[1058] DES NOTIONS COMMUNES CONTRE LES STOÏCIENS. DIALOGUE. (1058e) (LAMPRIAS) Il me paraît, Diadumène, que, dans votre école, on se met fort peu (1058f) en peine du reproche de raisonner contre les notions communes, puisque, de votre aveu, vous ne tenez pas même un grand compte des sens naturels d'où viennent cependant la plupart de nos perceptions qui ont leur fondement et leur autorité dans les objets qui frappent nos sens. [1059] Pour moi, (1059a) qui éprouve un trouble singulier, je viens auprès de vous en chercher le remède, soit dans vos raisonnements, soit dans des charmes magiques, soit enfin dans quelque autre moyen que vous pourrez trouver, tant sont vives l'agitation et la perplexité dans lesquelles m'ont jeté quelques stoïciens, philosophes très estimables, et, qui plus est, mes amis, mais qui déclament avec trop d'emportement et d'amertume contre l'Académie. Ils ont répondu avec aigreur à quelques observations modestes, je puis même dire respectueuses, que j'ai pris la liberté de leur faire. Emportés par la colère, ils ont traité les anciens philosophes de sophistes, de corrupteurs, de fléaux des plus saines maximes de la philosophie. Après bien d'autres propos encore plus étranges, (1059b) ils sont tombés enfin sur les notions communes, et ils ont accusé les académiciens de les confondre et de les détruire. Un d'entre eux a ajouté qu'il regardait non comme l'effet du hasard, mais comme une disposition particulière de la Providence, que Chrysippe ne fût venu au monde qu'après Arcésilas et avant Carnéade, dont l'un a, le premier, outrageusement attaqué les idées reçues, et l'autre a joui, dans l'Académie, de la plus grande réputation. Chrysippe, placé entre ces deux philosophes, a, par ses écrits contre Arcésilas, foudroyé d'avance l'éloquence de Carnéade, et il a laissé à nos sens des armes puissantes pour repousser l'attaque qu'on leur livrait. Il a fait cesser (1059c) la confusion qu'on avait jetée dans nos prénotions et nos conceptions communes; il les a dirigées et mises chacune dans leur place naturelle, de manière que ceux qui, depuis, ont voulu renouveler ce désordre et faire violence à la nature des choses, ont manqué leur but et n'ont fait qu'attester leur mauvaise foi et leur goût pour les sophismes. Échauffé dès le matin par tous les propos que j'ai entendus, j'ai besoin de calmants pour faire cesser des doutes cruels qui, tels que des humeurs violentes, fermentent dans mon esprit. (DIADUMÈNE) Vous n'éprouvez en cela qu'une affection très ordinaire, mon cher Lamprias; mais si vous ajoutez foi au récit des poètes qui disent que l'ancienne Sipyle ne fut détruite par la Providence divine qu'en punition du crime de Tantale, croyez-en aussi nos amis du Portique, lorsqu'ils (1059d) assurent que ce n'est pas la Fortune, mais cette même Providence qui a fait naître Chrysippe, quand elle a voulu tout confondre et bouleverser dans la vie humaine ; car personne ne fut plus propre que lui à remplir de pareilles vues. Caton disait que personne, avant César, n'avait mis de la sobriété et de la prudence dans le projet de détruire la république. On peut dire aussi, ce me semble, que Chrysippe a mis le plus grand soin et la plus grande adresse à renverser, à abolir les idées reçues, autant du moins qu'il était en lui. Et c'est ce qu'attestent ceux même qui l'ont en plus grande estime, lorsqu'ils disputent avec lui sur l'espèce de sophisme qu'on nomme le menteur. En effet, mon ami, soutenir qu'une conclusion tirée de prémisses contraires n'est pas évidemment (1059e) fausse, et, d'un autre côté, prétendre que des syllogismes dont les prémisses et les inductions sont vraies peuvent cependant avoir les contraires de leurs conclusions vraies, n'est-ce pas détruire tout principe de démonstration et toutes les bases sur lesquelles la certitude est fondée ? Le polype, dit-on, mange ses bras pendant l'hiver; mais la dialectique de Chrysippe, qui s'enlève et se coupe pour ainsi dire à elle-même ses principes et ses moyens, quelle idée laisse-t-elle à l'abri du soupçon de fausseté ? Car il est impossible de rien élever de solide quand on l'assied sur des fondements fragiles ou sur des appuis douteux et incertains. (1059f) Quand on est couvert de boue ou de poussière et qu'on se frotte auprès de quelqu'un, au lieu d'ôter l'ordure, on ne fait que l'étendre davantage. De même il est des gens qui, blâmant les académiciens, se trouvent eux-mêmes chargés des reproches qu'ils leur font. Qui d'eux, en effet, ou des stoïciens, renversent les notions communes ? [1060] (1060a) Mais si vous le voulez, au lieu d'accuser nos adversaires, justifions-nous de leurs inculpations. (LAMPRIAS) Je me trouve aujourd'hui, Diadumène, bien changeant et bien versatile. Je suis venu, il n'y a qu'un instant, dans l'humiliation et la défiance de moi-même, solliciter une apologie : je veux maintenant faire le rôle d'accusateur, et savourer le plaisir de la vengeance en voyant tous ces philosophes convaincus de raisonner contre les idées et les notions communes, tandis qu'ils exaltent ambitieusement leur philosophie, comme la seule conforme à la nature. (DIADUMÈNE) Eh bien! commencerons-nous par ces assertions (1060b) si célèbres qu'ils appellent eux-mêmes des paradoxes, en avouant par là assez ingénument toute leur absurdité : que les sages sont seuls rois, seuls riches et beaux, seuls citoyens et juges; ou voulez-vous que, renvoyant toutes ces rêveries dans la classe des choses vieilles et usées, nous nous attachions surtout aux points de leur doctrine qu'ils traitent plus sérieusement et qui portent sur des objets de pratique? (LAMPRIAS) Je l'aime beaucoup mieux, Diadumène; car qui n'est pas déjà plein des arguments par lesquels on réfute leurs paradoxes? (DIADUMÈNE) Eh bien! considérez en premier lieu si, d'après les idées du sens commun, on peut regarder comme conforme à la nature une doctrine qui enseigne que les avantages naturels sont indifférents, que la santé, (1060c) la bonne constitution, la beauté, la force, ne sont ni désirables, ni utiles, ni profitables, ni propres à opérer la perfection qui est selon la nature, et que les affections contraires, telles que la privation des membres, les douleurs, les difformités, les maladies, ne sont pas nuisibles, et qu'il ne faut pas chercher à s'en garantir. Cependant ils disent eux-mêmes qu'entre ces affections opposées, il en est dont la nature nous éloigne, et d'autres avec lesquelles elle nous concilie. Mais quoi de plus contraire au sens commun que de dire que la nature nous porte vers les objets qui ne nous sont ni bons ni utiles, et qu'elle nous éloigne de ceux qui ne sont ni mauvais ni nuisibles, et ce qui est plus fort encore, qu'elle produit ce double effet à un tel point, que la privation de ceux-ci et la chute dans les autres sont des motifs suffisants pour (1060d) détester la vie, et même pour l'abandonner? N'est-ce pas encore heurter le sens commun que de regarder la nature même comme indifférente, et la conformité avec la nature comme le plus grand des biens ? Peut-il être bon et honnête de suivre la loi et d'obéir à la raison, si la raison et la loi ne sont ni bonnes ni honnêtes? Mais ce n'est encore là qu'une bagatelle ; car si, comme Chrysippe l'a dit dans son premier livre de l'Exhortation, la vie heureuse est le partage de la vertu seule, si tout le reste ne nous intéresse point et ne contribue en rien à notre bonheur, la nature n'est pas seulement indifférente pour nous, mais elle est extravagante et insensée (1060e) de nous incliner vers des objets qui sont pour nous sans intérêt, et c'est à nous-mêmes une folie de placer le bonheur dans notre conformité avec la nature, tandis qu'elle nous porte à ce qui ne peut faire notre félicité. Quoi de plus conforme au bon sens que de croire que, comme les choses désirables par elles-mêmes contribuent à notre utilité, de même les choses naturelles nous font vivre selon la nature? Mais ce n'est pas là ce que disent les stoïciens ; au contraire, en admettant que vivre selon la nature est la dernière fin de l'homme, ils prétendent que les choses naturelles sont indifférentes. Il ne répugne pas moins au sens commun de soutenir que l'homme sage et prudent, loin d'être également affecté par des biens de même nature, doit ne faire aucun cas des uns (1060f) et tout endurer pour les autres, quoique ceux-ci ne soient ni plus ni moins grands que les premiers. Ils disent encore qu'il n'y a pas plus de mérite à mourir pour sa patrie qu'à s'abstenir d'une femme décrépite, parce que, dans l'un et l'autre cas, on ne fait que son devoir. [1061] Cependant ils veulent que la première action soit grande et honorable ; (1061a) mais il serait ridicule, disent-ils, de se vanter de la seconde. Chrysippe lui-même a dit dans son traité de Jupiter et dans son troisième livre des Dieux, qu'il serait puéril et absurde de louer certaines actions, par exemple, de supporter courageusement la piqûre d'une mouche, et de s'abstenir d'une femme qui a déjà un pied dans la fosse, quoique ces actions aient la vertu pour principes. N'est-ce pas aller contre le bon sens que de rougir de louer des actions qu'ils regardent comme les plus belles du monde ? Peut-on, sans se montrer sot et ridicule, désirer et choisir ce qu'on ne doit ni louer ni admirer? (1061b) Mais sans doute que vous trouverez encore moins sensé de prétendre que le sage ne fait pas plus de cas de la jouissance qu'il ne se plaint de la privation des plus grands biens, et qu'il se conduit dans leur usage et leur disposition comme il ferait à l'égard des choses les plus indifférentes; car nous tous "Qui consumons les fruits que la terre nous donne", nous estimons qu'une chose dont la jouissance nous est commode, dont la privation se fait sentir et excite nos désirs, est bonne, utile et digne d'être recherchée, et nous ne regardons comme indifférentes que celles que nous ne voudrions pas acquérir par la moindre peine, à moins que ce ne fût pour s'amuser et pour passer le temps ; car la plus grande différence que l'on connaisse (1061c) entre un homme laborieux et celui qui ne se fait que des occupations frivoles, c'est que celui-ci se fatigue pour des choses indifférentes et inutiles, et l'autre pour des choses utiles et importantes. Les stoïciens en jugent tout autrement. Selon eux, l'homme sage et prudent, qui a plusieurs perceptions et plusieurs souvenirs de perceptions, en voit peu d'intéressantes pour lui, ne fait point de cas des autres, et croit qu'il lui est très indifférent de se souvenir qu'il a vu, il y a quelques jours, un de ses amis éternuer ou jouer à la paume. Cependant toute perception et tout souvenir, quand ils portent sur des bases solides, forment la science dans l'esprit du sage, et c'est pour lui un bien et un très grand bien. (1061d) Mais peut-il être tranquille et indifférent quand il est privé de la santé, quand il souffre dans quelque partie de son corps, quand il a perdu ses biens? Mais plutôt, dès qu'il est malade, n'appelle-t-il pas un médecin ? Ne va-t-il pas pour gagner de l'argent à la cour de Leucon, prince du Bosphore, ou d'Indathyrse, roi des Scythes, comme le dit Chrysippe lui-même? Il est même des privations qui le déterminent à quitter la vie. Peuvent-ils nier qu'ils ne renversent toutes les idées communes, lorsqu'ils se donnent tant de peine et de soin pour les choses indifférentes, et qu'ils ne sont pas plus affectés de la jouissance que de la privation des plus grands biens? (1061e) Est-il plus sensé de dire qu'un homme ne sent pas de plaisir à passer de l'excès des maux au comble des biens? Telle est cependant la disposition de leur sage. Lorsque de la corruption la plus profonde il s'élève à la vertu la plus parfaite, qu'il sort de la vie la plus misérable pour entrer dans l'état le plus heureux, il ne donne aucun signe de joie ; il ne s'élève ni ne s'émeut d'un tel changement, qui, de l'abîme des vices et du sein de la misère, le fait parvenir à la plus grande abondance des biens les plus solides elles plus durables. Il est aussi peu raisonnable de dire que l'assurance d'être exempt d'erreur dans ses opinions et dans ses jugements étant le plus grand bien de l'homme, elle n'est pas nécessaire (1061f) à celui qui est parvenu au plus haut point de perfection, qui n'en apprécie pas la jouissance, qu'il ne daignerait pas même étendre la main pour obtenir cette certitude et cette stabilité, qu'ils regardent cependant comme le bien le plus grand et le plus parfait. Ils vont encore plus loin : [1062] ils prétendent que le bien ne s'accroît pas par sa durée, (1062a) que l'homme qui aura été sage pendant une heure ne sera pas moins heureux que celui qui aura constamment pratiqué la vertu, et qui lui aura heureusement consacré toute sa vie. Et après avoir soutenu cette assertion avec la plus grande force, ils disent que la vertu qui dure peu de temps ne sert de rien ; car quel profit retirerait de la sagesse celui qui, aussitôt après l'avoir acquise, ferait naufrage ou tomberait dans un précipice? De quoi eût-il servi à Lichas d'avoir passé subitement du vice à la vertu, quand Hercule le lança dans la mer, comme on lance une pierre avec une fronde ? Ce n'est pas là seulement renverser les notions communes ; c'est encore confondre ses propres idées, (1062b) que de soutenir que la possession la plus courte de la vertu rend infiniment heureux, et cependant de n'en faire aucun cas. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de plus étonnant dans la doctrine des stoïciens; ce qui doit surprendre bien davantage, c'est de leur entendre dire que la présence de la vertu et du bonheur est le plus souvent insensible pour l'homme ; qu'il ne s'aperçoit pas que de l'excès de la misère et de la folie il est passé tout d'un coup à un état de sagesse et de félicité. Non seulement c'est une chose ridicule de vouloir qu'un homme qui vient d'acquérir la prudence ignore précisément qu'il est devenu sage et qu'il est sorti de l'ignorance ; mais, en général, c'est ôter à la vertu tout ce qu'elle a de force et de poids, que de supposer qu'elle entre dans l'homme sans qu'il s'en aperçoive ; (1062c) car, d'après leur propre opinion, le bien n'est pas de nature à n'être pas senti, et Chrysippe lui-même dit formellement dans son traité des Fins de l'homme, que le bien est sensible, et il le démontre. Il reste donc à dire que lorsque ceux en qui il est présent ne s'en aperçoivent pas, c'est par sa faiblesse et sa médiocrité qu'il échappe à leur sentiment. Mais ne serait-il pas absurde de dire qu'une vue qui distingue les objets d'une blancheur médiocre ne peut pas apercevoir ceux qui sont d'une blancheur éclatante, ou que le tact qui sent une chaleur modérée n'est pas affecté par une chaleur brûlante ? Combien le serait-il davantage de vouloir qu'un homme qui aurait la perception des choses communes et conformes à la nature, telles que la santé et une bonne complexion, ignorât qu'il possède la (1062b) vertu, qui, suivant les stoïciens eux-mêmes, a la plus grande conformité avec la nature? Quoi de plus contraire au sens commun que de dire qu'on distingue très bien la santé de la maladie, et qu'on ne sent pas la différence de la sagesse et de la folie? qu'on peut croire l'une présente, après même qu'elle a disparu, et ignorer la présence de l'autre lorsqu'on la possède? Puisque le dernier degré de perfection fait l'état de bonheur et de vertu, il faut de deux choses l'une : ou que le progrès dans le bien ne soit pas le vice et le malheur, ou qu'il n'y ait pas une grande différence entre le vice et la vertu, entre la misère et la félicité, et que la différence des biens aux maux soit presque imperceptible ; (1062e) car autrement les hommes n'ignoreraient pas qu'ils passent de l'un de ces états à l'autre. Lors donc que les stoïciens ne veulent pas renoncer à leurs contradictions, et qu'ils soutiennent ouvertement ces maximes : que ceux qui ont déjà fait des progrès dans la vertu sont encore insensés et vicieux, que les hommes deviennent bons et sages sans s'apercevoir du changement qui s'opère en eux, qu'il n'y a presque point de différence entre la sagesse et la folie, ne vous paraissent-ils pas merveilleusement d'accord avec eux-mêmes dans leur doctrine ? Cela paraît encore mieux dans leur conduite, lorsqu'àprès avoir dit que tous les hommes qui ne sont pas parfaitement sages sont également injustes, infidèles, insensés et méchants, ils fuient cependant les uns, les abhorrent, (1062f) et leur refusent même le salut quand ils les rencontrent, tandis qu'ils confient à d'autres leur argent, qu'ils les élèvent aux charges publiques et leur donnent leurs filles en mariage. Si c'est pour plaisanter qu'ils parlent et agissent ainsi, qu'ils quittent donc leurs sourcils froncés ; s'ils parlent sérieusement et comme des philosophes, [1063] c'est renverser toutes les idées communes que de blâmer, (1063a) d'accuser également tous les hommes, et cependant de traiter les uns comme des gens sensés et raisonnables, et les autres comme des scélérats ; d'avoir pour Chrysippe une admiration outrée, et de tourner Alexinus en ridicule, tandis qu'ils ne croient pas l'un moins fou que l'autre. « Cela est vrai, diront-ils, mais comme celui qui n'est plongé dans la mer qu'à une coudée de sa surface ne se noie pas moins que celui qui y est enfoncé de cinq cents brasses, de même ceux qui ne sont encore que dans le chemin de la vertu ne tiennent pas moins au vice que ceux qui en sont tout à fait éloignés. Les aveugles qui touchent au moment de recouvrer la vue sont toujours dans la cécité ; et ceux qui font des progrès dans le bien demeurent toujours insensés et vicieux tant qu'ils ne possèdent pas une vertu parfaite. » (1063b) Oui, messieurs, les hommes qui avancent dans la vertu ne ressemblent ni à des aveugles ni à des gens qui se noient, mais seulement à des personnes dont la vue n'est pas perçante ou qui nagent vers la terre, et même assez près du port, et c'est ce que les stoïciens eux-mêmes attestent par leur conduite ; car autrement ils ne choisiraient pas dans cette dernière classe des conseillers, des magistrats, des législateurs, comme les aveugles prennent des guides; ils n'imiteraient pas leurs actions, leurs discours et leur vie, s'ils les croyaient tous également plongés dans la folie et dans le vice. Mais, sans insister sur cette inconséquence, admirez avec moi ces hommes que leurs propres exemples ne portent pas à abandonner des sages qui ne se connaissent pas eux-mêmes, (1063c) qui ne sentent point qu'ils ne sont pas submergés sous les flots des vices, qu'ils commencent à voir la lumière, et que, surnageant au-dessus des passions, ils respirent enfin librement. Est-il moins contraire au sens commun de vouloir qu'un homme qui jouit de tous les biens, à qui rien ne manque pour être parfaitement heureux, renonce cependant à la vie? Il est encore plus absurde de dire que celui qui n'a et n'aura jamais aucun bien, qui est destiné pour toujours à la condition la plus dure et la plus misérable, ne doit pas cesser de vivre, à moins qu'il ne lui arrive quelqu'un de ces accidents qu'ils mettent au nombre des choses indifférentes. Voilà les lois qu'on dicte dans le Portique, et qui portent un grand nombre de sages de cette école à sortir de la vie, (1063d) sous prétexte qu'ils seront plus heureux, quoique, selon les principes des stoïciens, le sage soit fortuné, heureux, comblé de biens, exempt de tout danger, et établi dans une sûreté parfaite; qu'au contraire l'homme méchant et insensé soit, pour ainsi dire, tellement pétri de vices qu'on ne saurait trouver en lui un seul endroit qui en soit exempt. Ils prétendent cependant qu'il lui convient de rester dans la vie, et au sage d'en sortir. « Et ce n'est pas sans raison que nous le croyons ainsi, dit Chrysippe : car ce n'est ni par les biens ni par les maux qu'il faut estimer la vie, mais par ce qui est conforme à la nature. » Voilà comment les stoïciens maintiennent la conduite ordinaire et raisonnent d'après les notions communes. Mais à quoi pensez-vous, Chrysippe? Quoi! celui qui délibère s'il restera dans la vie ou s'il la quittera ne doit pas examiner "Et le bien et le mal qu'il a dans sa maison"? Il ne doit pas, la balance à la main, (1063e) peser ce qui contribue au bonheur ou ce qui cause l'infortune, et voir s'il a plus de biens que de maux? Est-ce sur des choses qui ne lui sont ni utiles ni nuisibles qu'il doit se décider à vivre ou à mourir? Faut-il qu'en suivant vos principes et vos raisonnements, il préfère de vivre quand il a en partage ce que tout le monde fuit, et qu'il se décide à mourir quand il possède tout ce qu'on doit naturellement désirer ? Mais, mon cher Chrysippe, s'il est contraire à la raison de quitter la vie quand on n'y éprouve aucun malheur, il l'est bien davantage d'abandonner une jouissance si douce, parce qu'on manque d'une chose indifférente, (1063f) comme font les stoïciens qui renoncent à la félicité et à la vertu qu'ils possèdent, parce qu'ils n'ont pas les richesses et la santé. Jupiter à Glaucus ôta l'entendement, lorsque ce guerrier échangea pour des armes d'airain des armes d'or qui valaient dix fois plus. Cependant des armes d'airain ne sont pas moins utiles dans le combat que des armes d'or ; mais la bonne complexion et la santé ne sont, aux yeux des stoïciens, d'aucun prix pour le bonheur, [1064] (1064a) cependant ils sont prêts à donner la sagesse pour la santé; car ils prétendent qu'Heraclite et Phérécyde auraient bien fait de renoncer, s'ils l'avaient pu, à la vertu et à la prudence pour se délivrer, l'un de l'hydropisie, et l'autre de la maladie pédiculaire ; qu'entre les deux breuvages de Circé, dont l'un changeait les sages en insensés et l'autre rendait sages les fous, Ulysse aurait dû boire celui qui causait la folie, plutôt que de se voir changer en bête, eût-il dû même conserver sa vertu, et par conséquent son bonheur. Ils soutiennent que (1064b) c'est la prudence elle-même qui dicte ce choix, et qui leur dit : Abandonnez-moi et laissez-moi périr, si je dois errer ça et là sous la forme d'un âne. Mais ne pourrait-on pas leur dire que cette prudence est celle d'un âne, parce que la sagesse et le bonheur sont de grands biens, et qu'avoir la figure d'un âne est en soi une chose assez indifférente? On dit qu'il y a dans l'Éthiopie un peuple qui est gouverné par un chien qu'on proclame roi, et qui jouit de tous les honneurs et de toutes les prérogatives de la royauté. Les hommes y exercent sous cet animal les fonctions qui dans les villes appartiennent aux chefs et aux magistrats. N'en est-il pas de même de la vertu chez les stoïciens? Elle a le nom et l'apparence du bien, ils disent qu'elle est seule désirable, (1064d) utile et précieuse, mais ils raisonnent, ils agissent, ils vivent ou meurent à l'ordre, pour ainsi dire, des choses indifférentes. Au reste, chez les Éthiopiens, personne ne tue le chien qui règne ; au contraire il est honoré et respecté de tout le monde ; mais les stoïciens détruisent, anéantissent leur vertu, pour conserver la santé et les richesses. Le dernier sceau que Chrysippe a mis à cette belle doctrine me dispense d'en dire davantage. Comme il y a dans la nature des biens et des maux et des choses moyennes qu'on appelle indifférentes, il n'est personne qui ne préfère le bien (1064d) à ce qui est indifférent, et ce qui est indifférent au mal. Nous en prenons à témoin les dieux eux-mêmes, lorsque nous leur demandons avant tout la jouissance des biens ou du moins l'exemption des maux; car c'est à la place du mal, et non à celle du bien, que nous voulons avoir ce qui n'est ni bon ni mauvais. Chrysippe renversant cet ordre de la nature, transporte ce qui tient le milieu à la dernière place, et ramène au milieu ce qui est au dernier rang ; il fait comme les tyrans qui donnent aux méchants la première place. Il nous ordonne de choisir d'abord ce qui est (1064e) bon, et ensuite ce qui est mauvais, et de regarder ce qui est indifférent comme le pire de tout; c'est la même chose que si l'on plaçait après le ciel le séjour des enfers, et qu'on rejetât la terre et tout ce qui l'environne dans le Tartare, "Cet abîme profond qui se perd sous la terre". Après avoir dit dans son troisième livre sur la Nature qu'il vaut encore mieux vivre insensé que de ne point vivre, quand même on ne devrait jamais acquérir la sagesse, il ajoute ces propres termes : « Telle est la nature des biens humains, que les maux mêmes précèdent les choses indifférentes, non qu'ils l'emportent réellement sur celles-ci, mais la raison nous persuade qu'il vaut encore mieux vivre, quand nous ne devrions jamais parvenir à la sagesse, et même quand nous devrions rester injustes, transgresseurs des lois, ennemis des dieux et des hommes et souverainement malheureux; (1064f) car voilà l'état des hommes qui vivent dans la folie. » Ainsi, selon Chrysippe, il vaut mieux être malheureux que de ne pas l'être, souffrir des maux que d'en être exempt, commettre des injustices que de s'en abstenir, transgresser les lois que de ne pas les violer; ce qui veut dire qu'il faut faire ce qui ne doit pas être fait, et qu'il convient de vivre d'une manière non convenable. « Assurément, vous dira-t- il, car c'est un état pire d'être privé de raison et de sentiment que d'être fou. » Mais à quoi pensent ces philosophes de ne vouloir pas reconnaître comme un mal ce qui est pire que le mal même, et qui seul est capable de nous faire préférer la folie, [1065] puisque non seulement il n'est pas moins convenable, (1065a) mais qu'il l'est infiniment plus de fuir une disposition qui n'est pas susceptible de cette folie? Mais pourquoi s'indigner contre ces maximes, quand on se souvient de ce que Chrysippe a écrit dans son second livre de la Nature, où il affirme que ce n'est pas sans utilité pour l'univers que le vice a été produit. Il est bon de rapporter cette doctrine dans ses propres expressions, afin que vous sachiez quel rang assignent au vice et ce qu'en disent ces hommes qui blâment Xénocrate et Speusippe de ne pas mettre la santé dans la classe des choses indifférentes, et de ne pas croire la sagesse inutile : « Le vice, dit-il, n'est qu'accidentel par rapport aux biens; il est même, (1065b) à certains égards, conforme à la nature, et on pourrait presque dire qu'il n'est pas sans utilité pour l'univers, puisque autrement le bien ne pourrait pas subsister. » Il n'y a donc aucun bien parmi les dieux, puisqu'il n'y a point de vice ; et lorsque Jupiter, après avoir consumé toute la matière en lui-même, sera le seul être existant, et qu'il aura anéanti toutes les différences qui ont aujourd'hui lieu dans l'univers, il ne restera plus aucun bien, puisque le mal ne subsistera plus. Un chœur de musique est parfaitement d'accord quand aucun des musiciens qui le composent ne détonne; le corps est en pleine santé quand aucun membre ne souffre. Mais la vertu n'existe point sans quelque mélange de vice, et comme on fait entrer dans certains remèdes le venin du serpent et le fiel de l'hyène, (1065c) de même, pour faire paraître dans toute sa perfection la justice de Socrate et la probité de Périclès, il fallait la méchanceté de Mélitus et l'insolence de Cléon. Jupiter eût-il pu faire naître Hercule et Lycurgue, s'il n'eût produit aussi Sardanapale et Phalaris ? Que ne disent-ils donc aussi que la phtisie contribue à la santé, et la goutte à la légèreté de la course, et qu'Achille n'aurait pas eu une belle chevelure, si Thersite n'avait pas été chauve? En effet, quelle différence y a-t-il entre ces rêves extravagants et la doctrine de ceux qui prétendent que la débauche n'est pas inutile à la tempérance et l'injustice à l'équité? (1065d) D'après cela, il faut prier les dieux d'entretenir toujours en nous la malice, "La fraude, le mensonge et les discours trompeurs", puisque leur privation entraînerait pour nous celle de la vertu. Mais voulez-vous connaître ce que l'éloquence de Chrysippe a de plus doux et de plus persuasif? Le voici : « Comme les comédies, dit-il, contiennent des épigrammes qui, malignes en soi, font rire les spectateurs et donnent une certaine grâce à tout l'ouvrage, de même le vice, blâmable en soi, n'est pas inutile sous d'autres rapports. » N'est-ce pas le comble de l'absurdité de vouloir que le vice ait été produit par la Providence divine, comme une épigramme maligne est née du caprice d'un poète? A ce compte, pourquoi les dieux nous dispenseraient-ils les biens (1065e) plutôt que les maux? Comment haïront-ils le vice? et qu'aurons-nous à opposer à ces maximes scandaleuses des poètes : "Quand dieu veut notre perte, il sait nous y conduire; Quel Dieu de ce héros excita la querelle"? D'ailleurs une épigramme mordante est un ornement dans une comédie, et sert à la fin que le poète se propose, qui est de plaire aux spectateurs et de les faire rire. Mais Jupiter, à qui nous donnons les noms de père, de dieu suprême, d'auteur de la justice, et que Pindare appelle l'ouvrier le plus parfait, qui n'a pas formé le monde comme une pièce de théâtre, dont le sujet étendu et varié offre plusieurs incidents, (1065f) mais plutôt comme une ville commune aux dieux et aux hommes, pour y vivre dans la paix et dans le bonheur, sous les lois de la justice et l'influence de la vertu, qu'avait-il besoin, pour une fin si belle et si auguste, de brigands, d'assassins, de parricides et de tyrans? Car Dieu n'a point introduit le vice dans le monde comme un prélude doux et agréable. [1066] (1066a) Ce n'est point par amusement ou par plaisanterie qu'il l'a comme associé à la vie humaine, puisque le vice n'a pas même l'ombre de cette conformité avec la nature si fort célébrée par les stoïciens. D'ailleurs une épigramme maligne n'est qu'une bien faible partie d'une pièce, et n'y occupe qu'un très petit espace. Ces sortes de traits n'y abondent même pas, et ils ne détruisent pas le mérite et la grâce de ce qu'il y a réellement de bon dans la comédie. Mais dans le monde tout est plein de vices, et la vie humaine, qui, depuis l'entrée et le prélude jusqu'au dénouement, est remplie de désordres, de troubles et d'erreurs ; qui, de l'aveu même des stoïciens, n'a rien de pur et d'irrépréhensible, est, de tous les drames, (1066b) le moins agréable et le plus triste. Mais je demanderais volontiers à Chrysippe de quelle utilité est le vice dans l'univers. Il ne répondrait pas sans doute qu'il sert aux choses célestes et divines ; il serait trop ridicule de dire que si le vice n'eût pas régné parmi les hommes, s'ils n'eussent été ni avares, ni menteurs, ni brigands, ni calomniateurs, ni meurtriers, le soleil n'aurait pas tenu la route qui lui est prescrite, le monde n'aurait pas joui du retour périodique des temps et des saisons, et la terre ne serait point placée au centre de l'univers pour y produire les vents et les pluies. Il reste donc (1066c) à dire que c'est à nous et à nos affaires que le vice est utile, et sans doute c'est ainsi que les stoïciens l'entendent. Sommes-nous donc plus sains, pour être vicieux? Avons-nous plus en abondance les choses nécessaires à la vie? Le vice nous rend-il plus beaux et plus forts? Ils disent eux-mêmes que nous n'en retirons aucun de ces avantages ; mais la vertu n'est pour eux qu'un vain nom, une idée vaine et obscure, fruit des rêves des sophistes, qui n'est pas exposée aux regards de tout le monde, comme le vice, qui ne participe à rien d'utile, et moins encore à la vertu, pour laquelle nous avons été formés. Et quelle absurdité de vouloir que ce qui est utile à un laboureur, à un pilote, les conduise à la fin qu'ils se proposent, et que l'homme, que Dieu a fait pour la vertu, (1066d) l'ait détruite et anéantie? Mais je crois qu'il est temps de laisser là ce point de leur doctrine, et de passer à un autre. (LAMPRIAS) Non, je vous en conjure, mon cher Diadumène. Je suis curieux de savoir comment ces philosophes placent les maux avant les biens et le vice avant la vertu. (DIADUMÈNE) Il est vrai, mon cher Lamprias, que c'est un article de leur doctrine assez curieux, et sur lequel ils balbutient beaucoup. En un mot, ils prétendent que si on supprime les maux on détruit aussi la prudence, qui est la science des biens et des maux, comme l'existence du vrai suppose nécessairement celle du faux, de même à peu près disent-ils que les biens ne peuvent exister sans les maux. (1066e) (LAMPRIAS) L'une de ces assertions me paraît fondée, et je crois saisir l'autre, car j'aperçois la différence entre les deux. De ce qu'une chose n'est pas vraie, il s'ensuit qu'elle est fausse ; mais ce qui n'est pas un bien n'est pas nécessairement un mal, parce qu'il n'y a point de milieu entre le vrai et le faux; au lieu que l'indifférent tient le milieu entre le bien et le mal, et l'un n'existe pas nécessairement avec l'autre. Le bien peut être dans la nature sans qu'elle ait besoin du mal ; il lui faut seulement ce qui n'est ni bien ni mal ; mais je serais bien aise de savoir ce que vos philosophes disent sur la première assertion. (DIADUMÈNE) Ils en disent bien des choses, mais il faut pour le présent se borner au nécessaire ; et d'abord, il est contraire au bon sens de croire (1066f) que le bien et le mal ne subsistent que par rapport à la prudence ; car les biens et les maux existaient déjà, et la prudence est venue ensuite, comme la médecine n'a été inventée qu'après que les choses salutaires et nuisibles à la santé ont existé. Ce n'est donc pas afin que la prudence ait lieu de s'exercer que le bien et le mal existent ; mais la faculté par laquelle nous jugeons le bien et le mal qui existent déjà se nomme la prudence, comme la vue est la perception des objets blancs et noirs ; et ces objets n'ont pas été faits pour que l'organe de la vue existât en nous, [1067] (1067a) mais plutôt c'est pour discerner ces couleurs que nous avons besoin de la vue. En second lieu, quand le monde sera consumé par un embrasement général, comme le croient les stoïciens, il ne restera plus aucune trace de mal, et l'univers n'en sera pas moins prudent et sage. Il est donc vrai que la prudence peut exister sans le mal ; et de ce que la prudence existe, il ne suit pas nécessairement que le mal existe aussi. D'ailleurs, en supposant que la prudence ne soit que la science des biens et des maux, quel inconvénient y aurait-il que, les maux étant détruits, il n'y eût plus de prudence, et qu'elle fût remplacée par une autre vertu qui ne serait pas la science des biens et des maux, mais seulement celle des maux? Si, parmi les couleurs, le noir venait à disparaître entièrement, (1067b) et qu'on voulût nous forcer à dire que l'organe de la vue a été aussi détruit, puisqu'il ne peut plus être le discernement du noir et du blanc, qui nous empêcherait de répondre qu'il n'y a aucun mal à n'avoir plus ce dernier genre de perception, mais une autre sensation qui nous ferait apercevoir les objets blancs et tous ceux d'une autre couleur ? Le goût et le tact seraient-ils détruits, s'il n'y avait plus ni saveur amère ni douleur? La prudence ne le serait pas davantage si le mal était anéanti. Les sensations des choses douces et agréables, et de celles qui ne le sont pas, subsisteraient toujours, de même que la prudence, qui serait alors le discernement de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas. (1067c) Que ceux qui pensent autrement suppriment le nom et nous laissent la chose. D'ailleurs, qui empêche que le mal n'existe qu'en idée, et que le bien ait une existence réelle? C'est ainsi, par exemple, que les dieux possèdent la santé, et ne connaissent que par la pensée la fièvre et la pleurésie; que nous-mêmes, qui, selon les stoïciens, n'avons que des maux sans aucun bien, nous ne laissons pas d'avoir l'idée de la prudence, du bien et du bonheur. D'après cela, n'est-il pas bien surprenant que ces philosophes soutiennent que nous ayons la perception de la vertu lors même qu'elle n'est pas en nous, et qu'ils veuillent nous en faire connaître la nature, tandis que nous ne pouvons, suivant eux, avoir l'idée du vice qu'autant qu'il existe? (1067d) Voyez encore ce que prétendent nous persuader ces hommes qui raisonnent avec tant de bon sens. Ils disent que c'est l'imprudence qui nous donne l'idée de la prudence, et que, sans elle, la prudence n'aurait ni la perception d'elle-même ni celle de l'imprudence. Mais si la nature avait eu absolument besoin de produire le mal, un ou deux exemples auraient pu suffire ; admettons même, s'ils le veulent, qu'il eût fallu dix hommes vicieux, mille ou même dix mille, au moins ne lui aurait-il pas fallu une si prodigieuse abondance de vices, que ni les grains de sable et de poussière, ni les plumes si variées des oiseaux ne peuvent les égaler, tandis qu'il y aurait eu à peine une ombre de vertu. (1067e) A Sparte, ceux qui présidaient aux repas communs des citoyens faisaient entrer dans la salle deux ou trois Ilotes ivres, afin que les jeunes gens, qui voyaient combien l'ivresse était un vice honteux, apprissent à l'éviter et à être sobres. Mais, dans la vie humaine, combien d'exemples d'ivresse? Personne n'y est sobre pour la vertu ; nous errons tous au hasard, et nous menons une vie aussi honteuse que misérable, tant la raison elle-même nous jette dans l'ivresse et nous remplit de folie ! Nous ressemblons à ces chiens d'Ésope qui, voyant des peaux flotter sur les ondes, (1067f) entreprirent de boire la mer, et crevèrent avant que d'avoir pu approcher de ces peaux. Il en est de même de notre raison ; nous espérons, en la suivant, arriver à la vertu et au bonheur; mais, avant que nous ayons pu y parvenir, elle nous corrompt, elle nous perd, pleins que nous sommes déjà d'une méchanceté qu'aucun bien ne rachète, s'il est vrai, comme les stoïciens le disent, que ceux même qui ont fait les plus grands progrès dans la vertu n'éprouvent aucune amélioration, et ne sauraient respirer un seul instant sous le poids du vice et du malheur qui les accablent. [1068] (1068a) Mais voulez-vous voir comment Chrysippe nous dépeint le vice, qu'il prétend n'être pas sans utilité; et de quel usage il le suppose pour l'homme vicieux? Écoutez ce qu'il dit dans son traité des Devoirs. Il y établit que l'homme sujet au vice ne manque et n'a besoin de rien, que rien ne lui est utile ni convenable. Mais comment le vice peut-il être de quelque utilité, puisque avec lui ni la santé, ni la richesse, ni le progrès même dans la vertu, ne servent de rien? Il n'a besoin d'aucune de ces choses dont les unes sont des biens préalables qui méritent qu'on les recherche, et sont même très utiles, et les autres, de leur aveu même, sont conformes à leur nature. Personne ne retirera aucun profit de tous ces biens s'il n'est sage. L'homme vicieux n'a donc pas besoin de devenir sage? (1068b) Et, avant de l'être devenu, les hommes n'ont ni faim ni soif; ou, lorsqu'ils éprouvent ces sensations, ils n'ont besoin ni d'eau ni de pain, semblables à ces hôtes commodes qui ne demandent que le couvert et le feu. De même, sans doute, celai qui disait : "A ce pauvre Hypponax donnez un vêtement, Je suis transi de froid, tout mon corps est tremblant"; n'avait besoin ni de logement ni de manteau. Mais voulez-vous avancer un paradoxe plus singulier et plus étonnant? Dites que le sage ne manque de rien et n'a besoin de rien. Il est fortuné, il n'a point de désir, il se suffit à lui-même, il est heureux, il est parfait. (1068b) Mais quel est donc ce vertige, de vouloir que le sage, à qui rien ne manque, ait besoin des biens qu'il possède, et que le méchant, à qui il manque tant de choses, n'ait besoin de rien? car voilà ce que dit Chrysippe. Selon lui, les gens vicieux manquent de beaucoup de choses, mais ils n'ont besoin de rien ; c'est ainsi qu'il se joue des notions communes, et qu'il les ballotte, pour ainsi dire, de côté et d'autre, comme des osselets. Car tous les hommes croient que la privation d'une chose en précède le besoin; ils estiment que celui-là a des besoins, qui manque des choses qu'il n'a pas sous la main ou qui ne sont pas d'une acquisition facile. On ne peut pas dire qu'un homme manque d'ailes et de cornes, parce qu'elles ne lui sont pas nécessaires; mais nous disons qu'il manque d'armes, d'argent et d'habits, lorsque, en ayant besoin, il n'en a pas et ne peut s'en procurer. (1068b) Mais tel est le goût des stoïciens pour heurter les idées communes, que souvent cette manie de dire des choses nouvelles les fait, comme dans cette occasion, tomber en contradiction avec eux-mêmes. Pour vous en convaincre, rappelez-vous ce que nous avons dit un peu plus haut. C'est une de leurs assertions contraires au sens commun que rien ne profite au méchant. Cependant plusieurs reçoivent avec fruit les instructions qu'on leur donne; d'autres sont affranchis de l'esclavage ou délivrés d'un siège; ceux-ci, privés de la vue, trouvent des guides fidèles ; ceux-là sont guéris de leurs maladies. N'importe, disent les stoïciens, tous ces avantages ne leur servent de rien ; ils ne reçoivent pas de bienfaits, il n'est pas même pour eux de bienfaiteurs, et ils ne peuvent jamais être ingrats. (1068e) Mais les sages ne le sont pas non plus. Il n'existe donc point d'ingratitude, puisque les bons ne manquent pas à la reconnaissance qu'ils doivent, et que les méchants ne sont pas susceptibles de bienfaits. Écoutez-les maintenant. La bienfaisance, disent-ils, est au rang des choses indifférentes; il n'appartient qu'aux sages de donner et de recevoir des bienfaits ; les méchants peuvent bien en recevoir aussi, mais tous ceux qui y ont part n'en partagent point pour cela l'usage. L'utilité et l'agrément ne se trouvent pas partout où s'étend le bienfait. Mais qu'est-ce qui donne à un service le caractère de bienfait, si ce n'est l'utilité qu'envisagé la personne qui le rend en faveur de celui qui le reçoit? (LAMPRIAS) Laissez, je vous prie, ce point-là, mon cher Diadumène, (1068f) et dites-moi en quoi consiste cette utilité dont ils font si grand cas, et qu'ils bornent aux sages seuls, comme le bien le plus désirable, sans vouloir même en laisser le nom aux méchants. (DIADUMÈNE) Si un seul sage, disent-ils, en quelque lieu qu'il soit, ouvre seulement la main à propos, tous les sages qui sont sur la terre en retirent du profit. Tel est l'effet de l'utilité stoïcienne : c'est à s'aider réciproquement que se bornent les vertus de leurs sages. [1069] (1069a) Aristote et Xénocrate ont radoté lorsqu'ils ont dit que les hommes retiraient de grands avantages des dieux, de leurs parents et de leurs maîtres. Ils ignoraient cette utilité si admirable que les sages se procurent mutuellement quand ils agissent d'après leur vertu, quoiqu'ils ne soient pas ensemble et qu'ils ne se connaissent même pas. Tous les hommes regardent comme des soins utiles de recueillir les fruits de la terre, de les conserver, d'en faire une sage dispensation, parce que alors on en retire du profit et de l'avantage. (1069b) Un bon économe ferme ses greniers, et, gardant avec soin ses richesses, "Il en ouvre à propos le dépôt précieux". Mais de ramasser des choses qui ne sont bonnes à rien, de les conserver péniblement, ce n'est pas là un soin estimable et utile, c'est se donner une peine ridicule. Si Ulysse eût employé le nœud dont Circé lui avait enseigné la forme, à lier, non les trépieds, les vases, les habits, l'or et lés autres présents qu'il avait reçus d'Alcinoüs, mais des pierres, des chiffons et d'autres effets d'aussi vil prix ; qu'il eût fait son bonheur de les considérer, de les garder avec le plus grand soin, aurait-on pu lui envier une prévoyance si folle et si inutile? (1069c) Telle est cependant la beauté, la grandeur et la félicité de cette conformité avec la nature que les stoïciens vantent si fort. Elle n'est composée que d'un amas de choses inutiles et indifférentes, qu'ils conservent avec le plus grand soin. Les choses qu'ils regardent comme conformes à la nature nous sont purement extérieures ; et nos plus grands biens, ils les regardent comme des franges et des vases d'or destinés aux plus vils usages, ou même comme de chétives burettes. Mais ensuite, semblables à ceux qui, après avoir traité avec le dernier mépris le culte des dieux ou des génies, rentrent en eux-mêmes, s'humilient, se prosternent et rendent gloire à la Divinité, les stoïciens, comme châtiés par Némésis de cette vaine et arrogante fierté, (1069d) s'occupent laborieusement de ces choses indifférentes qui ne les intéressent nullement; ils crient à pleine tète qu'il est beau, qu'il est honorable de les amasser et de les conserver avec grand soin; ils veulent que ceux qui ne peuvent se les procurer cessent de vivre, se laissent mourir de faim ou se donnent eux-mêmes la mort, en disant un long adieu à la vertu. Aussi traitent-ils Théognis d'esprit faible et pusillanime, parcequ'il dit : "Pour fuir la pauvreté jetez-vous dans la mer, Ou précipitez-vous du sommet d'un rocher". (1069e) Ils ne lui pardonnent point de s'être montré si lâche dans ses vers. Mais eux-mêmes ils disent dans leur prose que pour fuir une grande maladie, une douleur violente, si on n'a pas sous la main une épée ou de la ciguë, il faut se jeter dans la mer ou se précipiter du haut d'une roche, parce que ni l'un ni l'autre de ces partis n'est ni mauvais, ni nuisible, ni funeste, et qu'il ne rend pas malheureux ceux qui les prennent. « Par où donc commencerai-je ? demande Chrysippe, quel fondement donnerai-je aux devoirs, et quelle matière à la vertu? car je laisse et la nature et ce qui lui est conforme. » Mais, mon ami, lui répondrai-je, par où ont commencé Aristote et Théophraste? Quels fondements ont établi Xénocrate et Polémon? Zénon lui-même n'a-t-il pas suivi les traces de ces philosophes, (1069f) en posant pour base du bonheur la nature et ce qui lui est conforme? Mais ces philosophes s'y sont arrêtés comme à des choses désirables, bonnes et utiles; et, y ajoutant la vertu, qui seule fait de ces biens l'usage le plus convenable, ils ont cru par là tracer le plan d'une vie parfaite en tout point, et donner une base solide et constante à cette conformité, à cet accord véritable avec la nature que vous recommandez tant. [1070] Ils n'ont pas fait comme ceux qui s'élèvent un moment de terre pour y retomber aussitôt ; (1070a) ils n'ont pas tout brouillé, tout confondu, en disant que les mêmes choses sont à fuir et à rechercher, qu'elles ont de la conformité avec la nature et qu'elles ne sont pas bonnes, qu'elles donnent du profit et qu'elles sont inutiles, qu'elles ne nous intéressent en rien et qu'elles sont les principes de nos devoirs. La vie de ces philosophes était conforme à leur langage, et ils avaient grand soin que leurs actions fussent d'accord avec leurs discours. Mais la secte du Portique, semblable à cette femme rusée d'Archiloque, qui portait de l'eau dans une main et du feu dans l'autre, admet la nature dans quelques uns de ses dogmes, et la rejette dans d'autres. Ou plutôt, dans leurs actions, dans toute leur conduite, ils s'attachent aux choses qui sont conformes à la nature, parce qu'ils les croient bonnes et dignes d'être recherchées ; (1070b) mais, dans leur discours, ils les méprisent, ils les rejettent comme indifférentes, et comme inutiles à la vertu pour la conduire au bonheur. En général, tous les hommes regardent le bien comme une source de plaisir; ils le croient digne de nos vœux, capable de faire notre bonheur, plein de dignité, tenant lieu de tout et remplissant tous nos besoins. Comparez avec ces qualités celles que les stoïciens donnent à leur souverain bien. Croyez-vous que ce soit une source de plaisir, que d'étendre le doigt avec prudence? Est-ce une chose désirable, qu'une torture appliquée avec précaution? Est-on heureux quand on se jette, par un motif raisonnable, dans un précipice ? Quelle grande dignité, dans un bien que la raison rejette souvent, pour lui préférer ce qui n'est pas au nombre des biens ? Est-ce là un bien parfait, et qui se suffise à lui-même, quand, malgré sa jouissance, ces philosophes croient devoir se condamner à mourir s'ils ne peuvent y joindre des choses indifférentes? Il existe une autre opinion des stoïciens, (1070c) qui viole ouvertement les idées reçues, qui détruit les notions naturelles et légitimes pour y en substituer d'étrangères et d'absurdes, qu'elle veut nous forcer de recevoir à la place des premières. Cette opinion est celle qui traite des biens et des maux, des objets à fuir et à rechercher, des choses analogues ou contraires à la nature, dont cependant les notions doivent être plus claires et plus frappantes que celles du froid et du chaud, du noir et du blanc. Car ces dernières perceptions sont introduites du dehors par les organes des sens, et les autres tirent naturellement leur origine des biens qui sont en nous. Mais les stoïciens, armés de leur vaine dialectique, (1070d) ont fait irruption dans le séjour du bonheur, comme dans le menteur et le dominant; et au lieu de résoudre les difficultés inhérentes à cette question, ils en ont introduit de nouvelles. Personne n'ignore qu'entre les deux espèces de bien, dont l'une est la fin et l'autre le moyen, la première est la plus grande et la plus parfaite. Chrysippe lui-même reconnaît cette différence, comme on le voit clairement dans le troisième livre de son traité sur les Biens. Il est de l'avis de ceux qui croient que la science est une fin pour l'homme, (1070e) et il le répète dans son traité de la Justice. Il dit que celui qui fait consister le souverain bien dans la volupté détruit la justice ; mais il est d'accord avec ceux qui donnent simplement à la volupté la qualité de bien, et non celle de fin. Je crois inutile de rapporter ici ses propres expressions, parce que ce troisième livre de son traité sur les Biens se trouve partout. Lors donc qu'ils disent, mon cher Lamprias, que nuls biens ne sont plus ou moins grands que d'autres, et que ceux qui sont la fin de l'homme égalent ceux qui ne sont que le moyen, ils contredisent non seulement les notions communes, mais leurs propres assertions. D'ailleurs de deux maux, dont l'un nous rend pires que nous n'étions, et l'autre nous nuit, à la vérité, mais ne nous fait pas devenir plus méchants, le premier est, ce me semble, le plus grand. Or, Chrysippe lui-même avoue qu'il y a des craintes, des douleurs, et des erreurs qui nous sont nuisibles, mais qui ne nous rendent pas pires que nous n'étions. (1070f) Lisez son premier livre sur la Justice, qu'il a composé contre Platon; car il est utile, pour plusieurs raisons, de connaître les rêveries de cet homme qui parle sur toutes sortes de matières, qui traite toutes les questions, soit celles qui sont particulières à sa secte, soit celles qui lui sont étrangères, et toujours en heurtant les idées communes. Il dit, par exemple, qu'il y a deux objets et deux fins proposés à notre vie, et que toutes nos actions ne se rapportent pas à une fin unique. [1071] (1071a) Mais n'est-il pas encore plus contraire au sens commun de soutenir qu'il y a une fin qui nous est proposée pour agir; que cependant nos actions se rapportent à une autre, et qu'il faut nécessairement agir pour l'une des deux? Car si les choses qui sont les premières selon la nature ne doivent pas être recherchées pour elles-mêmes, et ne sont pas notre fin dernière, mais que ce soit plutôt le choix raisonnable que nous en faisons pour nous y attacher; si chacun doit faire tout ce qui est en lui pour obtenir ces premiers biens conformes à la nature, et que toutes nos actions se rapportent à cette fin, je veux dire à acquérir ces premiers biens naturels; si, dis-je, ils sont dans cette opinion, il faut que sans désirer d'obtenir ces biens comme fin, ils en aient une autre à laquelle ils rapportent le choix qu'ils font de ces premières choses naturelles, et non ces choses elles-mêmes. (1071b) Or, cette fin sera de les choisir et de les recevoir avec prudence. Mais ces choses mêmes et leur possession auront peu de prix, et ne seront, pour ainsi dire, que la matière et le sujet d'un choix qui soit digne de nous. Il me semble que ce sont là les expressions dont ils se servent pour faire connaître cette différence. (LAMPRIAS) Vous avez retenu à merveille leurs opinions et la manière dont ils les expriment. (DIADUMÈNE) Mais remarquez qu'ils font comme ceux qui veulent sauter par-dessus leur ombre. Ils ne laissent pas derrière eux l'absurdité de leurs discours, ils la transportent partout, et font voir la répugnance manifeste qu'ils ont avec le sens commun. Si quelqu'un venait nous dire qu'un homme qui tire de l'arc (1071c) ne fait pas tout ce qui est en lui pour atteindre le but, mais qu'il veut seulement faire tout ce qui est en lui, un pareil discours serait pour nous une énigme inexplicable. N'en est-il pas de même des assertions de ces triples radoteurs, lorsqu'ils veulent nous persuader que ce n'est pas l'acquisition des biens conformes à la nature, mais seulement leur choix qui est la fin que nous devons avoir en les recherchant ; que le désir et la poursuite de la santé ne se terminent pas pour chacun de nous à la santé, mais qu'au contraire c'est la santé qui se rapporte a ce désir et à cette poursuite ; que les promenades, les lectures à voix haute, et qui, plus est, les amputations, les remèdes administrés à propos, sont les fins de la santé et non la santé, la fin de tous ces moyens? N'est-ce pas là rêver aussi réellement que celui qui dirait : (1071d) Soupons, afin de sacrifier aux dieux, ou afin de nous baigner? Les assertions des stoïciens sont encore plus contraires aux idées reçues, et renversent plus ouvertement l'ordre et les usages établis. Ce n'est donc pas pour faire la digestion que nous nous promenons dans un temps favorable, mais nous digérons afin de pouvoir nous promener à propos. Sans doute que la nature nous aura donné aussi (1071e) la santé à cause de l'ellébore, et non l'ellébore pour la santé. Car que leur reste-t-il à dire, pour arriver au comble du paradoxe, que d'avancer de pareilles sottises? Quelle différence y a-t-il à soutenir que la santé est faite pour les remèdes, et non les remèdes pour la santé, ou à prétendre que le choix des remèdes, leur composition et leur usage sont préférables à la santé? ou plutôt à vouloir que la santé ne soit pas même au rang des choses désirables, et que le soin qu'exigent les remèdes en soit la fin? N'affirment-ils pas que la jouissance se rapporte au désir, et non le désir à la jouissance? Mais, disent-ils, au désir est joint naturellement le soin d'agir avec raison et avec prudence. Sans doute, leur répondrons nous, si le désir se rapporte à la jouissance et à la possession de ce qu'il poursuit. Autrement, c'est ôter à l'homme toute raison, que de supposer qu'il fait tout pour acquérir des choses qu'il n'est ni honorable ni heureux de posséder. (1071f) (LAMPRIAS) Puisque nous sommes tombés sur cette matière, il me semble que ce qu'il y a de moins conforme au sens commun, c'est de prétendre qu'on peut désirer et poursuivre un bien dont on n'a aucune idée. Car vous voyez que Chrysippe lui-même presse vivement Ariston par l'objection qu'il lui fait d'avoir supposé qu'avant que nous ayons l'idée du bien et du mal, il existe des choses indifférentes qui ne sont ni bonnes ni mauvaises. Comment ces choses indifférentes peuvent-elles subsister? [1072] (1072a) Comment peut-on même en avoir l'idée avant que le bien soit connu? Jusqu'alors il n'existe réellement que le bien seul. (DIADUMÈNE) Considérez maintenant ce qu'est cette indifférence que les stoïciens n'admettent pas, et ce qu'ils appellent convenance, et voyez comment et par où elle a fait connaître le bien. Si sans le bien il n'est pas possible de concevoir l'indifférence pour ce qui n'est pas un bien, à plus forte raison la prudence ne donnera pas l'intelligence du bien à ceux qui n'en ont pas eu d'avance l'idée. Mais comme on ne peut avoir de notion de l'art qui traite des choses salubres et insalubres avant que ces choses elles-mêmes ne soient connues ; de même on ne saurait posséder la science des biens et des maux (1072b) qu'auparavant on n'ait connu les biens et les maux. Qu'est-ce donc que le bien ? Rien autre chose que la prudence. Qu'est-ce que la prudence? Rien autre chose que la science du bien. (LAMPRIAS) On trouve partout dans leurs discours le Corinthus de Jupiter. (DIADUMÈNE) Car je ne veux pas leur appliquer le proverbe du pilon qu'on agite sans cesse, pour ne pas trop me moquer d'eux, quoique après tout leur enseignement ne soit guère que cela. Car, pour avoir l'intelligence du bien, l'idée de la prudence est nécessaire, et c'est dans la prudence qu'il faut puiser la connaissance du bien ; ainsi l'on a toujours à chercher l'un dans l'autre, sans pouvoir atteindre aucun des deux, puisque pour l'intelligence- de l'un on a toujours besoin d'une prénotion que la connaissance de l'autre peut seule donner. On peut reconnaître encore d'une autre manière, je ne dis pas la perversité, mais la subversion, l'anéantissement total (1072c) que leur doctrine fait de la raison. Ils font consister la substance du bien dans le choix raisonnable des choses conformes à la nature. Or ce choix, comme on l'a dit plus haut d'après eux-mêmes, n'est pas raisonnable lorsqu'il est dirigé vers une fin. Qu'est-ce donc qu'une fin? Rien autre chose, selon eux, que de procéder raisonnablement dans le choix de ce qui est conforme à la nature. Premièrement, c'est détruire et faire disparaître toute notion du bien ; car procéder raisonnablement est une qualité accidentelle qui naît de l'habitude de bien raisonner. Si donc on veut faire dépendre l'intelligence de cette habitude de la fin, et non celle de la fin de cette habitude, c'est nous faire manquer la connaissance de l'une et de l'autre. Et ce qui est plus encore, (1072b) il faut, d'après la plus exacte raison, que ce choix raisonnable porte sur des choses bonnes et utiles, et qui coopèrent à la fin qu'on se propose. Car peut-il jamais être conforme à la raison de choisir des choses qui ne sont ni utiles, ni honorables, ni dignes d'être recherchées? Supposons, comme ils le disent, qu'il y ait un choix raisonnable de choses propres à nous rendre heureux, et voyons à quelle conclusion admirable les mène cette assertion. La fin, selon eux, est ce choix que la raison nous fait faire des choses qui peuvent nous conduire au bonheur. (1072e) N'êtes-vous pas étonné, mon cher Lamprias, d'entendre des discours si extraordinaires? (LAMPRIAS) Assurément; mais je voudrais comprendre ce qu'ils disent. (DIADUMÈNE) Cela demande une attention particulière, car c'est une énigme qui n'est pas facile à deviner. Ainsi, écoutez bien et répondez-moi. La fin n'est-elle pas, suivant eux, la rectitude de la raison dans le choix des choses qui sont conformes à la nature? (LAMPRIAS) Oui, c'est ce qu'ils disent. (DIADUMÈNE) Mais ces choses qui sont conformes à la nature, les choisissent-ils comme des biens qui aient delà dignité, et qui conduisent au bonheur? (LAMPRIAS) C'est par ce dernier motif. (DIADUMÈNE) Est-ce pour parvenir à une fin, ou par quelle autre vue ? (LAMPRIAS) Je crois qu'ils n'en ont pas d'autre que de parvenir à une fin. (DIADUMÈNE) Maintenant que vous avez découvert le secret de leur doctrine, (1072f) voici ce qui en est. Ils disent que la fin est ce raisonnement juste qui guide dans le choix qu'on fait ; qu'ils ne peuvent posséder ni connaître d'autre félicité que cette rectitude si précieuse de la raison dans le choix de choses estimables. Au reste, il y a des gens qui croient que ces réflexions ne tombent que sur Antipater, et non sur toute la secte du Portique; que ce fut lui qui, se sentant pressé par Carnéade, imagina ces solutions ridicules. Mais les opinions du Portique sur l'amour ne répugnent pas moins au bon sens, et l'absurdité en est commune à toute la secte. [1073] (1073a) Ils disent que les jeunes gens vicieux et insensés sont laids et difformes, qu'il n'y a de beaux que ceux qui sont sages, et qu'entre ces derniers aucun n'est ni aimé ni digne de l'être. Ce n'est pas là le plus fort ; ils prétendent qu'on cesse d'aimer des jeunes gens laids dès qu'ils sont devenus beaux. Qui jamais a connu cette espèce d'amour qui, formé et entretenu par la laideur du corps et la méchanceté de l'âme, se flétrit et s'éteint à l'aspect de la beauté accompagnée de la prudence, de la justice et de la tempérance ? N'est-ce pas ressembler aux moucherons qui fuient le bon vin et ne s'arrêtent qu'à son écume et au vinaigre? (1073b) Quant à ce qu'ils disent qu'il y a toujours une apparence de beauté qui, selon eux, est l'attrait de l'amour, cela n'a pas même de vraisemblance. Cette apparence de beauté ne peut se trouver dans des jeunes gens très méchants et très laids, s'il est vrai, comme ils le disent, que la dépravation de leurs mœurs soit empreinte sur leur visage. Que signifie encore ce que prétendent plusieurs d'entre eux qu'un jeune homme laid est digne d'être aimé, parce qu'il doit un jour devenir beau, puisque, selon eux, quand il a acquis la beauté et la vertu, il n'est plus aimé de personne? Car l'amour, disent-ils, est la poursuite d'un jeune homme qui n'est pas encore arrivé à la perfection, mais qu'un heureux naturel a fait pour la vertu. (LAMPRIAS) Que faisons-nous maintenant, (1073c) mon cher Diadumène, que de convaincre cette secte de renverser les notions communes par des opinions invraisemblables et par des expressions hors de tout usage? Car personne ne s'oppose à l'empressement de ces philosophes pour des jeunes gens vertueux, puisqu'il est exempt de ce sentiment passionné que tout le monde appelle amour, tel que dans les poursuivants de Pénélope, qui tous "Brûlaient d'un vif désir de s'unir à la reine : el comme Jupiter disait à Junon : Jamais aucune femme, ou mortelle ou déesse, Ne me fit éprouver une plus douce ivresse". (DIADUMÈNE) Voilà comment les stoïciens jetant, pour ainsi dire, la morale dans un labyrinthe d'opinions obscures, dépravées et hérissées de difficultés, l'avilissent et la rendent méprisable. Cependant ils se moquent des autres philosophes, comme s'ils étaient les seuls qui eussent établi sur des bases convenables la nature et la coutume, et qui eussent réglé leurs discours (1073b) d'après l'une et l'autre. Elles attirent et dirigent chaque être versée qui lui est propre, par des désirs, des impulsions et des attraits; au lieu que l'habitude de la dialectique, quand elle dégénère en pures subtilités, ne produit rien de bon et de salutaire ; elle est comme une oreille malade qui croit toujours entendre des sons obscurs et confus. Nous en parlerons, si vous voulez, dans la suite, en partant d'un autre principe. Passons maintenant à la philosophie naturelle des stoïciens, et parcourons-en les principaux objets; nous verrons qu'ils n'y renversent pas moins les notions communes que lorsqu'ils traitent des fins de l'homme. En général, il est absurde et contraire au bon sens de dire que ce qui n'est pas existe, (1073e) et que ce qui existe n'est pas. Mais ce qu'ils disent de l'univers est bien d'une autre absurdité : ils supposent un vide infini hors du monde, et ils prétendent que l'univers n'est ni corporel ni incorporel. Il s'ensuit que l'univers n'est pas un être, puisque, suivant eux, il n'y a d'êtres que les corps. Et comme le propre d'un être quelconque est d'agir et de recevoir l'action, et que l'univers n'est pas un être, il n'agira point, il ne recevra point d'action, il ne sera pas même dans un lieu; car tout corps occupe une place, et l'univers n'est pas un corps. La propriété de ce qui occupe un espace est de subsister; l'univers donc ne subsistera pas, puisqu'il n'occupe point de place. Il n'aura même jamais un premier mouvement, parce que, pour se mouvoir, il faut un lieu et un espace. (1073f) D'ailleurs, ce qui est mu l'est ou par lui-même ou par autrui. Ce qui se meut de soi-même a des inclinations relatives à sa pesanteur ou à sa légèreté ; la légèreté et la pesanteur sont des habitudes, des facultés et des différences des corps. Or, l'univers n'est pas un corps ; [1074] (1074a) il n'est donc nécessairement ni pesant ni léger, et il n'a pas en soi le principe du mouvement. Il ne l'aura pas non plus d'ailleurs, puisqu'il n'y a rien outre l'univers. Ils sont donc forcés de dire, comme ils le disent en effet, que l'univers n'est ni stable ni en mouvement. En un mot, puisque dans leur système il ne faut pas dire que l'univers soit un corps, et que cependant le ciel, la terre, les animaux, les plantes, les hommes et les pierres sont des corps, il s'ensuivra que ce qui n'est point corps aura pour ses parties des corps, que ce qui n'a point d'être sera composé d'êtres, que ce qui n'est point pesant aura des parties pesantes, et ce qui n'est pas léger aura des parties légères. Peut-on imaginer des rêves plus contraires aux notions communes? (1074b) D'ailleurs, quoi de plus évident et de plus conforme au sens commun que ce raisonnement : ce qui n'est point animé est inanimé, et au contraire, ce qui n'est point inanimé a une âme ? Cependant ils détruisent autant qu'il est en eux cette évidence, en soutenant que l'univers n'est ni animé ni inanimé. De plus, personne ne se représente l'univers comme imparfait, puisqu'il ne lui manque aucune partie. Mais les stoïciens prétendent que l'univers n'est point parfait, parce que, disent-ils, (1074c) ce qui est parfait est terminé, et l'univers, qui est infini, ne peut pas être terminé. Il existe donc, selon eux, quelque chose qui n'est ni parfait ni imparfait. L'univers n'est pas non plus la partie d'un tout, puisqu'il n'y a rien de plus grand que lui ; il n'est pas un tout, parce qu tout est ordonné et que l'univers, étant infini, n'a ni terme ni ordre. Il n'y a donc pas de cause étrangère qui ait produit l'univers, puisqu'il n'y a rien au-delà ; il n'est pas la cause d'autres êtres ni de lui-même, parce que naturellement il ne peut pas agir, et qu'on ne saurait concevoir d'effet sans cause. Supposons maintenant qu'on demande à tous les hommes ce que c'est que le néant et quelle idée ils s'en forment, ne répondront-ils pas que c'est ce qui n'est point cause et qui n'a point de cause; qui n'est ni tout ni partie d'un tout; qui n'est ni parfait, ni imparfait, ni animé, ni inanimé, ni stable, ni en mouvement, ni corporel, ni incorporel ? (1074d) Ils ne le définiront jamais autrement. Puis donc qu'ils attribuent seuls à l'univers ce que tous les hommes affirment du néant, il semble que, dans leurs principes, l'univers et le néant sont une même chose. Il faut par conséquent comprendre sous le nom de néant le temps, le sujet, la proposition, la conjonction et la complexion, termes qu'ils emploient plus qu'aucune autre secte de philosophes, et qui, selon eux, ne sont pas des êtres. Ils disent encore que ce qui est vrai n'existe pas, qu'il est seulement l'objet de l'intelligence, le motif de notre crédibilité, quoiqu'il n'ait aucune substance ni aucun être. N'est-ce pas le comble de l'absurdité? Mais comme ces objets semblent plutôt tenir aux épines de la dialectique, (1074e) passons à des points de philosophie naturelle. Puisque, d'après eux-mêmes, "Jupiter est de tout le principe et la fin", Ils devaient donc corriger, redresser et tourner à un meilleur sens ce qu'il y avait d'erroné dans les notions que les hommes avaient de la Divinité, ou du moins laisser à chaque peuple les opinions que les lois de leur pays ou un usage général leur avait transmises : "Non, ce ne sont point là des vérités nouvelles. Elles sont de tout temps ; on voudrait vainement, De leur naissance antique assigner le moment". Mais les stoïciens ayant en quelque sorte commencé par Vesta à attaquer ce qui était universellement établi, (1074f) à ébranler les opinions que chaque peuple avait reçues de ses ancêtres sur la nature des dieux, n'ont laissé aucune de ces notions sans l'altérer et la corrompre. Quels hommes, si on en excepte ces philosophes, n'ont pas toujours cru que Dieu est incorruptible et éternel ? Et dans les idées qu'on a communément des dieux, en est-il de plus généralement avouées que celles-ci : Les dieux y sont toujours parfaitement heureux. Les dieux sont immortels, et l'homme doit mourir. [1075] Les dieux ne craignent point la vieillesse et les maux; (1075a) Ils ne passeront pas ces redoutables eaux, "Dont le brûlant Cocyte enceint les tristes ombres". Peut-être serait-il possible de trouver des peuples assez barbares pour ne point connaître de dieu; mais il n'est pas un seul homme qui, ayant l'idée de Dieu, ne le croie incorruptible et éternel. Les philosophes même qui ont eu le surnom d'athées, tels que les Théodore, les Diagoras, les Hippon, n'ont pas osé dire que Dieu fût corruptible ; ils ont seulement dit qu'il n'existait pas un être incorruptible ; et s'ils niaient l'incorruptibilité, du moins ils laissaient subsister l'idée qu'on avait de la Divinité. Mais Chrysippe et Cléanthe, qui, dans leurs ouvrages, ont (1075b) pour ainsi dire rempli de dieux le ciel, la terre, les airs et la mer, dans cette multitude de divinités, ne supposent incorruptible et éternel que Jupiter seul, en qui tous les autres doivent être consumés ; en sorte que son action consiste à tout détruire, ce qui ne vaut guère mieux que d'être soi-même détruit ; car c'est toujours par faiblesse qu'on périt en se changeant en la substance d'un autre, ou qu'on se nourrit et se conserve par la résolution des autres en soi. Il n'en est pas de cette absurdité comme de tant d'autres qui sont des conséquences et des inductions qu'on tire naturellement de leurs principes et de leur doctrine. Ici ce sont eux-mêmes qui, dans leurs écrits sur les dieux, sur la Providence, le Destin et la nature, nous crient ouvertement (1075c) que tous les dieux ont été engendrés et qu'ils périront par le feu, qui les fondra comme s'ils étaient de cire ou d'étain. Est-il moins contre le sens commun de supposer Dieu mortel, que de faire l'homme immortel? Ou plutôt, je ne vois pas quelle différence il y aura entre Dieu et l'homme, si Dieu n'est qu'un être raisonnable et corruptible. Que s'ils répondent par cette belle et subtile distinction que l'homme est mortel, mais que Dieu ne l'est pas, et qu'il est seulement corruptible, voyez ce qui en résulte : ils diront ou que Dieu est à la fois immortel et corruptible, ou qu'il n'est ni mortel ni immortel ; et quand on s'étudierait à forger à plaisir des absurdités en ce genre, serait-il possible d'aller plus loin ? (1075d) Je suppose d'autres philosophes que les stoïciens ; car, pour eux, il n'est point de si grande extravagance qu'ils n'aient avancée. Cléanthe surtout, lorsqu'il se bat les flancs pour établir que l'embrasement général de l'univers aura lieu, dit que le soleil rendra semblables à soi la lune et les autres astres, et qu'il les changera en sa substance. Mais si les astres, qui sont des dieux, doivent concourir avec le soleil pour leur propre destruction et faciliter leur embrasement, n'est-il pas ridicule de leur adresser des prières pour notre conservation, et de les invoquer comme les sauveurs des hommes ; tandis que, par leur nature même, ils hâtent (1075e) leur propre destruction ? Cependant il n'est rien que les stoïciens ne disent et ne fassent contre Épicure ; ils crient contre lui oh ! oh ! ils l'accusent de confondre toutes les idées de la Divinité en niant sa Providence, parce que nous concevons les dieux comme des êtres non seulement immortels et heureux, mais bons, humains et bienfaisants, et ils le sont en effet. Si donc ceux qui détruisent la Providence anéantissent aussi la notion de la Divinité, que faudra-t-il dire de ceux qui, en admettant cette Providence, soutiennent que les dieux ne nous sont d'aucun secours, qu'ils ne nous donnent pas de vrais biens, mais des choses indifférentes, puisque nous ne recevons pas d'eux la vertu, mais la richesse, (1075f) la santé, les enfants et les autres choses semblables, dont aucune n'est ni utile, ni commode, ni digne de nos recherches? N'est-ce pas là détruire l'idée de la Divinité ? Les stoïciens n'insultent-ils pas et n'outragent-ils pas les dieux, lorsqu'ils en reconnaissent qui président aux fruits, au mariage, à la médecine, [1076] (1076a) à la divination, tandis que la santé, la naissance des enfants et l'abondance des fruits ne sont pas des biens réels, mais des choses indifférentes et inutiles à ceux qui les possèdent ? Une troisième notion qui entre communément dans l'idée que nous avons des dieux, c'est que rien ne met entre les hommes et eux une plus grande différence que la félicité et la vertu. Mais si nous en croyons Chrysippe, ils n'ont pas même cet avantage sur les mortels. Il prétend que Jupiter n'a pas plus de vertu que Dion; que Jupiter et Dion étant tous les deux sages, s'entraident également quand l'un participe au mouvement de l'autre ; que c'est là l'unique bien que les hommes reçoivent des dieux, et les dieux des hommes qui sont parvenus (1076b) à la sagesse ; que l'homme qui n'est pas inférieur aux dieux en vertu, ne l'est pas non plus en félicité ; qu'il est aussi heureux que Jupiter dès lors qu'il est sage, fût-il d'ailleurs assez accablé de maladies, assez tourmenté par la douleur pour se donner lui-même la mort. Mais un tel homme n'existe point et n'a jamais existé sur la terre, tandis qu'il est un nombre infini d'hommes qui vivent souverainement malheureux sous les lois de Jupiter et sous sa providence, qui, selon les stoïciens, est toujours pleine de sagesse. Mais quoi de plus contraire au sens commun que de dire que, sous le gouvernement le plus sage, les hommes sont souverainement malheureux ? Si donc, ce qu'à Dieu ne plaise, Jupiter ne voulait plus être appelé le sauveur, le libérateur et le protecteur des hommes, (1076c) ni leur faire éprouver les effets de ces appellations honorables, il serait impossible de rien ajouter à la grandeur et à la multitude de nos maux, puisque, suivant eux, tous les hommes seraient parvenus à l'excès de la misère, et que ni le vice ni le malheur ne seraient plus susceptibles d'accroissement. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de plus fort : ils s'indignent contre Ménandre, pour avoir dit poétiquement : "L'excès des biens pour l'homme est la source des maux". Ils prétendent que cette maxime est contraire au sens commun. Eux cependant, ils veulent que Dieu, qui est essentiellement bon, soit la cause de nos maux; car, selon eux, la matière n'a pas produit le mal par elle-même, puisqu'elle est sans qualité (1076d) et que toutes les différences dont elle est susceptible lui viennent de la faculté qui lui donne le mouvement et la forme. Si donc c'est de la raison qu'elle les reçoit parce qu'elle ne peut se les donner elle-même, il faut nécessairement que le mal, s'il n'a aucune cause, soit produit par le néant, ou, si c'est par le principe de son mouvement, qu'il ait Dieu même pour cause. S'ils croient que Jupiter ne domine point sur les parties de sa substance et qu'il n'use pas de chacune d'elles conformément à sa raison, ils renversent les notions du bon sens en se forgeant un être animé en qui la plupart de ses parties n'obéissent pas à sa volonté, et ont leurs actions et leurs opérations particulières, auxquelles le tout ne donne pas l'impulsion et le principe du mouvement. (1076e) En effet, est-il un être tellement désordonné que, contre sa volonté, les pieds marchent, la langue parle, les cornes frappent et les dents mordent? Or, Dieu lui-même éprouvera la plupart de ces contrariétés, si les méchants, qui sont des parties de lui-même, mentent contre son gré, commettent des injustices, se pillent et se tuent les uns les autres; si, comme le veut Chrysippe, la plus petite partie de Jupiter n'agit jamais autrement qu'il ne l'ordonne, mais que tout être animé soit constitué de manière qu'il s'arrête ou se mette en mouvement, selon que Jupiter le tourne, le retient ou le dispose. Ce discours est encore bien plus pernicieux, car il était moins déraisonnable de supposer qu'un grand nombre des parties (1076f) de Jupiter, faisant violence à sa faiblesse, agissent en bien des choses contre la nature et la volonté de ce dieu, que de prétendre qu'il n'est point d'intempérance et de crime dont Jupiter ne soit la cause. Quant à-ce qu'ils disent que le monde est une ville dont les astres sont les citoyens, si cela est, il faut donc qu'il y ait aussi des tribus et des magistrats, que le soleil soit le consul, et l'étoile du soir le préteur ou l'édile. [1077] (1077a) Je ne sais, en vérité, si, en voulant réfuter leurs absurdités en ce genre, on ne finirait pas par en dire de plus choquantes que celles qu'ils avancent eux-mêmes. N'est-ce pas encore renverser les idées communes, que de dire que la semence est plus grande que ce qu'elle produit? Ne voyons-nous pas, au contraire, que la nature, dans la production de tous les animaux, de toutes les plantes, même des arbrisseaux sauvages, fait sortir les plus grands de ces individus de graines minces, petites et souvent imperceptibles ? Non seulement elle tire d'un grain un épi de blé et d'un pépin un cep de vigne, mais d'un noyau d'olive ou d'un gland qui aura échappé à un oiseau, elle développe les germes d'une génération féconde, comme une faible étincelle produit un vaste embrasement; elle en fait naître le tronc d'un buisson, d'un chêne, d'un palmier, (1077b) d'un pin, et des arbres les plus élevés. Aussi le mot qui signifie semence exprime-t-il une grande masse enveloppée dans une petite, et celui de nature marque une espèce de gonflement et de diffusion faite d'après les nombres et les proportions dont elle cause le développement. Le feu, suivant les stoïciens eux-mêmes, n'est-il pas la semence du monde, et après l'embrasement général, l'univers ne sera-t-il pas changé en cette semence qui, d'un corps et d'une masse peu considérables, deviendra une substance très abondante et s'emparera, par des accroissements immenses, de tout le vide? Et quand le monde aura reçu de nouveau toute sa forme, (1077c) cette grandeur immense se rétrécira et diminuera peu à peu, parce que la matière, après le travail de sa génération, se resserrera en elle-même. Il est bon de les entendre eux-mêmes et de lire ces nombreux ouvrages dans lesquels ils déclament contre les académiciens, qu'ils accusent de tout confondre par leurs identités, en voulant que deux substances n'aient qu'une qualité. Cependant il n'est personne qui ne comprenne cette doctrine et qui ne regarde l'opinion contraire comme un paradoxe singulier. Ainsi un pigeon ramier est en tout temps semblable à un pigeon ramier, une abeille à une abeille, un grain de froment à un grain de froment, une figue à une figue. (1077d) Mais ce qui est véritablement contraire au sens commun, c'est ce qu'ils imaginent eux-mêmes, que dans une seule substance il existe séparément deux qualités, et qu'une substance qui, ayant déjà une qualité particulière, en reçoit une seconde, les conserve toutes les deux. Car si deux, si trois et quatre qualités, ou même cinq et tant qu'on voudra, peuvent se trouver dans une seule substance, je ne dis pas dans ses différentes parties, mais qu'elles soient toutes également dans toute la substance, qui empêche qu'il n'y en ait une infinité ? Chrysippe dit que Jupiter et le monde sont semblables à l'homme, et que la Providence ressemble à l'âme ; et lorsque l'embrasement universel aura eu lieu, Jupiter, le seul des dieux qui soit incorruptible, (1077e) se retirera dans la Providence ; et là, l'un et l'autre, réunis dans la substance seule de l'éther, y subsisteront ensemble éternellement. Mais laissons là les dieux, et après les avoir priés de donner à ces philosophes le sens commun et des idées qui s'accordent avec celles de tout le monde, voyons ce qu'ils pensent des éléments. Il est contraire aux idées reçues qu'un corps soit le lien d'un autre et qu'il le pénètre, tandis qu'aucun des deux n'a de vide ; en sorte que ce soit le plein qui entre dans le plein, et qu'une substance qui, étant une et continue, ne laisse aucun intervalle, reçoive un corps qui se mêle intimement avec elle. Ils ne se contentent pas de mettre ainsi un, deux, trois corps ou même dix dans un autre; mais morcelant, pour ainsi dire, (1077f) l'univers en plusieurs parties, ils les jettent dans le premier corps venu ; ils prétendent que le plus petit objet sensible est capable de contenir le plus grand, et, comme en beaucoup d'autres points, ils font avec témérité un nouveau dogme de ce qui sert de conviction contre eux, et raisonnent d'après des suppositions absurdes. Il suit de ce principe qui fait entrer ainsi les corps tout entiers les uns dans les autres, que les stoïciens admettent les assertions les plus étranges et les plus monstrueuses, [1078] (1078a) par exemple, que trois font quatre ; - - -. Ils disent qu'un verre de vin mêlé avec deux verres d'eau leur devient égal en se confondant dans leur totalité, et qu'il s'étend de manière, par l'égalité du mélange, que d'un seul verre il en fait réellement deux. Ainsi il est toujours un, mais il s'étend autant que deux et est égal à son double. Et comme par son mélange il s'étend assez pour égaler seul la mesure des deux verres d'eau, cette mesure est à la fois celle de trois et de quatre; de trois, parce qu'on n'a mêlé qu'un verre de vin avec deux verres d'eau ; et de quatre, (1078b) parce que ce verre seul, mêlé à deux autres, les égale en quantité. Voilà les beaux résultats qu'ils obtiennent quand ils veulent soutenir que les corps sont pénétrables et qu'ils leur supposent une manière de se contenir réciproquement qui ne saurait entrer dans l'imagination. Car de toute nécessité, quand des corps se pénètrent et se confondent ainsi mutuellement, l'un ne contient et ne reçoit pas l'autre, qui n'est pas non plus contenu et reçu par celui-ci ; car alors ce ne serait pas une pénétration, mais un contact, une application des surfaces, dont l'une entrerait dans l'autre, qui l'environnerait par dehors, et toutes les autres parties resteraient exemptes de tout mélange. Ainsi un corps sera composé de plusieurs corps différents ; car nécessairement, si le mélange se fait comme ils le disent, les corps se pénètrent de manière qu'un même corps est à la fois contenant et contenu, (1078c) reçu et récipient, et qu'aucun des deux ne peut plus se séparer de l'autre, parce que le mélange a fait passer l'un dans l'autre ; ainsi il ne reste plus une seule partie des deux, elles sont toutes remplies les unes des autres. Venons maintenant à cette comparaison d'une cuisse, si rebattue dans les écoles, et dont Arcésilas se servait pour tourner en ridicule les absurdités du Portique. Si les mélanges des corps se font du tout au tout, qui empêche qu'une cuisse coupée et jetée dans la mer, où elle pourrira, s'y étende tellement, que non seulement la flotte d'Antigonus, comme le disait Arcésilas, (1078b) fasse voile à travers cette cuisse, mais que les douze cents vaisseaux de Xerxès et les trois cents galères des Grecs s'y livrent bataille? Car la cuisse ne cessera point de s'étendre, ni le corps le plus petit de pénétrer le plus grand; ou autrement le mélange aura un terme, et son extrémité venant enfin à s'arrêter, elle ne pénétrera pas toute la substance de l'autre corps, et la mixtion ne sera jamais parfaite. Mais si la cuisse se mêle en entier avec toute la mer, alors elle fournira sans peine à l'armée des Grecs un vaste champ de bataille. Il est vrai qu'il faut pour cela qu'elle pourrisse et qu'elle subisse un changement total. Mais si un verre ou même une seule goutte de vin venait à tomber dans la mer Égée ou dans celle de Crète, elle se mêlerait avec tout l'Océan et toute la mer Atlantique, et non seulement elle en colorerait la surface, (1078e) mais elle les pénétrerait dans leur longueur, largeur et profondeur. C'est ce que Chrysippe admet lui-même au commencement du premier livre de ses Questions naturelles, où il dit que rien n'empêche qu'une goutte de vin ne s'infuse dans toute la mer; et pour faire cesser notre étonnement de cette assertion, il va jusqu'à soutenir qu'elle pourrait s'étendre dans tout l'univers. Se peut-il rien de plus absurde? Mais est-il moins contraire au bon sens de prétendre qu'il n'est point dans la nature de corps extrême, soit premier, soit dernier, auquel se termine la grandeur des corps, et que quelque corps qu'on suppose, il y en a toujours un au-delà jusqu'à l'infini. (1078f) Car on ne pourra concevoir une grandeur qui en surpasse une autre ou qui soit moindre, si on peut des deux côtés établir une progression à l'infini, et qu'on ôte ainsi de la nature toute inégalité. En admettant des corps inégaux, l'un arrive enfin aux dernières parties de sa division, et un autre les excède. Si cette inégalité n'existe pas, il n'y aura pas non plus d'aspérité ni de rudesse sur la surface des corps ; car l'aspérité est proprement l'inégalité d'une surface en elle-même, [1079] (1079a) et la rudesse est l'aspérité jointe à la dureté. Or, c'est ôter l'un et l'autre à tous les corps que de ne pas y admettre de dernières parties et d'en multiplier le nombre à l'infini. Mais pour qui n'est-il pas évident que l'homme est composé de plus de parties que son doigt, et que le monde en a beaucoup plus que l'homme ? C'est ce que savent et soutiennent tous les hommes, à moins qu'ils ne deviennent stoïciens; car alors ils pensent tout le contraire; ils disent que l'homme n'est pas composé de plus de parties que le doigt, ni le monde que l'homme; que la division des corps va jusqu'à l'infini ; (1079b) que dans l'infini, il n'y a ni plus ni moins, ni de nombre qui en excède un autre, et que les parties de ce qui reste peuvent toujours subir de nouvelles divisions et fournir encore une multitude d'autres parties. Comment donc se tirent-ils de ces embarras ? Avec autant de subtilités que de courage. Vous demande-t-on, dit Chrysippe, si vous êtes composé de parties, et de combien, si ces parties en ont elles-mêmes d'autres et quel en est le nombre, il faut user de distinction et dire que le corps est composé de la tête, de la poitrine et des cuisses ; car c'est sur cela que portent le doute et la question. Mais si l'on pousse l'interrogation jusqu'aux dernières parties, on répondra qu'il ne faut rien déterminer à cet égard, et dire qu'elles ne sont point composées (1079c) d'autres parties, ni d'un certain nombre, ni de finies ou d'infinies. J'ai rapporté à peu près ses propres expressions, pour vous faire juger comment il se conforme aux idées communes, en voulant nous persuader que chaque corps n'est point composé de parties, ni d'un certain nombre, ni de parties finies ni d'infinies. Si, comme ce qui est indifférent tient le milieu entre le bien et le mal, il y a aussi un milieu entre le fini et l'infini, il fallait le définir et résoudre ainsi la difficulté. Si, au contraire, comme deux corps qui ne sont pas égaux et incorruptibles sont par cela seul inégaux et corruptibles, de même ce qui n'est pas fini est aussitôt conçu comme infini, dire qu'un corps n'est composé (1079d) ni de parties finies ni de parties infinies, c'est la même chose que s'il soutenait qu'un raisonnement n'est composé ni de propositions vraies ni de propositions fausses, ni une somme quelconque de nombres pairs et impairs. Ensuite, avec une présomption de jeune homme, il ajoute qu'une pyramide étant composée de triangles, les côtés inclinés vers l'endroit où ils se joignent sont inégaux, et que toutefois l'un n'excède pas l'autre et n'est pas plus grand. Voilà comment il conserve les notions communes; car si une chose est plus grande qu'une autre, et que cependant elle ne l'excède pas, il arrivera donc qu'une chose sera plus petite qu'une autre sans être moindre, (1079e) et que, quoique inégale, elle n'aura ni plus ni moins de grandeur, c'est-à-dire qu'une même chose sera égale et inégale, plus grande et moindre, plus petite et moins petite. Voyez maintenant comment il répond à Démocrite, qui, par un doute très philosophique, demandait si dans un cône coupé horizontalement à sa base, les surfaces des sections étaient égales ou inégales. Si elles sont inégales, le cône aura donc aussi plusieurs aspérités sensibles, et sera lui-même très inégal ; si elles sont égales, les sections le seront aussi, et alors le cône sera comme le cylindre composé de cercles égaux et non pas inégaux, ce qui est très absurde. (1079f) Ici Chrysippe, taxant Démocrite d'ignorance, prétend que les surfaces ne sont ni égales ni inégales, mais que les corps sont inégaux parce que leurs surfaces ne sont ni égales ni inégales. Donner comme une loi de physique que des corps sont inégaux quoique leurs surfaces ne soient pas inégales, c'est bien d'un homme qui s'arroge une étonnante licence de dire tout ce qui lui vient en pensée. La raison, au contraire, ne nous montre-t-elle pas avec évidence que les surfaces des corps inégaux sont inégales, que celle du corps le plus grand est plus grande, [1080] (1080a) à moins qu'on ne veuille que l'excès du plus grand sur le plus petit ne soit privé de surface ; car si les surfaces des corps plus grands ne surpassent point celles des corps moindres et qu'elles finissent plus tôt, il s'ensuivra qu'un corps qui est terminé aura une de ses parties qui sera sans terme et sans fin. Dire qu'il est obligé de le croire ainsi parce que l'inégalité des surfaces peut occasionner des aspérités inégales, ce n'est point là donner une raison; car ces aspérités qu'il imagine dans le cône sont produites par l'inégalité des corps et non par celle des surfaces. Il est donc ridicule d'ôter l'inégalité des surfaces et de la laisser dans les corps. (1080b) Si l'on s'en tient à sa supposition, quoi de plus contraire au bon sens que de forger de pareils rêves? Car si nous admettons qu'une surface n'est ni égale ni inégale à une autre, il faudra dire aussi qu'une grandeur ou un nombre ne sont ni égaux ni inégaux à d'autres ; et cependant nous ne saurions concevoir de milieu entre l'égalité et l'inégalité. D'ailleurs, s'il y a des surfaces qui ne soient ni égales ni inégales, qui empêche d'imaginer aussi des cercles qui ne soient ni égaux ni inégaux entre eux? car les surfaces des sections d'un cône sont des cercles. Si l'on suppose des cercles qui ne soient ni égaux ni inégaux entre eux, il faudra admettre aussi des diamètres de cercle qui n'aient ni cette égalité ni cette inégalité, et, par une conséquence nécessaire, des (1080c) angles, des triangles, des parallélogrammes, des parallélépipèdes et des corps qui ne soient ni égaux ni inégaux entre eux. S'il y a des grandeurs qui ne soient ni égales ni inégales entre elles, il y aura aussi des poids, des percussions et des mouvements qui ne le seront pas. Après cela, comment oseront-ils blâmer ceux qui admettent des vides, et qui supposent qu'il y a des corps indivisibles qui, combattant les uns contre les autres, ne sont ni en mouvement ni en repos, tandis qu'eux-mêmes ils traitent de faux les axiomes suivants : Si des choses ne sont pas égales entre elles, elles sont inégales ; ces choses ne sont pas égales entre elles, elles sont donc inégales. Mais puisque Chrysippe dit qu'il est des corps plus grands que d'autres et qui cependant ne les excèdent pas, il est naturel de demander si ces corps (1080d) appliqués l'un sur l'autre cadreront ensemble. S'ils cadrent, comment l'un des d'eux est-il plus grand ? s'ils ne cadrent pas, est-il possible que l'un n'excède pas l'autre, et que celui-ci ne soit pas plus petit? Car ce sont deux choses contraires que de dire : il ne cadrera point, ou il cadrera avec le plus grand. Voilà dans quelles difficultés se jettent nécessairement ceux qui renversent ainsi les idées communes. Il est encore contre le sens commun de dire que rien n'est touché par rien, et il ne l'est pas moins de prétendre que les corps se touchent mutuellement et qu'ils ne sont touchés par rien. Voilà cependant les assertions que sont forcés d'admettre ceux qui ne reconnaissent pas dans les corps des parties très petites, mais qui supposent quelque chose d'antérieur à ce qui semble les toucher, et poussent ainsi la progression à l'infini. (1080e) Ce qu'ils opposent donc le plus aux partisans des corps indivisibles, c'est qu'il n'y a point de contact du tout au tout, ni des parties aux parties; que ce n'est point un contact, mais un mélange, et que le contact n'est pas même possible, parce que les corps indivisibles n'ont point de parties. Mais ne tombent-ils pas eux-mêmes dans une pareille difficulté, puisqu'ils ne laissent dans les corps aucune partie qui soit la première ou la dernière, et que, suivant eux, les corps se touchent, non du tout au tout ni par une partie, mais par une extrémité? Or, cette extrémité n'est pas un corps. Ainsi un corps en touchera un autre par ce qui est incorporel; mais d'un autre côté il ne le touchera point, parce qu'il y aura entre les deux quelque chose d'incorporel. (1080f) S'il le touche, il exercera une action sur une chose incorporelle, et la recevra aussi, tout corps qu'il est; car cette réciprocité d'action et ce contact mutuel sont des propriétés des corps. Mais si un corps reçoit le tact de ce qui est incorporel, il en recevra aussi le contact, le mélange et la coalition. D'ailleurs, dans ces contacts et ces mélanges, il faut nécessairement que les extrémités des corps ou se conservent ou ne se conservent pas et soient détruites, et l'un et l'autre est contre le sens commun. Car ils n'admettent pas eux-mêmes la génération et la corruption des êtres incorporels, [1081] et il ne peut y avoir ni contact ni mélange (1081a) dans des corps qui conservent leurs extrémités; car ce sont les extrémités qui déterminent et constituent la nature des corps; et les mélanges, si par là on n'entend point la juxtaposition mutuelle des parties, confondent en une seule les substances totales qui se mêlent. Il faut donc, disent-ils, admettre que, dans les mélanges, les extrémités des corps sont détruites, et qu'au contraire elles sont formées quand ils se séparent. Mais c'est ce qu'il n'est pas facile de comprendre; car les endroits par où les corps se touchent sont aussi ceux par où ils se pressent, se serrent et se froissent les uns contre les autres. Mais l'un et l'autre est impossible à des êtres incorporels; on ne saurait même le concevoir. Voici néanmoins comment ils veulent nous forcer en quelque sorte de le comprendre. (1081b) Si une boule, disent-ils, touche un corps plan par un seul point, il est clair qu'elle roulera aussi sur ce seul point. Si la boule est peinte en rouge, elle tracera dans sa marche une ligne rouge sur la surface de ce corps plan ; si elle est brûlante, elle le noircira. Mais qu'une chose incorporelle soit peinte en rouge ou soit brûlante, c'est ce qui choque le sens commun. Et si nous supposons que la boule soit de terre ou de cristal, et qu'elle tombe de haut sur la surface d'une pierre, il serait absurde de croire qu'elle ne se briserait pas en frappant contre un plan dur et solide ; mais il le serait bien davantage de dire qu'elle se briserait en tombant sur une de ses extrémités et par un point incorporel. (1081c) Ainsi, de toutes manières ils dérangent les notions communes que nous avons sur les êtres incorporels, ou plutôt ils les renversent par toutes leurs suppositions impossibles. Il est contre le bon sens de n'admettre qu'un temps passé et un temps futur, et de nier l'existence du temps présent, de regarder comme existant le temps qui vient de passer, et non le moment actuel. C'est cependant ce que font les stoïciens, qui ne laissent pas au temps le plus petit de ses espaces, et qui ne veulent pas que le moment actuel soit indivisible. Ils prétendent que du temps qu'on conçoit comme présent, il y a une portion qui appartient au passé, et l'autre au futur, de manière qu'il ne reste pas dans l'intervalle la plus petite partie de temps présent, et que ce qu'on regarde comme présent est divisé en avenir (1081d) et en passé. Il faut donc de deux choses l'une, ou qu'en disant : le temps fut, le temps sera, on ne puisse pas dire le temps est ; ou qu'en admettant le temps présent, une partie en soit déjà passée et l'autre soit encore à venir ; que par conséquent du temps qui est actuellement une partie ne soit plus et une autre ne soit pas encore. Ainsi, du temps qu'on appelle maintenant, une portion sera avant et l'autre après, et ce mot maintenant exprimera ce qui n'est pas encore présent et ce qui n'est plus présent ; car ni ce qui est déjà passé ni ce qui est à venir ne sont le présent. Et puisqu'ils divisent ainsi le temps présent, ils devraient donc dire aussi que de l'année et du jour, une portion appartient à l'année passée et l'autre à l'année prochaine, et que de ce qui existe en même temps une partie est avant et l'autre après. (1081e) Voilà comme ils brouillent et confondent également ce qui n'est pas encore, ce qui est déjà et ce qui n'est plus, ce qui est présent et ce qui ne l'est pas. Tous les autres hommes entendent et disent que ces mots naguère et peu après expriment des portions du temps présent dont l'une le précède et l'autre le suit. Archedème, qui voulait que le temps présent fût le principe et la liaison du temps qui s'est écoulé et de celui qui arrive, ne s'apercevait pas qu'il détruisait tout à fait le temps; car si le moment actuel n'est pas le temps, mais l'extrémité du temps, et que toute portion du temps soit la même chose (1081f) que ce moment actuel, il semble que le temps en général n'aura aucune partie, et qu'il se dissoudra, pour ainsi dire, en extrémités, en liaisons et en commencements. Chrysippe, qui veut faire des divisions subtiles, dit dans son traité du Vide et dans quelques autres, que le passé et le futur n'existent point, mais que l'un a existé et que l'autre va exister, et que le présent seul existe. Mais dans les troisième, quatrième et cinquième livres des Parties, il dit qu'une portion du temps présent est passée, et que l'autre est près de venir. [1082] (1082a) Ainsi il divise le temps existant en parties qui n'existent point, ou, pour mieux dire, il ne laisse exister aucun temps, puisque, selon lui, le présent n'a aucune partie qui ne soit ou passée ou future. D'après cette idée, le temps est pour eux comme l'eau qu'on veut saisir : plus on serre la main, moins on en retient. D'ailleurs, dans cette opinion, tout ce qui regarde les actions et les mouvements est si absurde, que toute évidence y est confondue ; car si le temps présent se divise en passé et en futur, il faut aussi de toute nécessité que dans un corps qui se meut actuellement une partie ait été déjà mue, et qu'une autre soit encore à se mouvoir; qu'il n'y ait plus dans le mouvement ni commencement ni fin; (1082b) que dans aucune action il n'y ait rien de premier ni de dernier, puisque les actions sont distribuées dans le temps. Car comme ils veulent que du temps présent une partie soit passée et l'autre future, de même dans une action une partie est déjà faite et l'autre est encore à faire. Quand est-ce donc que les actions de dîner, d'écrire et de marcher commenceront et finiront, si tout homme qui dîne ou qui marche a en partie dîné et marché, dînera et marchera en partie? Mais la plus grande de toutes les absurdités est de dire que si celui qui vit a en partie vécu et vivra en partie, la vie n'a donc pas eu de commencement et n'aura point de fin, et sans doute chacun de nous sera né sans avoir commencé de vivre, et il mourra sans cesser de vivre. (1082c) Car s'il n'y a jamais dans la vie un dernier instant, et que celui qui vit actuellement ait toujours une portion future de la vie, il ne sera jamais faux de dire : Socrate vivra, tant qu'on pourra dire avec vérité : Socrate vit ; et tant qu'il sera vrai que Socrate vit, il sera toujours faux que Socrate soit mort. Si donc pendant des portions infinies de temps on pourra dire avec vérité que Socrate vivra, il ne sera vrai dans aucune de ces portions que Socrate soit mort. Mais quelle sera la fin d'une action, et quand cesserez-vous d'agir, si, autant de fois qu'il sera vrai de dire : cela se fait, autant de fois on peut dire avec vérité : cela se fera? Ce sera mentir que de dire : (1082d) « Platon finit d'écrire ou de disputer, » puisqu'il ne cessera jamais de faire l'un ou l'autre, si jamais il n'est faux de dire d'un homme qui écrit ou qui dispute : « Il écrira, il disputera, » Dailleurs, dans une action qui se fait actuellement, il n'y aura aucune partie qui ne soit ou faite ou à faire, ou passée ou future. Bien plus, ce qui a été fait et ce qui se fera, ce qui est passé et ce qui est à venir ne produiront aucune sensation, et par conséquent il n'y aura de sensation de quoi que ce soit; car nous ne voyons ni n'entendons ce qui est passé et ce qui est futur, et nul autre de nos sens ne peut nous donner la sensation des choses passées ou futures. Les choses présentes ne sont pas sensibles elles-mêmes, s'il est vrai qu'une portion du présent soit toujours passée et l'autre toujours future, que l'une ait déjà été et que l'autre doive être. (1082e) Cependant ils accusent Épicure de renverser indignement les idées communes, en attribuant à tous les corps une vitesse égale, et en soutenant que l'un ne se meut pas avec plus de vélocité qu'un autre. Mais il est bien moins tolérable et plus contraire au sens commun de prétendre qu'aucun corps en mouvement ne peut en atteindre un autre ; "Que jamais le coursier, dans son ardeur bouillante, N'atteindra la tortue en sa marche pesante", comme dit le proverbe. Cela doit nécessairement arriver dans les choses qui sont mues l'une devant et l'autre derrière, quand les intervalles qu'elles parcourent sont, comme ils le prétendent, divisibles à l'infini ; car si la tortue précède seulement le cheval de la longueur d'un arpent, ceux qui divisent cet espace à l'infini, (1082f) et qui placent ces deux animaux l'un devant et l'autre derrière, ne feront jamais atteindre le plus lent par celui qui va plus vite, parce que le premier ajoutera toujours à sa marche quelque espace qui sera divisible en une infinité de parties. Prétendre que l'eau qu'on verse d'un vase ou d'une coupe ne se répand jamais tout entière, c'est assurément renverser les idées communes ; mais c'est une conséquence de leurs principes; [1083] (1083a) car peut-on concevoir qu'un mouvement de priorité qui est divisible en portions infinies puisse jamais être terminé ? il restera toujours quelque portion à diviser, en sorte que l'effusion entière des liquides, toute la progression des solides et la chute des corps graves ne s'achèveront jamais. Je passe sous silence un grand nombre de leurs absurdités, parce que je veux me borner à celles qui heurtent le sens commun. La dispute sur l'accroissement des substances est très ancienne ; Chrysippe dit qu'elle a été traitée par Epicharme. Les académiciens regardent cette question comme embarrassante et difficile à résoudre. Sur cela les stoïciens crient contre eux avec emportement, et les accusent (1083b) de renverser les idées communes, tandis qu'eux-mêmes, bien loin de les respecter, détruisent même le bon sens ; car c'est une chose toute simple, et dont les stoïciens eux-mêmes admettent les principes, que les substances particulières ont toutes des émanations, qu'elles les répandent et les reçoivent mutuellement ; que celles qui les reçoivent en grand nombre ne restent pas les mêmes, et que cette accession d'émanations étrangères change et accroît leur substance ; que c'est contre la vérité, et par l'empire seul de l'habitude, qu'on a appelé ces changements accessions et diminutions, et qu'il était plus naturel de les nommer générations et corruptions, parce qu'elles forcent les substances de passer d'un état à un autre, (1083c) au lieu que l'accroissement et la diminution sont les affections d'un corps qui subsiste dans un état permanent. Après avoir établi de pareils principes, que veulent encore ces défenseurs de l'évidence, ces règles vivantes des notions communes? Ils disent que chacun de nous est double et a (1083d) deux natures, non comme ces Molionides qui, suivant les poètes, étaient joints par certaines parties de leurs corps et séparés par d'autres; mais ce que personne n'avait vu avant les stoïciens, c'est que nous avons deux corps qui ont l'un et l'autre même couleur, même figure, même poids et même espace. Ces philosophes seuls ont vu cette composition, cette duplicité, et, pour ainsi dire, cette ambiguïté qui font que chacun de nous est un double sujet dont l'un est substance et l'autre intelligence ; l'un est dans une émanation et un mouvement continuels, sans croître ni diminuer, et ne reste jamais entièrement semblable à lui-même ; l'autre est toujours le même, il croît et décroît, il a des affections toutes contraires à celles du premier, quoiqu'il soit incorporé, uni et presque confondu avec lui, et qu'il n'y ait entre eux aucune différence que les sens puissent apercevoir. On rapporte que Lyncée avait la vue si perçante, qu'il voyait à travers les pierres et les arbres, et qu'un homme placé en Sicile, sur une hauteur, distinguait à une journée et une nuit de navigation les vaisseaux qui sortaient du port de Carthage. Callicrate et Myrmécide (1083e) faisaient, dit-on, des chars si petits, qu'une aile de mouche les couvrait en entier, et ils gravaient sur un grain de millet des vers d'Homère. Mais personne n'a vu en nous cette diversité de substance, et nous-mêmes nous n'avons jamais senti que nous fussions doubles; que, par une partie de nous-mêmes, nous eussions des émanations continuelles, et que par l'autre partie, depuis la naissance jusqu'à la mort, nous restassions toujours dans le même état. J'ai rapporté leur opinion plus simplement qu'ils ne l'exposent eux-mêmes; car ils supposent qu'il y a en chacun de nous quatre sujets, ou plutôt que chacun de nous est quatre. Mais il suffit de deux pour montrer toute leur absurdité. Quand nous entendons dire à Penthée, dans une tragédie, qu'il voit deux soleils et deux villes de Thèbes, (1083f) nous ne croyons pas qu'il les voie réellement, nous pensons que le trouble de son esprit égare sa vue. Lors donc que les stoïciens nous disent, non pas qu'une seule ville, mais que tous les hommes, tous les animaux, tous les arbres, tous les instruments, les vêtements et les meubles sont doubles et composés de deux natures, devons-nous écouter des philosophes qui veulent, non éclairer notre esprit, mais le pervertir? [1084] Au reste, on doit peut-être leur pardonner (1084a) cette diversité de natures qu'ils imaginent dans tous les sujets, parce qu'ils ne trouvent pas d'autre moyen de conserver et de défendre ces accroissements qu'ils ont tant à cœur de maintenir. Mais quel est leur motif, ou quelles autres suppositions veulent-ils faire valoir lorsqu'ils admettent dans l'âme des différences en quelque sorte corporelles, et des idées presque innombrables ? C'est ce qu'il n'est pas facile de dire, à moins qu'ils ne le fassent à dessein pour changer, ou plutôt pour détruire absolument toutes les idées communes, et y en substituer d'autres aussi étranges que nouvelles. N'est-il pas de la dernière absurdité de dire que les vertus, les vices, et, qui plus est, les arts, tout ce qui est du ressort de la mémoire, les imaginations, (1084b) les passions, les désirs et les consentements, sont des corps qui ne subsistent dans aucun sujet, et de leur laisser seulement dans le cœur un passage de la largeur d'un point, dans lequel ils placent la partie principale de l'âme, qui y est environnée d'un si grand nombre de corps, que la plupart échappent à la pénétration de ceux qui savent le mieux distinguer un objet d'un autre. Ils en font non seulement des corps, mais des animaux raisonnables, et en nombre prodigieux, lesquels ne sont ni doux ni apprivoisés, et que leur méchanceté naturelle soulève contre l'évidence et la coutume. (1084c) Ils font encore des êtres animés, des vertus et des vices, des passions telles que la colère, l'envie, la douleur, la joie du mal d'autrui ; des compréhensions, des imaginations et des erreurs; des arts, tels que ceux du cordonnier et du forgeron. Ils étendent enfin cette idée de corps et d'animalité à nos actions, telles que de se promener, de danser, de raisonner, d'adresser la parole à quelqu'un, de dire des injures; par conséquent le rire, le pleurer seront aussi des animaux, et ceux-là une fois admis, pourquoi ne pas mettre dans la même classe la toux, l'éternuement, le gémissement, le cracher, le moucher, et cent autres actions de ce genre trop connues pour les détailler? Et s'ils trouvent mauvais qu'on les amène ainsi de conséquence en conséquence à de pareilles absurdités, qu'ils se souviennent de ce que dit Chrysippe dans le premier livre de ses Questions naturelles. Voici ses propres termes : (1084d) « La nuit n'est-elle pas un corps ? Le soir, le matin, le milieu de la nuit, le jour, ne sont-ils pas des corps? Pourquoi donc le premier jour du mois, le dixième, le quinzième, le trentième et le mois entier, ne le seraient-ils pas aussi bien que l'été, l'automne et l'année entière? » Dans tout ce que j'ai dit jusqu'à présent ils font violence aux notions communes ; mais dans ce que je vais ajouter ils détruisent leurs propres principes; ils font produire la substance qui a le plus de chaleur par la réfrigération, et celle qui est la plus subtile, par la condensation. Rien n'est plus chaud et plus subtil que l'âme ; et ils prétendent qu'elle est produite par la réfrigération et la condensation (1084e) du corps, dont les esprits vitaux reçoivent une espèce de trempe qui, de végétatifs, les rend animés. Ils disent aussi que le soleil a été animé parce que son humidité s'est changée en un feu doué d'intelligence. Il est assez singulier que le soleil ait été formé par les vapeurs humides et froides qui l'environnaient. Quelqu'un ayant rapporte à Xénophane qu'il avait vu des anguilles vivantes dans une eau très chaude : Nous les feront donc cuire dans de l'eau froide, lui dit-il. Puis donc que les stoïciens font venir la chaleur de la réfrigération et la légèreté de la condensation, ils doivent, par une conséquence naturelle, donner le froid pour principe de la chaleur, faire produire la condensation des corps par la diffusion, et leur gravité par la raréfaction : ce sera du moins mettre de la suite dans leurs absurdités. (1084f) Mais la nature du sens commun n'est-elle pas déterminée par ces philosophes contre le sens commun même ? Car la conception est une sorte d'imagination, et l'imagination est une forme imprimée dans l'âme ; la nature de l'âme n'est qu'une sorte de vapeur sur laquelle il est difficile de former une impression, à cause de sa substance rare, et après même l'avoir reçue, elle ne pourrait pas la conserver. [1085] Comme elle est engendrée et nourrie par des substances humides, (1085a) elle éprouve une alternative continuelle d'accroissement et de diminution. La respiration, en se mêlant avec l'air, produit une nouvelle exhalaison qui est sans cesse changée et altérée par le courant d'air qu'on aspire et qu'on expire tour à tour. On concevrait plus facilement qu'un courant d'eau conservât les formes et les figures qu'on y aurait tracées, que ne le pourrait un esprit qui, sortant en exhalaisons et en vapeurs, est sans cesse mêlé avec un air extérieur qui lui est étranger et qui reste sans action. Mais les stoïciens sont si peu d'accord avec eux-mêmes, qu'après avoir défini les notions communes, des pensées mises en réserve, des mémoires (1085b) stables et des impressions d'habitude, après avoir supposé aux sciences une solidité inébranlable, ils leur donnent ensuite pour base et pour appui une substance fragile prompte à se dissiper, et qui ne cesse de s'exhaler et de se répandre. La notion d'élément et de principe est commune à presque tous les hommes ; ils les conçoivent purs, simples et sans composition. Car le principe et l'élément n'admettent point de mélange, mais ils forment les êtres mêlés et composés. Les stoïciens, qui, en reconnaissant Dieu pour le principe de toutes choses, le définissent un corps intelligent, un entendement uni à la matière, en font par là une substance qui, loin d'être pure, simple et sans composition, est formée d'une autre et par une autre. La matière, n'ayant de soi ni raison (1085c) ni qualité, a cette simplicité qui convient à un principe; mais si Dieu n'est ni incorporel ni immatériel, il participe à la matière comme à son principe. Si la matière et la raison sont une même chose, ils ont tort de dire que la matière est privée de raison ; mais si elles sont deux choses différentes, alors Dieu sera un composé de l'une et de l'autre, il ne sera plus une essence simple, mais composée, puisque l'être intelligent aura emprunté de la matière la substance corporelle. En donnant le nom d'éléments aux quatre premiers corps, la terre, l'eau, l'air et le feu, je ne vois pas pourquoi ils supposent les uns purs et simples, les autres mixtes et composés. Ils disent que la terre et l'eau ne peuvent se donner à elles-mêmes (1085d) ni aux autres corps de la subsistance, et que c'est par leur participation avec l'air et par l'action du feu qu'elles conservent leur unité ; qu'au contraire l'air et le feu se maintiennent par leur force naturelle, et que, mêlés avec les deux autres éléments, ils leur donnent de la force, de la consistance et de la stabilité. Comment donc la terre et l'eau sont-elles des éléments, si elles ne sont pas des corps premiers et simples, et si, au lieu de se suffire pour leur conservation, elles ont besoin d'un lien extérieur qui affermisse et conserve leur substance? Ils ne leur laissent pas même l'idée de substance; (1085e) et en général tout ce qu'ils disent de la terre est plein de confusion et d'obscurité. Elle subsiste, selon eux, par elle-même, mais alors quel besoin a-t-elle que l'air lui serve de lien et d'appui? Si cela est, ni la terre ni l'eau ne seront formées par leur propre substance; mais l'air, en pressant et condensant la matière, en aura fait la terre, et ensuite, en l'amollissant et la dissolvant, il en aura formé l'eau; et ni l'une ni l'autre ne seront des éléments, puisqu'un autre principe leur aura donné et la génération et la substance. Ils soutiennent aussi que la substance et la matière subsistent par leurs qualités, et c'est à peu près la définition qu'ils en donnent. Mais d'un autre côté ils prétendent que les qualités sont des corps ; tout cela fait une étrange confusion. Car si les qualités ont une substance particulière qui en fasse des corps, (1085f) elles n'ont pas besoin d'une autre substance pour subsister, puisqu'elles en ont une qui leur est propre ; mais si elles sont seulement ce sujet commun qu'ils appellent essence et matière, il est clair qu'elles participent à la nature corporelle, mais qu'elles ne sont pas des corps véritables ; car ce qui est sujet et récipient doit différer de ce qu'il reçoit et dont il est le sujet. Mais les stoïciens ne voient que la moitié de la vérité : [1086] ils disent que la matière n'a point de qualité, (1086a) et ils ne veulent pas que les qualités soient immatérielles. Mais comment peuvent-ils imaginer des corps sans qualités, eux qui ne conçoivent pas des qualités sans corps? Une opinion qui unit le corps à toutes les qualités ne permet pas que la pensée s'applique à aucun corps qui n'ait quelque qualité. Celui donc qui ne veut pas que les qualités soient immatérielles doit nier aussi que la matière soit sans qualités, ou celui qui sépare l'un de l'autre les divise tous deux. Ce que plusieurs d'entre eux avancent, que si la matière est dans qualité, ce n'est pas qu'elle en soit entièrement privée, (1086b) mais c'est qu'elle les réunit toutes, est plus que tout le reste contraire au bon sens. Personne ne conçoit sans qualité ce qui n'est privé d'aucune qualité, ni sans passion ce qui de sa nature peut recevoir toutes sortes d'affections, ni enfin sans mouvement ce qui se meut en tout sens. Mais comment se fait-il qu'en concevant toujours la matière avec quelque qualité, on regarde cependant la matière et la qualité comme deux choses différentes. C'est une difficulté qui subsiste toujours.