans bataille décisive, la victoire serait pour les Achéens et la fuite pour le tyran. <8> Ce fait s'est présenté chez un grand nombre de généraux qui, après avoir rangé leur armée en ligne, tout à coup ne se sont pas crus en état de résister à l'ennemi à cause du désavantage de leur position ou du nombre de leurs adversaires, ou pour quelque autre cause que ce soit, et qui, par une étrange ignorance de l'art militaire (7), ont battu en retraite, espérant vaincre au moyen de leur seule arrière-garde, ou bien s'éloigner sans péril : <9> c'est là une des plus grandes fautes qu'un capitaine puisse commettre. [11,17] XVII. <1> Philopœmen ne fut pas trompé dans ses prévisions : les Lacédémoniens éprouvèrent une déroute complète. <2> Dès qu'il vit que sa phalange était victorieuse et que tout réussissait parfaitement au gré de ses désirs, il ne songea plus qu'à terminer son œuvre, je veux dire empêcher que Machanidas ne lui échappât. <3> Il savait que le tyran, occupé à poursuivre l'ennemi avec ses mercenaires, était isolé sur le terrain situé entre la ville et le fossé, et il attendait son retour avec impatience. <4> Machanidas n'eut pas plus tôt aperçu, en revenant, ses troupes en désordre, qu'aussitôt, comprenant, comment par son fol entraînement toutes ses espérances étaient compromises, il réunit au loin le peu qui lui restait de mercenaires et tenta de traverser en colonnes serrées les Achéens qui s'étaient débandés à la poursuite des Lacédémoniens. <5> Quelques soldats mettant en cette manœuvre leur dernière chance de salut, demeurèrent d'abord avec lui ; <6> mais quand de plus près ils virent le pont qui avait été jeté sur le fossé, gardé par les Achéens, alors découragés, ils l'abandonnèrent, et ne songèrent chacun qu'à sauver leur vie. <7> Quant à Machanidas, faute de pouvoir franchir le pont, il chevaucha le long du fossé cherchant avec ardeur quelque issue. [11,18] XVIII. <1> Philopœmen avait reconnu Machanidas à sa robe de pourpre et à la parure de son cheval. Il laissa aussitôt la garde du pont à Anaxidamus avec ordre de veiller sans relâche sur ce passage et de n'épargner aucun des mercenaires, parce que toujours ils avaient été les soutiens de la tyrannie à Lacédémone. <2> Puis, suivi de Polyène, de Cyparisse et de Simias, qui alors se trouvaient sous sa main, il suivit sur le bord opposé du fossé la course de Machanidas et de sa faible escorte : <3> elle se composait d'Anaxidamus et d'un mercenaire <4> Machanidas avait trouvé un lieu favorable pour traverser le fossé, et pressant de l'éperon son cheval, le lui avait fait franchir, quand Philopœmen se présenta subitement à lui, le frappa à propos d'un coup de sa lance, lui fit une autre blessure avec le fer de l'extrémité opposée, et le laissa mort sur la place. <5> Anaxidamus subit le même sort de la main de Polyène et de Simias ; quant au mercenaire , il renonça à franchir le fossé, et s'échappa tandis qu'on tuait ses compagnons. <6> Simias aussitôt dépouilla les deux morts, et enlevant à Machanidas la tête avec ses armes, la porta au milieu des Achéens qui poursuivaient les Spartiates. <7> Il avait hâte d'apprendre à l'armée la mort du tyran pour que les troupes, rendues plus confiantes, harcelassent hardiment et avec sécurité, l'ennemi jusqu'à Tégée. <8> Ce trophée ne contribua pas peu à échauffer l'ardeur des soldats. Non seulement ils enlevèrent Tégée d'emblée, mais encore le lendemain ils s'établirent sur l'Eurotas, maîtres absolus de toutes les campagnes d'alentour. <9> Ainsi les Achéens, qui tout à l'heure étaient incapables de repousser les ennemis de leurs frontières, ravageaient impunément la Laconie; <10> et ils n'avaient perdu dans le combat que peu des leurs, tandis qu'ils avaient tué quatre mille ennemis environ, fait encore plus de prisonniers, et enlevé tous les bagages des Lacédémoniens et leurs armes. [11,19] XIX. <1> Qui n'admirerait le talent d'Annibal comme général, son courage, son habileté enfin comme chef dans les camps, pour peu qu'on examine et considère la longueur de son séjour en Italie, <2> le nombre de ses combats partiels ou généraux, et des sièges qu'il livra, les défections, les obstacles qui le traversèrent, l'ensemble enfin de son entreprise ou de ses exploits? <3> Annibal, pendant seize ans de suite qu'il lutta en Italie contre les Romains, ne donna jamais congé à ses troupes ; mais semblable à un sage pilote, il les tint sous la main et les conserva, sans qu'elles remuassent entre elles ou contre lui ; et cette armée cependant ne se composait pas seulement des peuplades diverses d'un même pays, mais d'hommes de nations tout à fait différentes ! <4> Il avait réuni dans la même enceinte, des Libyens, des Espagnols, des Liguriens, des Gaulois, des Phéniciens, des Italiens, des Grecs, entre qui il n'y avait conformité ni de langage, ni de lois, ni de coutumes, ni aucun de ces rapports qu'établit la nature. <5>La grande sagesse d'Annibal sut faire obéir à un même ordre les peuples qui s'entendaient si peu entre eux, et les plier à une seule pensée, bien que les circonstances fussent souvent compliquées, et que la fortune se montrât tantôt favorable, tantôt contraire. <6> Aussi doit-on regarder comme un prodige l'adresse d'Annibal, et dire hautement que s'il eût débuté par la conquête du reste du monde pour attaquer ensuite les Romains, il eût réussi en tous ses desseins. <7> Mais pour avoir commencé par où il devait finir, il vit sa grandeur naître et mourir en Italie. [11,20] XX. <1> Asdrubal rappela ses troupes des villes où elles avaient passé l'hiver, et poussant en avant, vint s'établir non loin d'une place forte qu'on appelle Ilipa. Il avait derrière ses retranchements une montagne, et devant, une plaine parfaitement propre à une bataille. Il avait sous ses ordres environ soixante-dix mille fantassins, <2> quatre mille cavaliers et trente-deux éléphants. <3> Publius aussitôt envoya Marcus Junius auprès de Colichas pour recevoir les forces que ce prince avait réunies. Elles s'élevaient à trois mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux. <4> Il ramassa les autres troupes auxiliaires sur sa route en se dirigeant vers Asdrubal. <5> Quand il fut arrivé à Castulon, près de Bécula, et qu'il y eut rallié et Marcus et les subsides que lui envoyait Colichas, il se trouva dans un assez grand embarras. <6> Sans l'appui des auxiliaires, les Romains n'étaient pas capables d'en venir aux mains ; <7> et d'autre part risquer une bataille décisive et s'en remettre de la victoire au courage des alliés, lui paraissait chanceux et téméraire. Enfin, après bien des hésitations, cédant à la nécessité, il résolut de faire manœuvrer les Espagnols de manière à les opposer en apparence à l'ennemi, <8> et à ne se servir en définitive que de ses propres troupes. Cette détermination prise, il poursuivit sa route avec toutes ses forces, dont le total montait à quarante-cinq mille fantassins et à trois mille cavaliers. <9> Aussitôt qu'il fut assez près de l'ennemi pour en être vu, il s'établit en face, sur quelques hauteurs. [11,21] XXI. <1> Magon, qui croyait que c'était une occasion favorable d'attaquer les Romains, prit sur-le-champ avec lui la plus grande partie de ses cavaliers et Massinissa, suivi de ses Numides, et poussa vers les retranchements, espérant prendre Scipion au dépourvu. <2> Mais Publius, dans la prévision d'une attaque, avait placé derrière une éminence un nombre de chevaux égal à celui des chevaux carthaginois. <3> Les Romains s'élancèrent soudainement, et nombre de Carthaginois, tout d'abord saisis de frayeur à cette apparition inattendue, tombèrent de cheval en voulant fuir. Les autres tinrent tête à l'ennemi et combattirent avec vigueur <4> jusqu'à ce que , déroutés par l'adresse des cavaliers romains à sauter à bas de leurs chevaux, et privés déjà de beaucoup de soldats, ils reculèrent après quelque résistance. <5> Ils commencèrent par se retirer en bon ordre; mais bientôt les Romains, en les serrant de près, les forcèrent à rompre leurs rangs et à s'enfuir dans leur camp. <6> Les Romains, grâce à ce succès, redoublèrent d'audace ; pour les Carthaginois, ce fut le contraire. <7> Cependant ils ne passèrent pas un seul jour sans disposer leurs troupes dans la plaine, et enfin, après s'être livré des escarmouches de cavalerie et d'infanterie légère, et avoir essayé leurs forces, les deux généraux songèrent à tenter une bataille décisive. [11,22] XXII. <1> Publius passe pour avoir eu recours en cette circonstance à deux stratagèmes. <2> Il avait remarqué que le plus souvent Asdrubal faisait sortir ses troupes du camp assez tard, et que toujours il plaçait au centre les Africains, et les éléphants aux deux ailes. <3> Lui-même avait coutume de ranger son armée après Asdrubal, d'opposer les Romains aux Libyens, et de placer les Espagnols aux ailes. Le jour où il devait livrer bataille, il résolut de suivre une ordonnance contraire, et cette manœuvre contribua aussi puissamment à donner la victoire aux Romains qu'à affaiblir l'ennemi. <4> Dès le point du jour, il envoya dire par ses officiers d'ordonnance aux tribuns et aux soldats de déjeuner et de se placer sous les armes devant les retranchements. <5> Tous, dans la prévision qu'il s'agissait de combattre, eurent bientôt exécuté cet ordre, et Scipion dépêcha en avant la cavalerie et les troupes légères, qu'il chargea de s'approcher du camp des Carthaginois et d'y lancer hardiment leurs traits. <6> Lui-même, à la tête de l'infanterie, se mit en mouvement aux premiers rayons du soleil, et parvenu au milieu de la plaine, disposa son armée tout autrement que par le passé. Au centre il plaça les Espagnols, et sur les ailes les Romains. <7> Les Carthaginois, à la vue des cavaliers déjà debout devant leurs palissades, et du reste de l'armée rangée en bataille, trouvèrent à peine le temps de s'armer. <8> Aussi Asdrubal, de qui les troupes étaient encore à jeun, fut contraint d'envoyer pour le moment à l'improviste, contre la cavalerie ennemie, sa propre cavalerie et ses soldats légers, et de mettre en bataille son infanterie, qu'il plaça assez près de la montagne, dans l'ordre accoutumé. <9> Les Romains, pendant quelque temps, demeurèrent tranquilles ; mais le jour avançait, et comme l'affaire engagée entre les troupes légères restait indécise, parce que les combattants des deux partis, quand ils se voyaient pressés se retiraient vers les leurs et revenaient ensuite tour à tour, <10> Publius fit rentrer par les intervalles des manipules les soldats envoyés en escarmouche , jeta par derrière, sur chacune des ailes, d'abord les vélites, puis la cavalerie, et ensuite, sur une seule ligne, s'avança sur l'ennemi. <11> Lorsqu'il ne fut plus qu'à quatre stades d'Asdrubal, il ordonna aux Espagnols de continuer leur marche sans rompre leurs rangs, à l'aile droite de tourner, infanterie et cavalerie, à droite, et à celle de gauche de tourner à gauche. [11,23] XXIII. <1> Scipion détacha alors de l'aile droite, Marcius et Junius détachèrent de l'aile gauche les trois premiers escadrons de cavalerie avec les vélites, qui, suivant la coutume, les précédaient, et trois pelotons d'infanterie, ce qui chez les Romains s'appelle cohorte. <2> Scipion fit un mouvement de conversion à gauche, Marcus et Marcius à droite, et ils marchèrent directement sur l'ennemi à grands pas, tandis que le reste des ailes se joignait successivement à eux et les suivait par un mouvement égal de conversion. <3> Déjà ces troupes se trouvaient assez près de l'ennemi, que les Espagnols placés sur le front de l'armée romaine étaient encore, par leur marche plus lente, tenus à une certaine distance; et ainsi Scipion, suivant son désir, attaqua les deux ailes avec les troupes romaines. <4> Les dernières évolutions qui portaient les soldats demeurés en arrière sur la même ligne droite que ceux qui étaient en avant, et qui les opposaient tous ensemble à l'ennemi, amenèrent bientôt une disposition toute contraire, soit des ailes entre elles en général, soit de la cavalerie et de l'infanterie en particulier. <5> La cavalerie de l'aile droite, réunie aux troupes légères, cherchait à déborder l'ennemi en se réunissant aux premières lignes par la droite, les fantassins au contraire par la gauche. <6> À l'aile gauche l'infanterie se ralliait à elles par la droite, et la cavalerie avec les vélites par la gauche. <7> L'effet de cette manœuvre fut que sur les deux ailes la droite des cavaliers et des troupes légères devint la gauche. <8> Négligeant cette petite irrégularité, Scipion s'occupait d'un fait plus important, je veux dire déborder l'ennemi ; et c'était sagesse de sa part. Il est bon de connaître les règles des mouvements militaires ; mais il faut savoir aussi exécuter ceux que demande la circonstance. [11,24] XXIV. <1> Au milieu de la mêlée, les éléphants, serrés de toutes parts et criblés de blessures sous les flèches des cavaliers et des vélites, furent très mal traités, et ils ne causèrent pas moins de dommage aux Carthaginois qu'aux Romains. Emportés au hasard, ils écrasaient des deux côtés tout ce qu'ils rencontraient. <2> Enfin, sur les ailes de l'armée carthaginoise, l'infanterie se vit vivement pressée sans que le centre, composé des Libyens, qui formaient la force des troupes africaines, fût capable de remuer. <3> Ceux-ci, en effet, ne pouvaient ni porter des secours à leurs camarades, dans la crainte de livrer passage aux Espagnols s'ils abandonnaient leur poste, ni, en restant en place, faire quoi que ce fût en présence d'un ennemi qui n'approchait pas pour combattre. <4> Toutefois les ailes luttèrent quelque temps avec courage, puisque pour les deux partis cette bataille était décisive. <5> Mais quand la chaleur fut dans toute sa force, les Carthaginois qui, contraints de sortir de leur camp, au gré des Romains, avaient été empêchés de prendre la nourriture nécessaire, se sentirent brisés de fatigue, <6> tandis que leurs adversaires l'emportaient sur eux par la force, par l'adresse, et surtout par ce grand avantage, dû à la prudence de leur général, que la partie la plus solide de leur armée fût opposée à ce qui était la plus faible dans les troupes carthaginoises. <7> Asdrubal, serré de près par les Romains , battit d'abord en retraite au petit pas ; puis bientôt l'armée entière ébranlée se réfugia vers la montagne, et là, harcelée plus vivement encore, s'enfuit en désordre jusqu'au camp. <8> Si quelque dieu ne fût intervenu pour les sauver, les Carthaginois auraient aussitôt perdu leur camp. <9> Mais un orage éclata tout d'un coup, et une pluie torrentielle et continue fondit sur l'armée romaine, qui ne put regagner qu'avec peine ses retranchements. XXIV'. <1> Quel avantage retire-t-on du récit de guerres, de batailles, de villes assiégées et prises, avec leurs habitants réduits en servitude, à moins qu'on ne connaisse les causes qui ont amené la victoire ou la défaite? <2> La seule issue des événements ne fait que plaire à la curiosité; mais l'étude des pensées premières qui ont présidé à telles ou telles tentatives, faite avec soin, voilà ce qui est utile pour l'homme désireux de s'instruire. <3> L'exposé détaillé de la manière dont chaque affaire a été dirigée excite plus que toute autre chose le lecteur attentif. XXIV ab. <1> Tout le monde le félicitait d'avoir chassé les Carthaginois d'Espagne, et l'engageait à respirer enfin, à prendre quelque loisir, puisqu'il avait mis fin à la guerre : « Heureux, répondit-il, ceux qui se flattent de cette espérance; <2> ce qui m'occupe maintenant, c'est de savoir comment il faut commencer la guerre contre Carthage. <3> Jusqu'ici, ce sont les Carthaginois qui ont attaqué les Romains, mais la fortune nous offre une occasion de leur porter la guerre à notre tour." Publius, dans un entretien qu'il eut avec Syphax <4> (et il excellait dans la conversation) montra tant de douceur et d'adresse, qu'Hasdrubal dit quelques jours après à ce prince que Scipion lui avait paru encore plus redoutable dans la conversation que dans les camps. Illurgie (sans doute Illiturgie). En recherchant l'or et l'argent fondus qui coulaient de toutes parts, la plupart des Romains périrent dans les flammes. [11,25] XXV. <1> Publius, malgré sa grande expérience des affaires, ne s'était jamais vu en un tel embarras, en une telle inquiétude, et cette inquiétude était toute naturelle. <2> Dans les maladies du corps, il est facile de se garantir des causes extérieures qui les peuvent amener, comme le froid, la chaleur, les fatigues, les blessures, ou de les combattre ensuite ; mais prévenir les maux qui naissent et se développent en nous-mêmes, n'est pas chose plus aisée que d'y remédier. <3> Il en est ainsi d'une république et d'une armée. <4> Quand il s'agit d'une attaque du dehors, d'une guerre, les chefs, avec quelque attention, trouvent sans peine les ressources et les appuis nécessaires pour réussir. <5> Mais le remède aux factions qui déchirent l'État, aux séditions, aux troubles populaires, n'est pas commode à découvrir, et demande une singulière habileté et une adresse supérieure. <6> Il est cependant, ce me semble, une prescription qui convient à tout, aux armées, aux républiques et au corps : <7> elle se réduit à ne leur permettre jamais un loisir absolu, une oisiveté complète, surtout dans la prospérité et au sein de l'abondance. <8> Scipion, en homme toujours vigilant, comme nous l'avons dit, et qui était aussi actif que prudent, rassembla les tribuns et leur proposa, pour trancher la difficulté, ce moyen. <9> Il leur dit qu'il fallait promettre au soldat le payement de la solde, et afin de faire ajouter foi à la sincérité de cette promesse, lever avec empressement et éclat les contributions imposées aux villes pour l'entretien de l'armée, comme si on réunissait cet argent pour s'acquitter envers lui; <10> il était bon, en outre, que les tribuns allassent de nouveau au camp, engager les troupes à sortir de leur égarement et à venir recevoir leur paye par divisions, si elles le voulaient, ou, si elles le prêteraient, en masse. <11> Il ajouta que plus tard on prendrait avis des circonstances mêmes sur ce qu'il faudrait faire. [11,26] XXVI. <1> Cet expédient trouvé, on s'occupa sans délai de ramasser de l'argent. <2> Dès que les tribuns eurent fait connaître ce qu'ils avaient décidé à ce sujet, Publius, sur leur rapport, traita avec eux en conseil des mesures à adopter. <3> On arrêta de fixer un jour où les soldats devraient se rendre à Carthagène, de faire grâce à la masse, mais de châtier les instigateurs : ils étaient au nombre de trente-cinq. <4> Quand donc le jour du rendez-vous fut arrivé et que les révoltés approchèrent, et pour recevoir leur solde, et pour obtenir amnistie, <5> Publius recommanda secrètement aux tribuns, qu'il avait envoyés parmi eux, de se porter à leur rencontre, de prendre, chacun, cinq des chefs de la sédition, de les bien accueillir tout d'abord et de leur persuader surtout de venir loger chez eux, ou, s'ils n'y pouvaient réussir, de leur faire accepter la table ou quelque autre invitation de ce genre. <6> Scipion avait eu soin d'ordonner, trois jours auparavant, à l'armée, qui était avec lui, de préparer des vivres pour quelque temps, sous le prétexte qu'elle allait marcher, avec Silanus, contre le traître Indibilis. <7> Cette nouvelle avait encore augmenté la confiance des séditieux. Ils se promettaient pleine licence, dès qu'ils arriveraient auprès de Scipion, après le départ de ses légions. [11,27] XXVII. <1> Déjà ils approchaient, quand il donna ordre aux troupes cantonnées à Carthagène de partir dès l'aurore avec leurs bagages. <2> En même temps il avertit les tribuns et les préfets d'abord de leur faire déposer ces bagages aussitôt qu'elles seraient en marche, et de les retenir toutes à la porte même de la ville, puis de se placer aux différentes entrées et de veiller à ce que personne des révoltés ne pût quitter la place. <3> Les tribuns chargés par Scipion d'aller au-devant d'eux les eurent à peine rencontrés, que, suivant leurs instructions, ils emmenèrent chacun, avec force caresses, les principaux coupables : <4> on leur avait, secrètement, prescrit, au moment même de leur départ, de se saisir par la force des trente-cinq hommes après le dîner, de les mettre aux fers et de ne laisser personne quitter la maison, à l'exception du messager chargé d'annoncer à Scipion ce qui s'était passé. <5> Des qu'on eut exécuté ces ordres, Scipion, le lendemain au point du jour, voyant les nouveaux venus réunis sur la place, les convoqua, <6> et tous, suivant la coutume, accoururent à sa voix, attendant avec inquiétude le moment de revoir leur général et d'entendre son langage concernant les circonstances. <7> Alors Publius envoya dire aux tribuns qui étaient aux portes d'amener leurs soldats en armes et de cerner l'assemblée; puis il parut devant les rebelles, et sa vue seule déconcerta toutes leurs idées. <8> Ils se le représentaient malade, et, contre toute attente, le trouvaient plein de santé; ils furent, à son aspect, frappés de terreur. [11,28] XXVIII. <1> Il commença par leur dire qu'il se demandait avec étonnement par suite de quelle offense et par quel espoir excités ils avaient eu l'idée de se révolter; <2> qu'il n'y avait que trois causes pour lesquelles on osât prendre les armes contre sa patrie ou ses chefs : lorsqu'on nourrissait contre ses supérieurs quelque ressentiment, quelque grief; lorsqu'on était mécontent de la tournure des affaires, ou qu'on avait l'espérance d'avantages plus considérables et plus beaux que ceux dont on jouissait. <3> « Mais, je vous le demande, s'écria-t-il, quelle est celle de ces causes que vous puissiez invoquer? <4> Est-ce à moi que vous en voulez, parce que je ne vous ai point donné votre solde? Mais vous n'avez rien à me reprocher en cela : jamais, depuis que je vous commande, vous n'avez manqué d'argent. <5> Accusez Rome si ce que l'on doit depuis longtemps n'est pas encore payé.... <6> Eh quoi ! deviez-vous, pour ce grief, trahir votre patrie et vous faire les ennemis de la terre qui vous a nourris? Ne fallait-il pas plutôt me dire vos plaintes et prier vos amis d'appuyer vos prières et de vous secourir? <7> Cette conduite eût été meilleure, ce me semble. On peut pardonner à des hommes qui ne servent que pour de l'or de quitter ceux qui les payent ; mais la révolte de soldats qui combattent pour eux-mêmes, pour leurs femmes, pour leurs enfants, est un crime sans excuse : <8> c'est comme si un fils, prétendant avoir été trompé par son père dans une affaire d'intérêt, allait, le fer à la main, tuer, pour cette injure, celui de qui il a reçu le jour. <9> Direz-vous encore que je vous ai réservé les fatigues et les dangers, et gardé pour d'autres les bénéfices et les dépouilles? <10> Mais vous n'oseriez le prétendre, et si vous l'osiez, vous ne pourriez le prouver. <11> Quel est donc enfin ! le grief qui vous anime en ce moment et vous a poussés à la révolte? Je voudrais le connaître. Mais il n'est personne de vous qui puisse formuler un reproche, ni même penser à le faire. [11,29] XXIX. <1> « Ce n'est pas non plus comme mécontents de notre fortune que vous vous êtes soulevés ; et quand jamais le train de nos affaires fut-il plus favorable? quand Rome eut-elle jamais plus de succès? quand l'avenir fut-il jamais plus beau pour les armées qu'aujourd'hui? <2> Mais, dira peut-être quelque esprit défiant, les avantages sont plus nombreux chez les ennemis, et les espérance plus riantes et plus solides. Et chez quels ennemis? <3> Est-ce Indibilis? est-ce Mandonius? Qui de vous ignore que c'est après avoir trahi une première fois les Carthaginois qu'ils passèrent dans nos rangs, et qu'ensuite, au mépris de leur serment et de leur parole, ils sont redevenus les ennemis du peuple romain ? <4> Certes, ils valent la peine qu'on ajoute foi à leurs promesses, et que pour eux on trahisse sa patrie. <5> Mais, de plus, vous ne pouvez vous flatter de conquérir avec eux l'Espagne. Vous n'auriez jamais assez de forces pour combattre contre nous, soit réduits à vous seuls, soit réunis à Indibilis. <6> En quoi donc vous reposiez-vous? Je voudrais le savoir. Était-ce sur l'expérience et les vertus de vos nouveaux chefs, ou sur les faisceaux et les haches dont ils sont précédés, que vous comptiez? <7> Parler d'eux davantage me semblerait indigne. Non, non, il n'en est rien : vous ne sauriez invoquer contre votre patrie ou contre moi le plus léger grief qui fût valable. <8> Afin d'excuser votre crime auprès de Rome, auprès de moi-même, j'en appellerai à ces raisons banales acceptées par tous les hommes; <9> je me dirai que la multitude est facile à tromper et tourne à tous les conseils. Le peuple, en effet, ressemble à la mer : <10> celle-ci, par elle-même, est d'une nature calme et innocente ; mais si les vents s'y déchaînent, elle se montre au navigateur aussi furieuse que sont terribles les vents qui la bouleversent. Ainsi se comporte la foule : elle devient et se montre telle que ceux qu'elle a pour chefs et pour guides. <11> Nous consentons donc, vos officiers et moi, à vous faire grâce, soldats ; nous vous promettons d'oublier le passé ; <12> mais nous serons impitoyables envers les instigateurs de ces troubles, et nous leur infligerons un châtiment digne de leurs crimes envers la patrie et envers nous. » [11,30] XXX. <1> A peine eut-il achevé de parler que les troupes qui, sous les armes, cernaient l'assemblée, frappèrent, suivant l'ordre qui leur avait été donné, leurs boucliers de leurs épées, et aussitôt les chefs de la sédition parurent, nus et garrottés. <2> Telle fut la terreur qui s'empara des rebelles à la vue du péril qui de toutes parts les menaçaient, et du spectacle qu'ils avaient sous les yeux, que l'on déchira à coups de verges et qu'on frappa de la hache les prisonniers sans qu'aucun d'eux changeât de visage ou prononçât un mot : tous demeuraient dans la terreur et l'étonnement. <3> Les corps des coupables privés de vie furent traînés à travers la foule, et les autres révoltés reçurent du général et de tous les officiers la promesse que jamais on ne leur témoignerait rancune de leurs crimes. <4> Ils s'engagèrent ensuite individuellement, entre les mains des tribuns, à obéir aux ordres de leurs chefs et à ne jamais conspirer contre Rome. <5> C'est ainsi que Publius, par son habileté, étouffa les germes de terribles malheurs et rétablit l'armée romaine dans son ancien état. [11,31] XXXI. <1> Publius réunit aussitôt ses troupes à Carthagène et dans une assemblée, les entretint de l'audace de Mandonius et d'Indibilis et de leur perfidie. <2> Il s'étendit longuement sur ce sujet, et par là excita chez elles, contre ces deux chefs, une grande ardeur. <3> Il énuméra ensuite les combats qu'elles avaient livrés aux Espagnols et aux Carthaginois réunis sous des chefs carthaginois. <4> Si les Romains avaient alors toujours été vainqueurs, ils ne pouvaient craindre un instant d'être vaincus par des Espagnols seuls sous les ordres d'un Indibilis ou d'un Mandonius. <5> Aussi avait-il l'intention de n'admettre les secours d'aucun allié et de livrer bataille avec ses soldats, réduits à eux-mêmes, <6> «afin de montrer, dit-il, que ce n'est pas pour avoir combattu avec les Espagnols les Carthaginois que nous avons, comme on l'a vu, chassé ces derniers, mais que nous avons triomphé des Carthaginois et des Celtibériens par notre courage et notre valeur. » <7> Il leur recommanda la concorde, et les engagea de marcher à l'ennemi avec plus de confiance qu'ils n'avaient jamais fait. « Pour la victoire, ajouta-t-il, je m'en charge, avec l'aide des dieux. » <8> A ces mots les Romains ressentirent une telle audace, un si vif enthousiasme, que déjà leurs regards étaient ceux d'intrépides soldats en présence de l'ennemi, et prêts à livrer bataille. Après ce discours Scipion congédia l'assemblée. [11,32] XXXII. <1> Le lendemain il leva le camp et partit. Il arriva au bout de dix jours sur les bords de l'Èbre, traversa ce fleuve, et quatre jours plus tard il s'établit en face des Espagnols, près d'un vallon qui s'étendait entre eux et lui. <2> Le jour suivant il fit entrer dans ce vallon quelques-uns des bestiaux qui suivaient l'armée, ordre étant donné à Caïus de tenir sa cavalerie prête, et, à quelques tribuns, les vélites ; <3> et comme les Espagnols se précipitèrent aussitôt sur la proie qui leur était offerte, il lança quelques-uns de ces vélites contre eux. Ainsi s'engagea la bataille ; puis de nouveaux renforts venant sans cesse se joindre aux combattants, ce fut bientôt dans tout le vallon une chaude escarmouche d'infanterie. <4> L'occasion était favorable pour l'attaque. Caïus, qui, d'après les instructions de Scipion, tenait sa cavalerie prête, se jeta au milieu de la mêlée, et sépara les Celtibériens du pied de la montagne, si bien que la plupart d'entre eux, dispersés dans la campagne, tombèrent sous les coups des cavaliers. <5> Les Barbares, excités par cet accident même, et par la crainte de paraître désespérer de tout pour ce premier échec, sortirent du camp au point du jour et disposèrent en bataille leur armée entière. <6> Publius était prêt; mais à la vue des Celtibériens, qui descendaient témérairement dans le vallon, et y développaient et leur infanterie et leur cavalerie, il demeura quelque temps en repos, afin qu'ils eussent le loisir de mettre en rangs le plus de fantassins qu'il serait possible. <7> Ce n'est point qu'il ne comptât sur sa cavalerie, mais il avait encore plus de confiance en son infanterie, qu'il savait, dans les combats en règle et corps à corps, l'emporter de beaucoup sur les Espagnols et par leurs armes et par leur courage. [11,33] XXXIII. <1> Dès qu'il crut le moment propice arrivé, il opposa une ligne de soldats en bataille à celle des ennemis qui étaient au pied de la montagne, lança quatre cohortes serrées dans le vallon et en vint aux mains avec l'infanterie d'Indibilis. <2> En même temps Caïus Lélius, suivi de toute sa cavalerie, tourna les éminences qui s'étendaient depuis le camp jusqu'au vallon, surprit en queue les cavaliers celtibériens, et les occupa à combattre contre lui. <3> L'infanterie, ainsi privée de l'appui de sa cavalerie, sur qui elle avait compté pour descendre dans le vallon, était pressée, écrasée par les Romains et le sort des cavaliers n'était guère meilleur : <4> gênés sur un espace étroit dans leurs mouvements, ces derniers étaient encore plus maltraités par les leurs que par les Romains eux-mêmes : l'infanterie celtibérienne les frappait de côté, ils avaient devant eux l'infanterie ennemie, et derrière la cavalerie de Lélius. <5> En un tel combat, presque toutes les troupes qui s'étaient engagées dans le vallon furent massacrées : celles qui occupaient le flanc de la montagne n'échappèrent que par la fuite. <6> Elles se composaient de soldats armés à la légère et formaient le tiers des forces d'Indibilis qui, sauvé du carnage, alla se réfugier en un lieu fortifié. <7> Dès qu'il eut ainsi mis la dernière main à la guerre d'Espagne, Publius plein de joie rentra dans Tarragone, ramenant avec lui, pour sa patrie, le plus glorieux succès, et, pour lui-même, les titres du plus beau triomphe. <8> Comme il désirait arriver en Italie avant l'élection des consuls, il eut à peine mis tout en ordre dans la province que, laissant l'armée à M. Junius, il retourna sur dix vaisseaux à Rome avec Lélius et ses autres amis. [11,34] XXXIV. <1> Euthydème était de Magnésie comme Téléas ; il s'attacha, pour se disculper auprès de lui, à répéter qu'Antiochus avait tort de vouloir le déposséder du trône ; <2> qu'il n'avait jamais déserté la cause du roi et que, tout au contraire, il n'avait obtenu le pouvoir en Bactriane qu'en tuant les fils de ceux qui avaient trahi ce prince. <3> Il s'étendit longuement sur cette pensée et supplia Téléas de vouloir bien intervenir amicalement entre lui et Antiochus, et d'engager celui-ci à ne pas lui refuser le titre et la dignité de roi. <4> S'il ne consentait pas à sa prière, il n'y aurait sûreté ni pour l'un ni pour l'autre, <5> car sur les frontières était réunie une nuée de Nomades, les menaçant tous deux à la fois, et tout le pays passerait certainement aux mains des Barbares, sitôt qu'ils y auraient pénétré. <6> Après cette conférence il renvoya Téléas auprès d'Antiochus. <7> Le roi qui depuis longtemps aspirait à terminer cette guerre, eut à peine entendu le rapport de son ambassadeur qu'il se montra prêt à accepter les propositions d'Euthydème, pour les raisons que nous avons dites. <8> Téléas fit plusieurs voyages à la cour des deux princes : enfin, Euthydème envoya son fils Démétrius afin de sanctionner le traité. <9> Le roi le reçut avec bienveillance, et sur les manières nobles, sur l'air de majesté que ce jeune homme avait montrés dans plusieurs entrevues, jugeant qu'il était digne d'un trône, il lui promit la main d'une de ses filles, puis accorda à Euthydème le nom de roi. <11> Les autres conditions furent rédigées par écrit, et l'alliance jurée, Antiochus après avoir abondamment fourni ses troupes de vivres <12> et reçu les éléphants d'Euthydème, se mit en marche. Il franchit le Caucase et entra chez les Indiens où il renoua amitié avec Sophagasène, leur roi. Il en reçut des éléphants qui portèrent à cent cinquante le nombre de ces animaux dans son armée, renouvela ses provisions et reprit sa course, laissant derrière lui Androsthène de Cyzique pour veiller au transport des sommes d'argent que le roi lui avait promises. <13> Il traversa l'Arachosie, franchit le fleuve Erymanthe et parvint en Carmanie, où, l'année étant déjà avancée, il passa l'hiver. <14> Ainsi se termina l'expédition d'Antiochus dans les provinces du nord. Par elles non seulement il ajouta à son empire les satrapies de l'Asie Supérieure, mais encore les villes maritimes et tous les gouvernements en deçà du Taurus. <15> En un mot, il affermit son trône par la terreur que son audace et son activité inspirèrent à tous les vaincus. <16> Grâce à cette expédition, il parut vraiment digne de sa couronne, non seulement à l'Asie, mais encore à l'Europe,