[10,0] Livre X (fragments). [10,1] I. <1> Il y a plus de deux mille stades depuis le détroit de Sicile et Rhégium jusqu'à Tarente, et dans ce long espace toute la côte ne présente d'autres ports que ceux de cette ville. <2> Le rivage regarde la mer de Sicile et s'incline vers la Grèce. Là se trouvent précisément les populations barbares les plus nombreuses et les cités grecques les plus illustres. <3> Les Brutiens, les Lucaniens, quelques fractions de la Daunie, la Calabre et plusieurs autres peuples : voilà pour les Barbares. <4> Parmi les villes grecques, Rhégium, Caulone, Locres, Crotone, Métaponte, Thurium occupent ces parages. <5> Quand donc on se rend de Sicile ou de Grèce dans quelques-unes de ces places, on doit nécessairement débarquer à Tarente, et là se font les échanges, le commerce de toute cette partie de l'Italie : <6> on peut juger, du reste, de la beauté d'une telle position par la fortune des Crotoniates. Ce peuple, qui n'avait que quelques mouillages d'été où ne se rendaient que peu de voyageurs, passe pour avoir acquis d'immenses richesses par l'avantage seul de sa situation, qu'on ne saurait comparer à celle du port et de la ville des Tarentins. <7> Tarente est fort bien placée par rapport aux havres ouverts sur l'Adriatique, et elle l'était encore mieux autrefois. <8> Depuis Iapygium jusqu'à Siponte, le marchand qui venait autrefois de la rive opposée descendait inévitablement à Tarente, et faisait de cette ville un comptoir où il opérait son trafic et ses échanges. <9> Brindes n'était pas encore fondée. <10> Fabius, attachant une grande importance à son entreprise, négligea toute autre opération et tourna ses pensées du côté de Tarente seule. [10,2] II. <1> Puisque je dois raconter l'histoire des exploits de Scipion en Espagne, et retracer dans leur ensemble toutes les actions de sa vie, je ne crois pas inutile de rappeler d'abord en quelques mots ses maximes et son caractère. <2> Comme il a été, sans contredit, le plus grand homme des temps passés, il n'est personne qui ne soit curieux de savoir ce qu'était ce héros, et quel beau naturel ou quelle grande expérience lui permirent d'accomplir tant de choses considérables. <3> Mais on est souvent réduit ou à n'en rien savoir, ou à ne recueillir que des idées fausses, parce que la plupart des écrivains qui ont parlé de Scipion se sont fort écartés de la vérité. <4> C'est là une chose incontestable, comme pourra s'en convaincre dans la suite le lecteur vraiment capable d'apprécier les belles, les merveilleuses actions de Scipion. <5> Tous les historiens, par exemple, le représentent comme un homme heureux qui ne réussit le plus souvent dans ses entreprises que par quelque coup imprévu du sort; <6> c'est qu'ils pensent sans doute qu'il y a je ne sais quoi de plus divin et de plus étonnant en de tels esprits qu'en ceux qui agissent par la seule raison, et qu'ils ne songent point qu'il faut distinguer, chez les uns, le mérite, chez les autres, le bonheur. <7> Le bonheur appartient même aux âmes vulgaires ; le mérite est le partage exclusif de ces hommes supérieurs qu'il faut regarder comme les favoris des dieux et comme leur image. <8> Publius eut, peu s'en faut, ce me semble, les mêmes maximes, le même caractère que le législateur lacédémonien Lycurgue. <9> Il ne faut pas croire que, pour donner ses lois aux Spartiates, Lycurgue n'ait fait avec une aveugle superstition qu'obéir aux conseils de la pythonisse, de même qu'on aurait tort de se figurer que Publius se soit seulement appuyé sur des songes et sur des augures pour conquérir à sa patrie une si grande puissance. <10> Mais comme tous deux voyaient que les hommes n'acceptent pas facilement tout ce qui est en dehors des idées ordinaires, et qu'ils n'osent rien tenter sans compter sur l'assistance des dieux, <11> Lycurgue, en prêtant à ses propres pensées le prestige de la pythonisse, leur assurait plus de crédit et de puissance, <12> et Publius, en faisant croire à ses troupes qu'il ne formait aucun conseil que les dieux ne lui eussent inspiré, leur communiquait plus de courage et d'empressement à braver le péril. <13> Les détails que je fournirai plus tard prouveront qu'il faisait tout avec raison et prévoyance, et que toujours ses entreprises eurent une issue conforme aux calculs de la raison. [10,3] III. <1> On lui reconnaît volontiers de la grandeur d'âme et de la générosité ; mais qu'il ait été fin, tempérant, appliqué aux affaires, il n'y a personne, excepté ceux qui ont vécu dans son intimité, et qui, par conséquent, ont vu son caractère de près, qui lui accorde ces qualités. <2> Parmi ses intimes était Lélius, qui, depuis son enfance jusqu'à sa mort, fut le témoin de ses actions et de ses paroles, <3> et c'est lui qui m'a donné l'opinion que j'ai de Scipion, tant il m'a semblé que son langage était vraisemblable et en harmonie avec la conduite publique de ce grand homme. <4> Lélius m'a raconté que le premier exploit remarquable de Scipion remonte à l'époque où son père livra sur les bords du Pô à Annibal un combat de cavalerie : il avait alors quinze ans. Il en était à son début dans la carrière des armes, et on lui avait donné pour garde un escadron de cavalerie d'une valeur éprouvée. <5> A la vue de son père cerné par l'ennemi avec deux ou trois chevaliers, et déjà grièvement blessé, sa première pensée fut d'engager ses compagnons à voler au secours de leur général; mais comme ceux-ci hésitaient, intimidés par le nombre des Carthaginois, il s'élança avec la plus grande audace au milieu d'eux : <6> tout l'escadron le suivit, forcé par l'exemple. L'ennemi effrayé prit la fuite, et Publius, miraculeusement sauvé, nomma en présence de tous Cnéus son libérateur. <7> Il se fit par cet exploit une réputation de courage que nul ne contesta, et dans la suite il paya bravement, dans les combats, de sa personne, toutes les fois que la patrie mit en sa valeur ses dernières espérances : conduite qui n'est pas celle d'un homme n'ayant foi qu'en la fortune, mais bien plutôt celle d'un général qui, avant tout, s'appuie sur la raison. [10,4] IV. <1> Un peu plus tard, son frère aîné Lucius aspirait à la charge d'édile, qui est presque la plus relevée pour les jeunes gens à Rome. <2> Il est d'usage que l'édilité soit représentée par deux patriciens. Les concurrents étaient nombreux, et Publius n'osait pas d'abord briguer la même magistrature que son frère. <3> Cependant, le jour des élections approchant, il calcula d'après les dispositions de la multitude que Lucius aurait de la peine à réussir, tandis que sa popularité était immense, et il trouva que le seul moyen de faire obtenir à Lucius la charge qu'il désirait, était de demander avec lui l'édilité. Voici donc ce qu'il imagina : <4> comme il voyait sa mère courir de temple en temple, sacrifier aux dieux pour le succès de son fils, et se préoccuper fortement de l'issue de sa candidature, sa mère, seul objet de ses soins <5> (car son père était alors en Espagne avec sa flotte pour exercer le commandement que j'ai dit), il vint lui annoncer que deux fois il avait eu dans la même nuit une même vision : <6> « Il lui semblait, disait-il, que nommé édile avec son frère, il se rendait à la maison maternelle, et qu'elle, venant au-devant de ses fils jusqu'à la sorte, les avait embrassés. » <7> Cornélie, émue à ces paroles, comme une mère peut l'être : « Puissé-je, s'écria-t-elle, voir ce beau jour ! — <8> Mère, reprit Publius, veux-tu que nous tentions l'épreuve?» Elle y consentit sans croire toutefois que jamais il osât tenter une telle entreprise, et que ces mots fussent autre chose qu'une plaisanterie : car il était encore tout jeune. Cependant Publius fit préparer à la hâte une robe blanche ; tel est le costume de ceux qui, à Rome, briguent les honneurs. [10,5] V. <1> Déjà Cornélie ne se rappelait plus les paroles de son fils lorsqu'un matin, tandis qu'elle dormait, celui-ci, revêtu de sa robe blanche, se présenta sur le forum. <2> Par surprise, et par suite aussi de l'amour qu'elle lui portait, la multitude lui fit un magnifique accueil, et quand il fut allé s'asseoir près de son frère dans l'endroit réservé aux candidats, <3> elle nomma édile Publius Lucius à cause de lui. Tous deux revinrent ainsi chez eux revêtus de l'édilité, comme l'avait prédit Scipion, <4> et, à cette nouvelle si inattendue, leur mère, transportée de joie, s'avança jusqu'à la porte de sa maison et les embrassa avec ardeur. <5> De cette circonstance, tous ceux qui avaient entendu parler des songes de Scipion conclurent que, non seulement dans le sommeil, mais jusque dans la veille, et surtout alors, il avait des entretiens avec les dieux. <6> Non, Scipion n'avait pas eu de vision ; mais comme il était généreux, libéral, affable, il s'était concilié l'amour de la foule; <7> puis il mit tant d'adresse à saisir l'occasion que le peuple et sa mère lui avaient offerte, qu'il ne fit pas qu'obtenir l'édilité, mais qu'il passa aussi pour avoir agi d'après une inspiration divine. <8> C'est que les esprits grossiers, qui ne savent se rendre un compte exact ni des circonstances, ni des causes, ni des phases des événements, soit par faiblesse de jugement, soit faute de lumières, soit enfin par négligence, attribuent aux dieux et à la fortune des choses qu'un homme habile n'a faites que d'après les conseils de sa prudence et de sa sagesse. <9> J'insiste sur ce point pour que le lecteur ne se laisse point, comme tant d'autres, entraîner aux fausses idées répandues sur le compte de Scipion, et ne lui retire pas ses qualités les plus belles, les plus précieuses, je veux dire la finesse et l'activité. <10> C'est ce qui deviendra plus clair par les faits mêmes. [10,6] VI. <1> Scipion convoqua les troupes, et quand elles furent réunies, il les engagea à ne pas se laisser abattre par leur dernière défaite. <2> Il leur dit que les Romains n'avaient point été vaincus par la valeur carthaginoise, mais par la perfidie des Celtibériens, et aussi par l'imprudence de leurs chefs, qui, pour avoir trop compté sur leur alliance, s'étaient imprudemment divisés ; <3> que cette double cause de revers existait pour les Carthaginois, puisqu'ils campaient à une grande distance les uns des autres, et que, irritant contre eux, par leur insolence, leurs alliés, ils se préparaient des ennemis ; <4> qu'en conséquence, quelques peuplades déjà lui envoyaient des députés; que d'autres, dès qu'elles pourraient remuer et verraient l'Èbre franchi par les Romains, viendraient volontiers à eux, moins encore par amitié pour Rome que dans le désir de se venger des cruautés commises par les Carthaginois; qu'enfin, <5> et c'était là le principal avantage, les généraux ennemis n'étaient pas d'accord, qu'évidemment ils ne consentiraient jamais à combattre ensemble, et que, s'ils restaient isolés, ils seraient faciles à vaincre. <6> Il leur conseilla donc de bien se pénétrer de ces raisons, et de passer hardiment le fleuve. Quant à ce qui pourrait advenir ensuite, c'était sur lui et sur ses officiers que cela reposait. <7> Après ce discours, il laissa, avec trois mille fantassins et cinq cents cavaliers, son collègue Marcus Silanus près de l'endroit où il devait passer l'Èbre pour protéger les alliés d'en deçà du fleuve, et le franchit sans avoir communiqué à personne ses desseins ultérieure. <8> Or ses desseins étaient de ne rien faire de ce qu'il avait annoncé publiquement : il voulait attaquer brusquement Carthagène, <9> et c'est là un premier témoignage éclatant en faveur de ce que nous avons dit du caractère de Scipion. <10> Il n'a que vingt-sept ans et déjà il ose des entreprises que le souvenir des défaites récentes avait fait abandonner à tous. Que dis-je? <11> Dès qu'il est engagé dans ces affaires, il abandonne les conseils ordinaires et d'une portée commune, pour imaginer, pour tenter des coups hardis que l'ennemi ne pouvait soupçonner. <12> Rien de tout cela, certes, n'est possible sans les plus exactes combinaisons. [10,7] VII. <1> Dès le principe, à Rome, Scipion avait fait toutes les questions, toutes les recherches possibles sur la défection des Celtibériens, sur la division des troupes opérée par les généraux; et comme il avait compris que telles étaient les causes de la catastrophe où avaient péri son père et son oncle, <2> il était moins effrayé que les autres de la victoire des Carthaginois, et il n'avait pas partagé l'abattement du peuple. <3> Puis quand il sut que les alliés en deçà de l'Èbre demeuraient fidèles, que les chefs carthaginois n'étaient pas d'accord, qu'ils maltraitaient les peuples qui leur étaient soumis, il se prépara hardiment à une expédition en Espagne, s'appuyant, non pas sur les chances de la fortune, mais sur le raisonnement. <4> Arrivé en Espagne, il s'enquit auprès de chacun de l'état de l'ennemi, et il apprit que les Carthaginois étaient divisés en trois corps ; <5> que Magon était par delà les colonnes d'Hercule, chez les Coniens; qu'Asdrubal, fils de Giscon, se trouvait à l'embouchure du Tage, en Lusitanie; que l'autre Asdrubal assiégeait une ville chez les Carpétans ; bref, qu'ils étaient indistinctement à dix journées au moins de Carthage la Neuve. <6> Scipion calcula tout d'abord que, s'il se décidait à attaquer les Carthaginois, lutter contre toutes leurs forces réunies était chose dangereuse, à cause d'une défaite encore récente et du nombre de ses adversaires, beaucoup plus grand que celui de ses soldats. <7> D'autre part, s'il livrait bataille à un seul général, celui-ci vaincu, les autres pouvaient survenir, l'envelopper, et il courait risque d'éprouver le même sort que son oncle Cnéus et son père Publius. Il rejeta donc ce parti. [10,8] VIII. <1> Il savait que Carthagène offrait les plus grandes ressources à l'ennemi, et, par contrecoup, était fort nuisible aux Romaine. Aussi s'était-il hâté de recueillir sur cette place les détails nécessaires durant ses quartiers d'hiver. <2> On lui avait dit que Carthagène, presque seule de toutes les villes d'Espagne, avait un port capable de contenir une flotte et des troupes maritimes ; qu'elle était fort commode aux Carthaginois pour venir directement d'Afrique ; <3> que les trésors et les bagages des armées ennemies, et aussi tous les otages de l'Espagne, y étaient enfermés ; qu'enfin, <4> et c'était là le point important, il n'y avait dans la citadelle qu'un millier de soldats environ, personne ne s'imaginant que jamais général romain osât s'approcher de cette ville, alors que les Carthaginois occupaient l'Espagne presque entière. <5> Quant à la population de cette place, elle était nombreuse, mais elle se composait d'artisans, d'ouvriers, de marins, étrangers pour la plupart au métier des armes, qu'il supposait n'être qu'un embarras pour Carthagène, les Romains paraissant tout à coup. <6> Il connaissait en outre au juste la position de Carthagène, ses moyens de défense, la nature particulière de l'étang qui entourait ses murailles : <7> ce n'était, au dire de quelques pêcheurs qui avaient exercé leur métier en ces lieux, qu'un marécage le plus souvent guéable : la retraite de ses eaux avait ordinairement lieu vers le soir. <8> Concluant de tout cela que, s'il réussissait, il faisait à la fois beaucoup de mal à l'ennemi et relevait grandement la fortune de la république; <9> que s'il échouait, au contraire, il pouvait encore, grâce à ses forces maritimes, sauver ses soldats, pour peu qu'il pût suffisamment veiller à la sûreté de son camp, et rien n'était plus facile, l'ennemi se trouvant à une grande distance, <10> Scipion, durant tout l'hiver, laissa là toute autre occupation, pour ne s'occuper que de la conquête de Carthagène. [10,9] IX. <1> Malgré l'importance de cette résolution et malgré sa jeunesse, il cacha parfaitement ses intentions à tous, excepté à Caïus Lélius, jusqu'au moment où il lui plut de les découvrir. <2> Les historiens reconnaissent volontiers ces calculs tels que nous venons de les dire; mais quand ils arrivent au dénouement de cette grande entreprise, ce n'est plus, je ne sais pourquoi, à Scipion et à sa sagesse qu'ils en font honneur, c'est à la fortune et aux dieux. <3> Cette conclusion est contraire à la vraisemblance, aux témoignages de tous ceux qui vécurent avec Scipion, et à cette lettre de Publius à Philippe où lui-même dit positivement que telles furent les réflexions à la suite desquelles il se prépara à son expédition en Espagne et particulièrement au siège de Carthagène. <4> Quoi qu'il en soit, il donna avis secrètement à Lélius, qui commandait la flotte, de se rendre vers cette ville : <5> car, nous l'avons dit, Lélius seul avait le secret de son général. <6> Puis, à la tête des troupes de terre, il s'avança à grandes journées. Il avait sous ses ordres vingt-cinq mille fantassins et deux mille cinq cents cavaliers. <7> Il arriva le huitième jour sous les murs de Carthagène; il établit son camp au nord, et en couvrit la partie extérieure d'un fossé et d'une double palissade qui des deux côtés aboutissait à la mer. <8> Quant à la partie qui regardait la ville, il la laissa complètement découverte, la nature seule du terrain lui offrant une sûreté suffisante. Comme nous devons dire en détail le siège et la prise de cette ville, nous croyons qu'il n'est pas superflu de donner au lecteur une idée de sa position et des lieux qui l'entourent. [10,10] X. <1> Carthagène se trouve vers le milieu de la côte d'Espagne, dans un golfe tourné vers le sud, lequel a de profondeur environ vingt stades et de largeur dix à l'entrée ; il forme une espèce de port, voici comment : <2> a son embouchure s'élève une île qui ne laisse sur ses deux flancs qu'un espace assez étroit. <3> Comme cette île essuie le choc de la mer, un calme profond règne dans le golfe, à moins que par hasard les vents d'Afrique, en pénétrant par les deux passages latéraux, ne soulèvent les vagues à l'intérieur. <4> Mais il est inaccessible aux autres vents, grâce aux terres qui l'entourent. <5> Au fond du golfe, une montagne semblable à une presqu'île pousse en avant sa pointe : c'est là que la ville est bâtie. <6> Elle est ainsi baignée par la mer au levant et au midi; au couchant elle est défendue par un étang qui s'avance quelque peu vers le nord, si bien que la langue de terre qui joint la ville au continent, et qui est comprise entre l'étang et la mer, n'a pas plus de deux stades de largeur. <7> Au centre, la ville est dans un fond ; du côté de la mer, au midi, un terrain de plain-pied conduit aux murailles ; elle est ceinte, du reste, de cinq collines : deux sont roides et élevées, les autres beaucoup moins hautes, mais rocailleuses et d'un accès difficile; <8> La plus considérable longe Carthagène à l'est et se plonge dans la mer : on y voit le temple d'Esculape. <9> Celle qui s'élève à l'opposé présente à peu près la même figure et porte un palais magnifique qu'Asdrubal, dit-on, qui aspirait à la royauté, fit construire. <10> Les autres collines entourent la partie septentrionale. <11> La première, qui est à l'orient, s'appelle la colline de Vulcain; la seconde, qui lui fait suite, d'Alétès : c'est un homme, dit-on, qui, pour avoir découvert les mines d'argent, fut jugé digne des honneurs divins ; la troisième porte le nom de Saturne. <12> L'étang a été mis en communication avec la mer par quelques travaux d'art, pour l'usage particulier des marins. <13> Sur le canal qu'on a creusé dans la langue de terre qui les sépare, a été établi un pont pour le passage des bêtes de somme, des voitures, et le transport des productions de la campagne. [10,11] XI. <1> Grâce à cette disposition des lieux, le camp des Romains se trouvait vers la ville, naturellement couvert, défendu d'un côté par l'étang, et de l'autre par le bras de mer qui est parallèle à celui-ci. <2> Scipion demeura sans fortifications vis-à-vis de l'espace qui s'étend entre l'étang et la mer, et qui, en réunissant la ville au continent, faisait face au centre même de son camp, <3> soit qu'il voulût intimider l'ennemi, soit dans l'intérêt de son entreprise, afin de pouvoir faire sortir ses soldats ou les ramener sans obstacle. <4> L'enceinte de Carthagène avait à cette époque vingt stades. Je sais que d'autres en comptent quarante : c'est une erreur, et je puis l'affirmer, ne parlant pas d'après un ouï-dire, mais en témoin oculaire. Aujourd'hui cette enceinte est encore plus resserrée; <5> Lorsque la flotte fut arrivée au temps fixé par Scipion, il rassembla ses troupes et les exhorta, sans faire valoir d'autres raisons que celles qui l'avaient persuadé lui-même, et que nous avons rappelées plus haut en partie. <6> Il leur prouva que la tentative était possible, et leur montra dans le succès l'abaissement de l'ennemi et le rétablissement des affaires de Rome. Il promit dea couronnes d'or à ceux qui monteraient les premiers sur la muraille ; et les distinctions accoutumées à quiconque se conduirait en brave. <7> Il acheva en leur disant que c'était Neptune qui lui avait inspiré son dessein dans un songe, et lui avait promis de lui prêter sur le champ de bataille même un appui si manifeste, que l'armée tout entière reconnaîtrait son intervention. <8> Ces conseils, où venaient se mêler l'exposé de calculs exacts, des promesses de couronnes d'or, et surtout l'assistance d'un dieu, remplirent les jeunes soldats d'une ardeur et d'un zèle sans égal. [10,12] XIl. <1> Le lendemain il envoya sa flotte, qu'il avait munie de toute sorte de traits, et qu'il avait mise sous les ordres de Caïus, bloquer Carthagène par mer ; puis il fit avancer par terre deux mille soldats des plus braves, avec des hommes qui portaient les échelles, et vers la troisième heure commença l'assaut. <2> Magon, qui était gouverneur de la ville, partageant aussitôt sa troupe, qui s'élevait à mille soldats, en deux corps, en laissa la moitié dans la citadelle, et envoya l'autre sur la colline de l'est.<3> Il remit ensuite aux deux mille citoyens les plus vigoureux les armes qui se trouvaient dans la ville, et les plaça près de la porte qui conduisait à l'isthme et au camp des Romains ; il commanda aux autres habitants d'aller défendre les temparts autant qu'ils le pourraient faire. <4> Lors donc que Publius eut donné par la trompette le signal de l'attaque, Magon fit sortir les deux mille citoyens armés, dans l'espoir d'effrayer l'ennemi et de déjouer ainsi ses desseins. <5> Ils se lancèrent en effet avec courage contre les Romains rangés à l'entrée de l'isthme, et un combat violent s'engagea entre les deux troupes, au milieu des exhortations de chaque armée : les Romains, de leur camp, les Carthaginois, du haut des murailles, poussant des cris à l'envi. <6> Mais comme la facilité des secours n'était pas la même pour les combattants, puisque les Carthaginois n'arrivaient sur le champ de bataille que par une seule porte, et après avoir parcouru deux stades, tandis que les Romains venaient appuyer les leurs de près et de toutes parts, la lutte était fort inégale. <7> Publius, en effet, avait placé avec intention ses troupes aux portes du camp, afin d'attirer l'ennemi le plus loin des murs qu'il était possible ; il savait que ces hommes, la fleur de la population de Carthagène, une fois détruits, la consternation se répandrait dans la ville, et que personne n'oserait plus franchir la porte. <8> La victoire demeura quelque temps indécise en cette lutte où figuraient des deux côtés les guerriers les plus braves. Mais enfin les Carthaginois, refoulés par les Romains qui étaient venus en masse s'unir à leurs camarades, furent contraints de prendre la fuite. <9> Beaucoup d'entre eux périrent sur le champ de bataille et dans la retraite ; en plus grand nombre encore, ils s'écrasèrent les uns les autres en se précipitant vers la porte. <10> A cet aspect, la multitude dans Carthagène fut si fort effrayée, que les habitants qui se trouvaient sur les murs les abandonnèrent. <11> Les Romains faillirent entrer avec les fuyards dans la ville ; ils dressèrent du moins impunément les échelles contre les murailles. [10,13] XIII. <1> Publius s'était mêlé au combat, mais autant que possible sans exposer sa vie. <2> Il était accompagné de trois écuyers qui le protégeaient de leurs boucliers, et qui, le couvrant du côté du mur, lui garantissaient toute sûreté. <3> Tantôt sur les flancs de l'ennemi, tantôt sur les collines, il ne contribua pas peu au succès de la journée. <4> Vu de tous et voyant lui-même, il inspirait aux soldats une vive ardeur. Grâce à sa présence, toutes les mesures nécessaires étaient prises aussitôt. <5> La circonstance indiquait-elle quelque mouvement à faire ? on exécutait sur-le-champ ce qui était nécessaire. <6> Les soldats qui les premiers s'étaient résolument élancés sur les échelles coururent quelques dangers, moins encore par le nombre des défenseurs de la ville que par la hauteur des murs. <7> Les assiégés reprirent courage en présence de l'embarras des Romains. Certaines échelles, dont un bon nombre de Romains couvraient les degrés, se brisèrent sous le poids. <8> Ailleurs, de nombreux soldats qui déjà étaient parvenus à l'extrémité de l'échelle, saisis de vertige à la seule vue du précipice, s'y jetaient d'eux-mêmes dès qu'on leur opposait la moindre résistance. <9> Enfin, lorsque l'ennemi lançait sur les agresseurs, du haut des créneaux, des poutres et d'autres projectiles semblables, tous étaient entraînés et allaient rouler contre terre. <10> Malgré ces épreuves, rien ne fut capable de ralentir l'ardeur impétueuse des Romains, et dès que ceux qui étaient en avant tombaient, ceux qui suivaient prenaient leur place. <11> Mais le jour avançait, l'armée était fatiguée par tant de périls : Scipion fit sonner la retraite. [10,14] XIV. <1> Grande fut la joie dans Carthagène : on se croyait sauvé. <2> Mais Publius, qui déjà attendait l'heure du reflux, disposa cinq cents hommes avec des échelles près de l'étang, <3> réunit les nouvelles recrues du côté de la porte et de l'isthme, et après quelques paroles d'encouragement, leur remit plus d'échelles qu'auparavant, pour que le mur dans toute son étendue pût être inondé d'assiégeants. <4> Quand il donna le signal, et que les soldats avec résolution vinrent placer leurs échelles contre la muraille, le désordre et la peur se répandirent dans toute la ville. <5> Les Carthaginois pensaient être délivrés de tout péril, et ils voyaient renaître le danger dans un second assaut. <6> De plus, comme leurs traits commençaient à s'épuiser, et que le nombre de leurs morts les décourageait, ils se soumirent avec peine à cette nouvelle épreuve ; ils opposèrent toutefois une vive résistance. <7> Au moment même où le combat près des échelles était le plus vif, la marée commença à descendre. <8> Déjà l'eau abandonnait les extrémités de l'étang, tandis que par l'embouchure les flots se précipitaient dans la mer pressés et nombreux. Pour qui ne connaissait pas ce phénomène, c'était un miracle. <9> Publius, qui tenait les guides tout prêts, ordonna aux soldats qu'il avait placés de ce côté d'entrer dans l'étang et d'avoir bon courage. <10> Parmi tant de talents, il avait surtout celui d'inspirer la confiance et de faire partager à ceux qu'il exhortait ses sentiments. <11> A la vue de leurs camarades qui s'avançaient par l'étang, les soldats du camp crurent que la retraite des eaux était l'œuvre d'un dieu. <12> Ils se rappelèrent les promesses que dans ses discours Scipion leur avait faites de l'assistance de Neptune, et ce souvenir les remplit d'une telle ardeur que, formant la tortue, ils coururent vers la porte et essayèrent de la briser au dehors à coups de hache et de couperet. <13> Dans l'intervalle, les troupes qui avaient pénétré jusqu'à la ville à travers l'étang, trouvant les créneaux déserts, avaient tranquillement appliqué leurs échelles contre la muraille et s'en étaient emparées sans combat. <14> Les assiégés étaient surtout occupés du côté de l'isthme et de la porte qui s'y trouve. Ils n'auraient d'ailleurs jamais soupçonné que l'ennemi dût s'approcher des murailles par l'étang, <15> et, pour comble de malheur, au milieu du désordre et des cris d'une foule confuse, on ne pouvait rien entendre ni rien voir de ce qui était nécessaire. [10,15] XV. <1> Les Romains, maîtres des murs, se hâtèrent de les parcourir, et chemin faisant ils en précipitèrent tous les ennemis qu'ils rencontrèrent ; la légèreté de leur armure se prêtait merveilleusement à cette opération. <2> Parvenus à la porte, ils descendirent pour en briser les gonds. Aussitôt leurs camarades se jetèrent dans la ville, tandis que ceux qui du côté de l'isthme avaient tenté l'escalade repoussaient également les Carthaginois et s'emparaient des créneaux. <3> C'est ainsi que les murailles tombèrent au pouvoir des Romains, Bientôt les soldats qui avaient pénétré dans Carthagène par la porte s'emparèrent de la colline d'orient, où ils vainquirent sans peine les hommes chargés de la défendre. <4> Dès que Publius eut suffisant le nombre des troupes introduites dans la ville, il en détacha, suivant la coutume, la plus grande partie contre les assiégés, avec ordre de tuer quiconque se présenterait, sans rien épargner, et de ne se livrer au pillage qu'à un signal donné. <5> Cette extermination est un usage que les Romains ont adopté sans doute pour imprimer la terreur. Aussi voit-on souvent dans les villes dont ils sont devenus maîtres non seulement des hommes égorgés, mais encore des chiens coupés en deux, et les membres épars d'autres animaux. <6> Le massacre fut considérable, comme il était naturel dans une ville si pleine de monde. <7> Pour Scipion il se rendit avec mille hommes environ vers la citadelle. A son approche, Magon songea d'abord à se défendre ; puis, réfléchissant que la ville était tout entière aux ennemis, il envoya demander la vie sauve et capitula. <8> Le signal donné, on cessa le carnage, et le pillage commença. <9> Lorsque la nuit fut arrivée, la partie de l'armée qui avait reçu ordre de rester dans le camp s'y enferma ; Scipion se retira avec ses mille hommes dans la citadelle, et commanda par ses tribuns aux autres soldats de quitter les maisons qu'ils pillaient, de réunir leur butin sur la place publique et de veiller à l'entour. <10> Il fit venir les vélites du camp et les plaça sur la colline qui regarde l'orient. <11> Voilà comme les Romains se rendirent maîtres de Carthagène. [10,16] XVI. Le lendemain, quand on eut rassemblé sur le forum les bagages des soldats au service des Carthaginois et tous les biens des citoyens et des ouvriers, les tribuns, suivant l'usage, distribuèrent le butin chacun à leurs légions. <2> Les Romains, lorsqu'ils ont pris une ville, n'agissent jamais autrement. Suivant l'importance de la place, tantôt ils détachent, pour butiner, quelques hommes de chaque manipule, tantôt c'est par manipule entier qu'ils procèdent. <3> Jamais du reste plus de la moitié de l'armée n'y est employée : les autres troupes restent en armes en cas de besoin, soit hors de la ville, soit dans l'intérieur, toujours de manière à être vues. <4> L'armée se compose d'ordinaire, on le sait, de deux légions romaines et d'autant d'alliés; quelquefois même quatre légions se trouvent réunies, mais c'est une exception. <5> Les soldats désignés pour le pillage sont tenus de rapporter à leur légion le butin, et les tribuns en font ensuite le partage, non pas seulement à ceux qui sont restés comme réserve, mais encore aux sentinelles qui gardent les tentes, aux malades, à ceux même qui ont reçu quelque mission éloignée. <6> Quant à ne rien détourner des dépouilles et à se conduire avec loyauté, les Romains s'y engagent par le serment qu'ils prêtent, lorsqu'ils sont réunis dans le camp avant de se mettre en campagne. <7> Nous en avons déjà parlé dans le livre sur le gouvernement de Rome. <8> Grâce à cet usage de confier à la moitié des troupes le soin de faire du butin, tandis que l'autre garde les rangs et se tient en corps de réserve, jamais on n'a vu les Romains se compromettre par amour du gain. <9> Comme ils ne craignent pas que quelque fraude trompe leur espoir, la part étant égale pour celui qui reste tranquille sous les armes comme pour celui qui butine, personne ne déserte son poste, désertions si souvent fatales aux autres peuples. [10,17] XVII. <1> Puisque la plupart des hommes ne se soumettent à tant de travaux et de périls que par l'appât du gain, il est manifeste qu'à l'heure du pillage, les soldats reléguée dans les postes et dans le camp ne peuvent qu'avec peine ne pas y prendre part la plupart des peuples admettant que tout butin doit rester à son premier maître. <2> En vain un roi ou un général vigilant aura recommandé de mettre le butin en commun, les soldats regardent comme leur propriété tout ce qu'ils peuvent cacher, <3> et dès lors, incapables de modérer cette multitude effrénée qui court au pillage, ces chefs sont exposés à tout perdre. <4> Bien des fois on a vu des généraux, après avoir heureusement pris le camp des ennemis et même leur ville, contraints tout à coup non seulement d'en sortir, mais encore d'abandonner la suite de leur entreprise sans qu'il fallût pour cela d'autre cause que celle que nous avons dite.<5> Il faut donc qu'un capitaine s'attache avant tout à ce que les soldats aient, aussi indistinctement qu'il est en lui, l'espoir d'avoir dans l'occasion une part égale au butin. <6> Les tribuns divisèrent, comme de coutume, les dépouilles : cependant Scipion, après avoir réuni tous les prisonniers, qui s'élevaient à dix mille à peu près, fit mettre d'un côté les citoyens, femmes ou hommes avec leurs enfants, et de l'autre les artisans. <7> Cette opération achevée, il engagea les citoyens à être favorables au peuple romain, à ne pas oublier la grâce qu'il leur accordait et il les renvoya dans leurs foyers. <8> Ces prisonniers, les larmes aux yeux et la joie dans le cœur de se voir sauvés contre leur attente, se prosternèrent devant Scipion, puis se retirèrent. <9> Il dit ensuite aux ouvriers, que pour le moment ils étaient au service de Rome, mais il leur promit que s'ils faisaient preuve, chacun dans leur métier, de zèle et de bon vouloir, il leur rendrait la liberté dès que la guerre contre Carthage aurait heureusement tourné. <10> Il leur ordonna de s'inscrire auprès du questeur, les partagea en compagnies de trente hommes et mit à la tête de chacune un Romain ; le total des ouvriers s'élevait à deux mille. <11> Il choisit parmi les autres captifs les plus robustes, les plus florissants de jeunesse et de santé, et les joignit à ses équipages de mer : <12> il augmenta ainsi de moitié le nombre de ses matelots, arma au moyen de cette recrue les vaisseaux enlevés à l'ennemi, et dans chaque navire le chiffre des matelots se trouva à peu près doublé. <13> Les vaisseaux ennemis s'élevaient à dix-huit, et sa flotte en comptait trente-cinq. <14> Il promit aux équipages comme aux artisans la liberté, quand les Carthaginois seraient vaincus, s'ils montraient du zèle et du dévouement pour Rome. <15> En se conduisant ainsi à l'égard des prisonniers, il inspira aux citoyens une grande bienveillance pour les Romains et pour lui, et aux ouvriers une ardeur de travail sans pareille dans l'espoir de la liberté. Enfin, comme nous l'avons dit, grâce à sa prudence, il avait doublé le personnel de sa flotte. [10,18] XVIII. <1> Il mit à part Magon et les Carthaginois, parmi lesquels se trouvaient deux membres du conseil des anciens de Carthage, et quinze sénateurs. <2> Il les livra à Caïus Lélius, en lui recommandant de leur donner les soins convenables. <3> Il fit venir ensuite les otages au nombre de plus de trois cents ; il appela un à un les enfants, les caressa et leur dit de prendre courage, que dans quelques jours ils reverraient leurs pères. <4> Quant aux autres, il les engagea tous en masse à ne rien craindre, et à écrire à leur famille, <5> dans chacune de leurs villes, qu'ils étaient sains et saufs, bien traités, et que les Romains se proposaient de les renvoyer chez eux, si leurs parents consentaient à accepter l'amitié de Rome. <6> Après cela, il distribua à chacun d'eux, suivant le sexe et l'âge, quelques présents qu'il avait choisis parmi les dépouilles et qu'il regardait comme les plus propres à servir ses desseins : aux jeunes filles il donna des pendants d'oreilles et des bracelets, aux jeunes gens, des épées et des poignards. <7> Parmi ces captives était la femme de Mandonius, frère d'Indibilis, roi des Ilergètes ; elle vint se jeter aux pieds de Scipion et le supplier, en pleurant, d'avoir plus souci du rang de ses prisonnières que les Carthaginois ; <8> c'était une femme âgée et qui avait je ne sais quel air de grandeur imposante. <9> Scipion, touché, l'interrogea sur ce dont elles avaient besoin. Comme elle se taisait, il fit appeler les hommes chargés du soin des captives. <10> Ceux-ci affirmèrent que les Carthaginois leur fournissaient largement tout ce qui était nécessaire. Mais cette femme prit de nouveau les genoux de Scipion et répéta exactement les mêmes paroles. Publius ne savait ce que cela signifiait, et se figurant que les gardiens négligeaient ces malheureuses et que par intérêt ils ne disaient pas la vérité, <11> il chercha à rassurer les captives en leur promettant qu'il mettrait auprès d'elles d'autres hommes pour que rien ne leur manquât» <12> «Ô général ! reprit la femme de Mandonius, après un moment de silence tu comprends mal mes paroles si tu penses que nous ne te supplions qu'en faveur de notre bouche. » <13> Publius devina sa pensée, et la vue de la jeunesse des filles d'Indibilis et de quelques autres dames de haut rang lui arracha des larmes. <14> Cette femme lui ayant en un mot révélé leur malheur, il fit entendre qu'il avait compris, et la prenant alors par la main, lui dit d'avoir bon courage, <15> qu'il aurait soin d'elles comme si elles étaient ses filles ou ses sœurs, et qu'il chargerait de leur garde, ainsi qu'il l'avait promis, des hommes de confiance. [10,19] XlX. <1> Il remit ensuite aux questeurs l'argent enlevé au trésor public des Carthaginois. <2> La somme s'élevait à plus de six cents talents si on les ajoutait aux quatre cents qu'il avait apportés avec lui, les ressources pécuniaires qu'il avait sous la main, montaient en total à plus de mille talents. <3> Sur ces entrefaites, quelques jeunes gens romains, qui avaient trouvé une jeune fille qui par son âge et sa beauté l'emportait entre toutes, connaissant l'amour de Scipion pour les femmes, la lui amenèrent et lui dirent qu'ils la lui offraient en présent. <4> Scipion fut ébloui et charmé de la beauté de sa captive. Cependant il leur répondit : « Simple particulier, je ne saurais recevoir aucun don plus agréable; général, aucun qui me le soit moins. » <5> Voulant par cela faire entendre, ce me semble, qu'au sein du repos et de l'oisiveté, l'amour peut offrir à la jeunesse de douces distractions et d'aimables jouissances, mais que dans les affaires il ne saurait être que fatal à l'esprit comme au corps. <6> Il remercia donc les jeunes gens, fit appeler le père de la prisonnière, la lui restitua et lui dit de la marier à qui bon lui semblerait entre ses concitoyens. <7> Par ces beaux exemples de tempérance et de modération, Scipion captiva l'amour de toutes les peuplades soumises. Dès qu'il se fut acquitté de ces soins <8> et qu'il eut donné aux tribuns le reste des captifs, il envoya Caîus Lélius à Rome, sur un vaisseau à cinq rangs de rames avec tous les Carthaginois et les plus illustres prisonniers pour rapporter au sénat ce qui s'était passé en Espagne; <9> plus on désespérait à Rome des affaires de ce pays, plus il était certain qu'à la nouvelle de ces heureux succès, les Romains reprendraient courage et se livreraient à la guerre avec une plus vive ardeur. [10,20] XX. <1> Il demeura quelque temps à Carthagène, occupé sans relâche à exercer les troupes navales, et il forma les tribuns à un nouveau genre d'exercice pour l'armée de terre. <2> Pendant le premier jour, les troupes devaient parcourir trente stades sous les armes ; le second, frotter toute leur armure, la nettoyer, la fourbir en public ; <3> le troisième, se livrer à un repos absolu ; le quatrième, combattre avec des épées de bois couvertes de cuir et boutonnées, ou bien s'exercer à lancer des javelots disposés de la même manière ; le cinquième, elles faisaient la même promenade que le premier. <4> Afin que rien ne manquât à la confection des armes préparées pour ces exercices ou destinées aux combats véritables, Scipion surveillait avec le plus grand soin les ouvriers. <5> Il avait mis à la tête de chaque brigade d'armuriers des hommes spéciaux, comme nous l'avons déjà dit; mais de plus, il parcourait lui-même les ateliers et fournissait aux travailleurs tout ce qui était nécessaire. <6> Or, quand on voyait les troupes de terre faire l'exercice dans la plaine, sous les murs, et vaquer à tous les soins qu'exige la guerre, la flotte s'essayer devant le port et se perfectionner dans la manœuvre, à l'intérieur, les ouvriers occupés à aiguiser le fer, à fabriquer l'airain, à façonner le bois, à préparer enfin des armes à l'envi, <8> qui n'aurait dit avec Xénophon que cette ville était un atelier de Mars? <9> Dès qu'il crut avoir suffisamment formé ses troupes, et qu'il se fut assuré la possession de Carthagène en relevant les murs de la ville et en y disposant des postes, il se mit en marche avec sa flotte et son armée de terre, et se dirigea vers Tarragone, suivi des otages. [10,21] XXI. <1> Eurycléon, général des Achéens, était sans bravoure et sans aucune expérience de l'art militaire. <2> Puisque la suite de cette histoire nous conduit à l'époque où Philopœmen commence à figurer dans les affaires de l'État, nous croyons convenable de faire pour lui ce que nous avons fait pour d'autres hommes illustres, je veux dire retracer leur caractère et leur éducation. <3> Certes, il serait étrange que les historiens rappelassent avec détail la fondation des villes, qu'ils dissent à quelle époque, comment, et par qui elles ont été jadis fondées, quelle en fut l'organisation, quelle en fut enfin la fortune, et qu'ils négligeassent de raconter l'éducation et les premières études des personnages distingués qui eurent en main le pouvoir, quand l'utilité d'un tel travail est bien autrement importante. <4> Et en effet, comme il est plus possible de reproduire, d'imiter les vertus des héros que les beautés d'une matière sans vie, il est naturel que l'histoire des grands hommes soit plus propre à intéresser le lecteur que toute autre. <5> Si donc nous n'avions déjà, dans un éloge particulier de Philopœmen, dit qui il était, quels furent ses maîtres et dans quels principes sa jeunesse fut élevée, il serait nécessaire de revenir en détail sur ces questions. <6> Mais comme nous les avons examinées déjà dans trois livres spéciaux, comme nous avons alors retracé son enfance et ses actions les plus célèbres dès cette époque, <7> il est évident qu'il faut retrancher tout ce qui serait petit détail sur ce sujet, et au contraire développer ce qu'il a fait comme homme, et ce que nous n'avons indiqué que sommairement. Nous conserverons ainsi à chaque œuvre le caractère qui lui est propre. <8> Mon premier ouvrage étant un panégyrique demandait un résumé quelque peu orné ; mais cette histoire, où se mêlent et le blâme et l'éloge, réclame l'exposé véritable et raisonné des faits et de leurs conséquences. [10,22] XXII. <1> Philopœmen était de bonne naissance, il sortait d'une des familles les plus illustres de l'Arcadie. Il fut nourri et élevé par Cléandre de Mantinée, un des hôtes de son père en exil à cette époque, et qui figurait parmi les Mantinéens les plus éminents. <2> Quand il entra dans l'adolescence, il devint le disciple d'Ëcdémus et de Démophane, qui d'origine étaient Mégalopolitains, et qui, après avoir fui les tyrans et vécu dans l'exil avec le philosophe Arcésilas, trempèrent dans une conspiration contre Aristodème, et délivrèrent leur patrie ; <3> ils prirent part aussi au renversement du tyran Nicoclès en s'associant avec Aratus, et appelés par les Cyrénéens, ils dirigèrent avec éclat les affaires de ce peuple, et lui conservèrent la liberté. <4> Vivant au milieu de tels hommes pendant ses premières années, il ne tarda pas à se distinguer parmi les jeunes gens de son âge par son audace et ses exploits à la chasse comme à la guerre. <5> Il était soigneux dans sa vie et de plus réservé dans tout ce qui était luxe ; car il avait puisé dans le commerce des sages dont j'ai parlé ces maximes, qu'un homme ne pouvait bien administrer son pays s'il négligeait d'ordonner sagement ses propres affaires, ni s'abstenir des richesses de l'État, dès qu'il affectait un faste au-dessus de sa fortune. <6> Quand il fut nommé chef de la cavalerie, il y trouva les escadrons corrompus de toutes les manières et découragés. <7> Non seulement il améliora l'état de ces troupes, il les rendit même supérieures en peu de temps à celles de l'ennemi, en les soumettant à des exercices sérieux et en provoquant chez elles une précieuse émulation. <8> La plupart de ceux qui sont appelés à de tels commandements ne connaissent pas ce que c'est que la cavalerie, et à cause de cette ignorance n'osent donner aux officiers qui les approchent les ordres nécessaires ; <9> d'autres, qui aspirent à devenir stratèges, flattent la jeunesse dans l'intérêt de leur ambition ; ils veulent s'en faire un appui pour l'avenir, et n'infligent jamais au besoin ces punitions disciplinaires qui font la force d'un État. Ils dissimulent les fautes, et par ces petites complaisances exposent aux plus grands dangers les citoyens qui se sont confiés à eux. <10> Enfin, si quelquefois il s'élève des chefs pleins de vigueur et incapables de toucher aux trésors de l'État, souvent aussi par leur rivalité ils causent encore plus de mal aux fantassins et surtout à la cavalerie que les autres par leur négligence. [10,23] XXIII. <1> Voici quelles étaient les évolutions auxquelles il voulait que les cavaliers s'habituassent, comme étant toujours utiles. <2> C'étaient dans les mouvements du cavalier seul, demi-tour à gauche, demi-tour à droite, conversion en arrière, première position. <3> Dans les manœuvres par escadron, conversion générale, mouvement de rotation en deux ou trois temps. <4> Puis venait l'exercice des compagnies se détachant sur une ou deux files des deux ailes, ou bien du centre au grand galop, en venant ensuite doucement se reformer en escadrons et en corps. <5> Il exerçait aussi les cavaliers à faire front sur l'un et l'autre flanc, à doubler les files à plusieurs reprises, ou bien à former une espèce d'échelle, afin d'aller, par une marche oblique, établir la ligne. <6> Quant à faire défiler la section de l'une ou de l'autre aile avant l'autre, et de la faire suivre par le reste des sections, qui devaient tourner au point de départ de la première pour faire la colonne, il ne croyait pas que cela demandât un exercice particulier; c'était à peu près l'ordre de marche. Il fallait ensuite enseigner aux cavaliers à s'avancer successivement vers l'ennemi, ou à battre en retraite avec toute sorte de mouvements, de manière à pouvoir, malgré une assez grande vitesse, conserver les rangs et maintenir entre les escadrons une égale distance. <8> Rien en effet n'est plus préjudiciable à la cavalerie que de perdre les distances et de rompre l'ordre des compagnies par un imprudent désir de combattre. <9> Quand Philopœmen eut fait connaître au peuple et aux chefs ces exercices, il se mit à parcourir les villes pour observer par lui-même si les troupes obéissaient bien à leurs officiers, et si ceux-ci mettaient dans leurs commandements la clarté et la netteté désirables. Il pensait que, sur le champ de bataille, l'expérience des chefs de chaque corps était la condition nécessaire du succès. [10,24] XXIV. <1> Après avoir tout organisé comme je viens de le dire, il réunit la cavalerie entière en un seul endroit, fit exécuter sous ses yeux ces évolutions, et conduisit toutes les manœuvres, <2> sans se mettre toutefois à la tête des escadrons, comme le font maintenant la plupart des chefs, qui se figurent que la place du général est devant ses troupes. <3> Mais quoi de plus insensé et de plus dangereux que de jeter un général à une place d'où il est vu de tous sans voir personne ? <4> Car ce n'est pas sa supériorité comme soldat, mais son expérience, mais sa science comme guide qu'un chef de cavalerie doit montrer dans les exercices, en se trouvant tantôt aux premiers rangs, tantôt aux derniers, quelquefois au centre. <5> C'est ce que faisait Philopœmen, qu'on voyait chevaucher sur les flancs des escadrons, examiner chaque soldat de ses propres yeux, expliquer le mouvement à qui ne le comprenait pas, et corriger dès le principe toutes les fautes, fautes <6> du reste rares et légères, grâce au soin qui avait présidé à l'instruction préparatoire. <7> Démétrius de Phalère a bien exprimé en théorie cette nécessité, lorsqu'il dit : « Un édifice n'est solide que si on a soin de bien établir d'abord chaque brique seule, et ensuite les autres qui sont juxtaposées ; de même dans une armée, le soin qu'on a consacré à la formation des soldats isolément, et ensuite à celle des escadrons, constitue la force de l'ensemble. » [10,25] XXV. <1> Ce qui se passe, disait-on, en Étolie, ressemble fort à ce qui a lieu dans la disposition et l'ordonnance d'une bataille. <2> Les premiers qui sont exposés au péril et qui meurent sont les soldats les plus actifs et les plus braves, et ensuite les troupes pesamment armées, ainsi que la phalange recueillent l'honneur de la victoire. <3> Tel est, peu s'en faut, le sort des Étoliens et de tous les Péloponésiens alliés de Rome. <4> Les Romains se tiennent en réserve comme la phalange ; si leurs amis périssent, hors de tout embarras ils se retireront toujours sans dommage. <5> Que si les Étoliens sont vainqueurs (que les dieux en préservent la Grèce !) Rome les soumettra, eux et tous les autres peuples, à son empire. <6> toute alliance avec une république demande de grands sacrifices d'amitié, à cause des nombreux caprices auxquels est sujette la multitude. [10,26] XXVI. Philippe, après la célébration des jeux néméens, retourna dans Argos et déposa le diadème et la pourpre pour se faire l'égal du peuple et mériter le renom de populaire et d'affable. <2> Mais plus il se rapprochait du costume de la multitude, plus il se permettait des licences souveraines. <3> Ce n'étaient plus seulement les veuves qu'il recherchait, il ne se contentait plus de séduire les femmes mariées ; la première venue qui lui plaisait, il l'envoyait chercher, et s'il s'en trouvait qui n'obéissaient pas sur-le-champ, il allait dans leur maison les insulter et faire la débauche. <4> Il appelait auprès de lui les fils des unes, les maris des autres, les effrayait sous de vains prétextes, et affichait partout son impudence et ses crimes. <5> Ce fut pour la plupart des Achéens, et surtout pour les citoyens honnêtes, une vive douleur que de le voir user ainsi de la puissance durant son séjour dans Argos. <6> Mais l'Achaîe, pressée de toutes parts, était forcée de prendre patience et de dévorer en silence ces monstrueux outrages. <7> En définitive, jamais roi n'eut à la fois plus de qualités et de défauts que Philippe. <8> Seulement les qualités, ce me semble, lui étaient naturelles, tandis que les défauts ne lui vinrent qu'avec l'âge, comme il arrive quelquefois à des chevaux devenus vieux. <9> Du reste, nous n'avons pas, comme le font quelques historiens, annoncé dans notre préface nos sentiments à cet égard ; mais nous allons, accommodant notre récit aux faits eux-mêmes, et exprimant successivement notre opinion sur les rois et les grands hommes. <10> Nous croyons que cette méthode est meilleure et pour l'écrivain et pour le lecteur. [10,27] XXVII, <1> La Médie est la plus considérable des provinces de l'Asie, par son étendue, par sa population, par la vigueur de ses habitants et l'excellence de ses chevaux ; <2> elle en fournit à presque toute l'Asie. Les haras royaux sont confiés aux Mèdes à cause de la fertilité du sol. <3> Elle est entourée de villes grecques, d'après le système d'Alexandre, qui voulait la protéger ainsi contre les Barbares, ses voisins. Il faut en excepter Ecbatane. <4> Cette ville, bâtie au nord de la Médie, domine la partie de l'Asie que baignent les Palus Méotides et le Pont-Euxin. <5> C'était autrefois la capitale des Mèdes. Elle semble l'avoir emporté sur toutes les autres cités par ses richesses et par la beauté de ses édifices. <6> Elle est située dans un pays de montagnes, au pied du mont Oronte, Elle n'a pas de murailles, mais une citadelle que la main de l'homme a fortifiée d'une manière merveilleuse. <7> Au-dessus de la citadelle est le palais du roi. Ne rien dire du palais est aussi difficile que d'en donner la description détaillée. <8> Pour ceux qui aiment à offrir aux lecteurs des récits surprenants, et qui ont pris la coutume de ne rien exposer sans emphase et sans amplification, Ecbatane est une riche matière. Mais un tel sujet ne cause qu'embarras et hésitation à l'historien qui aborde avec une crainte excessive tout ce qui est en dehors des idées ordinaires. <9> Le palais du roi a sept stades de circonférence, et par la magnificence de ses ornements donne une haute opinion de l'opulence de ses fondateurs. <10> Bien que toute la boiserie fût de cèdre et de cyprès, on n'avait rien laissé à nu ; les poutres, les lambris, les colonnades dans les portiques et sous les péristyles étaient couverts de lames d'argent et d'or. Toutes les tuiles étaient d'argent. <11> La plupart de ces lames furent enlevées lors de l'arrivée d'Alexandre et des Macédoniens ; le reste a disparu à l'avènement de Séleucus Nicanor. <12> Cependant, à l'époque où vint Antiochus, le temple d'Énée avait encore ses colonnes dorées, un assez grand nombre de tuiles d'argent, quelques briques d'or et beaucoup en argent. <13> C'est avec ces matériaux que fut fondue la monnaie au coin d'Antiochus, dont le total monte à quatre mille talents environ. [10,28] XXVIII. <1> Arsace pensait bien qu'Antiochus pousserait jusque-là. Mais il s'imaginait que jamais il n'oserait, avec une telle armée, se risquer dans le désert voisin, surtout à cause du manque absolu d'eau. <2> Il n'y a, en effet, à la surface, en toute cette contrée, aucune trace d'eau vive. Mais on y trouve plusieurs canaux souterrains et des puits conduits à travers ces déserts, et tout à fait ignorés de quiconque ne connaît pas parfaitement ces localités. <3> Parmi les indigènes est accréditée une tradition à ce sujet qui est exacte : ils disent que les Perses, à l'époque où ils étaient maîtres de l'Asie, promirent à ceux qui amèneraient des eaux dans ces lieux auparavant arides, de recueillir pendant cinq générations les fruits de cette terre ainsi fertilisée. <4> Comme le Taurus renfermait des sources nombreuses et abondantes, il n'y eut pas de dépenses ni de fatigues que ne bravassent les habitants pour conduire au désert des canaux de fort loin, si bien même qu'aujourd'hui, ceux qui se servent de ces eaux ne savent pas d'où partent ces canaux et quelles veines les alimentent. <5> Lors donc qu'Arsace apprit qu'Antiochus était entré dans le désert, il essaya de combler et de détruire ces puits. <6> Mais instruit de ce dessein, le roi envoya Nicomède avec mille chevaux, lequel ayant trouvé Arsace délogé, revint auprès d'Antiochus, après avoir toutefois vigoureusement attaqué quelques cavaliers occupés à détruire les canaux et les avoir forcés à fuir. <7> Le roi, au sortir du désert, parvint à Hécatompyle, située au milieu de la Parthiène. De nombreuses routes qui mènent aux lieux environnants se rencontrent et se croisent en cet endroit ; et c'est de cette circonstance que la ville tire son nom. [10,29] XXIX. <1> Antiochus fit reposer son armée ; puis, calculant que si Arsace avait été de force à résister, il n'eût pas battu en retraite ni quitté son pays pour aller chercher au loin des lieux plus favorables à une bataille que les plaines d'Hécatompyle, <2> et qu'ainsi sa retraite devait, pour tout homme sensé, être un aveu manifeste de sa faiblesse, il résolut de se rendre en Hyrcanie. <3> Il arriva bientôt à Tagus, et comme les habitants l'avertirent des difficultés du terrain qu'il lui faudrait traverser jusqu'au sommet du mont Labus, lequel conduit dans les plaines hyrcaniennes, et de la multitude effrayante de Barbares dont était bordée cette route déjà si pénible, <4> il décida de diviser en différents corps ses troupes légères, et de partager entre elles les chefs, selon les routes qu'ils devaient suivre. Il en fit autant pour les ouvriers chargés de rendre praticable aux bêtes de somme et à la phalange le terrain, à mesure que les soldats, armés à la légère, avanceraient. <5> Ces mesures prises, il confia à Diogène l'avant-garde et lui remit des frondeurs, des archers, ainsi que quelques montagnards habiles à lancer des traits et des pierres : ces soldats ne marchaient pas en rang, mais toujours prêts à combattre homme à homme suivant l'occasion présente en le lieu; ils rendirent d'importants services dans les défilés. <6> A la suite de l'avant-garde, il plaça deux mille Crétois environ, armés de lances, sous le commandement du Rhodien Polyxénidas. Enfin, l'arrière-garde se composait de soldats pesamment armés ; les chefs étaient Nicomède de Cos et Nicolaüs d'Étolie. [10,30] XXX. <1> L'armée se mit en route, et bientôt on s'aperçut que le terrain était bien plus difficile, les défilés bien plus étroits qu'on ne l'avait cru d'abord. <2> La longueur de la rampe était de trois cents stades, et il fallait faire la plus grande partie du chemin dans un ravin profond, creusé par un torrent, et où les pierres détachées naturellement du haut des rochers et les arbres qui y étaient tombés embarrassaient la marche. En outre, les Barbares avaient employé tous les moyens pour rendre cette voie encore plus impraticable : <3> ils y avaient roulé beaucoup d'arbres abattus à l'entour et des masses de pierre énormes. Postés eux-mêmes le long du ravin, sur les lieux les plus favorables et les plus sûrs, ils attendaient l'ennemi, et s'ils ne s'étaient trompés par un endroit en leurs calculs, Antiochus, réduit à l'inaction, eût dû renoncer à son entreprise. <4> Ils avaient pris leurs précautions comme si les ennemis devaient inévitablement passer tous par le ravin, et ils avaient occupé les positions nécessaires dans cette hypothèse. <5> Mais ils n'avaient pas réfléchi que si la phalange et les bêtes de somme ne pouvaient pas ne pas suivre cette route, comme ils l'avaient conjecturé, les montagnes voisines étant pour elles inaccessibles, le chemin par les rochers était possible pour les troupes légères. <6> Aussi, dès que Diogène, qui montait en dehors du ravin, rencontra le premier poste de l'ennemi, les choses prirent une face toute nouvelle. <7> La circonstance seule marquait suffisamment à Diogène ce qu'il fallait faire : il dépassa les Barbares, gagna par des sentiers de traverse un lieu qui les dominait, les accabla de traits et de pierres lancées à la mais, leur fit déjà par là beaucoup de mal et leur en causa plus encore par les coups que les frondeurs leur décochaient de loin. <8> Sitôt que les Syriens eurent enlevé ce premier poste, les pionniers purent sans peine nettoyer et aplanir le terrain, et, à cause du grand nombre de bras, ce travail était rapide. <9> Pressés par les frondeurs, par les archers et les soldats armés de javelots, qui tantôt parcouraient à l'aventure les lieux placés au-dessus de l'ennemi et tantôt se réunissaient et s'emparaient des situations avantageuses, tandis que les soldats pesamment armés leur prêtaient main-forte et s'avançaient en bon ordre et au pas le long du ravin, les Hyrcaniens ne purent tenir davantage et, abandonnant leurs postes, ils se retirèrent sur le sommet de la montagne, [10,31] XXXI. <1> Antiochus franchit impunément de cette manière ce passage difficile, mais sa marche fut lente et pénible : il parvint avec peine en huit jours au faîte du mont Labus. <2> L'ennemi y était réuni dans l'espoir d'arrêter les Syriens, et bientôt s'engagea un combat qui fut acharné. Mais les Barbares furent repoussés voici comment. <3> Serrés, ils combattaient de front avec ardeur contre les troupes pesamment armées, lorsque les soldats armés à la légère qui pendant la nuit, par un long détour, étaient venus s'établir sur des éminences qui les commandaient, se montrèrent. Saisis de crainte à cette vue, ils prirent la fuite. <4> Le roi eut soin de modérer l'ardeur de ses troupes, emportées à la poursuite de l'ennemi, et fit sonner la retraite afin de descendre en bon ordre et en lignes pressées dans l'Hyrcanie. <5> Après avoir ordonné sa marche comme il désirait, il arriva devant Tambraque ville non fortifiée, mais qui était considérable et renfermait des palais. Il y campa. <6> Puis, comme la plupart des Barbares qui avaient fui du dernier combat, mêlés aux habitants des régions voisines s'étaient retirés dans la ville de Syréna, située à peu de distance de Tambraque, et regardée comme la capitale de l'Hyrcanie par sa force et l'étendue de ses ressources, il résolut de l'enlever. <7> Il leva le camp pour aller le placer sous les murs de Syréna et en commença le siège. <8> La plus grande partie de l'entreprise reposa sur les tortues propres à emplir les fossés ; car il y en avait trois autour de la ville qui avaient de largeur trente coudées au moins et de profondeur quinze. Sur les bords de chacun d'eux était un double retranchement, et enfin, au delà s'élevait une forte muraille. <9> Les escarmouches furent fréquentes autour des ouvrages, et on suffisait à peine à transporter les morts et les blessés, les combats corps à corps n'ayant pas seulement lieu sur la terre, mais encore dessous, dans l'intérieur des tranchées. <10> Enfin, grâce au nombre des travailleurs et à l'activité du roi, les fossés furent comblés et le mur fut détruit par la mine. <11> Les Barbares, désespérés, tuèrent les Grecs qui étaient à Syréna, et après avoir pillé ce qu'il y avait de plus précieux, tentèrent de sortir durant la nuit. <12> Le roi, qui s'en aperçut, envoya Nicomède, avec quelques mercenaires, à le poursuite des fuyards. Les Barbares, à la vue de ce capitaine, abandonnèrent tout leur butin et rentrèrent dans la place. <13> Mais les peltastes y pénétrèrent hardiment par la brèche, et les assiégés capitulèrent. [10,32] XXXII. <1> Les consuls voulurent examiner par eux-mêmes la partie de l'éminence dirigée du côté de l'ennemi ; ils ordonnèrent aux troupes qui restaient dans le camp de demeurer en place, <2> puis, suivis de deux escadrons de cavalerie et de trente vélites et licteurs, ils allèrent en personne à la découverte. <3> Quelques Numides, habitués à tendre des embûches à quiconque osait tenter des escarmouches ou sortir du camp pour quelque cause que ce fût, s'étaient en ce moment cachés derrière la colline. <4> Un de leurs éclaireurs leur annonça que des Romains en occupaient le sommet au-dessus d'eux ; aussitôt ils se levèrent, montèrent par des chemins détournés et, coupant la retraite aux consuls, les séparèrent de leur camp. <5> Dès le commencement de l'action, ils tuèrent Claudius et plusieurs de ses compagnons; ils blessèrent les autres et les forcèrent à fuir de toutes parts. Parmi ceux-ci était le fils de Claudius qui, atteint d'une blessure, échappa avec peine et comme par miracle à la mort. <6> Les Romains assistaient du camp à cette scène, sans pouvoir porter secours à leurs concitoyens, et tandis que, saisis de terreur, ils poussaient des cris d'alarme, qu'ils bridaient leurs chevaux ou s'armaient, l'affaire était déjà terminée. <7> Marcellus, du reste, se conduisit en cette circonstance avec une imprudence indigne d'un général, et sa témérité fit sa perte. <8> Je me vois obligé d'insister souvent auprès du lecteur, dans le cours de cette histoire, sur ces détails, parce qu'il n'est pas de partie dans l'art du commandement où les chefs se trompent davantage, et cependant cette faute est assez sensible. <9> Quelles espérances établir sur un général ou un chef qui ne comprend pas que dans les engagements partiels, d'où ne saurait dépendre le sort de la guerre, celui qui commande doit se tenir le plus possible à l'écart? <10> sur un capitaine qui ignore que si les circonstances lui imposent de figurer en de petites mêlées, beaucoup de soldats doivent tomber avant que le danger approche de l'homme placé à la tête d'une entreprise? <11> Il faut que l'épreuve, comme dit le proverbe, se fasse sur un Carien, et non sur le général. Dire : « Je ne l'aurais pas pensé; » <12> ou bien encore : « Qui aurait pu s'attendre à un tel accident? » me semble la marque la plus éclatante d'inexpérience et d'incapacité que puisse donner un général. [10,33] XXXIII. <1> Annibal me paraît être de toutes les façons un capitaine parfait; <2> mais ce en quoi on doit surtout l'admirer, c'est que, pendant tant d'années qu'il a fait la guerre et parmi tant de circonstances si diverses, il ait souvent, dans des actions partielles, fait donner l'ennemi dans ses pièges par sa finesse, et que jamais, au milieu de batailles nombreuses et considérables, il n'y soit tombé lui-même : <3> tant il prenait de précautions sans doute pour éloigner de lui tout péril ! C'était sagesse. <4> Dès que le chef est intact et debout, l'armée tout entière eût-elle péri, la fortune peut encore fournir mille occasions de réparer les dommages de tel ou tel désastre. <5> Mais lorsqu'il succombe, il en est de l'armée comme d'un vaisseau privé de son pilote. Quand bien même le hasard donnerait aux soldats de vaincre, peu importe une telle victoire, parce que les espérances de chacun reposent sur le chef. <6> Je m'adresse ici à ceux qui, par une vaine gloriole ou par une légèreté juvénile, par ignorance ou par mépris de l'ennemi, commettent de pareilles fautes. <7> C'est toujours une de ces causes qui amène de tels malheurs. Et il eut le désir de voir Marcellus mort. Les Salapiens (9) laissèrent tomber derrière eux tout à coup la porte qu'à l'aide de machines, ils tenaient suspendue. On les prit et on les mit en croix devant les murs. [10,34] XXXlV. <1> Cependant en Espagne, Publius, pendant les quartiers d'hiver qu'il passa, comme nous l'avons dit, à Tarragone, s'occupa d'enchaîner aux Romains l'amitié et la foi des Espagnols, en leur remettant les otages : <2> il trouva, pour achever cette entreprise, appui dans Édécon, chef des Édétans, qui, voyant, après la prise de Carthagène, sa femme et ses enfants au pouvoir de Scipion, et convaincu d'ailleurs que l'Espagne passerait bientôt aux Romains, voulut se mettre à la tête de ce mouvement : <3> il se flattait surtout de recouvrer plus aisément sa famille, s'il semblait avoir embrassé le parti de Rome, non de force, mais par choix ; ses prévisions se vérifièrent. <4> Les troupes venaient d'être envoyées dans leurs quartiers d'hiver, quand il se présenta à Tarragone avec ses amis et ses parents. <5> Introduit auprès de Publius, il lui dit qu'il rendait grâces aux dieux d'avoir eu le bonheur de se présenter au camp le premier des chefs de l'Espagne; <6> que ceux-ci envoyaient encore leurs ambassadeurs aux Carthaginois et mettaient en eux leur espoir, mais que lui, tendant aux Romains une main favorable, il venait se livrer avec tous ses parents et ses compagnons ; qu'admis à leur alliance, <7> il pouvait leur être, pour le présent comme dans revenir, d'une grande utilité. <8> Aussitôt, ajoutait-il, que les Espagnols l'auraient vu devenir l'ami de Rome et obtenir ce qu'il réclamait, tous accourraient dans le camp à l'envi, poussés par un même désir de recouvrer leur famille et d'entrer dans l'alliance des Romains, <9> et, plus tard, par reconnaissance pour une si grande faveur et une telle bonté, ils les aideraient à achever leurs desseins. <10> Il demanda donc sa femme et ses enfants et la permission de se retirer dans ses foyers comme ami du peuple romain, jusqu'à ce qu'il trouvât une occasion favorable de témoigner, autant qu'il lui serait possible, et son amour et celui des siens à Scipion et à la république. <10> Édécon se tut à ces mots. [10,35] XXXV. <1> Publius, qui depuis longtemps était préparé à cet acte de clémence et qui avait fait déjà toutes les réflexions qu'Édécon avait exposées, lui remit sa femme et ses enfants et lui promit amitié. <2> Dans quelques entrevues particulières, il gagna par différents moyens Édécon, donna les plus belles espérances à tous ses compagnons et les renvoya dans leur pays. <3> Le bruit de ce qui venait de se passer fut bientôt répandu, et l'Espagne, située en deçà de l'Èbre, qui n'avait jamais été amie de Rome, se jeta tout entière dans le parti des Romains. <4> Tout allait au gré des vœux de Scipion. <5> Après le départ d'Édécon, il licencia les forces navales, n'ayant plus rien à craindre du côté de la mer, choisit, parmi les marins, les plus propres au service, les plaça dans les légions et augmenta par ces nouvelles recrues les forces de terre. Depuis longtemps Indibilis et Mandonius, <6> les deux chefs les plus considérables de l'Espagne, et qui passaient pour les alliés les plus sincères des Carthaginois, étaient aigris contre eux et n'attendaient qu'une occasion favorable pour les abandonner. Cela datait du jour où Asdrubal, feignant de frivoles soupçons, exigea d'eux des sommes d'argent et leurs femmes avec leurs enfants, comme nous l'avons déjà dit. <7> La circonstance leur parut propice : suivis donc de leurs troupes, ils sortirent pendant la nuit du camp des Carthaginois et se retirèrent vers quelques lieux fortifiés qui leur promettaient sûreté entière. <8> Aussitôt, la plupart des chefs espagnols abandonnèrent Asdrubal, car depuis longtemps l'arrogance des Carthaginois leur était insupportable, et ils saisirent la première occasion qui leur fut ouverte de déclarer leurs sentiments. [10,36] XXXVI. <1> Ce fait s'est plus d'une fois présenté. Sans doute c'est une grande chose, nous l'avons souvent répété, que de réussir sur le champ de bataille et de vaincre l'ennemi ; mais savoir faire un bel usage de ses succès exige encore plus d'expérience et de précautions. <2> On trouverait beaucoup d'hommes qui ont remporté des victoires, peu qui aient eu le talent d'en bien user. C'est ce qui arriva aux Carthaginois. <3> Dès qu'ils eurent vaincu les Romains, tué leurs deux consuls, Publius et Cnéus, comme si déjà l'Espagne leur appartenait sans contestation, ils en traitèrent les habitants avec un insupportable orgueil. <4> Aussi, d'amis et d'alliés dévoués, ils s'en firent d'implacables ennemis et reçurent le châtiment qu'ils méritaient. <5> Ils s'imaginaient que pour conserver une conquête il fallait d'autres procédés que pour l'acquérir. Ils ignoraient que le meilleur moyen de se maintenir au pouvoir, c'est de persévérer dans les maximes par où on l'a d'abord obtenu. <6> Et cependant jamais vérité ne fut plus manifeste et établie sur plus d'exemples que celle-ci ; c'est qu'on s'assure richesse et empire en faisant du bien à autrui et en le flattant de douces espérances ; <7> tandis que si, maître de la victoire, on s'en sert pour maltraiter le vaincu et le gouverner en tyran, les sentiments où était le peuple soumis changent naturellement avec l'humeur de ceux qui le gouvernent. Les Carthaginois l'éprouvèrent de toutes parts : on les quitta. [10,37] XXXVII. <1> Asdrubal, en de telles circonstances, faisait de nombreuses réflexions sur l'état des affaires ; le départ d'Indibilis était déjà pour lui un premier chagrin ; <2> ce qui l'inquiétait encore, c'étaient les dissensions et les haines soulevées entre lui et les autres généraux; enfin il redoutait la présence de Publius. <3> S'attendant de jour en jour à le voir arriver avec toutes ses troupes, tandis qu'il était, lui, abandonné des Espagnols et placé au milieu d'une population qui passait aux Romains, voici quelle résolution il prit. <4> Il décida de faire le plus vite possible tous les préparatifs nécessaires et de livrer bataille aux Romains. Si la fortune lui donnait la victoire, il serait libre de délibérer ensuite à loisir ; <5> si le combat avait un mauvais succès, il se retirerait, avec les soldats qui auraient échappé au carnage, en Gaule, rassemblerait dans ce pays le plus de Barbares qu'il pourrait et irait en Italie seconder Annibal, son frère, et partager sa fortune. <6> Asdrubal, dès lors résolu à combattre, ne songea plus qu'à se préparer en conséquence. Cependant Publius, que Caïus Lélius était venu rejoindre, instruit des volontés du sénat, fit sortir ses troupes des quartiers d'hiver et se mit en campagne ; il vit partout les Espagnols accourir sur son passage et unir avec empressement leurs forces aux siennes. <7> Depuis longtemps lndîbilis avait envoyé des députés à Scipion ; à son approche, il se transporta de son camp auprès de lui, suivi de ses amis, s'expliqua longuement sur son alliance avec les Carthaginois et rappela les services qu'il leur avait rendus et sa fidélité. <8> Puis il énuméra les injustices et les outrages qu'il avait essuyés de leur part. <9> Enfin il pria Scipion de juger lui-même de la valeur de ses paroles s'il trouvait que ses plaintes fussent des calomnies, il en devait conclure qu'il ne saurait pas non plus garder sa foi aux Romains. <10> Mais si le récit des injures de l'ennemi prouvait qu'Indibîlis ne se réparait de Carthage que par nécessité, il fallait espérer qu'eu passant aujourd'hui dans le camp des Romains, il observerait envers eux une coûtante et fidèle amitié. [10,38] XXXVIII. <1> Il parla quelque temps encore dans le même sens. Quand il eut fini, Publius lui répondit qu'il ajoutait foi entière à ses discours, qu'il savait l'indigne conduite des Carthaginois envers tous les Espagnols, et surtout envers leurs femmes et leurs filles, <2> tandis que lui, qui les avait reçues non plus comme otages, mais comme des esclaves et comme des captives, les avait traitées avec des égards que leurs pères mêmes n'auraient pas eus. <3> Indibilis et ses compagnons s'écrièrent qu'ils connaissaient sa bonté et, se jetant à ses genoux, ils le saluèrent roi. Ce mot ne passa pas inaperçu, et Publius, confus, les congédia en leur disant d'avoir bon courage, car ils trouveraient chez les Romains humanité, <4> Il leur remit aussitôt leurs femmes et leurs filles, et le lendemain signa une convention avec eux. <5> La clause principale était qu'ils suivraient les généraux romains et obéiraient à leurs ordres. <6> Ce traité conclu, Indibilis alla chercher ses troupes dans son camp, les ramena dans celui de Publius et, réuni aux Romains, marcha sur Asdrubal. <7> Celui-ci se trouvait alors près de Castulon, dans les environs de Bécula, à peu de distance des mines d'argent. <8> Informé de la présence des Romains, il transporta son camp sur un autre terrain ; il en couvrit les derrières d'une rivière; sur le devant s'étendait une plaine que bordait une chaîne de collines ayant assez de hauteur pour mettre le camp à l'abri d'une attaque, et d'une étendue suffisante pour qu'on pût y ranger des troupes en bataille, Enfermé là, Asdrubal demeura tranquille et se borna à entretenir quelques postes sur la lisière des collines. <9> Dès que Publius se vit près des Carthaginois, il sentit un ardent désir de combattre ; mais à la vue du terrain qui les protégeait si bien, il commença à hésiter, et il resta deux jours dans l'incertitude. <10> Enfin, craignant fort que Magon et Asdrubal, fils de Giscon, ne survinssent, et que les Carthaginois ne le cernassent ainsi de toutes parts, il résolut de présenter la bataille et de tenter la chance. [10,39] XXXIX. <1> Il mit donc toute son armée sous les armes: mais il la tint enfermée dans ses retranchements, à l'exception des vélites et de l'infanterie d'élite à qui il donna ordre de monter sur la colline et d'attaquer les postes ennemis. <2> Les troupes exécutèrent vigoureusement cette manœuvre et d'abord le général carthaginois attendit l'issue de la mêlée, sans remuer. Cependant quand il vit les siens serrés de près, grâce à l'audace des Romains, et fort maltraités, il commença à faire sortir les bataillons du camp, et confiant en la force des lieux, les rangea le long de la colline. <3> Aussitôt Publius dépêcha ses troupes légères au secours des autres, qui déjà combattaient, prit avec lui la moitié de celles qu'il tenait prêtes, tourna la colline à gauche et tomba sur les Carthaginois, <4> tandis qu'il commandait à Lélius de les prendre avec le reste, par la droite. <5> Asdrubal se mit alors en devoir de pousser au plus vite en avant, car jusque-là il était demeuré tranquille, assuré en sa position et convaincu qu'on n'oserait pas l'attaquer. Mais par suite de cette attaque inattendue, il se trouva avoir disposé trop tard ses troupes, <6> et les Romains qui avaient porté à la fois le combat sur les deux ailes, avant même que les Carthaginois eussent eu le temps de s'y rendre, non seulement gravirent impunément la colline, mais encore s'avançant sans relâche pendant que leurs adversaires ne songeaient qu'à se rallier au milieu de la confusion, tuèrent ceux qui les harcelaient sur le flanc et forcèrent les autres, à peine rangés en ordre, à battre en retraite. <7> Asdrubal, fidèle à sa première pensée, n'eut pas plutôt vu les siens plier et fuir, que, sans songer le moins du monde à combattre jusqu'à la dernière extrémité, <8> il rassembla à la hâte ses trésors, ses éléphants, arracha à la fuite autant d'hommes qu'il put et se retira sur le Tage, pour de là franchir les Pyrénées et passer en Gaule. <9> Publius, qui craignait l'arrivée des autres chefs carthaginois, ne crut pas utile de. se mettre à la poursuite des fuyards : il permit à ses soldats le pillage du camp ennemi. [10,40] XL. <1> Le lendemain il rassembla tous les prisonniers, dont le nombre s'élevait à dix mille fantassins et à plus de deux mille cavaliers, et s'occupa des dispositions à prendre à leur égard. <2> Les Espagnols, qui avaient combattu près de Bécula pour les Carthaginois, vinrent se livrer à la merci des Romains, et dans l'entrevue saluèrent Publius du nom de roi. <3> C'était Édécon, qui le premier humilié devant Scipion, lui avait donné ce nom, et Indibilis l'avait imité. Scipion d'abord avait laissé passer le mot sans le relever ; <4> mais lorsque, après la bataille, il entendit toutes les bouches l'appeler roi, cette circonstance éveilla son attention. <5> Il convoqua les Espagnols et leur dit « qu'il désirait sans doute être proclamé par tous comme homme, d'une âme vraiment royale, et se montrer tel, mais qu'il ne voulait ni être roi, ni être nommé ainsi par aucun. » Il les pria de l'appeler dorénavant général. <6> Peut-être serait-il juste d'admirer ici avec quelle magnanimité Scipion, jeune encore, et porté assez haut par la fortune pour que les peuples, soumis à son empire, conçoivent d'un commun accord de lui décerner le titre de roi, reste maître de lui et résiste à l'enthousiasme populaire comme à la tentation du trône. <7> Mais combien plus encore on admirera son étonnante grandeur d'âme, si on regarde aux derniers temps de sa vie, à cette époque où, après avoir pacifié l'Espagne, vaincu Carthage, réduit sous les lois de Rome la plus grande et la plus belle partie de l'Afrique, depuis les autels des Philènes jusqu'aux colonnes d'Hercule, soumis l'Asie, abattu les rois de Syrie, et fait entrer presque tout l'univers dans l'empire romain, il trouva tant d'occasions de se faire roi, en quelque endroit de la terre que son caprice eût choisi! <8> Une si grande gloire était faite pour enorgueillir, je ne dirai pas seulement un mortel, mais encore, s'il est permis de parler ainsi, un dieu même! <9> Mais Publius remportait tellement par sa magnanimité sur tous les autres hommes, que ce bien, qui leur semble la plus précieuse faveur qu'ils puissent demander au ciel, le trône, il le refusa, quoique la fortune le lui eût plus d'une fois offert : il préféra Rome et l'honneur à cette puissance si éclatante et si désirable aux yeux de tous. <10> Scipion choisit parmi les prisonniers, les Espagnols, et les renvoya chez eux sans rançon : il fit présent à Indibilis de trois cents chevaux et donna le reste aux soldats qui n'étaient pas encore montés. <11> Il s'établit ensuite dans le camp même des Carthaginois dont la belle position l'avait séduit et attendit les autres généraux ennemis. <12> Il envoya quelques troupes vers les Pyrénées afin de surveiller Asdrubal, puis, comme l'année était avancée, il se retira à Tarragone pour y passer l'hiver. [10,41] XLI. <1> Les Étoliens, dont la présence des Romains et celle du roi avaient récemment grossi les espérances, répandaient partout la terreur et multipliaient les attaques par terre, tandis qu'Attale et les Romains agissaient par mer. <2> Ainsi pressés, les Achéens vinrent y demander du secours à Philippe : car outre les Étoliens, ils avaient encore à craindre Machanidas, assis avec une armée sur les frontières de l'Argolide. <3> Les Béotiens qui redoutaient la flotte romaine, réclamaient un chef et des vaisseaux. Lee habitante de l'Eubée supplièrent avant tout Philippe de veiller à leur sûreté. Les Acarnaniens lui adressèrent les mêmes vœux. <4> Les Épirotes envoyèrent aussi des députés. En même temps se répandait le bruit que Pleuratus et Scerdilaïdas allaient se mettre en campagne et que des peuples voisins de la Macédoine, les Thraces et surtout les Mèdes, se préparaient à envahir ce pays, pour peu que Philippe s'éloignât de son royaume. <5> Enfin les Étoliens s'étaient emparés du défilé des Thermopyles et l'avaient fermé par un fossé, un retranchement et des postes pour couper la route à Philippe et l'empêcher de porter secours à ses alliés au sud des Thermopyles. <6> Ce sont là de ces circonstances qu'on ne peut trop remarquer et soumettre à l'attention du lecteur, circonstances qui sont pour les chefs comme la vraie pierre de touche des forces de l'esprit et du corps. <7> Dans la chasse, les bêtes révèlent surtout leur vigueur et leur courage, quand le péril les entoure. Il en est de même pour les capitaines, et Philippe fournit alors un bel exemple de cette généreuse ardeur. <8> Il ne renvoya les ambassadeurs qu'après leur avoir promis de faire pour leurs républiques tout ce qui était en son pouvoir : dès lors toutes ses pensées se dirigèrent vers la guerre, et il ne s'occupa plus que de savoir par où et contre qui il porterait d'abord les armes, [10,42] XLII. <1> Sur ces entrefaites, instruit qu'Attale, descendu en Europe, dans l'île Péparèthe, s'était emparé des ports et des campagnes de cette île, Philippe envoya aussitôt des troupes pour défendre au moins la ville, <2> et fit partir aussi pour la Phocide et la Béotie, Polyphante avec des forces suffisantes, et Ménippe pour Chalcis et l'Eubée avec mille peltastes et cinq cents Agriens. <3> Lui-même se rendit en personne à Scotussa, ordre étant donné aux Macédoniens de se trouver dans cette ville. <4> Il y apprit qu'Attale avait débarqué à Nicée et que les chefs étoliens s'étaient réunis à Héraclée pour délibérer en commun sur la conduite de la guerre. Sans tarder il fit sortir ses troupes de Scotussa et se dirigea à marche forcée sur Héraclée, dans l'espoir de troubler le conseil et de le dissiper par la terreur. <5> Quand il arriva, la conférence était achevée; mais il ne revint qu'après avoir détruit ou emporté avec lui les moissons des habitants des rives du golfe OEnien.<6> Il établit de nouveau son armée à Scotussa et se porta avec sa cavalerie et ses troupes légères à Démétriade, où il attendit l'ennemi. <7> Afin de demeurer au courant de tout ce qui se passait, il envoya à Péparèthe, en Phocide et en Eubée, l'ordre de lui transmettre jusqu'aux moindres événements par des fanaux communiquant avec le mont Tisée. C'est une montagne de la Thessalie, d'où la vue s'étend sans obstacle sur les provinces que j'ai nommées. [10,43] XLIII. <1> Les fanaux, quoique d'un si grand usage dans la guerre, n'ont été perfectionnés que de nos jours : peut-être est-il bon de ne pas parler à la légère de cette découverte, d'y insister plutôt avec tout le soin nécessaire. <2> Il est incontestable que l'à-propos qui joue un si grand rôle dans toutes les entreprises est surtout précieux dans les opérations militaires. Or, de tous les moyens qui peuvent le mieux assurer cet avantage, il n'en est pas de plus certain que les fanaux. <3> Par eux il suffit de la moindre attention pour connaître les événements qui viennent de s'accomplir ou s'accomplissent dans le moment même, fût-on à la distance de trois ou quatre journées et plus. <4> Quelque affaire pressante demande-t-elle un prompt service ? grâce à ces signaux, il est bientôt arrivé. <5> Cependant, comme autrefois il n'y avait qu'une seule manière de se servir de tels signaux, le plus souvent ils étaient inutiles. <6> L'usage, qu'on en faisait, reposait sur un certain nombre de signes déterminés d'avance, et, comme les événements ne le sont pas, la plupart ne pouvaient être transmis de cette façon. <7> Par exemple, pour ne pas sortir des faits que nous venons de citer, il était facile d'annoncer par certains signes convenus que la flotte se trouvait à Péparèthe, à Orée ou bien encore à Chalcis. <8> Mais s'agissant d'indiquer que cette ville s'était révoltée, que telle autre avait été livrée par quelques citoyens, qu'un massacre avait eu lieu, ou de prévenir un de ces accidents si ordinaires dans le train habituel des choses et qu'on ne saurait prévoir <11> (et ce sont surtout les événements inattendus qui exigent les rapides conseils et les prompts secours), tout cela ne pouvait avoir pour interprètes les fanaux. <10> Comment convenir de signes pour des choses qu'il est impossible de connaître d'avance? [10,44] XLIV. <1> Énée, qui a laissé un traité sur la stratégie, essaya de remédier à cet inconvénient, et fit faire quelques progrès au système des fanaux ; mais il resta encore bien loin de cette perfection qu'on avait rêvée. <2> On va le comprendre. Il recommande à ceux qui veulent par ce moyen se communiquer une nouvelle, de préparer chacun de leur côté des vases de terre d'une largeur et d'une hauteur parfaitement égales, ayant de hauteur trois coudées au plus, et de largeur une seule. <3> Il faut ensuite disposer des morceaux de liège d'une étendue un peu plus petite que l'orifice des vases, ficher au milieu de ces lièges de petits bâtons divisés en parties égales de trois doigts, <4> appliquer sur chacune une enveloppe bien distincte, et y tracer les faits qui se reproduisent le plus communément dans la guerre, et qui sont ainsi les plus faciles à prévoir. <5> Sur la première partie on écrira : « Il est entré de la cavalerie ; » sur la seconde : « Fantassins pesamment armés ; » sur la troisième : « Soldats armés à la légère ; » <6> ensuite : « Cavalerie et infanterie ; » puis : « Flotte, » et enfin : « Vivres, » etc., jusqu'à ce qu'on ait inscrit tous les faits qu'on peut raisonnablement regarder comme probables, et que la suite de la guerre semble devoir surtout amener dans les circonstances présentes. <7> Énée veut encore qu'on pratique dans les vases des trous d'une égalité parfaite, de telle sorte qu'ils aient exactement la même grandeur et laissent passer un même volume d'eau. Les vases étant remplis de liquide, on placera à la surface les lièges avec leurs petits bâtons, et de part et d'autre on débouchera les trous. <8> Il est évident que les vases étant de grandeur identique et de même forme, les lièges descendront simultanément en raison directe de l'écoulement du liquide, et que les bâtons s'abîmeront en proportion dans l'intérieur du récipient. <9> Lors donc que ces opérations seront faites avec un parfait ensemble et une égale rapidité, on portera sur le terrain même où chaque parti doit observer les fanaux, les vases soigneusement garnis de l'appareil dont nous avons parlé. <10> Si quelqu'un des événements énumérés plus haut se présente, on élèvera aussitôt un fanal et on attendra que de l'autre côté on en ait élevé un semblable. Les deux signaux, à peine aperçus, doivent être abaissés, et les trous immédiatement ouverts. <11> Dès que, avec le liège et le bâton, l'inscription du fait que l'on veut faire connaître est au niveau du bord, il faut élever un nouveau fanal. <12> L'observateur correspondant fermera sur-le-champ les trous et regardera l'inscription tracée en la partie du bâton touchant au bord du vase ; <13> si tout a été fait avec une même vitesse des deux côtés, cette inscription énoncera le fait demandé. [10,45] XLV. <1> Ce système diffère sans doute un peu des fanaux par signes ; mais il n'a encore rien de précis. <2> Il est manifeste qu'on ne saurait ni prévoir tous les événements, ni même, pût-on les prévoir, les inscrire tous sur un bâton. Ensuite, si quelque accident extraordinaire survient, la transmission en est impossible. <3> Ajoutez à cela qu'aucun des détails écrits sur le bâton n'a la clarté nécessaire. Comment ainsi spécifier le chiffre des cavaliers ou des fantassins entrés en campagne, le pays attaqué, la quantité de vivres amenés ou le nombre des vaisseaux? <4> Dès qu'il s'agit de particularités qu'il n'est pas permis de présumer, il n'est plus de signes convenue d'avance pour les traduire. Or, je le répète, l'intérêt de ces communications repose sur les détails. <5> De quelle manière, en effet, délibérer sur le secours qu'il faut envoyer, si on ne connaît pas où se trouvent les ennemis et en quel nombre ? Comment avoir confiance en ses forces ou ne pas y compter, si on ne sait combien de vaisseaux ou de vivres sont venus de la part des alliés ? <6> Un dernier système, imaginé par Cléomène et par Démocrite, et perfectionné par nous, a le mérite de la précision, et est propre à fournir tous les renseignements utiles, mais il exige des opérateurs la plus scrupuleuse attention. <7> Le voici. On prend l'alphabet tout entier, qu'on divise ensuite en cinq classes, renfermant chacune cinq lettres, ou, pour parler plus exactement, la dernière classe n'en aura que quatre. Mais cette différence n'offre aucun inconvénient. <8> Ceux qui sont chargés d'établir les signaux ont soin de préparer cinq tablettes et d'écrire sur chacune d'elle une partie des lettres. <9> De plus, il est convenu que le poste qui doit donner le signal élèvera d'abord deux fanaux, jusqu'à ce que l'autre réponde. <10> Cette première opération a pour but, de part et d'autre, d'avertir qu'on est prêt. <11> Ces fanaux baissés, on en élève d'autres d'abord à gauche, afin de marquer quelle tablette il faudra interroger; s'il s'agit de la première, on dresse un seul fanal ; <12> de la seconde, deux ; les fanaux s'élèvent ensuite à droite dans le même ordre, pour indiquer quelle lettre celui qui reçoit le signal est tenu d'inscrire. [10,46] XLVI. <1> Lorsque, ces conventions faites, chacun s'est mis à son poste, on tient près de soi une lunette garnie de deux tuyaux, de façon à distinguer parfaitement la droite et la gauche du correspondant. <2> Il faut que près de cette lunette on fiche solidement en terre les tablettes debout, <3> et qu'à droite et à gauche règne une palissade de dix pieds d'étendue et de grandeur humaine ; par ce moyen, les signaux, lorsqu'on les élève, apparaissent d'une manière plus sensible, et abaissés, ils s'effacent tout à fait. <4> Si donc on veut marquer, par exemple, que des soldats au nombre de cent environ ont passé à l'ennemi, on choisira d'abord les mots qui peuvent rendre la même pensée avec le moins de lettres possible. <5> Ainsi, au lieu de la phrase que nous venons de faire, on dira : cent Crétois nous ont quittés. Le nombre de lettres est diminué de moitié, et l'idée est la même. <6> On tracera ces mots sur une petite tablette, et on les fera connaître par les signaux, comme je vais le dire. La première lettre est un K ; <7> elle se trouve dans la seconde catégorie et sur la seconde tablette. Il faudra élever d'abord deux fanaux à gauche, afin d'avertir celui qui recueille le signal de regarder la seconde tablette. <8> Puis on en dressera cinq à droite, pour faire comprendre que la lettre K est la cinquième de la seconde catégorie. Ainsi le poste correspondant inscrira la lettre K. <9> Quatre fanaux à gauche indiqueront ensuite que l'R appartient à la quatrième partie, et deux à droite succéderont aux autres, parce que l'R est la seconde lettre du quatrième tableau ; ainsi de suite. <10> Par cette méthode, tout événement, même accidentel, est suffisamment déterminé. [10,47] XLVII. <1> L'intervention des fanaux est bien fréquente, parce que chaque lettre demande nécessairement deux signes ; <2> mais, si on a bien pris ses mesures, il est facile de vaincre ce léger obstacle. <3> En résumé, les deux méthodes exigent, de qui veut les employer, une grande expérience, pour que, dans l'occasion donnée, on puisse communiquer sans craindre aucune erreur. <4> On sait du reste quelle différence nous trouvons dans le même objet, quand nous le voyons pour la première fois et lorsque nous y sommes habitués. <5> On peut s'en convaincre par mille exemples. Bien des choses semblent difficiles, impossibles même au premier abord, et ensuite, avec le temps et l'usage, nous deviennent aisées. <6> Parmi les preuves de cette vérité, la plus convaincante est la lecture. <7> Supposez d'un côté un homme doué d'une certaine finesse d'esprit, mais d'une profonde ignorance, ne sachant même pas ses lettres, et de l'autre un enfant qui connaîtrait la lecture, et à qui on donnerait un livre en lui disant de lire. <8> Cet homme ne pourra jamais évidemment se figurer que cet enfant doive faire attention d'abord à la forme de chaque signe, puis en apprécier la valeur, et enfin joindre les sons entre eux, opérations qui demandent chacune un certain temps. <9> Aussi, à la vue du lecteur parcourant d'une seule haleine et sans s'arrêter, cinq ou six lignes, il aura peine à croire qu'il n'ait pas déjà lu ce livre. <10> Que si on sait mêler des gestes au débit, observer les soupirs et les aspirations douces ou fortes, on ne saurait lui persuader qu'il n'y ait pas là quelque fraude. <11> Il ne faut donc reculer devant aucune chose dès qu'elle est utile, quelles que soient les premières difficultés, mais chercher à se familiariser avec elle, puisque l'habitude met tout ce qui est beau à la portée de l'homme, surtout lorsqu'il s'agit de ces sciences d'où dépendent nos principales chances de salut. <12> Ce qui nous a conduit à faire une si longue digression, c'est cette réflexion émise plus haut que tels sont aujourd'hui les progrès des sciences, qu'il n'en est presque pas dont l'enseignement ne puisse être méthodique et raisonné. <13> Aussi ces détails techniques forment-ils une partie essentielle d'une histoire bien composée. (17) Philippe regretta vivement d'avoir été si près de s'emparer de ce prince. [10,48] XLVIII. <1> Les Aspasiaques nomades habitent entre l'Oxus et le Tanaïs ; le premier se jette dans la mer hyrcanienne, le second dans les Palus Méotides. Ces deux fleuves sont navigables. <2> La manière dont les Nomades se rendent en Hyrcanie à travers l'Oxus, à pied sec et avec leurs chevaux, est assez curieuse. <3> On donne de ce fait deux explications, dont l'une est fort simple ; l'autre tient plus du merveilleux, sans être toutefois impossible. <4> L'Oxus descend du Caucase, se grossit à travers la Bactriane d'une foule de ruisseaux, et roule dans la plaine des flots abondants mais bourbeux. <5> Parvenu au désert et lancé sur des rocs à pic, il fait, par la violence de ses eaux et la hauteur de sa chute, jaillir si loin ses ondes, qu'en tombant elles rebondissent à plus d'une stade des rochers. <6> C'est par là, au pied même de la roche, et sous la voûte formée par les flots, que les Aspasiaques, dit-on, passent à cheval en Hyrcanie. <7> L'autre explication est plus vraisemblable. On se borne à dire que l'Oxus, en se précipitant, creuse par la force de ses eaux un précipice, et disparaît ainsi quelque temps pour revenir ensuite. <8> Les Barbares, connaissant parfaitement ces localités, traversent avec leurs chevaux en Hyrcanie par ce bras de terre ferme que respecte le fleuve. [10,49] XLIX. <1> Informé qu'Euthydème se trouvait avec ses forces près de Tapuria, et que dix mille cavaliers gardaient tous les passages du fleuve Arius, Antiochus résolut de ne pas attaquer la place, et de courir sur les dix mille, <2> Le fleuve était à trois journées de distance ; pendant les deux premiers jours, la marche fut modérée; mais le troisième, il donna ordre durant le souper d'être prêt au départ le lendemain, dès l'aurore, prit avec lui la cavalerie, l'infanterie légère, dix mille peltastes, et la nuit même poussa en avant à étapes forcées. <3> Il savait que la cavalerie ennemie se tenait tout le jour sur le bord du fleuve, mais que, la nuit, elle se retirait dans une ville éloignée de vingt stades au moins. <4> Il acheva durant la nuit la route qu'il avait à parcourir, grâce au terrain, qui était très favorable à la cavalerie, <5> et, avant même la lumière, il avait transporté au delà du fleuve la plus grande partie de son armée. <6> Les cavaliers bactriens, instruits par leurs éclaireurs de ce qui se passait, accoururent à la hâte, et, chemin faisant, tombèrent au milieu de l'ennemi. <7> Le roi, qui sentait l'importance de soutenir vigoureusement cette attaque, encouragea les deux mille cavaliers, qu'il avait coutume d'avoir près de lui dans les combats, à signaler leur valeur, ordonna aux autres troupes de se ranger par compagnies et par escadrons, et de prendre chacun leur place ordinaire. <8> Puis, suivi de ses deux mille chevaux d'élite, il alla au-devant des Bactriens, et leur livra bataille. <9> Ce fut Antiochus qui, en cette circonstance, combattit avec le plus de courage. <10> Le carnage fut grand. Le roi mit en fuite l'avant-garde ennemie. <11> Mais le second corps de la cavalerie bactriane et le troisième s'élancèrent hardiment, et les Syriens, serrés de près, étaient fort maltraités, quand Panœtole, faisant avancer la cavalerie syrienne, qui déjà presque entière était rangée en bataille, recueillit le roi et ses compagnons en danger, et força les Bactriens, qui combattaient en désordre, à fuir à leur tour. <12> Poursuivis par Panœtole, les Bactriens ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils rencontrèrent Euthydème. Ils avaient perdu beaucoup de monde. <13> Quant à la cavalerie du roi, après avoir tué bon nombre d'ennemis et fait beaucoup de prisonniers, elle se retira tranquillement et vint passer la nuit sur les bords mêmes de l'Arius. <14> Dans la mêlée, Antiochus eut un cheval tué sous lui ; frappé à la bouche, il perdit quelques dents. <15> Mais il acquit par sa conduite, en cette bataille, une grande renommée de bravoure. Euthydème, effrayé de ce désastre, se réfugia avec ses troupes à Zariaspa, en Bactriane.