[8,0] Livre VIII (fragments). [8,1] I. La plupart des hommes ne savent pas s'assujettir à ce qu'il y a de plus facile, le silence. l a. <1> Prononcer d'une manière absolue s'il faut, dans ces accidents, blâmer ceux qui en sont victimes ou les excuser est chose embarrassante, à cause du grand nombre d'hommes qu'on voit tomber au pouvoir de scélérats pour qui rien n'est sacré, après avoir cependant pris contre eux toutes les mesures nécessaires. <2> Ce n'est pas qu'on doive s'abstenir timidement de toute conclusion, mais il est juste de tenir compte des circonstances et des temps, avant de savoir s'il est bon de critiquer ces malheureux chefs ou de leur pardonner. Quelques exemples prouveront mieux cette vérité. <3> Archidamus, roi de Lacédémone, sur le soupçon des desseins ambitieux de Cléomène, quitta Sparte : et bientôt, cédant à quelques prières, vint se remettre entre les mains du prince. <4> Privé à la fois et du trône et de la vie, il périt sans excuse pour lui-même aux yeux de la postérité. <5> La situation était toujours la même, l'ambition et la puissance de Cléomène avaient grandi ; dès qu'il se livrait à ceux qu'il avait fuis auparavant et auxquels il n'avait échappé que par miracle, ne devait-il pas évidemment rencontrer le sort qu'il subit? <6> Pélopidas encore, qui connaissait la perversité du tyran Alexandre et savait que tout tyran a pour ennemis naturels les défenseurs de la liberté, qui avait plus d'une fois conseillé à Épaminondas de se constituer le protecteur non seulement de l'indépendance de Thèbes, mais aussi de la Grèce entière, ne craignit pas, <7> après s'être présenté en ennemi dans la Thessalie afin de renverser Alexandre, de s'y rendre comme ambassadeur. <8> Prisonnier pour s'être témérairement confié à des hommes qu'il devait surtout éviter, il fit grand tort aux Thébains et effaça sa gloire passée. Cnéus éprouva le même sort dans là guerre de Sicile, parce qu'il s'était, sans raison, mis entre les mains des ennemis : on pourrait encore citer mille autres noms. [8,2] II. <1> Blâmons donc ceux qui se livrent à leurs adversaires au hasard : mais n'accusons point quiconque prend toutes les précautions possibles. <2> Ne vouloir se fier à personne, c'est se réduire à l'impuissance, et quand c'est après avoir reçu les garanties nécessaires qu'on accorde sa confiance, on ne doit pas encourir de blâme. <3> Les garanties valables sont les enfants, les femmes et surtout les antécédents de ceux à qui on s'adresse. <4> Lorsque malgré ces garanties on est trompé, déçu, la faute retombe non plus sur les victimes, mais sur les auteurs de la trahison. <5> Il faut donc d'abord prendre de telles assurances que celui qui les donne ne puisse manquer à sa parole. <6> Mais comme il est rare d'en rencontrer qui soient aussi solides, la seconde précaution à suivre est de bien calculer toutes les chances, afin que, si nous sommes encore frustrée dans notre espoir, nous obtenions au moins grâce auprès d'autrui. <7> Déjà plus d'un fait de ce genre s'est offert à nos yeux dans le passé, mais il en est un encore plus frappant et qui appartient à l'époque dont nous parlons : je veux dire le malheur d'Achéus. <8> Loin de négliger aucune des mesures nécessaires pour sa sécurité et son repos, Achéus avait porté la prudence aussi loin que peut aller la sagesse humaine, et cependant il devint la proie de ses ennemis. <9> Mais, disons-le, son infortune lui mérita partout pitié et pardon, et aux traîtres qui le vendirent malédiction et haine. [8,3] III. <1> Il n'est pas, ce me semble, en dehors de notre sujet et du plan général que nous nous sommes tout d'abord tracé, d'appeler l'attention du lecteur sur la grandeur des événements que Rome et Carthage accomplirent alors, et sur l'invincible fermeté qu'elles montrèrent à l'envi. <2> N'est-ce pas merveille, en effet, de voir ces peuples, qui avaient à soutenir une guerre pour l'empire de l'Italie et une autre, non moins lourde, pour l'Espagne ; qui tous deux étaient incertains sur l'issue de cette lutte, et qui jusque-là avaient dans les combats passé par des chances diverses, se disputer, <3> comme si ces embarras ne leur suffisaient pas, la Sardaigne et la Sicile, et ne point se borner à de vaines espérances, mais multiplier les préparatifs qui pouvaient en assurer le succès? <4> Si l'on entre dans les détails, l'admiration redouble encore. Deux armées au grand complet sous les ordres des consuls protégeaient Rome en Italie, deux autres étaient en Espagne, celle de terre sous le commandement de Cnéus, celle de mer sous celui de Publius. <5> Même déploiement de forces chez les Carthaginois. <6> En outre, une flotte mouillée sur les côtes de la Grèce observait les démarches de Philippe ; Marcus Valérius et Publius Sulpicius y furent successivement attachés. <8> Enfin Appius, à la tête de cent quin-quérèmes, et Marcus Claudius, des troupes de terre, veillaient sur la Sicile. Amilcar en faisait autant pour Carthage. [8,4] IV. <1> La vérité que plus d'une fois j'ai répétée au commencement de mon histoire, trouve ainsi, je l'espère, dans ces faits mêmes, une éclatante confirmation. <2> Cette vérité, c'est qu'il est impossible de voir, avec le seul secours d'une histoire partielle, la suite et l'économie générale des événements. <3> Comment, en lisant le récit isolé des faits accomplis en Sicile et en Espagne, en connaître ou même en concevoir la grandeur? <4> Comment (et quelle intéressante question !) savoir par quel moyen, par quelle conduite la fortune a pu accomplir la plus étonnante merveille de nos jours, c'est-à-dire amener sous les lois, sous l'empire d'un seul peuple, toutes les nations connues du monde, fusion jusqu'alors inconnue? <5> On peut, avec une histoire partielle, apprendre jusqu'à un certain point de quelle manière Syracuse fut prise et l'Espagne domptée ; <6> mais les moyens par où Rome obtint cette souveraine puissance, les obstacles particuliers qui gênèrent ses prétentions à l'empire universel, et les secours, au contraire, que lui prêtèrent telles ou telles circonstances, voilà ce qu'il est malaisé de comprendre sans une histoire générale; <7> et dès lors on ne saurait bien apprécier la grandeur de cette ville et la valeur véritable de son gouvernement. <8> Que les Romains aient prétendu en même temps à l'Espagne et à la Sicile, qu'ils y aient envoyé des armées de terre et de mer à la fois, de telles entreprises, dites isolément, n'ont rien de bien remarquable ; <9> mais si l'on considère qu'au moment où ces expéditions avaient lieu, beaucoup d'autres étaient achevées par cette même république, si l'on songe aux malheurs et aux guerres qu'avait à soutenir à l'intérieur ce peuple qui faisait tant d'efforts au dehors, <10> alors tout devient plus clair, plus admirable ; tout est considéré au point de vue convenable. <11> Ces lignes s'adressent aux personnes qui espèrent trouver dans une histoire particulière les lumières qu'une histoire universelle peut seule fournir. [8,5] V. <2> Les Romains poussèrent vigoureusement, sous la conduite d'Appius, le siège de Syracuse. Ils entourèrent la ville d'un cordon de troupes, du côté du portique qu'on appelle scythique, près duquel un vaste mur étend ses parapets parallèlement à la mer. <3> Puis ils préparèrent à la hâte des traits, des béliers et tous les instruments dont il était besoin, espérant pouvoir, grâce au nombre de mains dont ils disposaient achever tout en cinq jours et prévenir ainsi l'ennemi. Mais ils n'avaient point dans leur calcul tenu compte de l'adresse d'Archimède, ni songé que souvent le génie d'un seul homme est plus puissant que mille bras. L'expérience le leur fit connaître. <4> La ville était déjà suffisamment forte en elle-même par ses murailles, solidement établies sur des roches élevées et sur une terrasse en saillie, dont il n'était pas facile d'approcher, sans même qu'elles fussent défendues, si ce n'est en de rares endroits; <5> mais en outre, Archimède avait préparé tant de moyens de défense contre les attaques de mer et de terre, que les Syracusains n'avaient pour résister besoin de rien improviser, et pouvaient sur-le-champ tenir tête à l'ennemi. <6> Dès que les échelles et les béliers furent prêts, Appius s'occupa de les approcher des murailles du côté de l'hexapyle, au levant. [8,6] VI. <1> Cependant Marcellus faisait voile vers l'Achradine avec soixante vaisseaux à cinq rangs de rames, pleins de soldats armés de flèches, de frondes et de javelots, afin de balayer les remparts. <2> Ajoutez à cela huit quinquérèmes, dégarnies de leurs rames les unes à droite, les autres à gauche, attachées deux à deux par leurs flancs découverts, et sur lesquels, au moyen des rames maintenues sur les parois extérieures, on approchait des murs des machines nommées sambuques. <3> Voici quelle en était la disposition : <4> après avoir préparé une échelle d'une largeur de quatre pieds, dont la hauteur égale celle des murailles, et protégé les deux côtés de l'échelle par une balustrade de boucliers élevés, les Romains la placent en travers sur les côtés rapprochés des navires ensemble réunis, de manière à ce qu'elle dépasse de beaucoup les éperons. <5> Au sommet des mâts, sur ces mêmes navires, sont adaptées des poulies garnies de câbles. <6> Dès que le moment de s'en servir approche , on attache la tête de l'échelle à ces câbles et aussitôt les hommes placés sur la poupe dressent toute la machine à l'aide des poulies, tandis que d'autres, postés à la proue, la maintiennent par des arcs-boutants à la hauteur nécessaire. <7> Puis les rameurs de droite et de gauche serrant la terre de leurs vaisseaux, on essaye d'appliquer la machine aux murailles. <8> A l'extrémité de l'échelle est une planche garnie de claies des trois côtés, et sur cette planche quatre hommes combattent contre ceux qui, de leurs remparts, s'opposent à ce qu'on y adapte la sambuque. <9> Cette opération une fois faite, les quatre guerriers postés au-dessus de l'ennemi jettent bas les claies des deux côtés et descendent sur les remparts et sur les tours : <10> leurs camarades les suivent à travers la sambuque fortement assujettie par les cordes aux deux vaisseaux. <11> Cette machine doit son nom à la ressemblance que l'échelle dressée en l'air et le vaisseau qui la porte ont dans leur ensemble avec la sambuque. [8,7] VII. <1> Les Romains, ainsi préparés, songèrent à s'approcher des tours. <2> Mais Archimède, qui avait disposé des machines d'une portée extraordinaire à l'aide de puissantes catapultes, et de balistes fortement bandées, allait les frapper au loin et répandait parmi eux la confusion et le désespoir. <3> Aussitôt que les traits dépassaient le but, Archimède, les troublant de nouveau au moyen de machines moins fortes et toujours proportionnées à la distance, arrêtait leur ardeur et les empêchait d'approcher : <4> à ce point que Marcus, éperdu , fut obligé de choisir la nuit pour faire avancer les galères. <5> Mais quand les Romains se trouvèrent en deçà de la portée des traits, ils virent qu'Archimède avait encore pris ses dispositions contre les soldats combattant du haut des vaisseaux. <6> Il avait, en effet, creusé dans la muraille, à hauteur d'homme, des trous qui à l'extérieur avaient la grandeur d'une palme, et avait placé des archers et arbalétriers derrière ces meurtrières, et, frappant par là les assiégeants, il les réduisait à l'inaction. <7> Non seulement il avait l'avantage d'empêcher ainsi tous les mouvements des ennemis, qu'ils fussent près ou loin des murs, mais encore il leur tuait beaucoup de monde. <8> Enfin, pour tenter de détruire les sambuques, il avait établi sur toute l'étendue des remparts certaines machines qui d'abord n'étaient pas visibles, mais qui, au moment nécessaire, se dressaient de l'intérieur au-dessus des murailles et avançaient de beaucoup au delà du parapet. <9> Quelques-unes de ces machines lançaient des pierres du poids de dix talents, d'autres des masses de plomb. <10> Lors donc que les sambuques approchaient, les têtes de ces machines, tournées à l'aide d'un câble autant qu'il était utile, faisaient tomber par une poulie une lourde pierre. <11> Un tel coup ne brisait pas seulement la machine et le vaisseau : ceux même qui le montaient couraient le plus grand péril. [8,8] VIII. <1> D'autres machines, imaginées contre l'ennemi qui, attaquant la place à l'abri de mantelets, étaient assurés ainsi contre les traits jetés du haut des murs, lançaient des pierres assez pesantes pour forcer les Romains à quitter la proue. <2> En même temps s'abattait une main de fer attachée à un câble, laquelle venait saisir quelque part la proue du vaisseau, et celui qui dirigeait le bec de cette machine comme le gouvernail d'un navire, abaissait l'extrémité opposée de la poutre dans l'intérieur des murs.<3> Lorsque, par cette manœuvre, il avait élevé la proue dans les airs et dressé le vaisseau sur sa poupe, il liait ce bras du levier de manière à le rendre immobile, et une poulie lançait à la fois au loin la main et le câble. <4> Parmi les navires, les uns tombaient sur le flanc, les autres étaient culbutés; la plupart, dont la proue était précipitée de haut dans les ondes, plongeaient, et la terreur et la mer envahissaient les soldats. <5> Marcus, singulièrement gêné par les inventions d'Archimède, voyait avec douleur les assiégés repousser ses attaques et lui causer de cruelles pertes. <6> Il plaisantait cependant sur ses malheurs, disant qu'Archimède faisait boire ses vaisseaux, et que les sambuques, repoussées comme des misérables à coups de bâton, n'étaient pas admises à cette distribution d'eau. <7> Tel était le siège du côté de la mer. [8,9] IX. <1> Appius, jeté dans des embarras non moins grands, renonça à poursuivre ses desseins contre Syracuse. <2> En effet, les soldats étaient encore loin dans la plaine, qu'ils se voyaient frappés par les machines dont les projectiles étaient aussi terribles par le nombre que par la puissance. Hiéron en avait fait les frais; la main d'Archimède avait exécuté les inventions de son génie. <3> Les Romains approchaient-ils de la ville, les uns étaient incommodés par les traits lancés des meurtrières dont j'ai parlé plus haut, et étaient ainsi tenus à distance ; les autres, qui combattaient sous les mantelets, étaient écrasés par les pierres et les poutres. <4> Les Syracusains faisaient encore beaucoup de mal aux Romains par les mains de fer qui se détachaient des machines que nous avons dites ; elles enlevaient les soldats tout armés et les broyaient contre terre. <5> Appius et Marcellus, retirés dans leur camp, tinrent enfin conseil avec les tribuns et résolurent à l'unanimité de tout risquer, à l'exception d'un assaut, pour s'emparer de Syracuse, et c'est ce qu'ils finirent par faire. <6> Durant huit mois qu'ils demeurèrent sous les murailles de la ville, il n'y a pas d'actions hardies, pas de stratagèmes qu'ils n'osèrent tenter; mais ils n'eurent plus le cœur d'employer la force ouverte : <7> tant souvent un seul homme, une seule intelligence qui s'applique sérieusement à quelque objet, exerce une influence étonnante, immense ! <8> Ces Romains, qui disposent de tant de forces et par terre et par mer, vont se rendre certainement maîtres de Syracuse si vous en enlevez un seul vieillard ; <9> mais il est là, et ils n'osent plus attaquer Syracuse, par les moyens, du moins, qu'Archimède saurait combattre! <10> Ils songèrent que les assiégés, qui étaient en grand nombre dans la ville, pourraient surtout être réduits par la famine, et se saisissant avec ardeur de cette espérance, ils interceptèrent par la flotte les convois maritimes, par l'armée les vivres qui venaient du côté de la terre. <11> Désireux, cependant, de ne pas perdre tout à fait le temps qu'ils employaient à assiéger Syracuse, et d'exécuter, dans l'intervalle, en d'autres parties de la Sicile quelque autre coup de main, les généraux partagèrent leurs troupes et le commandement. <12> Appius, avec les deux tiers de l'armée, continua le siège de la ville, et Marcus, suivi du dernier tiers, alla ravager les terres des peuples qui s'étaient prononcés pour Carthage. [8,10] X. Philippe, de retour dans la Messénie, ravagea les campagnes en ennemi avec plus de colère que de raison. <2> Il se flattait de pouvoir maltraiter ces malheureux peuples sans que ces victimes de sa brutalité conçussent jamais contre lui ni indignation ni haine ! <3> J'ai du reste été poussé à donner sur toutes ces cruautés de nombreux détails, et dans ce livre, et dans celui qui précède, non seulement par les motifs que j'ai déjà dits, mais encore par une considération nouvelle. Parmi les historiens, les uns ont complètement laissé de côté ce qui touche les Messéniens; <4> les autres, sous l'influence de l'amour et de la crainte, non seulement n'ont pas fait un crime à Philippe de son impiété et de sa tyrannie envers la Messénie, mais au contraire l'ont comblé d'éloges et ont érigé ses crimes en actions méritoires. <5> Or, ces infidélités que nous relevons au sujet des Messéniens dans les historiens de la vie de Philippe, nous les retrouvons encore, ou peu s'en faut, à propos de chacun de ses actes. <6> La conséquence en est que leur récit n'a pas le caractère de l'histoire: c'est un panégyrique. Je tiens, moi, pour maxime, qu'on ne doit se permettre à l'égard des rois ni ces calomnies ni ces louanges outrées auxquelles se sont laissés aller tant d'auteurs. <7> Il faut adopter un langage où la suite du récit soit en harmonie avec le commencement, et qui s'accommode successivement à la conduite de chaque prince. <8> Peut-être, du reste, ce précepte assez facile à établir, ne le serait-il pas à observer à cause des nombreuses circonstances et des mille positions où l'homme cède et ne peut ni dire ni écrire sa véritable pensée! Aussi est-il juste d'accorder à certains écrivains cette indulgence <9> qu'on doit savoir refuser à d'autres. [8,11] XI. <1> On ne pourrait, par exemple, blâmer trop sévèrement Théopompe à ce propos. Au commencement de son histoire de Philippe, père d'Alexandre, il nous dit qu'il a surtout été conduit à tenter l'œuvre qu'il publie, parce que jamais l'Europe n'a produit un héros semblable à Philippe, fils d'Amyntas, <2> Et ensuite, dans son exorde comme dans tout le cours de son ouvrage, il nous montre en ce prince un homme passionné pour les femmes, et qui, autant qu'il fut en lui, compromit sa maison par ses folies amoureuses et ses prodigalités; <3> un homme injuste ne reculant devant aucune ruse pour se faire des amis et des alliés, un Barbare qui réduisit à l'esclavage un grand nombre de peuples, et employa tour à tour contre les villes la violence ou la fraude ; <4> un débauché qui se livrait au vin avec fureur, et qui plus d'une fois se montra ivre dès le milieu du jour aux regards de ses familiers. <5> Si l'on veut lire les premières lignes du quarante-neuvième livre de Théopompe, on sera frappé de son inconséquence. Il n'a pas craint, entre autres phrases, d'écrire celles que nous allons citer, en ayant soin de conserver les termes dont lui-même s'est servi : <6> « Se trouvait-il chez les Grecs ou les Barbares quelques misérables perdus de débauche, sans pudeur? convoqués en Macédoine à la cour de Philippe, ils devenaient ses favoris. <7> Philippe faisait peu de cas des gens honnêtes, économes : mais des hommes prodigues, vivant dans l'ivresse et le jeu, voilà ceux qu'il estimait, qu'il poussait aux honneurs; <8> et non seulement il les mettait en état d'entretenir leurs désordres, mais encore excitait entre eux je ne sais quelle lutte de perversité et d'infamie. <9> Quel était le vice ou le crime qui ne trouvât place en leur âme? quel était le sentiment vertueux, honnête, qui n'en fût pas exclu? Les uns se rasaient le visage et s'épilaient avec un soin indigne de leur sexe ; les autres, parés d'une longue barbe, se livraient entre eux à d'horribles ébats ; <10> ils menaient avec eux deux ou trois enfants qui servaient à leurs amours et ils se prêtaient à eux pour le même usage : <11> ce n'était pas, à proprement parler, des amis, mais des amantes, des soldats, <12> mais des prostituées; ennemis des hommes par nature, ils s'en faisaient par corruption les adorateurs. <13> Enfin, pour briser ici cette longue digression que ne me permettent guère tant d'occupations diverses, et pour me résumer, je pense que ces indignes favoris, ces mignons de Philippe, furent plus brutaux, plus sauvages que les centaures de Pélion, que les Lestrigons des campagnes de Léontium, et que tous ces monstres dont parle la Fable. » [8,12] XII. <1> Qui ne flétrirait, je le demande, cette amertume, cette intempérance de style chez Théopompe, <2> je ne dis pas seulement pour avoir tenu ici un langage en opposition avec ses premières paroles, mais encore pour avoir menti à l'égard du roi et de ses amis avec aussi peu de pudeur que de convenance? <3> Quand il se fût agi de Sardanapale et de sa cour, à peine eût-il osé employer des expressions aussi flétrissantes ; et cependant nous savons la conduite de ce prince et ses débordements par l'inscription placée sur son tombeau, que voici : « je remporte avec moi tout ce que j'ai mangé, le souvenir de mes débauches et des plaisirs que me donna l'amour. » <5> Mais lorsqu'on parle de Philippe et de ses amis, il ne s'agit plus de ne point les accuser de mollesse, de lâcheté ou d'impudicité ; l'écueil est, en voulant faire leur éloge, de ne pouvoir louer d'une manière vraiment digne de leur courage, de leur activité, <6> pour tout dire, de leurs vertus, ces héros qui, par leurs sueurs, et par leurs merveilleux exploits ont fait de la Macédoine, autrefois si faible, une puissance si forte et si considérable. <7> Sans parler des belles actions qui les illustrèrent sous Philippe, celles qu'ils accomplirent encore après sa mort, pendant le règne d'Alexandre, leur ont mérité dans l'univers une renommée de valeur que nul ne conteste. <8> Peut-être faut-il attribuer au chef même de l'expédition, à Alexandre, malgré sa jeunesse, une grande partie de ses succès; <9> mais belle aussi doit être la part de ses capitaines et de ses amis, des hommes enfin qui remportèrent sur l'ennemi tant d'illustres victoires, qui supportèrent tant de rudes fatigues, tant de périls, tant d'épreuves; qui, au sein de l'abondance, et en état, par leurs richesses, de satisfaire toutes leurs passions, ne laissèrent cependant ni leurs corps s'amollir, ni leurs cœurs leur faire commettre quelque chose d'injuste ou d'impie. <10> Presque tous les généraux qui vécurent avec Philippe et ensuite avec Alexandre (il est inutile de les nommer) montrèrent en leur conduite une grandeur, une audace et une sagesse vraiment royales. <11> Et plus tard, après la mort d'Alexandre, par cette même lutte où ils se disputèrent la plus forte partie de l'univers, ils laissèrent au monde un glorieux souvenir que la plupart des historiens ont perpétué. <12> Aussi, je conçois l'aigreur que l'historien Timée montre à l'égard d'Agathocle, roi de Sicile ; bien qu'exagérée, elle n'est pas déraisonnable : il fait le procès d'un homme, son ennemi, d'un despote, d'un méchant; mais la Colère de Théopompe est insensée. [8,13] XIII. <1> Dans ses préliminaires, on le voit, il parle de Philippe comme d'un prince bien fait pour la vertu, <2> et ensuite il n'est pas de désordre, de scandale qu'il ne lui reproche. Il faut donc reconnaître qu'au commencement de son histoire, dès les premières lignes, Théopompe a joué le rôle d'un imposteur et d'un courtisan, ou bien qu'en donnant ces détails il a été d'une simplicité puérile, s'il a cru qu'au moyen même de ces folles et coupables calomnies il paraîtrait plus véridique, et que l'éloge qu'il ferait de Philippe serait moins suspect. <3> Du reste, on ne saurait approuver, absolument parlant, le plan d'un écrivain qui, après avoir résolu de reprendre le récit des faits accomplis en Grèce, où Thucydide l'a laissé, et conduit sa narration jusqu'à la bataille de Leuctres, c'est-à-dire jusqu'à une époque pleine de si brillants faits, abandonne tout à coup et la Grèce et son histoire, quitte son texte et se met à raconter le règne de Philippe. <4> Il était plus juste et plus beau d'enfermer dans l'histoire même de la Grèce celle de Philippe, que de suivre la méthode opposée.<5> Il n'est pas d'auteur qui, en racontant le règne d'un prince, fût-il ébloui de sa puissance, ne se hâtât à la première occasion de rattacher aussitôt son récit au nom et à l'imposante figure de la Grèce; mais jamais homme, pour peu qu'il soit raisonnable, après avoir commencé par la Grèce et poussé un peu loin cette histoire, n'ira changer un tel sujet contre la biographie d'un roi et le tableau de sa grandeur. <6> Quelle nécessité a donc forcé Théopompe à ne pas s'inquiéter de ces contradictions ? C'est que, sans doute, le résultat d'une histoire des Grecs était seulement le bien et que celle d'un éloge en faveur de Philippe était l'utile. <7> Peut-être Théopompe pourrait-il toutefois excuser, auprès de qui lui en demanderait raison, le tort d'avoir changé de sujet. <8> Mais je pense qu'il ne lui serait pas possible de rendre compte de ses honteuses attaques contre les amis de Philippe, et qu'il devrait reconnaître en cela avoir manqué à toutes les bienséances. [8,14] XIV. <1> Philippe, malgré son désir de ravager les campagnes des Messéniens, devenus ses ennemis, ne put leur causer aucun dommage considérable.; mais ce fut surtout contre ses amis les plus intimes qu'il signala ses cruelles fureurs. <2> Aratus avait désapprouvé la conduite de ce prince à Messène. Aussi, peu après Philippe le fit-il empoisonner par Taurion, chargé pour lui des affaires du Péloponnèse. <3> Ce forfait fut d'abord un secret pour le public ; car le poison dont il s'était servi n'avait pas cette violence qui tue sur-le-champ ; c'était un de ces poisons lents qui peu à peu ruinent la santé. <4> Aratus, cependant, s'aperçut de ce qu'il en était, comme le prouve l'anecdote suivante, <5> et s'il cacha la vérité à tous ceux qui l'entouraient, il ne la dissimula pas à un de ses serviteurs, Céphalon, en qui il avait une pleine confiance. Comme celui-ci, sans cesse auprès de son chevet durant sa maladie, lui faisait remarquer sur le mur de la salive mêlée de sang : «Voilà, dit Aratus à Céphalon, le fruit de notre amitié pour Philippe. » <6> Grand et bel effet de la modération ! La victime même du crime rougissait plus que son meurtrier de voir quelle récompense, après avoir pris une part si active à tout ce qui était utile pour Philippe, elle retirait de son dévouement. <7> Aratus reçut du moins de sa patrie et de la ligue achéenne, en mémoire de l'autorité qu'il avait souvent exercée chez les Achéens, et de ses nombreux et brillants services envers l'État, les hommages auxquels il avait droit. <8> On lui décerna les honneurs et les sacrifices réservés aux demi-dieux, et toutes ces marques d'estime qui font vivre un nom dans la postérité. Si les morts conservent encore quelque sentiment, Aratus a dû jouir de la gratitude des Achéens, et se féliciter d'avoir pour eux bravé sur la terre tant de fatigues et de périls. [8,15] XV. <1> Cavarus, roi des Gaulois en Thrace, était vraiment digne du trône par la noblesse du cœur ; il avait l'âme grande. Il procura aux marchands qui se rendaient dans le Pont une entière sécurité ; il rendit enfin d'importants, d'éminents services aux Byzantins dans leurs guerres contre les Thraces et les Bithyniens ; mais il fut corrompu, malgré sa vertu, par le courtisan Sostrate, Chalcédonien d'origine. [8,16] XVI. <1> Depuis longtemps Philippe convoitait Lisse et sa citadelle, et pressé de faire cette conquête, il partit suivi de toutes ses troupes. Après avoir marché deux jours et franchi les défilés,<2> il établit son camp près du fleuve Ardaxane, assez près de la ville. <3> A la vue de l'enceinte de Lisse, que la nature et l'art avaient merveilleusement fortifiée par terre et par mer, et de la citadelle voisine de Lisse, dont la situation élevée et les remparts présentaient un aspect peu propre à faire espérer d'enlever une telle place de vive force, il renonça à l'idée de prendre Acrolisse d'assaut, mais n'abandonna pas ses prétentions sur la ville. <4> Il remarqua que le terrain qui séparait Lisse de la montagne où s'élevait Acrolisse était assez étendu pour permettre un coup de main sur Lisse elle-même, et il résolut, en y engageant une escarmouche, d'avoir recours à un stratagème accommodé aux circonstances. <5> Il donna aux Macédoniens un jour de repos, en profita pour leur adresser les conseils nécessaires, cacha durant la nuit la plus grande <6> et la meilleure partie de ses troupes légères dans quelques ravins boisés, vers l'intérieur des terres au-dessus de l'espace dont nous avons parlé ; et le lendemain, suivi du reste des soldats armés à la légère et de ses peltastes, il se dirigea de l'autre côté de la ville, le long de la mer. <7> Il fit le tour de la place, et parvenu où l'on sait, feignit de vouloir livrer l'assaut. <8> A la première nouvelle de l'arrivée de Philippe, de toutes les parties, environnantes de l'Illyrie, des forces considérables s'étaient réunies dans Lisse. <9> Confiant en la force naturelle de l'Acrolisse, on n'y avait déposé qu'une faible garde. [8,17] XVII. <1> Aussi, dès que les Macédoniens approchèrent, les Illyriens, qui comptaient également et sur leur nombre et sur l'avantage des lieux, se répandirent hors de la ville. <2> Le roi eut à peine opéré ce mouvement, qu'il établit les peltastes dans la plaine et donna ordre aux troupes légères de se porter vers les hauteurs et d'en venir énergiquement aux mains avec l'ennemi. <3> D'abord le combat demeura indécis ; mais enfin les soldats de Philippe, vaincus et par la multitude de leurs adversaires et par les difficultés du terrain, prirent la fuite ; <4> ils se replièrent vers les peltastes, et les défenseurs de Lisse, enhardis par ce succès, poussèrent en avant sans tarder davantage, et descendus dans la plaine, attaquèrent les peltastes eux-mêmes. <5> Cependant les soldats enfermés dans l'Acrolisse, qui voyaient Philippe rappeler successivement ses cohortes de la mêlée, et s'imaginaient qu'il abandonnait le champ de bataille, se laissèrent, par trop de confiance en la force de leur position, éconduire de leur poste, <6> ils quittèrent donc peu à peu l'Acrolisse, et se précipitèrent par des chemins détournés dans la plaine, où ils croyaient déjà voir l'ennemi en fuite, et en leurs mains de riches dépouilles. <7> Mais alors les troupes apostées du côté de la terre se levèrent soudain et se jetèrent hardiment sur le champ de bataille, tandis que les peltastes, faisant volte-face, tinrent courageusement tête aux Illyriens. <8> Troublé par cette manœuvre, l'ennemi s'enfuit à son tour, et si la garnison de Lisse regagna, bien qu'en désordre, la ville, les troupes de l'embuscade fermèrent le chemin aux soldats de l'Acrolisse. <9> Ainsi, contre toutes les prévisions, la citadelle fut prise sans aucune peine. Le lendemain Lisse se rendit, mais ce fut après de nombreux combats et de terribles assauts livrée par les Macédoniens. Philippe, <10> devenu maître si merveilleusement de Lisse et d'Acrolisse, soumit du même coup toutes les peuplades d'alentour. La plupart des villes d'Illyrie lui ouvrirent spontanément leurs portes , <11> il n'y eut plus de murailles qui parussent asses fortes, pas de retraites assez assurées contre sa puissance, quand de telles places avaient cédé à ses armes. Les Dassarites et les habitants d'Hyséana. [8,18] XVIII. <1> Bolis était un Crétois qui depuis longtemps occupait à la cour d'Alexandrie le rang de général, et qui passait pour un homme d'une intelligence rare, d'un grand courage, à nul autre second dans l'art de la guerre. <2> Sosibe sut le gagner en quelques entrevues, et aussitôt qu'il se fut assuré sa bienveillance et son amitié, lui communiqua ses desseins : il lui dit qu'il ne pourrait en nulle circonstance complaire à Ptolémée d'une manière plus certaine qu'en imaginant le moyen de sauver Achéus. <3> Bolis répondit qu'il y réfléchirait, et ils se séparèrent. <4> Après deux ou trois jours de réflexion, il revint vers Sosibe, et lui déclara qu'il prenait sur lui cette affaire : « Il avait habité Sardes assez longtemps, et connaissait parfaitement les localités, d'ailleurs Cambyle, chef des Crétois au service d'Antiochus, n'était pas seulement pour lui un compatriote, mais encore un parent et un ami. <5> Or, Cambyle et ses troupes étaient préposés à la garde d'un des ouvrages avancés placés derrière la citadelle, en un endroit qui ne pouvait recevoir aucune fortification , et qui n'était protégé que par la présence continuelle de Cambyle et de ses gens. » <6> Sosibe accueillit avec joie ces paroles, persuadé d'avance ou bien qu'il n'était pas possible qu'Achéus échappât aux armes d'Antiochus, ou que, dans le cas contraire, nul ne saurait mieux s'acquitter de cette mission que Bolis, dont l'ardeur répondait à la sienne. L'affaire fit de rapides progrès. <7> Sosibe remit à Bolis assez d'argent pour qu'il ne lui en manquât pas dans son entreprise, et lui promit des récompenses magnifiques s'il réussissait. <8> Enfin, par une peinture exagérée des bienfaits dont le comblerait le roi si Achéus était sauvé, il éveilla en lui les plus grandes espérances. <9> Dès lors, prêt à agir, Bolis, sans tarder davantage, se mit en mer muni de lettres de recommandation et de dépêches secrètes pour Nicomaque, à Rhodes, qui par son amour et son dévouement semblait avoir pour Achéus un cœur de père, et aussi pour Mélancome, à Éphèse. <10> C'était par eux qu'Achéus était en rapport avec Ptolémée, et qu'il entretenait en général ses intrigues au dehors. [8,19] XIX. <1> De Rhodes il se rendit à Éphèse, fit part de ses desseins à Nicomaque et à Mélancome, et les trouvant disposés à l'appuyer, envoya un de ses officiers, Arien, dire à Cambyle qu'il venait d'Alexandrie pour lever des mercenaires, <2> mais qu'il désirait s'entretenir avec lui de quelques affaires importantes, et qu'il serait bon de fixer l'heure et le lieu d'un rendez-vous où ils pourraient se voir sans témoins. <3> Arien fut bientôt rendu près de Cambyle, lui remit les lettres de son maître, et Cambyle se prêtant à tout ce qu'on lui demandait, après avoir indiqué l'heure et l'endroit où l'on se rencontrerait pendant la nuit, fit repartir Arien. <4> Cependant, Bolis, avec l'astuce raffinée d'un Crétois, pesait soigneusement toutes les chances de succès et combinait ses artifices. <5> Le jour de l'entrevue arrivé, il donna à Cambyle une lettre, et sur cette lettre ils discutèrent en vrais Crétois. <6> Il ne fut question ni du salut d'Achéus en danger, ni de la fidélité à garder envers ceux qui s'en étaient remis à leur parole ; ils ne songèrent qu'à leur sûreté et à leurs propres intérêts. <7> Aussi, ces deux hommes au cœur également perfide furent bientôt d'accord. Il fut convenu qu'ils se partageraient d'abord les dix talents remis par Sosibe, puis qu'ils instruiraient <8> Antiochus de leur dessein et s'engageraient à lui livrer Achéus s'il voulait les soutenir, et s'ils recevaient en outre de l'or sur-le-champ et des promesses dignes de leurs services. <9> Cette résolution adoptée, Cambyle prit sur lui ce qui concernait Antiochus ; quant à Bolis il promit d'envoyer dans quelques jours Arien auprès d'Achéus avec des lettres écrites en signes convenus de la part de Nicomaque et de Mélancome, <10> et pria son complice de veiller à ce que le messager entrât dans la citadelle et en sortit en toute sûreté. <11> Si Achéus approuvait ces projets d'évasion et répondait à Nicomaque et à Mélancome, Bolis se chargerait d'accomplir l'entreprise et se joindrait à Cambyle. <12> Après avoir ainsi partagé les rôles, ils se séparèrent et allèrent s'occuper chacun de ce qui était arrêté. [8,20] XX. <1> A la première occasion favorable, Cambyle courut avertir le roi de ses projets. <2> Lorsque Antiochus eut entendu cette proposition, si précieuse pour lui et si inespérée, tantôt, n'écoutant que sa joie, il promettait tout ; tantôt, incrédule, il multipliait les questions sur les ressources, sur les moyens dont Cambyle et Bolis disposaient ; <3> enfin, confiant en leur parole, et convaincu que c'étaient les dieux mêmes qui conduisaient cette entreprise, il supplia sans relâche Cambyle de l'achever. <4> Cependant Bolis poursuivait l'intrigue auprès de Nicomaque et de Mélancome, et ceux-ci, croyant que tout se passait dans l'ordre, remirent aussitôt entre les mains d'Arien, pour Achéus, des lettres écrites en signes de pure convention, suivant la coutume, où ils engageaient le prince à avoir pleine confiance en Bolis et en Cambyle. <5> Grâce à ces caractères énigmatiques, celui qui se serait rendu maître d'une de ces lettres, n'eût pu en savoir le contenu. <6> Arien, introduit dans la citadelle par Cambyle, remit à Achéus la missive de Nicomaque, et en homme qui depuis l'origine s'était trouvé mêlé à toute cette affaire, il lui donna les détails les plus circonstanciés. <7> Questionné à plusieurs reprises sur différents points, sur Sosibe et sur Bolis, sur Nicomaque et sur Mélancome, et principalement sur Cambyle, il répondit à cet interrogatoire avec d'autant plus de naturel et d'aisance qu'il ne connaissait pas les menées de Cambyle et de Bolis. <8> Achéus, doublement rassuré par le langage de l'officier et par la correspondance de Nicomaque et de Mélancome, leur écrivit à son tour et remit sa réponse à Arien. <9> Des lettres furent ainsi souvent échangées ; enfin, Achéus, qui n'avait plus d'autre espoir de salut, s'en rapporta entièrement à Nicomaque et le pria d'envoyer vers lui, à la faveur d'une nuit sans lune, avec Arien, Bolis, à qui il se remettrait. <10> Le dessein d'Achéus était, après avoir échappé aux dangers qui l'entouraient, de se jeter à l'improviste en Syrie; il espérait beaucoup, en se montrant tout à coup aux Syriens, <11> tandis que le roi était encore sous les murs de Sardes, causer dans le pays une grande agitation, et trouver un favorable accueil à Antioche, en Célésyrie et en Phénicie. [8,21] XXI. <1> Achéus, livré à ces espérances et à ces calculs, attendait avec impatience l'arrivée de Bolis. <2> Mélancome et Nicomaque eurent à peine reçu Arien et la lettre d'Achéus, qu'animant en termes magnifiques le courage de Bolis, et lui promettant les plus belles récompenses s'il réussissait, ils l'envoyèrent vers ce prince. <3> Bolis fit avertir Cambyle de son arrivée par Arien qu'il avait dépêché en avant, et se rendit durant la nuit au lieu convenu. <4> Ils consacrèrent un jour à leur entrevue, y déterminèrent toutes les mesures à prendre, et la nuit suivante ils entrèrent dans le camp. <5> Voici quel était leur plan : Si Achéus sortait seul ou accompagné d'un unique serviteur avec Bolis et Arien, il ne devait être guère à craindre, et rien n'était plus facile que de s'emparer de sa personne; <6> si au contraire il était suivi d'une escorte, l'entreprise devenait délicate, d'autant plus que les traîtres voulaient le livrer vivant à Antiochus, car c'était là en quoi consistait surtout la grandeur du service. <7> Il fallait donc qu'Arien, après avoir fait sortir Achéus, le précédât de quelques pas, comme ayant une connaissance plus exacte de ces localités par où il était tant de fois allé et venu, <8> et que Bolis le suivît afin de pouvoir, dès que l'on serait arrivé au lieu où l'embuscade serait disposée par Cambyle, mettre la main sur lui : c'était le seul moyen d'empêcher Achéus de s'échapper au milieu de la nuit, à la faveur des bois, ou bien, dans son désespoir, de se précipiter du haut d'un rocher; le seul, enfin, de le faire tomber, comme on le désirait, en vie entre les mains de son rival. <9> On l'adopta, et bientôt Bolis se rendit chez Cambyle qui, dans le courant même de la nuit, le conduisit seul auprès d'Antiochus qui était seul aussi. <10> Le roi lui fit le plus gracieux accueil, confirma les promesses qu'il avait contractées, et engagea longuement les deux traîtres à ne plus différer l'accomplissement de leur dessein, après quoi ils retournèrent dans le camp. <11> Vers le matin, Bolis monta avec Arien à la citadelle et y entra qu'il faisait encore nuit. [8,22] XXII. <1> Achéus reçut Bolis avec empressement et affabilité, et l'interrogea longuement sur les détails de l'entreprise. <2> Il trouva en lui un homme dont le langage et toute la personne étaient à la hauteur d'une si lourde affaire. <3> Quelquefois, l'espoir d'être bientôt sauvé lui causait une vive joie; mais par moment aussi, il était effrayé , inquiet, en songeant à l'importance du bon ou du mauvais succès. Comme il avait une rare sagacité et une grande expérience, il résolut de ne pas accorder d'abord toute sa confiance à Bolis. <4> Il lui fit donc entendre qu'il ne lui était pas possible pour le moment de sortir, mais qu'il enverrait avec lui trois ou quatre de ses amis, et dès qu'ils auraient vu Mélancome il se mettrait en mesure de tenter son évasion. <5> Ainsi, Achéus prenait pour se garantir de la fraude toutes les précautions possibles; mais il avait oublié qu'il faisait le Crétois avec des Crétois. Bolis avait prévu tous les obstacles qu'on lui pouvait opposer. <6> Lorsque la nuit où il avait promis de faire partir ses amis avec Arien et Bolis fut arrivée, Achéus envoya ces derniers à la porte de la citadelle et leur dît d'y attendre ceux qui devaient les suivre. <7> Bolis obéit, et Achéus dans l'intervalle étant allé communiquer à sa femme son dessein, employa quelque temps à ranimer, par ses consolations et par la peinture de ses espérances, Laodice, que l'inattendu d'une telle entreprise avait mise hors d'elle-même ; <8> puis il se joignit à ses quatre amis à qui il avait donné des habits de moyenne élégance, tandis que lui-même, se faisant peuple, en avait revêtu un des plus ordinaires et des plus mesquins. <9> Il se mit en marche après avoir recommandé à un de ceux qui le suivaient de répondre seul à toutes les questions que pourraient lui faire Arien ou Bolis ; de demander seul ce dont il serait besoin, et de dire que ses compagnons étaient Barbares. [8,23] XXIII. <1> Lorsqu'ils eurent retrouvé Bolis et Arien, celui-ci, comme ayant une connaissance suffisante de ces localités, se plaça à la tête de la troupe. <2> Bolis, fidèle à son premier plan, fermait le cortège, soucieux et embarrassé. Bien que Crétois et par là même habile à deviner tout ce qui devait perdre autrui, il ne pouvait, à cause de l'obscurité, distinguer Achéus ni même savoir s'il était présent. <3> Mais la pente était rapide, le plus souvent difficile, elle offrait çà et là des endroits glissants et dangereux, et quand on arrivait à quelqu'un de ces mauvais passages, on soutenait ou attendait Achéus. <4> Ses compagnons ne pouvaient, par habitude, se défendre de ces marques de respect, et par là Bolis vit aussitôt qui était Achéus. <5> Lors donc qu'on fut parvenu au lieu fixé par Cambyle, il donna le signal d'un coup de sifflet. <6> Aussitôt les gens apostés en embuscade arrêtèrent les amis d'Achéus, et lui-même se saisit du prince qu'il étreignit dans ses habits, où il tenait ses mains cachées ; il avait peur qu'à la vue de cette trahison, le prince ne cherchât à se détruire ; et, en effet, il avait sur lui un poignard tout prêt. <7> Entouré de tout côté, Achéus resta au pouvoir de ses ennemis et fut immédiatement conduit auprès d'Antiochus. <8> Le roi, que l'issue de cette affaire préoccupait vivement, et qui en attendait le succès avec impatience, après avoir congédié les courtisans admis à sa table, était resté seul éveillé dans sa tente, avec deux ou trois gardes du corps. <9> Lorsque Cambyle entra et fit asseoir par terre Achéus garrotté, tel fut l'effet produit sur Antiochus par ce spectacle inattendu qu'il demeura longtemps sans voix, et qu'enfin, entrant dans la douleur d'Achéus, il se mit à pleurer. <10> C'est que, sans doute, il songeait combien sont inévitables et imprévus les coups de la fortune. <11> Il avait devant lui cet Achéus qui, fils d'Andromaque et neveu de Laodice, femme de Séleucus, avait épousé Laodice, fille de Mithridate, et s'était rendu maître absolu de toute l'Asie en deçà du Taurus. <12> Et au moment où, aux yeux de son armée et de celle de l'ennemi, il semblait occuper la ville la plus forte du monde, il devenait prisonnier et gisait à terre, chargé de chaînes, sans que personne autre que les traîtres eux-mêmes connût cette trahison. [8,24] XXIV. <1> Au matin, quand les courtisans, suivant l'habitude, se réunirent chez le roi et virent quel spectacle s'offrait à eux, ils éprouvèrent la même impression que le prince; telle était leur surprise qu'ils ne pouvaient croire à une semblable capture. <2> Le conseil fut rassemblé, et on délibéra longuement sur la peine qu'il fallait infliger au captif. On fut d'avis de mutiler Achéus, de lui couper ensuite la tête et de mettre sur la croix son corps enfermé dans une peau d'âne. <3> Lorsque cette exécution eut eu lieu et que les troupes syriennes apprirent la mort d'Achéus, <4> l'enthousiasme et la folle joie de toute l'armée furent tels, que Laodice, qui seule connaissait l'évasion de son mari, soupçonna déjà son malheur par le mouvement et l'agitation qui régnaient dans le camp. <5> Un messager vint bientôt lui apprendre la fin d'Achéus et lui ordonner de prendre ses mesures pour quitter la citadelle. <6> A cet ordre, ce ne fut d'abord dans la bouche de tous les soldats que gémissements confus et que plaintes ardentes, moins encore par amour pour Achéus que par surprise en présence d'un événement si étrange et si soudain ; <7> mais ils ne tardèrent pas à se trouver derrière leurs murailles, dans un cruel embarras. <8> Achéus mort Antiochus tourna toute son attention du côté de la citadelle, convaincu que ceux qui y étaient enfermés et la garnison surtout lui fourniraient quelque occasion favorable pour s'en emparer. La division, en effet, se mit parmi les assiégés ; ceux-ci se prononcèrent pour Ariobaze, ceux-là pour Laodice : suspects les uns aux autres, ils ne tardèrent pas à livrer au roi la citadelle. <9> Telle fut la fin d'Achéus, qui, après avoir pris toutes les précautions que la raison lui dictait, <10> mourut cependant sous les coups de scélérats en qui il s'était fié. Il a laissé ainsi deux grandes leçons à la postérité : <11> il enseigne par l'une à n'accorder facilement notre confiance à personne, par l'autre à ne pas nous enorgueillir de la prospérité et à prévoir tous les malheurs attachés à la nature humaine. [8,25] XXV. <1> Xerxès régnait à Armosate, située dans la belle plaine qui s'étend entre l'Euphrate et le Tigre, Antiochus alla camper sous cette ville et en commença le siège. <2> Effrayé à la vue des forces de son ennemi, Xerxès d'abord s'enfuit ; mais, craignant ensuite que son palais une fois occupé par Antiochus , tout le pays ne passât entre les mains du roi, il se repentit d'avoir pris la fuite et envoya solliciter auprès d'Antiochus une entrevue. <3> Des amis dévoués d'Antiochus conseillaient à ce prince de ne pas laisser échapper son jeune rival, s'il se livrait entre ses mains, et dès qu'il serait maître de la ville, de remettre le pouvoir à son neveu Mithridate. <4> Le roi n'écouta pas leurs conseils, fit venir Xerxès, se réconcilia avec lui et même le tint quitte de la plus grande partie des tributs que lui devait son frère. <5> Il accepta seulement sur-le-champ trois cents talents, mille chevaux et autant de mules avec leurs harnais. Il rétablit ensuite l'ordre dans le petit royaume de Xerxès, lui donna sa sœur Antiochus, et séduisit les habitants de la contrée par la manière généreuse et vraiment royale dont il sembla aux yeux de tous s'être conduit en cette circonstance. <1> Tarente, enorgueillie de ses richesses, appela Pyrrhus, roi d'Épire. Toute nation qui jouit pendant longtemps, avec la liberté, d'une grande puissance, se fatigue, par un effet naturel, de cet état et cherche un maître, l'avenir paraissant toujours meilleur que le présent; l'a-t-elle trouvé? elle le déteste, car elle sent qu'elle a grandement perdu à changer. C'est ce qui arriva aux Tarentins. <3> Dès que cette nouvelle parvint à Tarente et à Thurium, la multitude s'indigna. [8,26] XXVI. <4> Les conjurés sortirent de la ville sous le prétexte de quelque excursion dans le voisinage, puis lorsque, pendant la nuit, ils se furent approchés du camp des Carthaginois, tous allèrent se cacher dans un bois près de la route, à l'exception de Philémène et de Nicon, qui s'avancèrent jusqu'au retranchement. <5> Les sentinelles les arrêtèrent et les conduisirent à Annibal, sans qu'ils dissent d'où ils venaient et qui ils étaient; ils leur témoignèrent seulement le désir de parler à leur chef. Introduits auprès du général, ils lui demandèrent de l'entretenir en particulier. <6> Annibal leur accorda avec empressement cette conférence, <7> et aussitôt, défendant chaleureusement la cause de leur patrie et la leur, ils entassèrent contre Rome mille griefs, afin de ne point paraître s'être jetés sans raison dans le parti qu'ils avaient adopté. <8>Annibal parut sensible à leur démarche, les remercia de leur bon vouloir et les congédia en leur recommandant de revenir le plus tôt qu'il leur serait possible. <9> Pour le moment, il les engagea à pousser devant eux, dès qu'ils seraient à quelque distance du camp, les troupeaux envoyés le matin au pâturage, d'emmener avec le bétail les gardiens eux-mêmes, et de retourner ainsi hardiment à Tarente : il prenait sur lui de veiller à leur sûreté. <10> De cette manière, il se ménageait en même temps le loisir d'examiner de plus près ce que lui proposaient ces jeunes gens, et leur fournissait un moyen de faire croire à leurs concitoyens qu'ils allaient sans fraude ni arrière-pensée butiner dans la campagne. <11> Nicon et Philémène suivirent son conseil, et si Annibal ressentait une vive joie d'avoir rencontré, après tant de peine, l'occasion d'exécuter son dessein, <12> plus vive aussi que jamais était l'ardeur des jeunes Tarentins, heureux de s'être impunément entretenus avec Annibal, de l'avoir trouvé prêt à les seconder, de s'être enfin suffisamment assuré la confiance de leurs concitoyens par la richesse du butin qu'ils avaient ramené. <13> Ils vendirent une partie de leur capture, dépensèrent le reste en festins, et par là non seulement obtinrent pleine créance des Tarentins, mais encore trouvèrent dans leurs concitoyens beaucoup d'imitateurs. [8,27] XXVII. <1> Ils firent une nouvelle sortie, procédèrent comme dans la première, et alors, entre Annibal et eux il fut juré amitié aux conditions suivantes : <2> les Carthaginois rendront la liberté aux Tarentins, n'exigeront d'eux aucun impôt sous quelque nom que ce soit; ils ne leur imposeront aucune autre charge, mais dès qu'ils seront devenus maîtres de la ville, ils pourront piller les demeures et les auberges occupées par les Romains. <3> On convint encore d'un mot d'ordre sur lequel les sentinelles laisseraient pénétrer les Tarentins dans le camp dès qu'ils se présenteraient. <4> Grâce à cette précaution, ils eurent dès lors la facilité de s'entretenir fréquemment avec Annibal. Ils sortaient de la ville, tantôt, à les entendre, pour une expédition contre l'ennemi, tantôt pour chasser. <5> Tout ainsi combiné, la plus grande partie des conjurés ne fit plus qu'attendre dans l'enceinte des murs l'occasion favorable, et Philémène fut chargé de simuler des parties de chasse. <6> On croyait, à cause de son vif amour pour cet art, qu'il n'avait rien de plus à cœur que de s'y livrer. <7> On lui confia donc le soin de gagner par quelques pièces de gibier le gouverneur de la ville, Caïus Livius, et le poste qui veillait à la porte Téménide. <8> Philémène accepta, et soit qu'il chassât lui-même, soit qu'il reçût de la main d'Annibal quelque gibier, il rapportait toujours à la ville de la venaison, en donnait une partie à Caïus et l'autre aux gardiens de la porte Téménide pour qu'ils consentissent à lui ouvrir promptement : <9> car c'était le plus souvent la nuit qu'il sortait de la ville et qu'il y rentrait, par crainte, disait-il, de l'ennemi, et en réalité parce que cette heure se prêtait mieux à ses desseins.<10> Lors donc que Philémène fut assez connu des gardiens pour qu'à son arrivée, et au premier coup de sifflet, on ouvrît la porte sans hésiter, <11> les conjurés, instruits que le gouverneur romain devait bientôt, avec un grand nombre des siens, se rendre dès le matin à un repas dans le Musée voisin de l'Agora, convinrent de ce jour avec Annibal pour agir. [8,28] XXVIII. <1> Annibal, depuis longtemps, s'était ménagé le prétexte de je ne sais quelle maladie, pour que les Romains ne s'étonnassent pas de le voir si longtemps demeurer à la même place ; il feignit alors plus que jamais d'être malade. <2> Son camp était éloigné de Tarente d'environ trois jours de marche. <3> Lors donc que le jour fixé fut arrivé, il choisit parmi ses fantassins et ses cavaliers les plus rapides et les plus braves, au nombre de dix mille, et leur dit de prendre des vivres pour quatre jours. <4> Il partit en personne à l'aurore, et poussa en avant sans s'arrêter. Chemin faisant, il donna ordre à quatre-vingts cavaliers numides de précéder son armée de trente stades environ, et de battre tous les lieux qui bordaient la route, <5> afin qu'on ne vît pas ses forces entières, et que parmi les habitants qui fuiraient devant les ennemis, les uns fussent faits prisonniers, et que les autres qui se réfugieraient à Tarente annonçassent seulement la présence de quelques Numides. <6> Quand ceux-ci furent à environ cent vingt stades de Tarente , il fit dîner son armée près d'un fleuve qui, encaissé entre des rochers, était à peine visible. <7> Là, il rassembla ses officiers, et sans leur exposer nettement ses desseins, leur dit de se montrer à la prochaine occasion hommes de cœur, parce que jamais plus belles récompenses n'avaient été réservées à leur valeur. <8> Il leur recommanda ensuite de maintenir chaque soldat à son rang et de punir sévèrement ceux qui s'en écarteraient; <9> il termina en leur rappelant d'être attentifs à la parole du général, et de ne rien faire, passé ce qu'il ordonnerait. <10> Après ce discours il les congédia, et dès que les ténèbres se répandirent il donna le signal du départ à l'avant-garde. Il désirait arriver sous les murs de Tarente au milieu de la nuit, il avait pour guide Philémène, et celui-ci portait un sanglier sauvage afin d'en faire l'usage convenu, [8,29] XXIX. <1> Caïus Livius était resté depuis le matin à table au Musée avec ses amis, comme l'avaient prévu les jeunes nobles, et les libations se succédaient avec le plus d'ardeur quand on vint vers le coucher du soleil l'avertir que quelques Numides dévastaient la campagne. Livius, qui ne vit rien au delà, <2> appela auprès de lui quelques officiers, et leur donna ordre de partir vers l'aurore avec la moitié de la cavalerie pour s'opposer aux ravages de l'ennemi. Grâce au bruit de cette attaque partielle, Caïus soupçonna moins que jamais le grand dessein d'Annibal. Cependant, la nuit étant tombée, <3> Nicon, Tragisque et d'autres conjurés réunis dans la ville, allèrent attendre le retour de Livius et de ses compagnons, <4> et comme le festin avait duré tout le jour, Livius ne tarda pas à sortir; aussitôt, la plus grande partie des jeunes nobles se retira à l'écart, tandis que quelques-uns d'entre eux se portèrent en désordre au-devant du gouverneur, se lançant des quolibets et affectant toutes les allures de gens qui sortent de table. <5> Livius et ses amis étaient de leur côté bien plus excités par une ivresse réelle : des rires et des plaisanteries suivirent la rencontre des deux troupes. <6> Bref, Nicon et ses complices, rebroussant chemin, ramenèrent Caïus jusque dans sa maison, où bientôt il se plongea dans ce profond sommeil qui suit naturellement les longues orgies, l'esprit libre de pensées tristes ou fâcheuses, et tout entier à la mollesse et à la joie. <7> Nicon et Tragisque rejoignirent leurs compagnons au plus vite. Alors, se divisant en trois sections, ils occupèrent les avenues du Forum les plus commodes pour que rien de ce qui se passait au dehors ou bien au dedans de la ville ne leur échappât , <8> ils placèrent en outre quelques vedettes près de la maison de Livius, sachant bien qu'à la première idée du péril qui menacerait, on s'adresserait d'abord au gouverneur, et que les obstacles viendraient de lui. <9> Enfin, quand les citoyens furent rentrés chez eux, et que le bruit des passants eut cessé, quand la ville entière fut endormie, et que la nuit eût marché sans que rien vînt contrarier l'espoir de Tragisque et de Nicon, les conjurés réunis se préparèrent à consommer leur dessein. [8,30] XXX. <1> Voici quel était le plan arrêté entre les jeunes gens et les Carthaginois : <2> il était convenu qu'Annibal en arrivant près de la ville du côté qui regarde le levant, vers la porte Téménide, allumerait un feu sur un tombeau que quelques-uns appellent tombeau d'Hyacinthe, et d'autres d'Hyacinthe Apollon ; <3> que Tragisque, à l'apparition de ce signal, allumerait un autre feu ; <4> que les Carthaginois éteindraient aussitôt le leur et s'avanceraient à pas lents vers la porte. <5> Ces dispositions prises, les conjurés traversèrent la partie habitée de la ville et se rendirent au cimetière. <6> La partie orientale de Tarente est couverte, en effet, de monuments funéraires, les Tarentins ayant coutume d'ensevelir leurs morts dans l'intérieur de la ville pour obéir à un vieil oracle. <7> Apollon, racontent-ils, leur prédit que plus ils seraient nombreux, plus leur cité serait florissante, et d'après cet oracle, <8> convaincus qu'ils ne pourraient manquer de prospérer s'ils conservaient les morts dans l'enceinte de leurs murs, ils les y ensevelissent encore aujourd'hui. <9> Réunie près du tombeau de Pythonique, la troupe des conjurés attendait avec anxiété, <10> quand Annibal donna le signal convenu. Aussitôt, Nicon et Tragisque, enhardis à la vue du feu des Carthaginois, allumèrent le leur, et, dès qu'ils s'aperçurent que celui d'Annibal était éteint, ils s'élancèrent vers la porte, de toute leur vitesse, <11> afin d'en tuer les gardiens avant l'arrivée des Carthaginois qui, d'ailleurs, devaient n'avancer que lentement. <12> Tout leur réussit ; ils surprirent les sentinelles, les massacrèrent, brisèrent les leviers, <13> et bientôt les portes s'ouvrirent devant Annibal, qui avait si bien mesuré sa marche que personne ne soupçonna son arrivée sous les murs de la ville. [8,31] XXXI. <1> Les Carthaginois, introduits dans Tarente sans coup férir et sans bruit, suivant leur dessein, et convaincus que la tâche la plus difficile était maintenant achevée, se dirigèrent hardiment vers la place publique , à travers la vaste rue qui y conduit en partant de la rue Bathéa. <2> Ils laissèrent sous les murs deux mille cavaliers afin de se ménager une réserve en cas de quelque attaque soudaine au dehors, un secours contre les accidents imprévus, si ordinaires dans les affaires de cette sorte. <3> Lorsqu'il fut près du Forum, Annibal fit arrêter ses troupes, et là attendit avec impatience des nouvelles de Philémène, inquiet de savoir comment de ce côté tournerait l'entreprise : <4> car au moment où, après avoir allumé le feu du signal, il allait s'avancer vers la porte Téménide, il avait envoyé Philémène, suivi de son sanglier sur une civière et de mille Africains, à la porte voisine, afin de ne pas laisser tout le succès dépendre d'une seule tentative, et de multiplier les chances. <5> Philémène, parvenu à quelque distance des murailles, siffla comme de coutume, et aussitôt un gardien descendit pour lui ouvrir la porte. <6> Sur les instances du jeune homme qui lui criait de se hâter, parce qu'ils étaient, lui et ses compagnons, fatigués du poids d'un sanglier sauvage, le malheureux, joyeux de cette nouvelle, et se flattant d'avoir de cette belle chasse la part qui lui revenait d'ordinaire, ouvrit avec empressement. <7> Philémène, qui était à la tête de la civière , entra aussitôt avec un de ses complices en habit de pâtre, qui passa pour un campagnard, et suivi de deux autres conjurés qui tenaient la bête par derrière. <8> A peine établis dans l'intérieur des murs, tous quatre massacrèrent le gardien au moment où il regardait le sanglier et le maniait sans crainte; puis ils introduisirent en silence, et peu à peu, trente Africains environ qui marchaient immédiatement après eux et qui précédaient le reste de la troupe. <9> Enfin, les uns brisèrent les leviers, les autres tuèrent le poste qui veillait en cet endroit, et donnèrent aux Africains qui étaient dehors le signal de pénétrer dans la ville. <10> Ils le firent en toute sûreté, et Philémène se rendit comme il était convenu à la place publique. <11> Dès que sa troupe se fut réunie à celle d'Annibal, celui-ci, joyeux de voir ainsi tout lui réussir à souhait, s'occupa d'achever ses desseins. [8,32] XXXII. <1> Il détacha de ses Gaulois deux mille hommes, les divisa en trois corps, plaça chacun d'eux sous le commandement de deux des conjurés. <2> Il fit partir en même temps quelques-uns de ses capitaines, et ordre fut donné à tous de s'emparer des avenues les plus avantageuses qui conduisaient à la place publique. <3> Cela fait, il recommanda aux jeunes Tarentins d'épargner la vie de tous les habitants qu'ils rencontreraient sur leur passage, et de dire aux autres de rester tranquilles, en leur promettant en son nom pleine et entière sûreté. <4> Les officiers carthaginois et gaulois eurent pour instruction de frapper sans pitié les Romains. On se sépara ensuite, et chaque troupe alla de son côté exécuter les volontés d'Annibal. <5> Lorsque la présence de l'ennemi dans les murs fut connue de Tarente tout entière, ce ne fut partout que tumulte et que cris confus. <6> Caius, à la nouvelle de la présence d'Annibal, se sentant incapable d'agir à causa de son ivresse, quitta aussitôt sa demeure avec ses esclaves, se rendit à la porte qui conduisait au port, et l'ayant fait ouvrir par le gardien, monta sur une barque qui le porta lui et son monde dans la citadelle. <7> Cependant Philémène, qui avait eu soin de préparer des trompettes romaines et de se munir d'hommes accoutumés à en jouer, faisait du haut du théâtre sonner l'alarme. <8> Les Romains coururent en armes à la citadelle, suivant l'usage, et servirent ainsi le désir des Carthaginois. <9> Errant à travers les rues en désordre, au hasard, les uns tombaient au milieu des Africains, les autres au milieu des Gaulois : ils y trouvaient la mort, et grand fut le massacre. <10> Quant aux Tarentins, bien qu'il fît jour, ils demeuraient tranquilles sans savoir au juste ce qui se passait. <11> Comme ils entendaient la trompette romaine et qu'ils ne voyaient dans la ville ni désordre ni pillage, ils s'imaginaient que tout ce mouvement venait des Romains. <12> Ce ne fut que lorsqu'ils aperçurent un grand nombre de Romains gisant dans les rues, et quelques Gaulois occupés à dépouiller ces cadavres, qu'ils soupçonnèrent l'entrée des Carthaginois dans Tarente. [8,33] XXXIII. <1> Les Romains s'étaient réfugiés dans la citadelle, où ils avalent déjà établi une garnison, et le jour était grand. Annibal, après avoir rangé ses troupes en bataille sur la place publique, par la voix du crieur public fit avertir les Tarentins de se réunir sans armes au Forum. <2> En même temps les jeunes conjurés, parcourant la ville, criaient liberté et disaient à leurs concitoyens d'avoir bon courage, que les Carthaginois étaient venus parmi eux pour leur bien. <3> Tous les Tarentins attachés par une vieille amitié aux Romains se retirèrent dans la citadelle. Les autres, comme on le leur demandait, se présentèrent sans armes, et Annibal leur adressa quelques paroles bienveillantes.<4> L'assemblée, charmée d'une douceur si imprévue, accueillit son discours par d'unanimes applaudissements. Il la congédia en engageant chaque citoyen à rentrer chez soi sur-le-champ et à écrire sur sa porte : Tarentin. <5> Il défendit, sous peine de mort, de placer ce mot sur la demeure d'un Romain; puis il choisit les soldats dont il était le plus sûr et les envoya piller toutes les habitations romaines : <6> le mot d'ordre était de regarder comme ennemies toutes les maisons sans inscription aucune ; il tint le reste de ses troupes sous les armes, comme réserve en cas de besoin. [8,34] XXXIV. <1> Les Carthaginois retirèrent de ce pillage de riches et abondantes dépouilles, et le butin qu'ils ramassèrent répondit largement à leurs espérances. <2> Ils passèrent cette nuit sous les armes. Le lendemain, Annibal tint conseil avec les Tarentins et décida de séparer par un mur la ville de la citadelle, afin que les Romains qui s'y étaient réfugiés ne pussent les inquiéter. <3> Il s'occupa donc d'élever un retranchement parallèle à la muraille et au fossé de la forteresse. <4> Comme il savait bien que les Romains ne le laisseraient pas faire tranquillement, qu'ils s'y opposeraient même de toutes leurs forces, il choisit pour cette œuvre les soldats les plus braves, car rien n'était à ses yeux plus nécessaire que de frapper les Romains de stupeur et d'inspirer par contrecoup aux Tarentins une heureuse audace. <5> A peine avait-il commencé de jeter le retranchement que les Romaine attaquèrent résolument l'ennemi. Annibal, par un léger combat, échauffa leur ardeur, et quand il vit que le plus grand nombre avait franchi le fossé, il donna le signal et s'élança. <6> L'action, qui s'était engagée sur un terrain étroit et de toutes parts fermé, fut chaude : enfin les Romains, refoulés, prirent la fuite; beaucoup restèrent sur le champ de bataille, <7> mais la plus forte partie, rejetée précipitamment dans le fossé, y trouva la mort. [8,35] XXXV. <1> Dès lors Annibal, grâce à ce succès, put à loisir poursuivre impunément son ouvrage. <2> Il avait réduit par la force l'ennemi à demeurer derrière ses remparts, tremblant pour lui et pour la citadelle. <3> Bien plus, il inspira aux Tarentins une telle confiance qu'ils se crurent capables, même sans l'assistance des Carthaginois, de résister aux Romains. <4> Quand il eut achevé le retranchement, à quelque distance de cet ouvrage, du côté de la ville, il creusa un fossé parallèle au retranchement à la fois et au fossé de la citadelle. <5> Le long du bord qui regardait Tarente, il forma, de la terre amoncelée, une terrasse où s'élevait un second retranchement ; si bien qu'on trouvait dans ces constructions presque autant de sûreté que dans un rempart. <6> Cependant, en deçà et à peu de distance de la terrasse, vers la ville, Annibal entreprit de bâtir une muraille qui, partant de la rue Sotéra, aboutît à la rue Bathéa. Il voulait que ces fortifications fussent capables par elles-mêmes, et sans bras pour les défendre, <7> de mettre les Tarentins à l'abri de tout péril. <8> Enfin, après avoir laissé dans Tarente un corps de cavalerie et d'infanterie suffisant pour veiller à la sûreté de la ville et du mur, il alla camper à environ quarante stades de la ville, près d'une rivière que l'on appelle quelquefois Galèse et d'ordinaire Eurotas. Ce nom lui vient de l'Eurotas de Laconie. <9> En effet, on trouve beaucoup de ces dénominations lacédémoniennes à Tarente même et sur tout son territoire, parce que c'est une colonie de Sparte et que les Tarentins et les Lacédémoniens sont unis par les liens du sang. <10> Dès que ce mur fut achevé grâce au zèle empressé des Tarentins et de l'active coopération des Carthaginois, Annibal résolut d'attaquer la citadelle. [8,36] XXXVI. <1> Déjà il avait fait les préparatifs nécessaires pour le siège, lorsque la citadelle reçut par mer un secours de Métaponte, et les Romains, quelque peu ranimés, s'étant jetés pendant la nuit sur les ouvrages, détruisirent les travaux et les machines. <2> Dès lors Annibal désespéra de pouvoir enlever la citadelle; mais, comme le mur était terminé, il rassembla les Tarentins et leur dit que, dans les conjonctures présentes, le principal pour eux était de se rendre maîtres de la mer. <3> En effet, dès que la citadelle dominait l'entrée du port, les Tarentins, comme je l'ai dit plus haut, étaient incapables de monter sur leurs vaisseaux et de sortir, et les Romains se procuraient sans péril de ce côté tout ce dont ils avaient besoin. <4> Cela durant, Tarente ne pouvait être solidement libre. <5> Annibal l'avait bien compris. Aussi répétait-il aux Tarentins que les Romains, une fois privés de l'espoir de secours maritimes, ne tarderaient pas à céder d'eux-mêmes et à abandonner la citadelle pour la leur livrer. <6> Si les Tarentins appréciaient la justesse de ses conseils, ils ne voyaient pas le moyen de les réaliser, à moins qu'une flotte carthaginoise n'apparût tout à coup. <7> Or, cela était alors impossible; aussi ne s'expliquaient-ils pas pourquoi Annibal leur tenait ce langage, <8> et quand il vint leur dire que, s'ils le désiraient, ils deviendraient certainement maîtres de la mer sans l'assistance de Carthage, plus grande encore fut la surprise de tous; on ne savait qu'entendre par ces paroles. <9> Mais il avait remarqué que la vaste rue qui régnait en deçà du retranchement et qui, le long même du mur, conduisait du port vers la mer, au dehors , pouvait facilement se prêter à ses vues; c'est par là qu'il voulait faire passer les vaisseaux du port dans la partie méridionale de la ville. <10> Quand donc Annibal expliqua son plan aux Tarentins, non seulement ils approuvèrent avec ardeur ce projet, mais ils conçurent pour ce grand homme une telle admiration qu'ils ne virent plus rien qui pût triompher de sa sagacité et de son audace. <11> On rassembla à la hâte des machines à roues, et, à peine proposée, l'œuvre était déjà exécutée, tant était vif l'enthousiasme, si nombreux étaient les bras qui concouraient à ce travail! <12> Les Tarentins, après avoir ainsi transporté leurs navires jusqu'à la mer, en dehors de Tarente, assiégèrent sans péril la citadelle, dès lors dépourvue de secours. <13> Annibal laissa une garnison dans la ville, et, suivi de son armée, arriva trois jours après dans son camp, où il demeura enfermé pendant le reste de l'hiver. [8,37] XXXVII. Pour compter les rangées de pierres, celles dont on avait bâti cette tour, étant toutes de même hauteur, il était facile d'apprécier à quelle distance les créneaux étaient du sol. 1° Sur ces entrefaites, il apprit que les Syracusains célébraient une fête publique qui durait trois jours, et que s'ils ne faisaient pas bonne chère à cause de la rareté des vivres , ils usaient largement du vin ; se rappelant alors le peu de hauteur de la muraille, il résolut de tenter la chance. 2° Les Romains, en attachant deux échelles l'une à l'autre, s'emparèrent de la tour. Réunis en ce lieu pour la fête, les Syracusains ou bien buvaient encore , ou bien dormaient ensevelis dans l'ivresse. L'ennemi les tua sans éprouver de résistance. Enfin Marcellus prend Epipole, et cette prise enhardit les Romains.