[0] QU'IL N'EST PAS MÊME POSSIBLE DE VIVRE AGRÉABLEMENT SELON LA DOCTRINE D'EPICURE. (PERSONNAGES DU DIALOGUE: PLUTARQUE, ZEUXIPPE, THÉON, ARISTODÈME. [1] Colotès, le familier d'Épicure, a publié un traité dont le titre est celui-ci : «A suivre les dogmes des autres philosophes, il n'est pas même possible de vivre.» Tous les arguments qu'il nous est venu à l'esprit d'avancer contre ce Colotès pour la défense des philosophes ont été la matière d'une leçon par nous précédemment écrite. Mais attendu que, même après la séance levée, il a été durant la promenade dit plus de paroles encore contre la secte épicurienne, il m'a semblé bon de recueillir aussi ces dernières paroles. N'y aurait-il d'ailleurs aucun autre motif, je veux faire voir à ceux qui redressent les autres, que quand on attaque des doctrines et des écrits, il ne faut pas se borner à un examen superficiel, prendre isolément dans un passage et dans un autre des phrases détachées, ni s'occuper des mots en négligeant l'ensemble du texte. Ce n'est avoir là d'autre but que de donner le change à des auditeurs sans expérience. [2] En effet, comme nous avions fait déjà quelques pas dans le Gymnase, suivant notre coutume, à la suite de notre leçon, Zeuxippe prit la parole : «Il me semble, dit-il, que la discussion a été soutenue de notre part avec beaucoup de mollesse, et qu'elle autorisait plus de franchise et de liberté de langage. Voilà pourtant qu'Héraclide en partant nous accuse d'avoir attaqué avec trop de violence Epicure et Métrodore, qui, dit-il, ne méritent aucun reproche.» — Et alors, dit Théon, vous ne lui avez pas répondu, que comparativement à eux Colotès est un modèle d'urbanité et modération! Car les épithètes les plus odieuses du vocabulaire humain, bouffons, vantards, bravaches, débauchés, homicides, pleureurs, artisans de corruption, cerveaux pesants, ils les ont jetées à la face d'Aristote, de Socrate, de Pythagore, de Protagoras, de Théophraste, d'Héraelide, d'Hipparque. Est-il un seul philosophe illustre sur lequel ils ne les aient répandues? Aussi, même quand tout serait d'ailleurs sagesse en eux, ces calomnies et ces imputations suffiraient pour les mettre au ban de la philosophie : car on doit laisser en dehors de ce choeur divin et la jalousie et la malveillance qui par faiblesse ne peut dissimuler le dépit qu'elle éprouve.» Aristodème alors s'emparant de la parole : «Héraclide, dit-il, en sa qualité de grammairien prend fait et cause pour la tourbe poétique, (c'est l'expression des Épicuriens), et pour les divagations d'Homère. C'est sa façon de remercier Epicure. Ou bien peut-être témoigne-t-il ainsi sa gratitude envers Métrodore, qui dans une foule de ses ouvrages insulte le grand ponte. Mais laissons là ces philosophes, Zeuxippe, et reprenons ce qu'au commencement de notre dernière conférence nous disions contre les Épicuriens "qu'il n'est pas même possible de vivre agréablement d'après leur doctrine." Oui : pourquoi, puisque celui-ci est fatigué, n'entreprendrions-nous pas plutôt nous-mêmes de traiter à fond cette thèse, en nous adjoignant Théon?» — Alors Théon : «Mais c'est une tâche que d'autres ont accomplie avant nous. "Un but tout différent", si vous le voulez bien, sera celui que nous nous proposerons. Savez-vous quelle vengeance au profit des philosophes je propose de tirer des Epicuriens? C'est que nous essayions, dans la mesure de nos forces, de démontrer "qu'il n'est pas même possible de vivre agréablement d'après leur doctrine." — Oh ! oh ! dis-je alors en souriant, vous semblez vouloir véritablement leur marcher sur le ventre et les attaquer jusqu'au vif, quand vous leur enlevez «l'agrément», à ces hommes qui crient : «Nous ne nous piquons pas d'être lutteurs habiles, ni orateurs, ni présidents d'assemblées populaires, ni magistrats. Ce qui nous plaît toujours, c'est la table ce sont toutes les émotions sensuelles qui réjouissent, et qui ont pour objet d'affecter agréablement et voluptueusement l'âme.» Aussi, vous me semblez leur enlever non pas l'agrément mais la vie, si vous ne leur laissez pas la vie agréable. — «Pourquoi donc, dit Théon, si vous approuvez cette discussion, ne profitez-vous pas de ce qu'elle se présente?» — J'en profiterai, répondis-je, en devenant votre auditeur, et, au besoin, votre interlocuteur; mais je vous abandonne la priorité de l'attaque. Ici Théon s'excusait quelque peu, mais Aristodème lui dit : «Nous avions un chemin bien court et tout uni pour arriver à la question. Pourquoi faut-il que vous nous l'ayez fermé, en ne permettant pas, qu'avant tout nous citions les philosophes de cette secte à notre tribunal, afin qu'ils aient à répondre touchant l'honnête? Quand des hommes posent le plaisir comme fin dernière, il n'est pas facile de leur interdire la vie agréable ; mais une fois dépossédés de la vie honnête ils étaient, par le fait même, dépossédés également de la vie agréable, puisque «vivre agréablement sans vivre honnêtement est un état impossible», comme les Epicuriens eux-mêmes en conviennent.» [3] «C'est là, dit Théon, un point sur lequel nous reviendrons, si vous le permettez, dans la suite de cet entretien. Pour le moment, nous userons de ce qu'ils accordent eux-mêmes. Les Epicuriens pensent que «le souverain bien réside dans la région de l'estomac et dans tous les autres conduits de la chair par où s'introduisent le plaisir et la souffrance ; que toutes les belles découvertes, les inventions ingénieuses, ont pour but les satisfactions de l'estomac et l'agréable espoir de cette jouissance». Ainsi a parlé le sage Métrodore. Quand on parle d'un tel principe, mon cher ami, il est clair que l'on fait poser le bien sur une base fragile, à moitié ruinée, sans consistance. Ces mêmes organes qui donnent entrée aux plaisirs sont aussi ouverts pareillement aux sensations douloureuses. Disons mieux : ce n'est que par un petit nombre de conduits que nous recevons la volupté, tandis qu'au contraire la souffrance entre chez nous par tous les pores. Où réside le plaisir? Dans les jointures, dans les nerfs, dans les pieds, dans les mains. Or c'est là aussi qu'établissent leur domicile les affections les plus douloureuses et les plus pénibles, à savoir, la goutte, les rhumatismes, la gangrène, les ulcères rongeurs. Présentons aux organes de notre corps les parfums, les sucs les plus délicieux, bien petite sera la place que nous trouverons en lui pour qu'il soit doucement et agréablement chatouillé, tandis que toutes les autres places éprouvent à chaque instant des douleurs qui nous irritent et nous indignent. Il n'est pas une des parties du corps à laquelle le feu, le fer, les morsures, les étrivières n'aient fait endurer la souffrance et les sensations les plus douloureuses, pas une où ne pénètrent l'ardeur du chaud, le froid, la fièvre. Les plaisirs, au contraire, ne se succèdent que par intervalles. C'est à peine si en souriant ils effleurent la surface des corps. Leur durée n'est que d'un instant. Comme de rapides météores, ils ne se sont pas plus tôt allumés dans notre chair qu'ils s'y éteignent. En fait de souffrances, nous ne saurions trouver de témoignages plus concluant que celui que nous présente le Philoctète d'Eschyle : "Du terrible dragon Mon mal affreux n'est pas une émanation. Le monstre habite en moi : c'est lui, lui que j'endure. Il dévore mon pied d'une cruelle morsure." La douleur devrait bien se contenter de glisser sans atteindre et sans mettre en mouvement les autres parties de notre corps ! C'est comme la graine de l'herbe médiques, qui par des détours nombreux et irréguliers s'attache au sol et s'y conserve longtemps à cause de son aspérité : ainsi la souffrance multiplie les crochets et les racines qui la propagent dans notre chair, qui l'identifient avec nous. Elle y demeure, en dépit que nous en ayons, non pas seulement un jour, non pas seulement une nuit, mais quelquefois durant des années, durant des olympiades entières . Ce n'est qu'à d'autres douleurs, comme on voit des clous plus vigoureux en chasser d'autres, qu'une précédente douleur cède à grand regret la place. Alors seulement elle déloge, alors seulement elle lâche prise. Qui jamais a bu, qui jamais a mangé aussi longtemps que dure la soif des fiévreux, que dure la faim des assiégés? Où trouver dans le commerce de ses amis des douceurs et une tendresse qui se prolongent autant que les supplices et les tortures infligés par des tyrans? Telle est l'impuissance du corps, telle est son inaptitude naturelle à la vie de plaisir, qu'il supporte mieux les fatigues que la volupté. Contre les premières il a de la vigueur et de la puissance, mais la volupté le trouve faible et dégoûté promptement. «Il est vrai que, dès qu'il est question de vie agréable, les Épicuriens ne nous laissent pas parler longtemps sur ce sujet. Ils confessent eux-mêmes que le plaisir de la chair dure peu de temps, ou plutôt que cette durée est imperceptible. Mais ne sont-ce pas là de vaines paroles? N'est-ce pas chez eux pure jactance? Ainsi Métrodore s'exprime en ces termes : «Souvent nous avons rejeté avec mépris les voluptés corporelles.» Ainsi Épicure prétend «que le sage oppose souvent un rire dédaigneux à l'excès des souffrances sous lesquelles son corps est près de succomber.» Mais ces philosophes pour qui les fatigues corporelles sont si légères et si faciles à supporter, comment se fait-il qu'ils attachent du prix aux voluptés? Car enfin, même en supposant que celles-ci ne le cèdent pas aux douleurs en durée et en vivacité, du moins elles les avoisinent, et Epicure donne pour fin commune aux voluptés la suppression de toute douleur. Il veut faire entendre que la nature porte nos plus grands plaisirs à la suppression de la douleur, sans permettre qu'ils aillent plus loin en intensité. A entendre Épicure ce sont la, toutes les fois qu'elle ne nous livre pas à la souffrance, les seules variations que la nature veuille bien admettre, et encore ne sont-elles pas nécessaires. Mais le chemin qui nous conduit par le désir à cette dernière situation, et qui est la mesure unique des plaisirs, est bien court, bien abrégé. Aussi les Epicuriens, sentant la faiblesse d'une telle ressource, abandonnent-ils ce terrain ingrat, et du corps ils transportent à l'âme la fin de notre destinée, en disant que c'est par l'âme que nous aurons des immensités, des prairies délicieuses de félicités. "Mais Ithaque n'a point de vastes champs de course". Il n'y a pas non plus, dans les petites proportions de notre individu de vastes espaces pour les plaisirs. La jouissance y est convulsive, et mêlée le plus souvent d'éléments étrangers et de gémissements spasmodiques.» [4] A ces mots Zeuxippe : «Eh quoi, dit-il à Théon, vous ne trouvez pas que ces hommes aient raison de commencer par le corps, dans lequel se manifeste en premier la naissance du plaisir, de passer ensuite à l'âme, comme à un appui plus solide, et de mettre dans celle-ci le complément de la volupté? — Ici je pris la parole : Ce serait le mieux du monde, et rien ne serait plus conforme aux lois de la nature, si, poursuivant là des idées meilleures et plus parfaites, les Epicuriens arrivaient à quelques découvertes, comme les savants qui s'occupent de théories, ou comme les politiques. Mais quand vous les entendez protester et crier que l'âme n'est pas née pour trouver le bonheur et le calme dans rien de ce qui existe, sinon dans les plaisirs sensuels, présents ou attendus, que c'est là son vrai bien, ne vous paraissent-ils pas représenter l'âme comme un filtre ajusté à notre machine humaine? Oui : du corps ils font passer le plaisir dans l'âme, et ils l'y laissent séjourner, comme on transvase du vin d'une cruche fêlée et en mauvais état. Ils pensent en cela faire chose plus belle et plus honorable. Or si le temps peut conserver un vin transvasé et en faire une liqueur plus agréable, l'âme ne recueille de la volupté que le souvenir; et, comme un parfum, c'est la seule chose qu'elle en garde. Après s'être allumé dans nos sens le plaisir s'éteint, et le souvenir qu'il laisse est quelque chose de vague et de fumeux. Je comparerais volontiers l'impression qui en reste à des aliments mangés ou bus la veille, et qu'on mettrait comme en réserve dans sa pensée, pour s'en régaler, sans doute, quand on n'aurait pas de nourriture fraîche. Voyez combien les Cyrénaïques ont plus de mesure, bien qu'ils boivent à la même coupe qu'Épicure. Ils ne pensent pas que l'on doive se livrer en plein jour aux voluptés amoureuses. Ils veulent que pour les goûter on s'abrite derrière les ténèbres : afin que les images de cet acte ne s'impriment pas par la vue d'une manière trop frappante dans la pensée et que l'imagination n'enflamme pas trop vivement les désirs. Au contraire, les Epicuriens pensent que la supériorité du sage consiste à se rappeler nettement et à conserver en soi les tableaux, les sensations, les mouvements produits par les plaisirs. Cette profession de foi n'est-elle pas indigne de la véritable sagesse? Est-il convenable de laisser dans l'âme du sage, devenue une succursale du corps, le trop plein des voluptés? C'est ce que nous ne déciderons pas. Mais que ces plaisirs soient impuissants à assurer le bonheur, c'est qui est évident tout d'abord. Il n'est pas vraisemblable, en effet, que ce soit un sentiment bien vif que le souvenir de la volupté, puisque la volupté même dure si peu de temps. Il n'est pas vraisemblable qu'après avoir produit une impression médiocre lorsqu'on la goûtait, elle donne une jouissance excessive quand elle a disparu. Ceux même que les délices sensuelles enivrent et charment le plus n'en éprouvent rien quand elles sont cessées. Il ne reste dans leur âme qu'une ombre, qu'un songe du plaisir envolé, et cette pensée irrite seulement leurs désirs. Il en est comme des gens qui dans le sommeil rêvent qu'ils étanchent leur soif, ou qu'ils assouvissent leur passion amoureuse, et chez qui ces jouissances imparfaites ne font qu'éveiller la convoitise. Même pour nos voluptueux, le souvenir de leurs appétits satisfaits n'a rien qui les charme. Ce sont les restes d'une volupté faible et languissante, et le souvenir en contribue seulement à exciter par des images la fougue et l'aiguillon du désir. Aussi n'est-il pas probable que les hommes modérés et sages se complaisent à prolonger pour eux-mêmes la pensée de semblables tableaux, ni qu'ils fassent ce qu'Epicure reproche amèrement à Carnéade écrivant sur son journal : «Tant de fois j'ai vu Hédia, j'ai vu Léontium ; tant de fois j'ai bu du vin de Thasos; tant de fois, à un vingtième jour du mois, j'ai fait un excellent souper. C'est se montrer terriblement désordonné, terriblement enragé pour les plaisirs passés ou à venir, que d'en conserver la mémoire avec tant de dévergondage et d'ardeur. C'est en raison de cela, je suppose, qu'ayant eu la concience d'absurdités si monstrueuses, les Stoïciens se retranchent dans l'exemption de douleur et dans un parfait équilibre de la chair : comme si la vie consistait à penser que cette exemption de douleurs et cet équilibre parfait seront et ont été accordés à quelques mortels privilégiés. C'est du reste ce qu'ils prétendent en disant que l'équilibre parfait de la chair et l'espérance fondée de conserver longtemps cet équilibre constituent pour l'homme capable de raisonner la satisfaction la plus grande et la plus solide qui soit au monde. [5] Mais voyez d'abord comme procèdent les Epicuriens. Cette disposition, que ce soit ou volupté, ou exemption de maux, ou équilibre parfait, ils la promènent en haut et en bas. Ils la font passer du corps dans l'âme, puis de l'âme dans le corps, parce qu'elle ne peut être maintenue ni par l'une ni par l'autre, parce qu'elle s'écoule, qu'elle glisse; et sont forcés d'en revenir "au principe du plaisir de la chair" duquel Epicure, (il le dit lui-même), fait la base de tout bonheur pour l'âme. Réciproquement, ils sont forcés aussi de donner pour terme à ce bonheur l'espérance des plaisirs sensuels. Mais comment se peut-il que si la base est ébranlée, l'édifice ne le soit pas eu même temps? Un espoir solide, une joie inaltérable ne sauraient être le résultat d'une chose si agitée et si changeante qu'est le corps: machine exposée à tant de nécessités et d'attaques extérieures, machine renfermant en soi des causes de maux contre lesquels la raison est impuissante. S'il en était ainsi, les gens sensés ne se verraient pas assaillis par des rétentions d'urine, des dysenteries, des consomptions, des hydropisies, comme ont souffert des unes ou des autres et Epicure, et Polyène, ou comme en sont morts Néoclès et Agathobule. Aux Dieux ne plaise que nous leur en fassions des reproches, sachant que Phérécyde et Héraclite ont été en proie à des maladies cruelles. Mais nous pensons, que si les Epicuriens veulent être d'accord avec leurs propres sentiments et ne pas s'exposer, par des discours vains et par une recherche impudente de la popularité, à passer pour des arrogants, nous pensons, dis-je, qu'ils doivent renoncer ou à présenter la bonne disposition du corps comme principe de toute joie, ou à prétendre que ceux qui éprouvent des fatigues excessives et des maladies sont dans l'allégresse et se rient de leurs propres souffrances. Car souvent l'équilibre de la chair est parfait, mais un espoir constant et assuré de la prolongation de cet état ne saurait naître dans l'esprit d'une personne sensée. Comme sur mer, suivant Eschyle, "Un pilote prudent s'effraye de la nuit," et s'inquiète même du temps calme, attendu que l'avenir est inconnu; de même une âme qui place le bonheur dans le parfait équilibre du corps et dans les espérances fondées par elle sur ce corps, ne saurait vivre sans craintes et sans agitations. Car ce n'est pas du dehors seulement, comme il arrive pour la mer, que des orages et des tempêtes viennent assaillir le corps : c'est du milieu de lui-même que s'élèvent les plus nombreux, les plus graves désordres. On compterait bien plus justement et bien plus solidement sur le calme au milieu de la tempête que sur la persistance d'une santé inaltérable. Pourquoi ces épithètes a d'éphémères», de "passagers", de "périssables", données aux humains? Pourquoi ces comparaisons de la vie avec des feuilles qui naissent dans certaines saisons de l'année et se flétrissent dans certaines autres'? Qui en a inspiré la pensée aux poètes, sinon cette certitude où nous sommes que la chair est mortelle, exposée à mille accidents, à mille maladies ? Et l'excès du bien être est une situation que l'on engage à craindre et à éviter. «Car, dit Hippocrate, la trop bonne santé est un état qui a son péril.» "Tel brillait de santé, qui succombe à nos yeux, Comme un astre s'éclipse et disparaît des cieux." Pourquoi suppose-t-on que les regards envieux et jaloux fassent perdre la beauté à ceux sur qui ils se portent? Parce que cette beauté est une fleur, que la faiblesse des corps altère et détruit en un instant. [6] Voulez-vous être convaincu que les Épicuriens ont de bien pauvres ressources pour s'assurer une vie exempte de douleur? Jugez en d'après ce qu'eux-mêmes prononcent contre les autres philosophes : "Ceux qui professent l'injustice, disent-ils, et qui violent les lois passent leur existence entière dans les misères et dans les alarmes, parce que, dussent-ils échapper, il leur est impossible d'être sûrs qu'ils échapperont toujours. La crainte continuelle de l'avenir, sans cesse suspendue sur leur tête, ne leur permet donc pas de se réjouir et de compter sur le présent». Nos Épicuriens ne s'aperçoivent pas que c'est contre eux-mêmes qu'ils parlent en s'exprimant ainsi. Car il est bien possible d'avoir souvent le corps dans un parfait équilibre de santé, mais avoir l'assurance que cet état dure constamment, est chose impossible. Il est inévitable que l'on soit dans le trouble et dans les angoisses pour l'avenir de son corps, puisque cette espérance sûre et solide que l'on voudrait asseoir on ne peut jamais l'obtenir en ce qui le concerne. L'innocence la plus parfaite n'est en aucune manière un gage de confiance : car ce n'est pas une souffrance injuste, c'est la souffrance en général que l'on redoute. Sans doute il est fâcheux de s'abandonner soi-même à l'injustice, mais on ne regarde pas comme moins fâcheux d'éprouver celle des autres ; et si la tyrannie d'un Lacharès à Athènes, d'un Denys à Syracuse, n'a pas été un plus grand mal pour leurs sujets que pour ces despotes eux-mêmes, ce n'en était pas non plus un moindre, bien qu'en troublant les autres ils fussent troublés personnellement, et qu'ils pressentissent les conséquences funestes des injustices et des persécutions qu'ils exerçaient. Ai-je besoin de citer les passions populaires, les sévices de brigands, les injustices d'héritiers, et encore, les contagions pestilentielles de l'air, les dangers sur les flots, dangers qui manquèrent d'engloutir Épicure faisant voile pour Lampsaque, comme il nous l'apprend lui-même? A quoi servirait une semblable énumération? C'est assez de la nature de notre chair, laquelle contient en soi matière à tant de maladies, et qui, comme en plaisantant dit le proverbe, donne les verges pour se fouetter : autrement dit, fait naître du corps lui-même les maladies. Que nous soyons bons ou que nous soyons mauvais, notre vie, à tous indistinctement, n'est que périls et qu'alarmes, si c'est sur la chair et sur les espérances de la chair que nous avons appris à fonder exclusivement notre joie et notre confiance. Épicure l'a écrit dans plusieurs autres de ses ouvrages, et notamment dans son livre «De la fin dernière». [7] Non seulement donc les partisans de cette doctrine donnent une base peu sûre et peu solide à la vie heureuse, mais encore leurs considérations sont méprisables et mesquines. A les entendre l'exemption des maux constitue la joie et le bonheur. Ils n'imaginent pas que l'on puisse autrement concevoir le bonheur et que la nature puisse autrement l'établir que dans l'absence de tout mal. C'est le langage de Métrodore dans son Traité contre les Sophistes : Le bien même consiste à éviter le mal. Car où placerait-on le bonheur? Nulle part, s'il n'y a rien d'où l'on ne fasse disparaître la souffrance et la douleur. Epicure exprime une pensée analogue : La nature du bien naît de la disparition même du mal: elle naît de la mémoire, de l'appréciation, de la gratitude que l'on a gardée à propos de cette absence de douleur. Car ce qui cause, dit-il, une joie supérieure à toutes, c'est de s'être mis en garde contre un grand mal. Là est certainement la nature du bien, si l'on sait réfléchir comme on le doit, si l'on sait s'en tenir à ses réflexions et ne pas se perdre dans des divagations stériles touchant le bien.» Grande joie en vérité, et bonheur suprême, que celui de ces philosophes! Bonheur qui consiste à n'éprouver ni mauvais traitements, ni afflictions, ni douleurs ! N'y a-t-il pas lieu de se glorifier d'un semblable privilége, et de dire, comme ils n'y manquent pas, que par là on est immortel, que par là l'on va de pair avec les Dieux! L'excès et la supériorité de leur bonheur leur arrachent des mugissements et des hurlements de plaisir. Ils méprisent tout le reste, du moment que seuls ils ont trouvé un bien tout divin, un bien incomparable, à savoir, l'exemption du mal. Ainsi donc les voilà qui ne le cèdent pas aux pourceaux et aux moutons, puisqu'ils font résider le bonheur dans la chair et dans les jouissances que la chair donne à l'âme! Mais que dis-je? Il y a des animaux, plus intelligents et plus dignes d'intérêt, pour lesquels la fin dernière n'est pas la disparition du mal. Oui : il y en a même qui éprouvent, lorsqu'ils n'ont plus faim, le désir de faire entendre leur chant; qui se plaisent à nager, à s'ébattre; qui imitent en s'amusant toutes sortes de voix, toutes sortes de bruits : tant le plaisir et la satisfaction leur donne d'activité! Ils se prodiguent mutuellement des marques de tendresse, ils bondissent à l'envi. Quand le mal est évité, ils éprouvent un besoin naturel de chercher le bien, ou plutôt de chasser loin d'eux tout ce qui étant pénible et contraire, les empêcherait de poursuivre ce qui est approprié à la nature et lui ménage une condition meilleure. [8] Car ce qui est nécessité ne saurait être un bien. C'est au delà du mal, c'est après le mal évité, que se trouve le véritable objet digne de nos préférences et de nos voeux, le plaisir enfin, si analogue à notre nature, comme disait Platon. Écoutons ce philosophe: «L'absence des douleurs et des maux ne doit pas être considérée comme un plaisir : ce n'en est en quelque sorte que l'ombre. J'y vois un mélange de ce qui nous est propre et de ce qui nous est contraire, comme lorsque du blanc et du noir on forme, en rapprochant les extrêmes, une nuance intermédiaire. Bien des gens, qui n'ont aucune expérience de l'élément essentiel et qui ne le connaissent point, se figurent que cet élément et la fin suprême résident dans ce qui n'est qu'intermédiaire." Cette erreur est celle d'Epicure et de Métrodore. Ils voient l'essence et la perfection du bonheur dans la disparition du mal. C'est là une joie d'esclaves ou de captifs heureux d'être délivrés de leurs fers, et pour qui c'est tout délices d'être baignés, d'être frottés d'huile après avoir été meurtris et fouettés, mais pour lesquels aussi une joie libérale, pure, sans mélange, étrangère à toute pensée d'étrivières, est un bonheur qu'ils n'ont jamais goûté, dont ils ne se doutent point. Car ce n'est pas une raison, parce que la gale sur le corps et la chassie sur les yeux sont choses désagréables, pour que ce soit un bonheur merveilleux de se gratter la peau ou de se laver avec des collyres. Ce n'est pas une raison, parce que la souffrance, ou la crainte des Dieux, ou l'effroi des supplices subis aux Enfers, sont des maux, pour que l'exemption de ces mêmes maux constitue une félicité digne de nos voeux. Ce serait assigner à la joie un espace bien resserré et bien exigu, que de la limiter dans un cercle où elle ne saurait aller plus loin qu'à n'être pas effrayée des châtiments de l'Enfer, où elle ne dépasserait pas autrement de vains préjugés. C'est là proposer à la sagesse une triste fin; et il semble que ce soit une félicité dont jouissent tout d'abord les animaux. Si quand il s'agit pour le corps de ne pas éprouver de souffrances il est indifférent que le corps en doive l'exemption à lui-même ou bien à sa nature, pareillement lorsqu'il s'agit pour l'âme de n'être pas troublée, il n'y a plus pour elle un grand avantage à devoir l'exemption de ces troubles à elle-même ou bien à la nature. Il y a mieux : il serait raisonnable d'avancer que l'exemption de troubles présente des conditions plus réelles de stabilité quand nous la devons à la nature que quand nous devons cette exemption à nos soins et à nos efforts. Mais supposons que d'une manière et de l'autre les résultats soient égaux : même ainsi, les Epicuriens n'auront sur les animaux aucun avantage à ne pas s'effrayer de ce qu'on dit de l'Enfer et des dieux, et à ne pas avoir en perspective des douleurs et des souffrances sans fin. Du reste Épicure dit lui-même : "Si nous n'étions pas inquiétés par les impressions que font sur nous et les météores, et l'idée de la destruction et des souffrances, nous n'aurions jamais besoin d'étudier les lois qui régissent la nature." Ainsi il admet que la raison nous amène là où les animaux sont placés par leur seule condition, puisqu'ils ne craignent pas de dieux, puisqu'ils ne se préoccupent pas péniblement de ce qui adviendra après la mort, puisque tout cela ne leur donne rien à penser ou à apprendre. Que si dans l'opinion admise par eux sur la Divinité les Epicuriens laissaient subsister une Providence, les gens sensés paraîtraient du moins avoir plus que les bêtes brutes des espérances fondées de mener une vie heureuse. Mais non : le but de tout ce que disent les Epicuriens touchant les dieux, c'est de faire qu'on ne craigne pas la Divinité et que par suite on soit débarrassé de toute inquiétude. Or cette dernière disposition existe bien plus sûrement chez les êtres privés de raison, lesquels ne peuvent avoir absolument aucune idée de Dieu, qu'elle n'existe chez ceux qui ont appris à se figurer la Divinité comme ne punissant jamais. Les premiers n'ont pas eu à s'affranchir de la superstition. Ils n'en ont même pas été esclaves. Ils n'ont pas eu à se dégager, à l'égard de la Divinité, d'opinions qui les jetaient dans le trouble: car jamais ces opinions n'avaient pénétré en eux. Il en faut dire autant à l'égard des Enfers. Ni les uns ni les autres n'en peuvent espérer rien de bon. De plus, les alarmes et les craintes de ce qui suivra le trépas doivent être moins vives chez les êtres qui n'ont pas prescience de la mort que chez ceux qui sont persuadés que la mort ne nous touche en rien. Car enfin elle préoccupe ces derniers, ne fût-ce que par les raisonnements et les considérations auxquelles ils se livrent. Les autres, au contraire, sont tout à fait dispensés de concevoir des inquiétudes sur ce qui leur est absolument étranger, et quand ils cherchent à se dérober aux coups, aux blessures, au meurtre, ce n'est que la mort même qu'ils craignent : crainte qui leur est commune avec nous. [9] Les avantages que les Épicuriens prétendent avoir acquis par leur sagesse, les voilà. Maintenant quels sont ceux qu'ils s'enlèvent à eux-mêmes et dont ils s'excluent? C'est ce que nous allons examiner. Les épanouissements que l'âme éprouve par la chair et par les jouissances de la chair n'ont rien d'important et qui mérite notre estime s'ils sont médiocres. S'ils sont excessifs, outre que leur vide et leur instabilité attestent combien ces voluptés sont importunes et licencieuses, ne donnant rien à l'âme et se concentrant uniquement sur le corps, outre cela, dis je, l'âme ne leur accorde en quelque sorte qu'un sourire d'un instant et l'adhésion d'une jouissance fugitive. Les félicités et les joies qui méritent qu'on leur donne ce nom sont pures de tout mélange contraire, de toute agitation, de tout remords, de tout repentir. Le bien qu'elles procurent à l'âme convient merveilleusement à celle-ci. C'est un bien vraiment fait pour elle, d'origine céleste, et ne venant pas d'ailleurs. Loin d'offenser la raison, ce bien en est un produit essentiel : car il naît de la faculté de l'âme qui s'applique à la contemplation, à l'étude, ou bien aux belles actions et aux pensées vertueuses. Que de multiples, que d'ineffables jouissances procurent cette contemplation et cette habitude des pensées vertueuses! Avec la meilleure volonté du monde il serait impossible de les toutes énumérer. Contentons-nous d'en donner brièvement une idée. Nous avons pour nous y servir l'histoire avec ses nombreux récits pleins d'un vif intérêt, qui jamais n'épuisent notre immense et insatiable désir de vérité. Ce désir est si vif, que le mensonge même n'est pas exempt de charmes à nos yeux, et que les fictions, les créations les moins dignes de foi ont pourtant le privilége de nous paraître vraisemblables. [10] Songez avec quelle douleur cuisante nous lisons l'Atlantique de Platon et les derniers vers de l'Iliade. Il semble que nous voyions se fermer devant nous un temple ou un théâtre : tant nous regrettons que le philosophe et le poète aient laissé en suspens la fin de leur récit ! Le désir de connaître la vérité est si vif, si puissant, que c'est pour connaître que l'on vit, que l'on existe, et la mort ne présente rien de plus affreux que son oubli, son ignorance et ses ténèbres. Voilà pourquoi, par Jupiter, contre ceux qui enlèvent le sentiment aux morts il y a réclamation de la part de presque tous les hommes : parce que l'on fait consister la vie, l'être et le plaisir dans le sentiment et dans la connaissance, deux attributs propres à l'âme. Même les nouvelles affligeantes nous causent un certain plaisir, parce qu'elles nous apprennent quelque chose. Que de fois, bien que ce qu'on nous dit nous jette dans le trouble et provoque nos gémissements, que de fois nous prions néanmoins que l'on continue ! Ainsi fait ce personnage de la tragédie : LE MESSAGER : Ce qui me reste a dire est affreux. LE ROI : Mon devoir, Quel que soit ce secret, m'oblige à tout savoir. Il est vrai que ce semble ici être une intempérance du besoin de tout connaître et comme une violence faite à la raison. Mais lorsqu'une histoire, un récit qui n'a rien de fâcheux et de nuisible, ajoutent à la beauté et à la grandeur des événements la force et le charme du style, lorsqu'un Hérodote expose l'histoire de la Grèce, un Xénophon, celle des Perses, "Quand un Homère chante en poète inspiré", quand un Eudoxe fait la description de la terre, quand un Aristote expose comment se fondent les cités et les républiques, quand un Aristoxène écrit la vie des grands hommes, non seulement le plaisir qu'on éprouve est vif et prolongé, mais encore il ne saurait y en avoir de plus pur et de plus exempt de repentir. Quel homme pressé par la faim et la soif éprouverait plus de satisfaction en mangeant et en buvant à la cour du roi des Phéaciens, qu'en suivant Ulysse dans le récit et la justification de ses longs voyages? Qui aimerait mieux passer la nuit avec la plus belle créature, que de veiller pour lire les pages consacrées à Panthée par Xénophon, ou à Timoclée par Aristobule, ou à Thébé par Théopompe? [11] Mais les Epicuriens écartent l'âme loin de cette sorte do plaisirs. Ils rejettent même la satisfaction que procure l'étude des mathématiques. L'attrait de l'histoire est simple et plein de douceur, mais celui que présentent la géométrie, l'astronomie, la musique, a quelque chose de piquant, de varié : il n'y manque rien de ce qui excite l'esprit. On est attiré vers le livre par une sorte de fascination ; et une fois qu'on y a goûté, on va, pour peu que l'on ne soit pas tin profane, on va répétant ces vers de Sophocle "Les Muses m'ont saisi d'un transport poétique. Aux accents de leur lyre, ineffable musique, Hors de moi je m'élance, et sur le mont sacré Près d'elles va s'asseoir Thamyras inspiré." Inspirés étaient également, qui pourrait le mettre en doute? les Eudoxe, les Aristarque, les Archimède. Il n'est pas jusqu'aux peintres eux-mêmes, qui ne soient absorbés par la séduction de leur travail. Ainsi Nicias peignant l'évocation des morts demandait souvent à ses domestiques : "Ai-je diné ?" Quand son tableau fut fini le roi Ptolémée lui envoya soixante talents, mais Nicias les refusa et ne consentit pas à se dessaisir de son oeuvre. Quelles nombreuses et enivrantes délices devons-nous penser que procurèrent la géométrie et l'astronomie à Euclide, lorsqu'il écrivait son traité de Dioptrique; à Philippe, lorsqu'il faisait ses démonstrations sur la figure de la lune; à Archimède, lorsqu'en mesurant l'angle qui a son sommet dans l'oeil il trouva, que le diamètre du soleil est une partie du plus grand cercle, et que cette partie est égale à la portion de l'arc compris dans un des quatre angles droits ; enfin, à Apollonius et à Aristarque, auteurs d'autres découvertes analogues, desquelles encore aujourd'hui la théorie et l'intelligence causent tant de plaisir et un merveilleux orgueil à ceux qui les approfondissent ! Ce serait chose tout à fait indigne de comparer à de semblables jouissances celles qu'on demande aux fourneaux d'un cuisinier ou au boudoir d'une courtisane. Ce serait là déshonorer l'Hélicon, ce séjour des Muses, "Où jamais nul berger ne mena ses troupeaux, Et que jamais le fer n'a touché ...." Ces jouissances intellectuelles représentent véritablement le butin si pur que font les abeilles, tandis que les autres voluptés rappellent les démangeaisons lascives des pourceaux et des boucs, et ne remplissent que la partie de l'âme où dominent les passions. Sans doute l'amour des voluptés corporelles offre de nombreuses variétés, et rend les hommes pleins d'exaltation. Mais jusqu'ici personne après avoir obtenu les faveurs d'une amante n'a offert dans sa joie un sacrifice aux dieux; personne n'a fait voeu de mourir sur-le-champ, s'il lui était donné de remplir son ventre des mets et des friandises d'une table royale. Au contraire, le souhait d'Eudoxe était de se rapprocher du soleil, de reconnaître la figure, le grandeur, l'aspect de cet astre, et d'en être ensuite consumé comme l'avait été Phaéthon. Pythagore ayant découvert son fameux théorème sacrifia une hécatombe, comme nous l'apprend Apollodore : "Après avoir trouvé ce problème fameux Pythagore voulut sacrifier aux dieux." (On ne sait trop si ce problème était la démonstration du carré de l'hypoténuse, lequel est égal à la somme des carrés construits sur les deux côtés de l'angle droit, ou si c'était la mesure de l'aire parabolique.) Quant à ce qui est d'Archimède, ses serviteurs l'arrachaient de force à ses figures de géométrie pour le frotter d'huile, et lui pendant ce temps-là en traçait d'autres sur son ventre avec l'étrille. Un jour qu'on le mettait au bain, l'eau qui se répandit hors de la baignoire quand il y entrait lui révéla le moyen de déterminer l'alliage de la couronne du roi. Aussitôt, comme saisi d'une sorte de vertige ou d'inspiration, il s'élança en criant : "J'ai trouvé" , et répétant ce mot à plusieurs reprises, il marchait toujours devant lui. Or nous n'avons jamais entendu de gourmand dire ainsi au plus fort de sa jouissance : «J'ai mangé «; un amoureux s'écrier: «Elle est à moi!» Et pourtant il y a eu, il y a des gourmands et des débauchés par millions et par milliards. Allons plus loin. On déteste les gens qui rappellent partout avec trop de passion leurs souvenirs de table, parce que de semblables jouissances semblent à ceux qui écoutent ces récits être secondaires et dignes de peu d'intérêt. Au contraire Eudoxe, Archimède et Hipparque nous font partager leur enthousiasme, et nous croyons à ce que dit Platon sur les mathématiques : «En vain la paresse et l'ignorance les négligent : malgré tout, elles font cependant des progrès à cause du plaisir qu'elles procurent." [12] Voilà pourtant les nombreuses et vives jouissances, jouissances en quelque sorte intarissables, que les Epicuriens éloignent et détournent de leurs partisans et qu'ils ne leur permettent pas de goûter : exigeant au contraire qu'ils s'en éloignent à toutes voiles. C'est ainsi que Pythodès est assailli de prières. Hommes et femmes le conjurent et le supplient, au nom d'Epicure, de ne pas chercher à acquérir ce qu'on appelle une éducation libérale. C'est ainsi que les Epicuriens citent avec admiration un certain Apelle qu'ils comblent d'éloges, écrivant qu'il s'était, dès le principe, garanti et conservé pur de toute initiation aux mathématiques. Quant à l'histoire, pour ne pas parler des autres preuves de leur ignorance, je rapporterai seulement un passage tiré du livre de Métrodore "Sur les poètes": «Ne craignez pas, dit-il, de répéter que vous ignorez dans quel camp combattait Hector, que vous ne connaissez pas les premiers vers de l'Iliade et encore moins ceux du milieu. Un aveu pareil ne doit pas vous embarrasser." Que les plaisirs du corps, semblables aux vents Étésiens, perdent leur vivacité après un premier essor et ne tardent pas à tomber, c'est ce qu'Epicure veut bien reconnaître. Aussi se pose-t-il cette question : «Quand le sage est devenu vieux et incapable de faire l'amour, aime-t-il encore que de belles créatures le touchent et le caressent?" Certes ses idées ne sont pas tournées du même côté que celles de Sophocle, qui se dit «heureux d'avoir échappé à ces voluptés, comme on échappe à un maître cruel et furieux.» Il aurait au moins fallu que ces partisans de la jouissance, voyant l'âge mettre en fuite presque tous les plaisirs, "Et Vénus repousser l'hommage des vieillards", comme dit Euripide, il aurait fallu, dis-je, qu'ils se ménageassent spécialement ces plaisirs de l'intelligence, comme on fait dans une place assiégée. Je voudrais les voir mettre de côté quelques-unes de ces provisions qui ne peuvent se dessécher ni se corrompre. Je voudrais qu'aux fêtes de Vénus ils fissent dans leur vie succéder un honorable lendemain, s'occupant d'histoire, de poésie, de questions de géométrie, de musique. Il ne leur serait pas venu à l'esprit de jeter cette mention d'attouchements inertes et impuissants, derniers élancements de la débauche, s'ils avaient appris, à défaut d'autre chose, à écrire sur Homère et sur Euripide comme ont fait Aristote, Héraclide et Dicéarque. Mais ils ne se sont guères inquiétés, je pense, de faire des provisions de cette nature. D'un autre côté le reste de ces études n'est, à leurs yeux, comme ils le disent eux-mêmes de la vertu, que désagrément et que sécheresse. A tout prix ils veulent du plaisir. De sorte que quand le corps épuisé refuse son service ils ont, de leur aveu propre, recours à des moyens honteux et hors de saison. Ils se maintiennent dans le souvenir de leurs anciennes voluptés, faute de jouissances toutes fraîches; ils vivent sur leurs jouissances d'autrefois, qui sont comme des viandes salées et mortifiées. Ce sont ces plaisirs éteints qu'ils cherchent, contre le voeu de la nature, à ranimer dans la chair. Cendre éteinte qu'ils remuent en vain. Et pourquoi agissent-ils ainsi? Parce qu'ils n'ont mis en réserve pour leur âme aucun de ces plaisirs qui lui sont propres et qui sont dignes d'elle. [13] Des autres jouissances intellectuelles frappées d'interdiction par les Epicuriens, j'ai parlé comme il m'est venu à l'esprit. Mais il me serait bien impossible d'oublier comment ils traitent la musique, cette source de tant de plaisirs et de délices. Ils la repoussent et la proscrivent avec l'acharnement le plus absurde. Écoutez, à ce propos, les paroles d'Epicure : "Sans doute, dit-il, le sage aime à voir les pompes et les spectacles publics. Il se plaît autant qu'un autre à entendre les concerts qui s'exécutent aux fêtes de Bacchus; mais pour les questions qui tiennent à la critique de l'art, pour les recherches d'érudition, il ne les admet pas même à table. Il y a plus. Si des rois aiment à s'instruire, le sage leur conseille de subir dans leurs festins des récits de batailles ou des bouffonneries de mauvais goût plutôt que des discussions sur des points de musique et de poésie." Oui, voilà ce qu'Épicure a osé dire dans son livre "Sur la Royauté". Aurait-il écrit autrement pour un Sardanapale ou pour un Nanarus, satrape de Babylone? Car à coup sûr ce n'est pas Hiéron, ce n'est pas Attale, ce n'est pas Archélaüs, à qui l'on aurait persuadé de faire sortir de table les Euripide, les Simonide, les Mélanippide, les Cratès et les Diodote, pour y installer à côté du prince des Cardace, des Agrias, des Callias, plats bouffons, ou des Thrasonide et des Thrasyléon, faits pour provoquer des hurlements et du tapage. Si Ptolémée, le premier fondateur du musée d'Alexandrie, avait connu ces belles et royales recommandations, certes il aurait dit aux Samiens: "O Muse, pourquoi cette jalousie?» Non, il n'est convenable à aucun Athénien de professer une telle aversion, une telle inimitié contre les Muses. "Ceux que hait Jupiter redoutent les douceurs Des vers délicieux que chantent les neuf soeurs." Qu'est-ce à dire, ô Épicure! Pour entendre des joueurs de lyre et des joueurs de flûte, tu vas de grand matin au théâtre, et si à table Théophraste disserte sur les symphonies, Aristoxène sur les muances, Aristophane sur Homère, tu boucheras tes oreilles avec tes mains, en homme que ces discussions ennuient et fatiguent! N'est-ce pas là déclarer qu'il y avait plus de convenance chez le Scythe Atéas? Ayant fait prisonnier le joueur de flûte Isménias, il voulut l'entendre pendant un festin : "Je jure, s'écria-t-il ensuite, que j'ai plus de plaisir à entendre les hennissements de mon cheval.» Les Epicuriens ne déclarent-ils pas ouvertement une guerre sans trêve ni merci à tout ce qui est beau, puisque, le plaisir une fois supprimé, ils n'aiment et ne recherchent rien d'honorable et de pur? Ne serait-il pas plus judicieux, pour vivre agréablement, de repousser les parfums et les essences, comme font les escarbots et les vautours, que de détester et de fuir des entretiens sur la critique littéraire et sur la musique ? Jamais flûte ou cithare accompagnées de chant, jamais choeur, "Composé savamment de voix harmonieuses", ont-ils charmé autant Épicure et Métrodore, qu'Aristote, Théophraste, Hiéronyme, Dicéarque, ont trouvé de délices dans leurs entretiens et leurs leçons sur les choeurs de musique, sur les questions auxquelles donnent lieu les instruments à vent, le rhythme et l'harmonie? Ils examinaient, par exemple, pourquoi de deux flûtes d'inégale grandeur, la plus étroite rend un son plus grave; pourquoi quand on élève en l'air un syrinx, tous les tons en deviennent plus aigus, et pourquoi quand on l'abaisse, ils sont plus graves; pourquoi un instrument à vent rapproché d'un autre est plus grave , pourquoi étant éloigné il devient plus aigu; pourquoi, si dans un théâtre vous répandez de la paille ou de la poussière sur le sol de l'orchestre, le son est assourdi; pourquoi, Alexandre voulant faire revêtir de bronze le devant d'un théâtre à Pella, l'architecte l'en dissuada, parce que ç'aurait été compromettre la voix des acteurs; pourquoi, enfin, des divers genres de musique, le chromatique dilate l'âme et l'enharmonique la met dans une situation calme. D'un autre côté, les personnages créés par les poètes, leurs fictions, les différents caractères qu'ils nous présentent sur la scène, leur talent à dénouer des intrigues compliquées, sont autant de sujets d'études des plus convenables, des plus appropriés à l'intelligence, des plus capables de persuader; et ces sortes d'occupations me semblent aptes à produire l'effet dont parle Xénophon, à savoir à faire oublier l'amour même : tant le plaisir procuré par de telles recherches est plus puissant encore que l'amour! [14] C'est là un genre d'agrément que ne partagent pas les Épicuriens. Ils protestent ne le connaître point et ne vouloir pas le connaître. Ils appliquent au corps leurs facultés contemplatives, qu'ils alourdissent par les désirs de la chair comme par des masses de plomb. Nulle différence entre eux et des palefreniers ou des pâtres, donnant aux animaux qu'ils nourrissent du foin, de la paille, de l'herbe, comme la nourriture qu'il convient à ces créatures de paître et de brouter. N'est-ce pas en effet vouloir par les plaisirs sensuels engraisser l'âme comme on engraisse un pourceau, que de borner les joies de cette âme à des espérances, des affections, des souvenirs dont la chair est l'unique objet, sans lui permettre de goûter et de chercher en elle-même aucune douceur, aucune félicité? Comment imaginer rien de plus contraire à la raison? Il y a deux substances dont l'homme se compose, le corps et l'âme, celle-ci étant faite pour exercer le commandement; et ce sera pour le corps qu'il y aura un bien particulier, approprié par la nature, un bien tout spécial, tandis que l'âme n'en possédera aucun ! Affaissée sur elle-même, l'âme sera réduite à contempler le corps, à sourire aux affections qu'il éprouve, à en partager les plaisirs et les joies; mais pour ce qui est d'elle, immobile dès le principe et complétement impassible, elle sera condamnée à n'avoir aucun sentiment de préférence, aucun élan, aucune satisfaction. Ah! il fallait, ou bien que, s'étant découverts tout simplement, ils fissent l'homme entièrement de chair, comme veulent quelques-uns, et supprimassent la substance de l'âme, ou bien que, laissant en nous deux natures différentes, ils laissassent aussi à chacune d'elles son bien et son mal particulier, ses sympathies et ses antipathies. Car, après tout, nos sens possèdent chacun naturellement leur fonction spéciale, bien qu'ils s'accordent fort bien les uns avec les autres. Or il est un sens propre pour l'âme : c'est l'entendement. Vouloir que ce sens n'ait rien sur quoi il doive s'exercer, vouloir que l'âme ne puisse ni voir, ni se remuer, ni éprouver des affections nées en même temps qu'elle, des affections dont la présence soit destinée à lui causer des joies naturelles, c'est ce qu'il y a de plus déraisonnable au monde. — "A moins, par Jupiter, dit Théon m'interrompant que sans le savoir quelques-uns n'aient calomnié les Epicuriens." [15] — En tout cas, repris-je, ce ne sera pas nous qui aurons prononcé un pareil jugement, et nous vous renvoyons de toute accusation de malveillance. Ainsi, rassurez- vous, et achevez ce qui reste à dire. — "Eh quoi! reprit Théon, est-ce qu'Aristodème ne me remplacera pas, cher Plutarque, si vous renoncez à garder la parole ?" "Je suis tout à vos ordres, dit Aristodème, quand vous vous sentirez à bout de forces, comme notre ami. Mais vous êtes encore vigoureux, Théon : déployez tous vos moyens, et ne souffrez pas qu'on croie que vous mollissez." — "Il est vrai, reprit alors Théon, que le reste de la tâche est facile. Je n'ai plus qu'à démontrer combien la faculté d'agir renferme de jouissances. Or les Epicuriens conviennent eux-mêmes "que faire du bien est plus doux qu'en recevoir". Sans doute par des paroles aussi l'on peut faire du bien, mais ce n'est jamais avec autant d'abondance et d'une manière aussi souveraine que par des actes, comme l'indique le mot seul de bienfaisance, et comme ils en témoignent eux-mêmes. Il y a peu d'instants, nous entendions notre ami rapporter quelles paroles prononcait Epicure, quelles lettres il envoyait à ses amis, pour vanter et glorifier Métrodore. "Métrodore, s'écrie Epicure, a fait preuve de bonté et de noble hardiesse en descendant de la ville au bord de la mer pour secourir le Syrien Mythrus. Et pourtant, Métrodore en cette circonstance ne fit rien. Quel plaisir donc, quel grand plaisir ne devons-nous pas croire qu'ait éprouvé Platon, lorsque Dion, au sortir de ses entretiens avec lui, fit voile vers la Sicile pour renverser Denis et y rétablir la liberté ! Quelle joie inonda le coeur d'Aristote, quand après avoir, vu le sol de sa patrie jonché de ruines, il eut le bonheur de la relever et d'y faire rentrer ses concitoyens ! Combien furent heureux Théophraste et Phidias d'avoir exterminé les tyrans de leur patrie ! Il n'est pas nécessaire d'entrer dans le récit détaillé des services rendus par ces sages, et d'énumérer à combien d'hommes ils portèrent secours : non pas par un envoi de blé ou par un muid de farine comme Epicure fit pour quelques particuliers, mais en obtenant le retour de leurs compatriotes exilés, en brisant les fers des captifs, en rendant à des pères et à des époux leurs enfants et leurs femmes dont ils étaient privés. II n'est pas nécessaire de rappeler ce que vous savez tous parfaitement ; mais ce que je ne pourrais omettre quand bien même je le voudrais, c'est l'impudence, souverainement déplacée, de l'homme qui, mettant sous les pieds et réduisant à rien les exploits des Thémistocle, des Miltiade, écrit sur son propre compte à ses amis : «Honneur à la bonté, à la munificence avec laquelle vous vous êtes occupés de moi par cet envoi de blé ! Vous vous êtes élevés à la hauteur des cieux par les témoignages de bienveillance que vous m'avez prodigués." De telle sorte, que si l'on enlevait de la lettre ce peu de blé, les expressions qu'elle contient présenteraient à l'esprit l'idée d'une reconnaissance motivée par l'affranchissement et le salut de la Grèce entière, ou tout au moins par celui de la république d'Athènes. [16] «Il y aurait encore à dire que, même pour les plaisirs du corps, la nature exige de grands frais; que du pain et des lentilles ne constituent pas l'idéal de la sensualité; qu'à ces amateurs des plaisirs matériels il faut des mets exquis, du vin de Thasos, des parfums, "Des gâteaux revêtus d'un beau miel bien doré"; qu'ils veulent, outre cela, de belles et jeunes créatures, semblables aux Léontium, aux Boïdion, aux Hedia, aux Nicédium, qui fréquentaient les jardins d'Épicure. Je veux bien ne pas insister là-dessus. Il est certain, de l'aveu de tout le monde, que les plaisirs de l'âme ont besoin pour exister de faits honorables, d'actions belles et dignes, si ce doivent être non pas des plaisirs vides, ignobles, puérils, mais des jouissances solides, sûres et généreuses. Mais quand Epicure s'élance vers les voluptés sensuelles avec l'avidité de matelots fêtant Vénus, quand il se vante fièrement «d'avoir réuni à sa table, étant affligé d'une hydropisie, des familiers intimes sans marchander sur la quantité de liquide qu'il ajoutait à l'eau qu'il avait dans le ventre ; quand il dit : «qu'au souvenir des dernières paroles de Néoclès son âme se fondait d'une joie toute particulière par les larmes qu'il répandait", ce sont là des satisfactions qu'un homme sensé n'appellera jamais du nom de bonheur et de joie véritable. Ou bien, si l'âme aussi a son rire sardonique, ce rire ne saurait être réservé que pour ces jouissances forcées dans lesquelles il y a autant de larmes que de sourires. Oui : si Épicure appelle cela des bonheurs et des joies véritables, voyez comme ils sont dépassés par les plaisirs que voici : "Grâce à mes conseils, Sparte a perdu sa gloire" ; et encore : "Étranger, ce héros fut le soleil de Rome"; et encore : "J'hésite : Est-ce un mortel, est-ce un Dieu qui me parle"? Pareillement, lorsque je me mets devant les yeux les exploits d'un Thrasybule et d'un Pélopidas, lorsque je vois Aristide à Platée, Miltiade dans les champs de Marathon, alors avec Hérodote je me sens forcé de formuler ce jugement, que dans une vie consacrée à l'action il y a plus de jouissance encore que de gloire. J'en ai pour garants les paroles prêtées à Epaminondas : «Je n'ai jamais eu de joie plus profonde que de voir mon père et ma mère vivre assez longtemps pour assister à mon triomphe après la bataille de Leuctres.» Que l'on mette donc en parallèle avec le bonheur éprouvé par la mère d'Épaminondas, celui qu'Epicure cause à la sienne quand elle voit son fils caché au fond de ses bosquets et occupé, en compagnie de Polyénus, à faire un enfant à une courtisane de Cyzique. Car pour Métrodore, sa mère et sa soeur éprouvèrent une joie excessive à l'occasion de son mariage et de la réponse adressée par lui à son frère, comme on le voit certes clairement d'après ses ouvrages. Ces gens-là crient à tue-tête, «que leur existence est une suite de délices, un vrai printemps, et qu'ils n'ont pas assez de paroles pour en faire l'éloge». Voyez les esclaves quand ils festinent aux Saturnales, ou que, courant les campagnes, ils célèbrent les fêtes de Bacchus. Rien n'est aussi insupportable que leurs hurlements et leur tapage; leurs transports grossiers éclatent par des démonstrations et des chants tels que ceux-ci : "Pourquoi rester assis? Buvons! Ne vois-tu pas Que les mets sont servis : fais honneur au repas, Pauvre hère : à l'instant voilà que tout détonne. Le vin coule à longs flots; un buveur se couronne, Et, s'appuyant au tronc d'un laurier verdoyant, En dépit d'Apollon il commence son chant. Un autre brusquemment force sa propre porte, Et crie à son épouse : "Holà, vite ! qu'on sorte!» Cela ne ressemble-t-il pas à Métrodore écrivant à son frère : «Il n'est nullement besoin de sauver les Grecs, ni d'obtenir d'eux les couronnes qu'ils décernent a la sagesse. Ce qui importe, ô Timocrate, c'est de bien manger, de bien boire, de manière à satisfaire son ventre sans lui causer de dommage»? Puis, dans un autre passage de ce même écrit : «Quelle a été ma joie et ma fierté d'avoir appris d'Epicure à satisfaire mon ventre d'une façon convenable !» Et enfin ailleurs : «C'est dans le ventre, ô Timocrate, mon cher naturaliste, que réside le souverain bien." [17] Doctrine surannée! Les Épicuriens circonscrivent l'étendue de la volupté à celle de messire Gaster duquel ils font un centre, et qu'ils mesurent en quelque sorte au compas. Mais comment une joie éclatante, une joie vraiment royale, qui répande sur tous une grande lumière et un calme véritable, pourrait-elle être le partage de ceux qui ont préféré une vie sans issue, étrangère au gouvernement, à la société, et où rien n'inspire des sentiments d'honneur et de reconnaissance ? L'âme n'est point quelque chose de vil, de méprisable. Elle n'étend pas, comme fait de ses bras un polype, ses désirs sur tout ce qui est bon à manger. Ces sortes d'envies cèdent à la première satiété : ce n'est l'affaire que d'un instant. Mais s'il s'agit des aspirations vers le beau, de l'appréciation et du désir de ce qui est bien, alors, "Loin que l'ambition se borne à l'existence," cette ambition embrasse l'éternité entière dans son amour de la gloire et de l'humanité. Elle n'aspire qu'à des actes, qu'à des jouissances ineffables, auxquelles, même en les évitant, ne peuvent se dérober les gens de bien : car ces jouissances se présentent à eux de tous côtés, elles les entourent, lorsque par leurs bienfaits ils ont rendu heureux une foule de gens. "Il marche dans la ville, et l'on croit voir un Dieu". Oui, quand un mortel a disposé à son égard tous les hommes de telle sorte que sa présence les rende joyeux et fiers, qu'ils désirent toucher ses vêtements, lui adresser la parole, il est évident, même pour un aveugle, que ce mortel possède et savoure en lui de grandes voluptés. Aussi de tels hommes ne se fatiguent et ne se découragent jamais de rendre service, et nous les entendons s'écrier : "Ton père en te créant servit l'humanité", et : "Ne cessons de combler les hommes de bienfaits". Faut-il parler de ceux qui portèrent la bonté aux dernières limites ? Supposez qu'un de ces hommes médiocrement vicieux, comme il y en a tant, fût sur le point de mourir, et que son maître, Dieu ou roi, lui accordât un délai d'une heure en lui disant : «Dispose de cette heure pour faire une bonne action ou pour quelque jouissance sensuelle, et tu mourras aussitôt après" : quelqu'un en un pareil moment aimerait-il mieux réclamer les faveurs d'une Lais ou boire du vin d'Ariusium, que de tuer Archias pour délivrer Thèbes ? Je ne puis me déterminer à le croire. En effet, je considère les gladiateurs : (je parle de ceux qui ne sont pas tout à fait des bêtes sauvages, mais qui appartiennent à la Grèce); quand ils sont sur le point de descendre dans l'arêne, on leur sert à profusion les mets les plus coûteux, mais dans un pareil moment ils éprouvent plus de plaisir à remettre leurs femmes aux mains de leurs amis en les leur recommandant. Ils aiment mieux s'occuper d'affranchir leurs esclaves que satisfaire leur propre ventre. Il y a plus : si les plaisirs du corps procurent quelques grandes jouissances, elles sont également le partage des hommes qui savent remplir d'actions utiles leur existence : "Ils savent, eux aussi, boire et se régaler"; ils se réunissent à table avec leurs amis. Faisant ainsi trêve à leurs combats et à leurs fatigues, comme un Alexandre, un Agésilas, et aussi, vraiment, comme un Phocion et un Epaminondas, ils sont plus heureux que ces efféminés qui veulent être frottés d'huile devant le feu et bercés doucement dans leurs litières. Ce sont là des voluptés qu'ils méprisent, parce que les leurs sont bien plus grandes. Est-il en effet besoin de rappeler qu'Épaminondas ne voulut pas s'asseoir à un festin dont les dépenses excédaient les ressources de l'ami par lequel il était offert? «Je croyais, lui dit-il, que vous faisiez un sacrifice et non pas que vous aviez l'intention d'insulter vos convives.» On pourrait rappeler aussi qu'Alexandre rejeta les services des cuisiniers envoyés par Ada, en faisant dire à la reine qu'il en avait lui-même de bien meilleurs, à savoir, pour son dîner les marches de nuit, et pour son souper la légèreté de ce même dîner. Philoxène ayant écrit à ce prince au sujet de deux jeunes garçons d'une grande beauté qu'il voulait lui faire acheter, peu s'en fallut qu'il ne le destituât de ses fonctions de gouverneur. Et pourtant, qui avait plus qu'Alexandre tous les moyens de se satisfaire? Mais de même que, selon Hippocrate, de deux douleurs la moindre est effacée par la plus grande, de même les voluptés corporelles sont amorties et éteintes par celles que cause une vie utilement et noblement occupée; et la satisfaction qu'elle donne à l'âme est bien autrement vive et excellente. [18] Si donc ce que l'on dit est vrai, si le souvenir de bonnes actions antérieures est la meilleure des conditions pour vivre agréablement, il n'est pas un de nous qui doive croire à cette déclaration d'Épicure que «expirant au milieu des plus grandes douleurs et des plus grandes maladies, il leur opposait comme consolation le souvenir des voluptés dont il avait joui précédemment". La reproduction distincte de sa propre image au fond d'un bassin agité et sur des vagues en mouvement se concevrait mieux, en vérité, que le riant souvenir de jouissances au milieu d'une semblable fièvre, au milieu de telles convulsions de la douleur. Au contraire la mémoire des belles actions est tellement durable que personne, même le voulût-il, ne pourrait la détacher de soi. Est-ce qu'Alexandre aurait été le maître (comment y serait-il parvenu?) d'oublier la victoire d'Arbèles ? Pélopidas, la défaite du tyran Léontiade? Thémistocle, la journée de Salamine? Celle de Marathon se fête encore aujourd'hui parmi les Athéniens, comme celle de Leuctres à Thèbes, comme, par Jupiter, chez nous la victoire de Daïphantus auprès d'Hyampolis. Ce jour-là, la Phocide est remplie de sacrifices et d'honneurs décernés à Daïphantus, et il n'y a personne de nous qui trouve autant de plaisir à manger et à boire qu'à entendre le récit de ces glorieux exploits. D'après cela on peut juger au milieu de quelles douceurs, de quels charmes, de quelle allégresse passèrent leur vie les auteurs de ces belles actions, puisque la mémoire, même après cinq cents ans et davantage, n'en a pas perdu encore son puissant intérêt. Du reste, Epicure avouait que la gloire peut donner des plaisirs. Comment n'en serait-il pas convenu, lui qui avait pour elle une passion et une avidité furieuse? A tel point que non seulement il prétendait n'avoir jamais eu de maîtres; qu'avec Démocrite, qui lui avait dicté ses dogmes mot pour mot, il disputait sur des syllabes et des détails de ponctuation. C'est peu : il disait au milieu de ses disciples qu'il n'y avait de sage que lui-même. De plus il écrivait ce qui suit : «Quand j'interprétais les lois de la nature, Colotès se prosternait devant moi et embrassait mes genoux. Néoclès mon frère déclarait, dès ma première enfance, qu'il n'avait existé et qu'il n'existait aucun mortel plus sage qu'Epicure. Enfin, celle qui m'a donné le jour avait reçu en elle autant d'atomes qu'il devait yen avoir de réunis pour concourir à la création d'un sage.» Eh bien ! Si Callicratidas disait que Conon entretenait avec la mer un commerce adultère, ne peut-on pas dire aussi d'Epicure qu'il fait auprès de la Gloire des tentatives honteuses et secrètes, qu'il veut lui faire violence, n'obtenant pas d'elle des faveurs publiques malgré son amour et ses transports ? Car de même que la faim oblige les corps, faute d'aliments, à se nourrir, contrairement au voeu de la nature, de leur propre substance, de même la passion de la gloire corrompt les âmes. Elle force les gens à se louer eux-mêmes, lorsqu'étant affamés d'éloges ils n'en obtiennent de personne, [19] Mais j'en appelle à ceux qui ont ainsi tant de passion pour l'éloge et la gloire. Ne confessent-ils pas que c'est à de grands plaisirs qu'ils renoncent ou par impuissance ou par mollesse, quand ils fuient les charges publiques, les soins du gouvernement, les amitiés royales : toutes choses qui, suivant Démocrite, répandent de grands biens sur la vie humaine? Épicure, en effet, ne saurait persuader à personne, lui qui tient un si grand compte et qui est si heureux du témoignage de son frère, des génuflexions de Colotès, ne saurait, dis-je, persuader à personne que les applaudissements des Grecs à Olympie l'auraient laissé froid. Il en serait devenu fou, il en aurait poussé des hurlements. Ou plutôt, complétement emporté hors de lui par la joie, il aurait rappelé l'image qu'emploie Sophocle, "D'un vieux chardon, aux vents abandonnant sa plume". Si donc la gloire est une douce chose, le déshonneur est certainement pénible. Or qu'y a-t-il de plus déshonorant que d'être sans amis, sans occupation, que de ne pas croire à des dieux, que de rechercher les plaisirs sensuels, et de négliger tout le reste? Rien, assurément. Et c'est bien là, (tout le monde, excepté ces philosophes, en est convaincu), c'est bien là le portrait des partisans de cette secte. — Croyance injuste, dira quelqu'un. — C'est l'opinion commune, et non la vérité, que nous examinons ici. Ne rappelons pas les livres où les Épicuriens sont réfutés; ne rappelons pas les décrets diffamatoires prononcés contre eux par des villes : ce serait nous plaire à raviver les haines. Mais si des oracles, si la divination, si la prescience de la volonté des Dieux, si l'amour et la tendresse des parents pour leur progéniture, si la participation aux affaires de l'Etat, au commandement des armées, aux magistratures, sont des titres à la renommée et à la gloire, d'après ce raisonnement ceux qui disent : «Il ne s'agit pas de sauver les Grecs, mais de manger et de boire sans que le ventre soit endom- magé et de manière à le rendre satisfait" — ceux-là doivent nécessairement perdre toute considération et passer pour des lâches. Dès lors, aussi, se sachant jugés tels, ils mènent une existence chagrine et privée de tout agrément, puisqu'ils prétendent d'autre part que l'on trouve du charme dans le beau et dans l'estime publique. [20] Quand Théon eut ainsi parlé, nous jugeâmes à propos de cesser notre promenade; et nous étant, selon notre habitude, assis sur les bancs, nous fîmes succéder le silence à ce qui venait d'être dit. Mais ce ne fut pas pour longtemps, car Zeuxippe, après avoir réfléchi sur cet entretien, reprit bientôt la parole : «Qui complétera, dit-il, ce qui manque à la discussion? Nous l'avons laissée là où elle ne ne saurait être convenablement finie comme le prouvent les dernières paroles prononcées sur la divination et la prescience divine. Ces deux derniers points ne contribuent pas peu, selon les sectateurs d'Epicure, à leur assurer une vie pleine de voluptés, de calme et de confiance. Il faut donc que ce soit aussi l'objet de quelques développements.» — Aristodème reprit la parole : «Il est certain que pour ce qui regarde le plaisir, la question est à peu près épuisée. On a dit que, même en atteignant son but et en parvenant à prévaloir, la doctrine des Épicuriens dissipe, il est vrai, une certaine crainte des Dieux et une certaine superstition, mais qu'elle ne saurait donner la fécilité et la joie qui vient des Dieux. Si elle laisse ses sectateurs exempts de trouble, elle les laisse aussi sans contentement. Ils se trouvent à l'égard des Dieux comme nous le sommes à l'égard des Hyrcaniens ou des Scythes, dont nous n'attendons ni bien ni mal. «Maintenants, s'il faut ajouter quelque chose à ce qui a été dit, il me semble que c'est aux Épicuriens mêmes qu'on l'empruntera. D'abord ceux qui suppriment le chagrin, les larmes et les gémissements à propos de la perte de personnes chéries trouvent en eux des adversaires. Ceux-ci prétendent, «que cette absence de chagrin fondée sur l'insensibilité procède d'un autre vice plus grand, qui est de la cruauté ou une arrogance extrême et poussée jusqu'à la rage; que par conséquent il est plus convenable d'ouvrir son coeur à des émotions, de s'affliger, et même, par Jupiter, de faire de ses yeux des sources de larmes, de se consumer de se livrer enfin à toutes les démonstrations qui soit en paroles, soit par écrit, prouvent de la sensibilité et de la tendresse. Ce sont là des prescriptions données par Épicure dans plusieurs de ses ouvrages : entre autres, dans les lettres qu'à propos de la mort d'Hégésianax il adresse à Dosithée le père, et à Pyrson le frère du défunt. Tout récemment et par hasard j'ai eu occasion de parcourir cette correspondance. Je le déclare, en imitant leur langage : l'athéisme n'est pas un moindre mal que la cruauté et que l'arrogance, et l'on nous mène à l'athéisme quand on supprime la bienveillance des Dieux et leur courroux. Mieux vaut qu'il se joigne et se mêle à notre croyance des Dieux du respect et à la fois de la terreur, que si, pour éviter ce dernier sentiment, nous ne gardions en nous ni espoir, ni gratitude, ni confiance aux biens présents. Ce serait ne nous réserver dans le malheur aucun moyen de nous retourner du côté de la Divinité. [21] Il faudrait sans doute de l'opinion admise sur les Dieux, comme on ôte de l'oeil une chassie, enlever la superstition. Mais si cela est impossible, ne supprimons pas du moins, ne desséchons pas la foi que le plus grand nombre des hommes ont dans les Dieux. Or cette foi n'a rien de craintif, rien de farouche. Elle ne ressemble pas au portrait qu'en font les Épicuriens. Ils calomnient la Providence, qu'ils dépeignent comme cette Furie dont on fait peur aux enfants, comme une Divinité vengeresse et d'attitude toute tragique. Il y a peu d'hommes qui craignent Dieu de telle sorte qu'il ne dût leur être plus avantageux de ne pas le craindre. Quand on le redoute comme un chef propice aux bons, terrible aux méchants, cette seule crainte, grâce à laquelle on n'a pas besoin d'en avoir une autre, cette seule crainte nous affranchit du désir d'être injustes. La méchanceté que l'on a dans le coeur s'amortit alors en quelque sorte insensiblement. On est moins troublé que ceux qui, se livrant au crime avec audace, sont aussitôt saisis par les terreurs et le repentir. A la vérité le commun des hommes, ignorants plutôt que profondément pervertis, sont à l'égard de la Divinité dans des dispositions telles qu'au respect et à la vénération ils mêlent une sorte de tressaillement et de terreur, appelée superstition. Mais dans cette superstition il y a, et d'une manière continue, mille fois plus de bon espoir et de contentement, parce qu'au moins l'on demande et l'on reçoit toutes les faveurs et tous les biens comme les supposant émanés des Dieux. Cette supériorité morale se manifeste par les preuves les plus grandes. Nuls exercices plus que les exercices religieux, nulles époques plus que les fêtes, nuls spectacles plus que ceux qui occupent nos yeux ou nos bras au service des Dieux, ne nous semblent intéressants. Nous aimons les cérémonies saintes, les choeurs, les sacrifices, les initiations. Ce n'est pas comme quand on se trouve devant certains tyrans ou devant des juges inexorables dans leurs punitions, lesquels, comme c'est trop concevable, inspirent une profonde tristesse, de l'abattement, du désespoir. Lorsqu'au contraire l'âme croit et présume que Dieu est présent, elle écarte bien loin les chagrins, les craintes, les inquiétudes. La joie à laquelle elle se livre va jusqu'à l'ivresse, et ce ne sont que divertissements et que ris. Dans les ébats amoureux, comme dit le poète, "Et la vieille et le vieux, que de sa verge d'or Vénus a réveillés, savent aimer encor;" mais dans les pompes religieuses et les sacrifices, ce n'est pas seulement le vieux et la vieille, ce n'est pas seulement le plébéien et le pauvre, c'est encore "La fille de moulin, à jambes de poteaux, Faisant tourner la meule ..." ce sont les esclaves nés à la maison, ce sont les plus humbles mercenaires, qui tressaillent de joie et d'allégresse. Les riches et les souverains prennent constamment place à des festins et à des banquets d'une somptuosité sans égale; mais les repas célébrés à la suite de solennités religieuses et de sacrifices offerts par toute une cité, les repas dans lesquels on se figure mentalement approcher des Dieux au point de les toucher, repas où préside le respect et la vénération, inspirent une joie pleine de gratitude. Rien de pareil n'est réservé à l'homme qui méconnaît la Providence. Car ce n'est ni la quantité du vin, ni la qualité des viandes rôties à point, qui font le délice des fêtes religieuses, mais l'espérance heureuse et la conviction d'être visité par un Dieu bienveillant, lequel accueillera avec plaisir ce qu'on a fait pour lui. Il y a, en effet, d'autres réjouissances dans lesquelles nous supprimons les flûtes et les couronnes; mais un sacrifice où Dieu n'est pas présent est comme un temple sans destination. Je n'y vois plus qu'une réunion d'athées. Le caractère d'une fête, l'enthousiasme, tout y manque; ou plutôt c'est une corvée tout à fait désagréable et pénible, même pour celui qui l'offre. Il fait semblant de prier, d'adorer un Dieu à qui il ne demande rien, et il se livre à ces démonstrations parce qu'il craint la multitude. Il prononce des paroles contraires aux doctrines philosophiques par lui professées. S'il offre un sacrifice, il voit un cuisinier dans la personne du prêtre qui égorge la victime; et la cérémonie achevée, il se retire en prononçant ces vers de Ménandre : "Je vois bien qu'à mon sacrifice Les Dieux restent indifférents." Car c'est ainsi qu'Épicure pense que l'on doit se composer à l'extérieur. Il ne veut pas qu'on refuse rien aux exigences religieuses de la foule ni qu'on s'attire la haine publique, bien que l'on répugne personnellement aux actes accomplis avec joie par les autres, et bien que, comme dit Evenus, "Un devoir imposé nous soit toujours pénible". Aussi les Épicuriens sont-ils convaincus que les gens superstitieux assistent sans joie, et au contraire avec crainte, aux sacrifices et aux initiations. Eux-mêmes, pourtant, ne diffèrent en aucune façon de ces superstitieux. Car enfin, ils accomplissent par crainte les mêmes dévotions, et ils ne participent pas aux bonnes espérances par lesquelles elles sont inspirées Ils n'éprouvent que des alarmes et du trouble : ayant toujours peur qu'on ne s'aperçoive qu'ils en imposent à la foule et qu'ils jouent la comédie. Il est vrai que contre cette même foule ils protestent dans les livres composés par eux sur les Dieux et sur la Divinité; mais dans de de pareils livres, "Rien n'est vrai, rien n'est franc : ce ne sont que détours" : ils enveloppent et dissimulent par crainte les doctrines qui sont les leurs. [22] Maintenant que nous avons parlé des méchants et du vulgaire, examinons une troisième espèce, à savoir les hommes les meilleurs et qui sont souverainement chéris des Dieux. Quelle félicité est leur partage, grâce aux idées si pures qu'ils ont de la Divinité! Ils voient en Dieu le guide de tous les gens de bien, le père de tout ce qui est beau. Il n'est pas possible, à leur compte, que Dieu fasse ou éprouve rien de mal : car il est bon, et un être souverainement bon n'est, sous aucun prétexte, accessible à l'envie, à la crainte, à la colère, à la haine. De même que ce qui est chaud ne saurait rendre froid et ne peut qu'échauffer, de même un être souverainement bon ne saurait causer aucun dommage. Entre l'animosité et la reconnaissance, entrele pessimisme et la philanthropie, entre l'humanité et la malveillance, entre le calme d'esprit et le désordre, il y a une antipathie naturelle qui produit la séparation la plus complète, puisque d'un côté règnent la puissance et la vertu, de l'autre prévalent la faiblesse et le vice. La Divinité ne saurait donc être à la fois sous l'empire de la colère et sous celui de la faveur. Faite pour secourir et protéger, son naturel n'est pas de s'irriter et de nuire. Voyez le grand Jupiter "Guidant son char ailé dans les plaines des cieux" il descend le premier ici-bas, pour disposer tout avec ordre et sollicitude. Voyez les autres Dieux : l'un est dispensateur des dons; un autre est la douceur personnifiée; un troisième chasse tous les maux; enfin Apollon "Au jugement de tous est un dieu tutélaire", comme dit Pindare. Tout appartient aux Dieux, selon l'expression de Diogène, de même que tout est commun entre amis, de même que les gens de bien sont aimés des Dieux. Qui dit homme chéri des Dieux, dit homme certain de jouir du bonheur, et il est impossible qu'on ne soit pas chéri des Dieux quand on a la modération et la justice. D'après cela, pensez-vous qu'il y ait contre ceux qui suppriment la Providence besoin d'une autre punition? N'en est-ce pas une bien suffisante? Ils s'interdisent toutes les joies et les délices que nous procurent nos croyances à l'égard de la Divinité. Je vous le demande : Épicure fit de Métrodore, de Polyène, d'Aristobule, sa gloire et sa joie, parce qu'il les assista les uns ou les autres dans leurs maladies, ou qu'il ne cessa de les pleurer après leur trépas; et d'un autre côté Lycurgue, proclamé par la Pythie comme "Chéri de Jupiter, chéri de tous les Dieux", et Socrate, convaincu que son Génie par bienveillance conversait avec lui ; et Pindare, entendant des vers de sa composition chantés par le dieu Pan, n'auraient éprouvé qu'une joie médiocre! Médiocre aussi aurait été la joie de Phormien, quand il croyait offrir l'hospitalité aux Dioscures; de Sophocle, quand il croyait l'offrir à Esculape, et quand cette croyance était partagée de tous les autres par suite de l'apparition qui survint! L'opinion que professait Hermogène à l'égard des Dieux mérite, du reste, que je la reproduise ici textuellement : "Ces Dieux, dit-il, qui savent tout, qui peuvent tout, ont tant d'amitié pour moi qu'en raison de leur sollicitude ils ne me perdent de vue ni jour ni nuit. N'importe dans quelle direction je me lance, n'importe ce que je vais faire, ils sont là; et comme leur prescience leur apprend les résultats de chaque chose, ils me les revèlent en m'envoyant, comme autant de messagers, des voix, des songes et des augures." [23] Ce sont de belles choses, rien n'est plus naturel, que celles qui viennent aussi des Dieux; mais que ces choses nous soient données par les Dieux mêmes, voilà qui inspire une grande joie, une confiance inexprimable, une fierté, une allégresse, qui rayonne comme une riante splendeur au-dessus du front des mortels vertueux. Malheur aux hommes qui vivent dans une opinion contraire ! Au bonheur ils enlèvent son charme le plus doux, à l'infortune ils ne laissent aucun refuge. Il n'y a pour eux qu'un seul asile, qu'un seul port sur lequel, s'ils sont dans l'adversité, ils puissent porter leurs regards : c'est le néant et l'insensibilité. Il me semble voir un passager qui sur mer, dans une tempête, se lève pour rassurer l'équipage, et dit : «Le vaisseau n'a pas de pilote, les Dioscures se garderont bien de venir eux-mêmes en personne "Pour adoucir la mer et pour calmer les vents". Il n'y a pourtant là rien qui soit fâcheux. Dans un moment le navire sera englouti par les vagues, ou bien il se brisera en allant échouer contre les rochers." Oui : tel est le langage des Épicuriens au milieu des plus graves maladies et des fatigues excessives."Tu espères, disent-ils, quelque chose de bon de la part des Dieux, à cause de leur bienveillance? Tu t'aveugles. Des êtres bienheureux et impérissables ne sont capables ni de s'irriter ni de faire du bien. Tu présumes entrer après la vie dans une condition meilleure que cette vie même? Erreur : ce qui est tombé en dissolution n'a plus de sentiment, et ce qui est privé de sentiment n'est rien pour nous." Comment donc se fait-il, ô philosophe, que tu m'engages à manger et à me réjouir? C'est, sans doute, parce que dans la tempête on est près du naufrage, et l'excessive souffrance te conduira prochainement à la mort. Pourtant, même quand le navire est brisé, le passager qui s'en échappe est soutenu par quelque espérance : il abordera peut-être la côte à la nage, il pourra être sauvé. Mais dans la philosophie d'Epicure, il n'est pour l'âme "Nul moyen d'échapper aux vagues blanchissantes". L'âme disparaît aussitôt : elle se dissipe, et sa dissolution précède celle du corps. En sorte qu'elle éprouve une joie incomparable à s'être pénétrée de cette croyance souverainement sage et toute divine : "que tous ses malheurs sont terminés par la mort, la destruction, le néant". [24] "Du reste, dit Aristodème en tournant les yeux vers moi, il y aurait sottise de ma part à développer cette thèse. Ne vous ai-je pas, Plutarque, entendu dernièrement réfuter d'une manière satisfaisante des gens qui prétendaient que la doctrine d'Épicure, mieux que la théorie de Platon, sur l'âme réussit à nous rendre la mort douce et agréable?» —Zeuxippe reprenant alors la parole : «Ainsi donc à cause de Plutarque, dit-il, la discussion restera imparfaite, et nous craindrons de tomber dans des redites en parlant contre Épicure?" — Point du tout, dis-je alors, et "L'on entend volontiers deux fois les bonnes choses", comme dit Empédocle. Il nous faut donc de nouveau faire appel à Théon. Car il assistait, je crois, à ce qui fut dit alors. En même temps, il est jeune, et il ne craint pas que les jeunes gens l'accusent de manquer de mémoire. [25] Alors Théon, comme forcé : «Au moins, reprit-il, si l'on juge que je doive parler encore, je ne ferai pas comme vous, Aristodème. Vous avez craint de reproduire les arguments de Plutarque. Moi, je me servirai des vôtres. Très judicieusement, à mon sens, vous avez partagé l'espèce humaine en trois catégories : ceux qui sont injustes et pervers ; puis le vulgaire et les ignorants; enfin les hommes bons et sensés. Ceux qui sont pervers et injustes, par crainte des condamnations et des châtiments de l'Enfer n'oseront point faire le mal; et, cette crainte les déterminant surtout à rester tranquilles, ils mèneront une existence plus agréable et plus exempte de trouble. Car, d'après Épicure, il ne faut pas d'autre frein pour arrêter l'injustice que la crainte des châtiments. Si bien que l'on devrait même saturer ces gens-là de superstition, et brandir contre eux à la fois les terreurs du ciel et celles de la terre, multiplier devant eux les gouffres béants, les sujets d'effroi et de méfiance, puisque c'est à condition de trembler devant une telle perspective qu'ils deviendront plus modérés et plus sages. Mieux vaut pour eux, par crainte de ce qui arrivera après la mort, ne pas commettre d'injustice, que s'ils passaient leur existence dans l'anxiété et les alarmes. [26] Arrivons aux gens du vulgaire. Même sans la crainte de l'Enfer, l'espoir de cette éternité que promet la mythologie, le désir d'exister encore, désir qui de tous les amours est le plus ancien et le plus vif, ces deux sentiments, dis-je, prévalent chez le commun des hommes, grâce au plaisir et à la douceur qu'ils leur offrent, sur ces puériles terreurs. Aussi, quand ils perdent enfants, femmes, amis, ils préfèrent les croire placés quelque part, où ils existent encore au milieu des souffrances, plutôt que de les supposer complétement perdus pour eux et condamnés à la destruction et au néant. Ils aiment à entendre répéter ces mots, "que le trépas est un déplacement, une mutation", et toutes les autres termes du langage qui présentent la mort comme une modification subie par l'âme et non pas comme une entière dissolution; et ils parlent en ce sens : "J'emporterai là-bas, ami, ton souvenir", et . "Je vais revoir Nestor, revoir ton vieil époux : Que leur dirai-je?..." Cette croyance donnant le change, on laisse aux morts leurs armes, leurs meubles, leurs vêtements habituels. Ainsi Minos met dans le tombeau de Glaucus "La flûte dont jouait le mort: flûte de Crète, Jadis membre d'un faon....". Quand on a enseveli ces objets avec ceux que l'on pleure, on est plus satisfait; et si l'on suppose qu'ils demandent et regrettent quelque chose, on est heureux de le leur donner encore. Ainsi fit Périandre, qui brûla avec le corps de sa femme tout ce qu'elle avait de parure et de toilette, s'imaginant qu'elle le demandait et qu'elle avait froid. Les Eaque, les Ascalaphe, les Achéron, ne troublent en aucune façon le vulgaire, puisque, du moins, ils lui offrent des chœurs, des spectacles, des chants de toute espèce auxquels il prend grand plaisir. Mais c'est l'image de la mort qui fait trembler la plupart des humains. Rien ne semble plus effrayant, plus sinistre, plus ténébreux : on ne voit dans la mort qu'insensibilité, qu'oubli, qu'ignorance de toutes choses. Ces mots : "il est perdu, il a été enlevé, il n'est plus", troublent le commun des hommes. Il leur est insupportable d'entendre dire : "Mollement ombragé par un épais feuillage, Bientôt sous terre on dormira. Oui, bientôt tout disparaîtra, Et concerts, et festins, et plaisirs du bel âge." et: "Des lèvres une fois que l'âme est exhalée, Elle est à tout jamais loin de nous envolée." [27] Aussi est-ce deux fois égorger les gens, que de répéter des phrases comme celle-ci : «Mortels, nous ne venons qu'une fois à la lumière. On ne saurait renaître sur de nouveaux frais. Durant toute l'éternité, pèsera sur nous le néant.» En effet mettre en circulation de pareilles idées, c'est regarder le présent comme peu de chose ; ou plutôt le présent n'est plus rien, comparativement à la totalité des siècles. On ne l'apprécie plus, on n'en jouit pas, on le laisse s'enfuir. Vertus, bonnes actions, tout est négligé. On cède à une sorte de découragement. On se méprise soi-même, comme une créature éphémère; chancelante, et mise au monde sans aucune destination qui en vaille la peine. Dès lors c'est en vain que l'on nous répète : «que la dissolution entraîne l'insensibilité, et que ce qui n'a plus de sentiment n'est rien pour nous». Cette réflexion, loin de nous ôter la crainte du trépas, nous le met en quelque sorte sous les yeux; car ce que redoute la nature, c'est précisément une telle destruction : "Puissiez-vous devenir de la terre et de l'eau" ! c'est cette dissolution de l'âme en une matière privée d'intelligence et de, sentiment. Or Épicure, lorsqu'il fait évaporer l'âme en vide et en atomes, sape plus énergiquement encore nos espérances d'immortalité. Si vivace pourtant est cet espoir, que tous, femmes aussi bien qu'hommes, j'ose presque le dire, se déchireraient volontiers à belles dents avec Cerbère et tenteraient de remplir le tonneau des Danaïdes, afin d'être seulement maintenus dans l'existence, afin de ne pas être anéantis. Mais ces craintes, comme je l'ai dit, sont celles d'un très petit nombre. Ce sont propos de commères et de nourrices, ce sont des fables et des contes. Ceux qui partagent ces terreurs se figurent que certaines initiations, certaines expiations doivent être une garantie souveraine, et que, ainsi purifiés, ils vivront aux Enfers constamment occupés à des divertissements, à des choeurs de danse, en compagnie de ceux qui jouissent de la lumière, d'un souffle purifié et du privilége de la voix. Mais la privation de la vie est une idée insupportable aux jeunes gens et aux vieillards. "Nous voudrions, (désir qui n'est qu'une chimère!) Voir toujours le soleil, ce flambeau de la terre," Comme dit Euripide; et ce n'est pas avec plaisir, ce n'est sans douleur que nous entendons ces vers : "A peine il a fini, que l'astre radieux, Le soleil, oeil du jour, disparaît de ses yeux." [28] Ainsi en supprimant la croyance de l'immortalité on enlève les plus agréables et les plus précieuses espérances à la majorité des hommes. Que sera-ce, réfléchissons-y, que sera-ce pour les justes qui ont mené une existence irréprochable et sainte, et qui loin de voir au delà du tombeau rien de terrible, y contemplent des perspectives délicieuses et toutes divines ! En effet, d'abord les athlètes ne reçoivent pas la couronne pendant qu'ils combattent : ce n'est qu'après avoir combattu, qu'après avoir mérité le prix. De même les gens de bien, persuadés que c'est après la vie que les palmes en sont décernées, se complaisent dans les espérances, merveilleusement douces, que leur inspire la conscience de leurs vertus. Au nombre de leurs espérances est celle-ci, que les mortels fiers aujourd'hui de leurs richesses et de leur puissance jusqu'à en être insolents et jusqu'à se moquer stupidement de ceux qui valent mieux qu'eux seront punis comme ils le méritent, et que les gens de bien seront témoins de cette expiation. En second lieu, la jouissance et la contemplation de la vérité n'a jamais satisfait complétement ici-bas ceux qui sont passionnés pour elle. Il semble qu'ils la voient à travers un brouillard : le corps est un nuage qui l'intercepte, et la raison procède en eux sans consistance et sans certitude. Comme les habitants de l'air, ils portent les yeux en haut. Il leur semble qu'ils vont s'envoler du corps pour aller dans des espaces immenses, lumineux. Ils donnent par avance à leur âme, loin des misères humaines, un essor rapide et dégagé, et la philosophie est pour eux une préparation à la mort. De cette manière, ils regardent la fin de la vie comme un bien important et véritablement parfait. Alors, se disent-ils, l'âme vivra de sa vie véritable: aujourd'hui elle sommeille, aujourd'hui elle ressemble à un être qui rêve. Si donc "la mémoire d'un ami mort est délicieuse, à quelque point de vue qu'on y songe", comme a dit Épicure, on peut dès ce moment se figurer de quelles délices se privent ces philosophes. Quoi! d'après leurs croyances, ce sont les fantômes, les images de ses amis morts, que l'on perçoit, que l'on cherche à saisir, images et fantômes privés d'intelligence et de sentiment ! Ils ne supposent pas qu'une mère, qu'un père adoré, qu'une vertueuse compagne puissent jamais être rendus à nos regards. Ils n'ont pas la moindre espérance de se retrouver un jour dans leur douce société et dans leurs embrassements, tandis qu'un espoir de ce genre anime ceux qui partagent les opinions de Pythagore, de Platon, d'Homère, sur l'immortalité de l'âme. A quoi ressemblent les sentiments qu'ils éprouvent? Homère nous le donne à comprendre, quand il jette au milieu des combattants une image d'Énée comme si ce héros était mort, qu'ensuite plus tard aux Troyens ses amis il le montre en personne, "Vivant, et d'un pas calme, avec tranquillité, S'avançant plein de force et plein de majesté." A cette vue "Ses amis, transportés, se livrent à la joie", et ils abandonnent son image pour se réunir autour de lui. Nous donc aussi, puisque la raison démontre qu'il est possible de se réunir véritablement aux morts, puis que l'ami doit un jour se retrouver et vivre avec son ami auquel le sentiment et la tendresse auront été rendus, laissons pour ce qu'elle vaut la doctrine des Épicuriens. Ils ne savent pas admettre nos douces croyances; et d'un autre côté, ils ne peuvent se résoudre à rejeter toutes ces images vaines, sortes d'écorces, qui entretiennent chez eux des lamentations et des souffrances perpétuelles. [29] Mais, indépendamment de ces considérations, combien sont mieux partagés ceux qui voient dans la mort le commencement d'une vie meilleure ! S'ils vivent au sein de la prospérité, leur bonheur s'en augmente parce qu'ils pressentent de plus grands biens. Si les choses d'ici-bas ne réussissent pas au gré de leur envie, ils n'ont garde de se décourager, soutenus qu'ils sont par l'espérance des belles et bonnes choses qui les attendent après la mort; et cette espérance se compose de ravissements et de perspectives ineffables. Elle suffit, en effet, à combler tous les vides, à faire disparaître toutes les aspérités de la route, ou plutôt de la courte traversée; et dès lors l'âme supporte avec calme et résignation les événements qui se présentent. Quelle est, au contraire, la condition de ceux qui font aboutir la vie à une insensibilité et une dissolution complète? La mort leur apporte non pas un changement de maux, mais une perte de biens. Affligeant pour les infortunés comme pour les heureux, le trépas est plus funeste encore à ceux-ci. Il n'enlève aux premiers que l'espoir incertain d'une condition meilleure, il prive les seconds du bien réel d'une vie agréable. De même, et la comparaison me paraît juste, que les remèdes qui sont salutaires, mais que l'on subit par nécessité, soulagent les malades et qu'ils seraient insupportables et funestes à des gens en bonne santé, de même la doctrine d'Épicure ne promet point une fin heureuse à ceux dont la vie n'est qu'une suite d'afflictions ; et quant aux heureux, elle ne leur présente, comme dénoûment, que la perte et la dissolution de l'âme. Soit que l'on ait la prudence et la sagesse, soit que l'on regorge de biens, cette doctrine est subversive de toute tranquillité d'esprit, puisque d'une existence heureuse on se voit précipité dans une mort qui est le néant. Il n'en faut pas davantage pour démontrer à l'évidence, que l'idée de la perte des biens est une cause aussi réelle de découragement que leur espérance certaine ou leur jouissance actuelle procure de plaisir. [30] Cependant les Épicuriens insistent : «Nous ne craignons plus, disent-ils, des maux incessants et infinis; et cette délivrance, laquelle est un bien aussi solide que précieux, nous la devons à l'idée d'un anéantissement total. Or, c'est ce que réalise pour nous la doctrine d'Epicure, puisqu'elle arrête les frayeurs de la mort en présentant la dissolution de l'âme.» Mais si vous admettez qu'il soit très agréable de n'avoir plus en perspective des maux infinis, n'est-il pas cruel d'être privé de l'espérance de biens éternels et de renoncer à la félicité suprême ? Ce ne saurait, pour l'une et l'autre fortune, constituer un bien; et pour tous les êtres c'est une condition qui blesse la nature et qui la révolte, que de rentrer dans le néant. Direz-vous que ceux qui sont délivrés des maux de la vie par le mal de la mort trouvent une consolation dans l'insensibilité? Je répondrai que c'est là fuir en véritables esclaves. Au contraire, ceux qui de la félicité tombent dans le néant n'y voient qu'une fin des plus redoutables, à savoir la cessation de cette félicité. Ce n'est pas comme début d'une autre condition que la nature redoute l'insensibilité, mais comme privation de biens présents. Cette formule même "Que nous importe désormais?" qui suppose l'anéantissement de tout ce qui est nôtre, cette formule, à bien y réfléchir, nous importe grandement; et si l'insensibilité n'afflige pas dans leur néant ceux qui s'y trouvent, elle afflige du moins les vivants : elle les plonge dans un abîme d'où ils ne doivent jamais sortir. Aussi n'est-ce pas Cerbère, n'est-ce pas le Cocyte, qui inspirent une crainte infinie de la mort, c'est la menace du néant, menace qui ne laisse plus aux morts l'espoir de revenir un jour à l'existence. «Il n'est pas possible de naître deux fois, et il faut qu'il n'y ait pas d'éternité», dit Épicure. Or; si «être» cesse par le fait de «ne pas être», et que «ne pas être» constitue un état qui ne doive avoir ni changement ni fin, c'est avoir trouvé l'éternité du mal que de nous priver de tous les biens, puisque c'est nous frapper d'une insensibilité qui n'aura point de terme. Plus ingénieux est Hérodote, disant : «Dieu a donné à l'homme un avant-goût délicieux de l'éternité, et par cela même il montre sa jalousie», surtout envers ceux que nous regardons comme heureux, puisqu'ils trouvent dans leur félicité la matière d'un chagrin : «Nous goûtons, se disent-ils, à des biens dont nous seront privés.» Quelle félicité, en effet, quelles jouissances, quels transports ne seraient renversés et abattus, quand on est constamment sous le poids de cette pensée, à savoir que l'âme doit tomber dans un néant infini comme dans une mer immense, et quand, d'un autre côté, on regarde le plaisir comme l'idéal du beau et de la félicité ! Que si c'est au milieu des souffrances, ainsi que le croit Épicure, que le plus souvent il arrive aux hommes de mourir, rien ne saurait être plus désespérant que la crainte de la mort, puisque pour arriver à la privation des biens il faut passer en outre par l'épreuve des maux. [31] Voilà pourtant contre quelles conséquences les Épicuriens ne se lasseront pas de lutter. Ils veulent forcer tous les hommes à voir un bien dans l'absence des maux, et à ne plus regarder comme un mal la privation des biens. En même temps ils confessent qu'il n'y a aucune espérance et aucune joie dans la mort, qu'il y a suppression complète de tout plaisir et de tout bien. Or l'heure de la mort est précisément celle où une foule de félicités merveilleuses, immenses, divines, sont attendues par l'homme qui croit l'âme impérissable et immortelle. Il suppose, tout au moins, que durant de longues périodes d'années les âmes circulent tantôt sur la terre, tantôt dans le ciel, jusqu'au moment où, comprises dans la dissolution de l'univers, elles serviront avec le soleil et avec la lune à allumer un feu doué d'intelligence. Quel vaste champ Epicure enlève aux joies les plus précieuses! Supprimer, comme nous l'avons dit, les espérances placées dans les Dieux et dans leur bonté, c'est faire que tout devienne ténèbres. Cette âme qui était née pour la contemplation, ne désire plus apprendre ; cette âme qui était née pour agir, n'a plus de noble ambition. Ses jouissances se concentrent dans un cercle des plus étroits, dans des satisfactions impures, dans les plaisirs de la chair. La nature est dégradée, du moment qu'il n'y a point pour elle de plus grand bien que d'échapper au mal.