[1107] CONTRE L'ÉPICURIEN COLOTES. Colotes, celui qu'Épicure avait coutume d'appeler familièrement Colotara et Colatarium, publia, mon cher Saturninus, un ouvrage qui avait pour titre "Ce n'est pas vivre que de régler sa vie sur les maximes des autres philosophes", et il le dédia au roi Ptolémée. J'ai cru que vous liriez avec plaisir la réfutation que j'ai faite de cet ouvrage dans mes conférences publiques. Je sais que vous aimez les lettres et tout ce qui tient à l'antiquité ; que vous regardez comme l'étude la plus noble et la plus intéressante celle qui, au besoin, nous rappelle et nous rend présents à l'esprit, autant qu'il est en nous, les ouvrages des anciens. Il y a peu de jours qu'Aristodème d'Égée, un de nos amis (vous le connaissez, il est de l'Académie; ce n'est pas un simple initié, mais l'adepte le plus passionné pour la philosophie de Platon) ; il y a, dis-je, peu de jours qu'ayant entendu lire le traité de Colotes, il garda, je ne sais comment, le silence, contre son ordinaire, et l'écouta patiemment jusqu'au bout. Quand la lecture fut finie: « Qui de nous, dit-il, se chargera de défendre les philosophes contre cet écrivain? car je n'approuve pas que Nestor ait confié à la fortune du sort le choix du plus vaillant des neuf guerriers qui se présentèrent pour combattre contre Hector. — Mais aussi, lui dis-je, vous voyez que ce héros préside lui-même au sort de manière que le choix se fait sous la direction du plus sage des Grecs ; "Et le sort désigna celui qu'on désirait". [1108] C'était Ajax. Cependant, puisque vous m'ordonnez de faire un choix, "Comment pour ce combat oublierais-je Ulysse"? « Voyez donc comment vous répondez à Colotes. — Vous savez, me dit-il, ce que fit Platon lorsque, irrité contre un de ses esclaves, il ne voulut pas le frapper lui-même : il ordonna à son neveu Speusippe de le punir, parce qu'il était trop en colère; je vous dirai aussi : "Emparez-vous de cet homme, et traitez-le comme il le mérite, car je suis en colère. » Tous les assistants s'étant joints à Aristodème pour m'en prier : « Je m'en chargerai, leur dis-je; mais je crains qu'on ne m'accuse de donner à l'ouvrage de Colotes plus d'importance qu'il ne mérite, en voulant défendre Socrate contre l'insolence grossière d'un écrivain qui ose proposer à ce philosophe respectable de manger du foin, et qui lui demande comment il ne porte pas la nourriture à son oreille plutôt qu'à sa bouche. Il serait peut-être beaucoup mieux d'en rire, et d'imiter la douceur et l'aménité que Socrate opposait à ces injures. Mais pour l'honneur de l'armée entière des philosophes grecs, de Démocrite, de Platon, d'Empédocle, de Parménide et de Mélissus, que Colotes a si fort maltraités, on ne pourrait sans crime garder le silence ; ce serait même une sorte de sacrilège que de ne pas égaler, en les défendant, l'extrême franchise avec laquelle parlaient sur leur propre compte ces grands hommes qui ont porté la philosophie à un si haut degré de splendeur et de gloire. « Nos parents, avec le secours des dieux, nous ont donné la vie ; mais la bonne vie nous la devons aux philosophes qui nous ont communiqué l'instruction dont l'effet est de maintenir la justice et les lois, et de réprimer les passions ; cette seconde vie est le fondement de la société entre les hommes ; l'équité, la modération et l'amitié mutuelle en sont les liens. Or, tous ces avantages nous sont enlevés par des philosophes qui nous crient sans cesse que le souverain bien consiste dans les plaisirs des sens, et que si les vertus étaient séparées de la volupté, ils ne voudraient pas les acheter toutes ensemble pour la plus mauvaise pièce de monnaie. Dans leurs ouvrages sur les dieux et sur l'âme, ils soutiennent que celle-ci est anéantie après sa séparation d'avec le corps, et que les dieux ne se mêlent en rien des affaires des humains. Les épicuriens donc reprochent aux autres philosophes d'ôter par leur sagesse la vie à l'homme, et ceux-ci les accusent à leur tour de lui apprendre à mener une vie grossière et animale. En effet, c'est le résultat des préceptes répandus dans tous les ouvrages d'Épicure, et sa philosophie ne respire autre chose. Mais Colotes, qui a extrait des écrits des autres philosophes beaucoup de passages et de fragments détachés des raisonnements et des preuves qui en faciliteraient l'intelligence et leur donneraient delà probabilité, a fait un ouvrage bizarre, ou plutôt un tableau d'objets monstrueux. Vous le savez mieux que moi, vous qui lisez si souvent les écrits des anciens philosophes. « Mais il me semble qu'il n'ouvre pas seulement comme ce Lydien une porte contre lui-même (2) : il livre encore Épicure aux plus grandes difficultés. Ce philosophe avait puisé ses principes dans Démocrite, et il lui paie un bon salaire des leçons qu'il en avait reçues. Il est certain que pendant longtemps Épicure lui-même reconnaissait tenir sa philosophie de Démocrite, comme l'avouent plusieurs écrivains, et entre autres Léontée, l'un des plus illustres disciples d'Épicure, dans sa lettre à Lycophron, où il dit que son maître avait la plus grande estime pour Démocrite, qui le premier avait eu des connaissances exactes, et saisi les vrais principes de la nature ; ce qui avait fait donner son nom à la philosophie naturelle. Métrodore, en parlant de la philosophie, dit ouvertement que si Démocrite n'eût pas tracé la route à Épicure, jamais celui-ci ne serait parvenu à la sagesse. Mais si ce n'est pas vivre que de se conduire d'après les principes de Démocrite, comme le prétend Colotes, Épicure n'est-il pas ridicule d'avoir pris pour guide un philosophe dont la doctrine le menait à ne pas pouvoir vivre ? « Colotes reproche en premier lieu à Démocrite d'avoir dit que rien n'est plutôt de telle manière que de telle autre, et d'avoir confondu par là toute la vie humaine ; [1109] mais Démocrite est si éloigné d'avoir soutenu une pareille assertion, qu'il l'a combattue au contraire dans le sophiste Protagoras, par plusieurs arguments qui ont la plus grande probabilité. Et Colotes, qui n'avait jamais eu la moindre idée de ces raisonnements, pas même en songe, s'est trompé sur le sens d'un passage dans lequel Démocrite établit que ce qu'il appelle corps n'est pas plus que le vidé, c'est-à-dire que le vide a sa nature et sa substance propre aussi bien que le corps ; mais celui qui croirait que rien n'est de telle manière plutôt que de telle autre adopterait ce dogme d'Épicure, que toutes les perceptions qui nous viennent par les sens sont véritables. Car si de deux personnes, dont l'une dit d'un vin qu'il est piquant, et l'autre qu'il est doux, aucune des deux ne se trompe dans son jugement, comment le vin sera-t-il plutôt doux que piquant? On voit qu'un même bain paraît chaud aux uns et froid à d'autres, puisque ceux-ci demandent qu'on y mêle de l'eau chaude, et les autres de l'eau froide. Une femme de Sparte ayant fait visite à Bérénice, femme du roi Déjotarus, on dit que, lorsqu'elles furent assises l'une auprès de l'autre, elles détournèrent aussitôt la tête, la Spartiate parce qu'elle ne put supporter l'odeur des essences, et la reine celle du beurre. Si donc une sensation n'est pas plus vraie qu'une autre, il s'ensuit naturellement que l'eau n'est pas plus froide que chaude, que le parfum et le beurre n'ont pas une odeur plus ou moins désagréable l'un que l'autre. Car celui qui dit qu'une même chose paraît telle à l'un et différente à un autre, affirme sans y penser qu'elle a les deux qualités à la fois. Ces symétries, ces proportions des pores dans les organes de nos sens, dont les épicuriens font tant de bruit dans leurs écoles ; ces mélanges multipliés de semences qui, répandues, selon ces philosophes, dans toutes les saveurs, les odeurs et les couleurs, font distinguer aux sens les différentes qualités des substances, ne les conduisent-ils pas à dire sans détour que les choses ne sont pas de telle manière plutôt que de telle autre ? « Mais pour répondre à ceux qui croient que les sens nous trompent, parce qu'ils voient les mêmes objets produire des sensations opposées, les épicuriens enseignent que, quoique toutes les qualités soient confondues ensemble , il en est cependant qui conviennent naturellement à certaines substances; que par conséquent toutes n'ont pas la perception et comme le contact d'une même qualité ; qu'un même sujet ne nous affecte pas également par toutes ses parties; que seulement chacun de nous est heurté par celles qui se trouvent en proportion avec nos organes ; mais que nous avons tort de soutenir qu'un objet est ou n'est pas coloré, qu'il est ou n'est pas blanc, et de vouloir faire admettre pour vraies nos sensations, en détruisant celles des autres ; ils ajoutent qu'il ne faut contredire aucune sensation, puisque toutes sont attachées à quelque qualité, et que dans ces mélanges si multipliés chacune prend ce qui lui est analogue; qu'on ne doit pas non plus prononcer sur le tout quand on n'est affecté que par quelques parties, ni croire que nous éprouvons tous les mêmes sensations, tandis que nous sommes affectés chacun par des facultés et des qualités différentes. D'après de tels principes, faut-il demander quels sont les philosophes qui avancent que rien n'est d'une telle manière plutôt que de telle autre? N'est-ce pas ceux qui veulent que tout ce qui est sensible soit un mélange de toutes les espèces de qualités, comme un instrument fait entendre toutes les différences des tons? Ils disent que toutes leurs règles sont perdues, et qu'il ne reste plus de principe certain de jugement, si l'on admet qu'il peut y avoir d'objet sensible qui soit absolument simple, et que chaque qualité n'est pas composée de plusieurs. «Voyez ce qu'Épicure, dans son Banquet, fait dire à Polyénus, qui dispute avec lui sur la chaleur du vin, et qui lui demande s'il croit que le vin n'échauffe pas. Ce philosophe lui répond qu'on ne doit pas affirmer du vin en général qu'il soit échauffant, et il ajoute bientôt après que généralement le vin n'échauffe pas ; mais qu'une certaine quantité pourrait produire cet effet. Ensuite, pour en donner la raison, il allègue le choc de certains atomes disséminés dans le vin, [1110] le mélange (1110) de quelques autres, lorsqu'il s'incorpore avec nos humeurs, et il en tire cette conclusion : « Il ne faut donc pas dire généralement que le vin échauffe; mais qu'une certaine quantité il peut échauffer un tempérament disposé à l'être, et qu'une certaine quantité peut en rafraîchir un autre; car, dans une si grande diversité de tempéraments, il en est en qui le froid pourrait se produire ; et du mélange des principes qui constituent les uns et les autres, il se formerait une substance réfrigérante. C'est donc par ignorance que les uns affirment généralement que le vin est rafraîchissant, elles autres qu'il est échauffant. » Mais Épicure, qui prétend que tant de gens sont dans l'erreur en croyant que ce qui échauffe est échauffant de sa nature, et que ce qui rafraîchit est rafraîchissant, ne se trompe-t-il pas lui-même, s'il ne voit pas qu'il faut conclure de ce qu'il a dit qu'une substance n'est pas d'une telle manière plutôt que de telle autre ? Il ajoute que souvent le vin entre dans le corps sans réchauffer ou le rafraîchir; mais que la masse des humeurs étant en mouvement et occasionnant une transposition de leurs parties, les atomes qui sont le principe de la chaleur, tantôt se réunissent et excitent par leur nombre la chaleur et l'inflammation dans le corps, tantôt ils se séparent et y portent la fraîcheur. « Il n'est pas moins évident que Colotès a cru que les substances qu'on appelle amères, douces, purgatives, soporifiques, lumineuses, n'ont pas une qualité parfaite, ni une faculté active plutôt que passive lorsqu'elles entrent dans les corps ; mais qu'elles subissent dans les uns et les autres des différences sensibles. Épicure lui-même, qui, dans son second livre contre Théophraste, prétend que les couleurs ne sont pas naturelles aux corps, mais qu'elles sont l'effet de la disposition de leurs parties par rapport à la vue, dit que par cette raison un corps n'est pas en soi plutôt coloré que sans couleur. Il avait dit plus haut en propres termes : « Mais sans cela, je ne sais comment on peut dire que les corps qui sont dans l'obscurité ont une couleur. Souvent, il est vrai, à cause de l'air extérieur et ténébreux qui les environne, » il y a des gens qui distinguent la différence des couleurs; mais il y en a aussi que la faiblesse de leur vue empêche de les apercevoir. D'ailleurs, quand nous entrons dans un appartement obscur, nous ne distinguons pas les couleurs des objets; mais un moment après nous en voyons la différence. Il faut donc d'après cela dire que tout corps n'est pas plutôt coloré que sans couleur. Mais si la couleur en général est une qualité relative, le blanc et le bleu le seront aussi; et par conséquent l'amer et le doux; en sorte qu'il sera vrai de toute qualité qu'elle n'est pas plutôt de telle manière que de telle autre. Chacune sera ou ne sera pas telle, suivant la disposition de celui qu'elle affectera. » Colotes donc se couvre, lui et son maître, de la honte et de l'ignominie dont il prétend charger ceux qui disent que les choses ne sont pas plutôt de telle manière que de telle autre. « N'est-ce que dans cette occasion qu'on peut dire à ce censeur habile Il est couvert de maux et veut guérir les autres? Non assurément. Dans le second reproche qu'il fait à Démocrite, il ne s'est pas aperçu qu'il chassait de la vie Épicure lui-même aussi bien que ce philosophe. Il attribue à Démocrite d'avoir dit que c'est par des lois de convention que nos sens distinguent la couleur, la douceur et l'amertume. Et il ajoute que celui qui soutient cette opinion ne peut pas s'assurer lui-même s'il existe et s'il vit. Je n'ai rien à opposer à cette assertion ; mais ce que je puis dire, c'est que cette opinion est aussi intimement liée aux dogmes d'Épicure que la figure et la pesanteur sont, suivant les épicuriens mêmes, inséparables des atomes. En effet, que dit Démocrite? Qu'il y a des substances infinies en nombre, indivisibles, impassibles, qui sont sans différence, sans qualité, qui se meuvent dans le vide, où elles sont disséminées; que lorsqu'elles s'approchent les unes des autres, qu'elles s'unissent et s'entrelacent, [1111] elles forment, par leur agrégation, de l'eau, du feu, une plante ou un homme ; que toutes ces substances, qu'il appelait atomes, étaient de pures idées, et rien autre chose ; car on ne peut rien produire de ce qui n'existe pas, et ce qui est ne peut rentrer dans le néant, parce que les atomes, à raison de leur solidité, ne peuvent éprouver ni changement ni altération. Ainsi on ne peut faire une couleur de ce qui est sans couleur, ni une substance ou une âme de ce qui est sans âme et sans qualité. Démocrite est donc répréhensible, non pour avouer les conséquences de ces principes, mais pour avoir admis des principes qui donnent lieu à de telles conséquences. Il ne devait pas supposer des principes d'une nature immuable, ou, après les avoir supposés, ne pas voir qu'ils ne pouvaient produire aucune qualité, et nier les conséquences qui en découlaient naturellement, parce qu'il sentait tout ce qu'elles avaient d'absurde. « Mais c'est une extrême impudence à Épicure de soutenir qu'en admettant les mêmes principes que Démocrite, il ne dit pas, comme lui, qu'il n'y ait de couleur, de douceur et de blancheur que par des lois de convention. S'il dit vrai en cela, n'est-ce pas reconnaître qu'il agit selon sa coutume? car c'est ainsi qu'en détruisant l'idée de la Providence, il dit qu'il conserve la piété envers les dieux; qu'en ne cherchant dans l'amitié d'autre fin que la volupté, il veut cependant qu'on supporte pour ses amis les douleurs les plus cruelles; qu'en supposant l'univers infini, il lui laisse un espace supérieur et un espace inférieur. A table on ne boit de la coupe que ce qu'on veut, et on passe le reste à un autre; en philosophie, il faut se souvenir de cette sage maxime : les principes ne sont pas nécessaires, mais les conséquences le sont. Il n'était donc pas nécessaire qu'Épicure supposât des atomes pour principes des êtres, il devait plutôt les détruire, quoique admis par Démocrite. Mais après les avoir une fois admis, après avoir tiré vanité des premières probabilités que ce système lui présentait, il fallait boire toute la coupe et admettre les conséquences embarrassantes qu'on en tirait, ou démontrer comment des corps privés de toute qualité peuvent, par leur seule réunion, produire des qualités de toutes les espèces. Par exemple, la chaleur, d'où nous vient-elle, ou comment est-elle produite dans les atomes, s'il n'y en a point déjà dans ces corps indivisibles au moment de leur agrégation, ou s'ils n'en ont pas après leur réunion? L'un supposerait qu'ils avaient déjà quelque qualité, l'autre, qu'ils avaient l'aptitude à en recevoir : or, vous dites que ni l'un ni l'autre n'est dans les atomes, parce qu'ils sont incorruptibles. Mais, me direz-vous, Platon, Aristote et Xénocrate ne disent-ils pas que l'or et la pierre sont produits par ce qui n'est ni pierre ni or, et que toutes les substances s'engendrent des quatre premiers corps, qui sont de simples éléments? Cela est vrai; mais les principes concourent aussitôt avec ces premiers corps pour la production de chaque substance, et ils y contribuent pour beaucoup en leur communiquant les qualités qu'ils contiennent en eux-mêmes. Quand ensuite ils se sont réunis et que les principes secs sont joints avec les humides, les froids avec les chauds, les mous avec les solides, ceux qui impriment le mouvement avec ceux qui sont faits pour recevoir les impressions et éprouver des changements dans toute leur substance, alors, par un effet de ces divers mélanges, ils produisent des formes différentes. Mais l'atome étant par lui-même dépourvu de toute faculté productrice, sa solidité et sa résistance font que lorsqu'il en rencontre un autre, il ne peut en résulter autre chose qu'un choc bruyant. Ils se heurtent sans cesse les uns les autres sans pouvoir produire, je ne dis pas un animal, une âme ou une plante, mais même une masse quelconque ou un nombre qui soit le résultat de leur agrégation, parce qu'ils sont toujours en agitation, toujours séparés les uns des autres. « Mais Colotes, qui, dans son ouvrage, parle à un prince ignorant, attaque Empédocle pour avoir dit : "La nature, vain nom, n'offre rien à l'esprit. Rien ne naît ici-bas, comme rien ne périt. Mais des corps composés l'union, la rupture, Sont ce que les mortels appellent la nature". [1112] Pour moi, je ne vois pas en quoi cette opinion d'Empédocle empêche de vivre ? (1112) ceux même qui pensent que rien n'est produit et que rien n'est anéanti, mais que la réunion des choses qui existent s'appelle génération, et que leur dissolution se nomme mort ; car Empédocle a montré clairement que, par nature, il a entendu la génération, puisqu'il l'oppose à la mort. Mais si c'est ne pas vivre que de regarder l'union des êtres comme la génération, et leur dissolution comme la mort, que font donc autre chose les épicuriens? Du moins Empédocle, en réunissant, en collant, pour ainsi dire, les éléments les uns avec les autres par des principes chauds, mous et humides, en fait une sorte de mélange et de composition qui les ramène à l'unité. Mais ceux qui poussent les uns contre les autres des atomes immuables et impassibles, ne leur donnent aucune faculté productive, et les font seulement se heurter réciproquement. Leur agrégation, en empêchant qu'ils ne se séparent, augmente leur collision mutuelle; de manière que ce qu'ils appellent génération n'est pas un mélange et une union intime, mais un désordre et un combat. Si donc les atomes ne se touchent entre eux qu'un seul instant, et qu'aussitôt après le contact ils s'éloignent mutuellement par l'effet de la résistance qu'ils éprouvent ; qu'ensuite ils se rapprochent lorsque l'impression du choc est diminuée, il s'ensuivra que le temps où ils ne se touchent pas et où seulement ils s'approchent et s'éloignent tour à tour, sera double de celui de leur contact ; en sorte qu'il ne peut pas résulter de leur mouvement même un corps inanimé. Quant au sentiment, à l'âme, à l'intelligence et à la prudence, il est impossible de concevoir comment ils se formeraient dans le vide et dans les atomes, qui, par eux-mêmes et séparément, n'ont aucune qualité, et qui, réunis, ne peuvent ni s'affecter ni se changer réciproquement. Cette réunion elle-même n'est pas un mélange véritable, une incorporation, elle se borne à des chocs, à des répulsions mutuelles. Ainsi les dogmes d'Épicure détruisent et la vie humaine et tout être animé, puisqu'ils sont fondés sur des principes vides, impassibles, dépourvus de toute qualité et incapables de s'unir ensemble. Comment donc admettent-ils la nature, l'âme et la vie? Comme ils admettent les serments, les prières, les sacrifices, l'adoration des dieux, de parole seulement; ils en conservent les noms, ils en font les actes extérieurs, mais ils les détruisent réellement par leurs dogmes et par leurs actions. Ainsi ils donnent le nom de nature à ce qui est né ; celui de génération à ce qui a été engendré, comme on donne, par métonymie, le nom de bois aux ouvrages qui en sont faits, et celui de symphonie aux corps sonores. « D'où est venu à Colotes l'idée de reprocher à Empédocle ces sortes d'expressions? «Pourquoi, dit-il, nous fatiguer et nous agiter nous-mêmes pour rechercher certaines choses et en éviter d'autres ? car nous n'existons pas, et il faut en dire autant de ceux avec qui nous vivons. » Soyez tranquille, mon cher Colotarium, pourrait-on lui dire ; personne ne vous empêche de vous agiter pour vous-même, et n'enseigne que la nature de Colotes soit autre chose que Colotes lui-même. On ne vous défend point d'user des choses qui ne sont pour vous que des voluptés, et de nous prouver qu'il n'y a point une nature de pâtisseries, d'odeurs et de plaisirs, mais seulement des pâtisseries, des parfums et des femmes ; car le grammairien qui dit que la force d'Hercule est Hercule lui-même ne nie pas pour cela l'existence d'Hercule; ni ceux qui disent que les mots symphonie et opinion ne sont que des termes ordinaires et commune ne nient point qu'il existe des sons et des opinions, puisqu'il est des philosophes qui, n'admettant ni âme ni prudence, ne paraissent point nier qu'on ne puisse vivre et être prudent. Quand Épicure dit : "La nature des êtres est composée de corps et de vides", faut-il prendre cette définition dans ce sens, que la nature est autre chose que les êtres qui existent, ou que ces êtres sont les seules choses qui existent, comme on a coutume d'appeler le vide même la nature du vide, et l'univers la nature de l'univers? Mais si quelqu'un disait à Épicure : « Comment l'entendez-vous, que l'un est le vide même et l'autre la nature du vide? » sans doute répondrait-il : « Cette communication de noms est autorisée par l'usage, et je m'y conforme. » « Mais n'est-ce pas là ce qu'a fait Empédocle lorsqu'il a enseigné que la nature et la mort ne sont autre chose que ce qui naît et ce qui meurt? [1113] Comme les poètes personnifient les choses, et disent en style figuré : "Là paraissaient le trouble et l'affreuse discorde"; de même bien des gens appellent génération et corruption la composition et la dissolution des substances. Empédocle est si éloigné de détruire ce qui existe et de combattre les apparences, qu'il ne prend pas un seul terme hors de sa signification ordinaire, et qu'en évitant même le tour figuré, qui pourrait obscurcir le sens du discoure, il conserve aux mots, dans les vers, leur acception simple et usitée. "Quand la réunion des corps indivisibles A fait paraître au jour des substances sensibles ; Qu'elle a produit un homme, un sauvage animal, Ou bien l'oiseau léger, le faible végétal, Dans l'usage commun cela s'appelle naître; Leur séparation est la mort de chaque être". Colotes, qui a cité ces vers, n'a pas compris qu'Empédocle ne détruit ni les hommes, ni les bêtes féroces, ni les oiseaux, ni les buissons, puisqu'il dit qu'ils sont formés par le mélange des éléments ; et lorsqu'il enseigne que ceux qui attachent à ces unions et à ces dissolutions la naissance et la mort sont dans l'erreur, il ne nous ôte pas la liberté d'employer pour ces objets les expressions usitées. Pour moi, il me semple qu'Empédocle n'a point voulu changer ces termes métaphoriques ; mais, comme on l'a déjà dit, il disputait sur le fond même des choses avec ceux qui donnaient le nom de nature à la génération des êtres qui n'avaient aucune sorte d'existence ; c'est ce qui paraît clairement dans ces vers : "Vains et faibles esprits! de ce qui n'a point d'être, Croyez-vous que jamais quelque chose ait pu naître; Ou que rien doive un jour entièrement périr" ? N'est-ce pas dire hautement à qui veut l'entendre qu'il ne nie point la génération ni la corruption, mais la création proprement dite, et l'anéantissement total? Et un écrivain qui aurait voulu se montrer plus honnête et ne pas se permettre une calomnie aussi dure qu'injuste aurait plutôt trouvé dans les vers suivants le sujet d'une accusation toute contraire. Voici comment Empédocle s'explique: "Est-il un esprit sain qui puisse imaginer Que l'homme, dans le cours de cette faible vie, Et de biens et de maux également suivie, Vive avant que de naître, ou qu'après son trépas Son être soit dissous et qu'il n'existe pas"? « Ce ne sont point là les expressions d'un homme qui nie que ceux qui sont nés et qui vivent n'existent pas ; c'est plutôt le langage de quelqu'un qui croit que ceux qui ne sont pas encore nés et ceux qui sont morts existent réellement ; aussi n'est-ce pas là précisément l'objection de Colotes. Il dit que, suivant Empédocle, nous ne serions jamais ni malades ni blessés. Mais comment ce philosophe, qui soutient qu'avant la naissance et après la mort les hommes existent, et qu'ils éprouvent les mêmes biens et les mêmes maux que s'ils étaient vivants, pourrait-il nier que nous ne soyons sujets à des affections? A qui donc, Colotes, appartient-il de n'être ni blessé ni malade? C'est à vous autres épicuriens, formés d'atomes et de vide, ces principes privés de tout sentiment. Mais ce n'est pas là tout ; ce qu'il y a de pire encore, c'est que vous n'avez pas même en vous la source du plaisir, puisque les atomes ne sont pas susceptibles de ce qui peut le produire, et que le vide ne saurait en recevoir l'impression. « Mais puisque Colotes a voulu, pour ainsi dire, ensevelir dans une même fosse Démocrite et Parménide, et que j'ai différé la défense de ce dernier pour commencer par celle d'Empédocle, qui avait plus de rapport aux premières inculpations de cet écrivain, revenons maintenant à Parménide. Colotes lui reproche d'avoir avancé les sophismes les plus honteux; cependant ce philosophe n'a, par ces prétendus sophismes, ni avili l'amitié, ni enhardi la volupté, ni ôté à la vertu sa dignité et son attrait naturel ; il n'a pas renversé les opinions reçues sur la Divinité , et lorsqu'il a dit que l'univers est un, je ne vois pas en quoi cette assertion détruit la vie humaine. [1114] Épicure lui-même, quand il dit que l'univers est infini et incorruptible, qu'il n'a pas été engendré, qu'il ne peut ni s'accroître ni diminuer, ne parle-t-il pas comme s'il le croyait unique? Et lorsqu'au commencement de ce même traité il avance que la nature de l'univers est composée de corps et de vide, alors ne divise-t-il pas cette substance unique en deux, dont l'une, il est vrai, n'a point d'existence réelle et est, selon vous-même, impalpable, vide et incorporelle? Ainsi l'univers est unique pour vous si du moins, en parlant du vide, vous ne voulez pas employer des mots vides de sens, et, en attaquant les anciens, vous battre contre des ombres. Mais, direz-vous selon Épicure, les corps sont infinis en nombre, et c'est d'eux qu'est composée chacune des substances que nous voyons. Voilà donc deux principes de génération que vous admettez, l'infini et le vide, dont l'un est privé d'action, impassible et incorporel ; l'autre, dépourvu d'ordre et de raison, et ne pouvant être terminé, se confond et se détruit lui-même, parce que son immense étendue n'admet ni borne ni mesure. Mais Parménide n'enlève aux hommes ni le feu, ni l'eau, ni les montagnes, ni même, comme le prétend Colotes, les villes habitées, tant en Europe qu'en Asie, lui qui suppose le monde éternel, et qui, en mêlant ensemble les éléments, en réunissant la lumière et les ténèbres, compose par le moyen de ces principes et de leur substance même tout ce qui est visible. Il a beaucoup écrit sur la terre, le ciel, le soleil, la lune et les astres, et nulle part il n'a nié la génération des hommes, ni rien omis de ce qui servait à distinguer les choses essentielles. Car c'était un de ces anciens philosophes versés dans la science naturelle, et il enseignait une doctrine qui lui était propre, et qu'il n'avait pas empruntée d'ailleurs. « Il à vu avant tous les autres philosophes, et avant Socrate lui-même, que, dans la nature, il y a des choses qui ne sont que du ressort de l'opinion, et d'autres qui sont l'objet de la pure intelligence ; que les premières sont variables, inconstantes, sujettes à des affections et à des changements divers ; que, susceptibles d'accroissement et de diminution, elles changent de rapports suivant la différence des objets, et ne conservent pas toujours les mêmes à l'égard d'un même objet. Mais la substance intellectuelle est d'une toute autre nature. "Elle est toujours entière et toujours immuable", comme le dit Empédocle; toujours semblable à elle-même et persévérante dans sa manière d'être. Colotes, qui s'attache bien moins aux choses qu'aux mots, attaque calomnieusement ces principes, non par des raisonnements, mais par de vaines paroles, et il se contente de dire que Parménide, en supposant que l'univers est un, détruit tout. Mais loin de détruire l'une et l'autre substance, il conserve à chacune ce qui lui appartient; il établit que l'essence de l'un est l'objet de la raison et de la science, parce que cet un est éternel et incorruptible ; et il l'appelle un parce qu'il est toujours semblable à lui-même et qu'il n'admet aucune diversité. Il dit que l'essence de l'autre est l'objet des sens, parce qu'elle est toujours emportée par un mouvement désordonné. Il est facile de voir la différence qu'il met entre ces deux natures : "L'une est la vérité, qui porte la lumière ; c'est la nature intelligible, qui est toujours la même. L'autre à l'opinion devant son existence, Ne peut des bons esprits avoir la confiance", parce qu'elle porte sur des objets susceptibles de toutes sortes de changements, d'affections et d'inégalités. Et comment Parménide eût-il laissé subsister le sentiment et l'opinion, s'il avait détruit ce qui est du ressort de l'opinion et des sens? Mais comme la permanence dans l'être est l'apanage de ce qui a une existence réelle, au lieu que les autres substances, tantôt existent, tantôt n'existent pas, qu'elles passent continuellement d'une manière d'être à une autre et changent sans cesse de nature, celles-ci doivent avoir un tout autre nom que celui d'êtres toujours existants. Ainsi, dire que tout est un, ce n'est pas détruire la pluralité des êtres sensibles, mais montrer leur différence avec les substances purement intelligibles. Platon ayant voulu, dans son traité des Idées, rendre cette différence encore plus sensible, a donné lieu à la censure de Colotes. Il est donc naturel que je place en cet endroit les reproches qu'il lui fait. [1115] « Et d'abord, arrêtons-nous un instant (1115) à admirer la vaste érudition et la grande exactitude de ce philosophe, qui prétend qu'Aristote, Xénocrate, Théophraste et tous les péripatéticiens ont suivi la doctrine de Platon. Mais dans quel coin de la terre si inhabité avez-vous, Colotes, composé votre ouvrage, qu'avant d'intenter votre accusation contre ces grands personnages, vous n'ayez pu vous procurer leurs écrits? que vous n'ayez pas feuilleté les livres d'Aristote sur le ciel et sur l'âme ; ceux de Théophraste contre les physiciens, le Zoroastre d'Héraclite, ses ouvrages sur l'enfer, sur les questions difficiles de la nature, enfin le traité de Dicéarque sur l'âme ? Dans tous ces écrits, ces philosophes sont constamment opposés à Platon sur les objets les plus importants de la physique. Straton lui-même, le chef des nouveaux péripatéticiens, ne pense pas comme Aristote sur bien des points, et soutient des opinions contraires à celles de Platon, sur le mouvement, sur l'intelligence, sur l'âme et sur la génération. Enfin, il dit que le monde n'est point un être animé, que les espèces naturelles suivent les rencontres du hasard, parce que c'est la spontanéité des mouvements qui leur donne le principe, et qu'ensuite les formes naturelles s'achèvent et s'établissent. Quant aux idées sur lesquelles Aristote a blâmé tout le monde, et qu'il attaque partout, dans ses morales, dans ses traités de physique et dans ses dialogues extérieurs, il a paru chercher plutôt à disputer qu'à raisonner philosophiquement sur cette matière, et avoir eu pour but de traiter avec mépris la philosophie de Platon, tant il était éloigné de la suivre ! Quelle légèreté donc dans Colotes d'attribuer à ces philosophes, dont il ne connaissait point la doctrine, des opinions qu'ils n'ont jamais eues, de s'être mis en tête de redresser les autres, et de produire une preuve écrite de sa propre main, qui atteste son ignorance et sa témérité; de soutenir que des philosophes qui contredisent Platon et qui le condamnent ont adopté et professé ses maximes. Platon, dit-il, a avancé que nous avions tort de croire que les chevaux fussent des chevaux, et que les hommes fussent des hommes. Mais dans quel ouvrage de Platon Colotes a-t-il déterré ce passage? Pour moi, j'ai lu dans tous ses écrits qu'il prend un homme pour un homme, un cheval pour un cheval, et le feu pour le feu, et qu'il range chacune de ces substances dans la classe des choses qui sont du ressort de l'opinion. « Mais Colotes, ce philosophe consommé, a cru que c'était une seule et même chose de dire : l'homme n'est point, et l'homme est ce qui n'a point d'être. Platon, au contraire, met une très grande différence entre ne pas être ou être ce qui n'a point d'être : le premier emporte une négation totale de substance, et le second exprime la différence qu'il y a entre la substance qui communique l'être et celle qui le reçoit. Les philosophes postérieurs à Platon n'ont mis cette différence que dans les genres, dans les espèces, dans certaines qualités communes ou particulières, et ils ne sont pas remontés plus haut, parce qu'ils se jetaient dans des questions plus subtiles de dialectique. Mais entre la substance qui donne l'être et celle qui le reçoit, il y a la même proportion qu'entre la cause efficiente et la matière, entre l'exemplaire et la copie, entre la faculté active et celle qui n'est que passive : cette: même différence se trouve aussi principalement entre ce qui existe par soi et qui est toujours le même, et ce qui, tenant son existence d'un autre, ne conserve jamais la même manière d'être. L'un n'a été et ne sera jamais sans exister, et c'est pour cela qu'il est absolument et réellement l'être, au lieu que l'autre, n'ayant l'être que par communication, n'est jamais sûr de se conserver, et le perd par sa faiblesse naturelle, parce que la matière glisse autour de la forme, et reçoit dans l'image de la substance réelle toutes sortes d'affections et de changements qui la tiennent toujours en mouvement et en agitation. Quand on dit que Platon n'est pas l'image de Platon, on ne lui ôte pas la substance et le sentiment de cette image ; mais on montre seulement la différence qu'il y a entre l'être qui est par soi et ce qui n'existe que par rapport à cet être : de même on ne détruit dans les hommes ni la nature, ni l'habitude, ni le sentiment, quand on dit que chacun de nous, par la communication particulariser qu'il reçoit de la substance commune, [1116] est l'image de l'être qui, par la génération, nous imprime sa ressemblance. Car celui qui dit que le feu n'est point le fer rouge, que la lune n'est pas le soleil, mais qu'elle est, suivant Parménide, "Un astre qui, n'ayant qu'un éclat emprunté, Parcourt les vastes cieux sur son char argenté", ne nie point l'utilité du fer ni la substance de la lune. Mais s'il disait qu'elle n'est point un corps et qu'elle n'est pas éclairée, alors il contredirait les sens naturels et nierait l'existence du corps, de l'animal, de la génération et du sentiment. Mais celui qui conjecture qu'une chose existe, parce qu'elle a quelque participation de l'être qui est toujours et qui donne aux autres l'existence, celui-là admet une très grande distance entre l'un et l'autre, mais il ne détruit pas les objets sensibles, et montre seulement l'existence des êtres purement intelligibles. Il ne nous ôte pas les affections qui sont produites en nous et qui y paraissent visiblement ; mais il prouve qu'il est des choses d'une substance plus solide et plus durable qui ne naissent ni ne périssent et ne reçoivent aucune impression étrangère ; il nous enseigne à désigner plus exactement cette différence par les termes qu'on donne à ces deux sortes de nature, en donnant aux unes le nom d'êtres, et aux autres celui de substances produites. C'est aussi ce que font les modernes, qui refusent l'appellation d'être à plusieurs choses très considérables, telles que le vide, le temps, l'espace, et en général tout ce qui n'est qu'un simple énoncé et en quoi sont renfermées toutes les choses vraies. Ils disent que ce ne sont pas des êtres, mais qu'ils ont une certaine existence, et soit dans le commerce journalier de la vie, soit dans le langage philosophique, ils en font un usage continuel, comme de choses existantes et subsistantes. Mais je demanderais volontiers à notre censeur si dans leurs propres affaires les épicuriens n'aperçoivent pas eux-mêmes cette différence qui fait que certaines choses sont permanentes et immuables dans leur substance. Ne disent-ils pas que les atomes, par leur solidité et leur impassibilité, sont constamment dans le même état, tandis que tous les corps qui en sont composés sont mobiles et changeants, naissent et périssent, parce qu'un nombre infini d'images s'en écoulent continuellement, et qu'une infinité d'autres, comme il est naturel, y sont ramenées par l'air ambiant et réparent les vides qui se font dans la masse totale, laquelle varie par l'effet de ces échanges réciproques, et reçoit des affections nouvelles? Car les atomes qui se trouvent au fond de la masse qu'ils ont formée ne cessent jamais d'être en mouvement et de se heurter les uns contre les autres, comme le disent les épicuriens eux-mêmes. Il y a donc dans les choses mêmes une pareille diversité de substance. « Mais Épicure, en cela plus exact que Platon, donne également le nom d'êtres à toutes les substances, au vide impalpable, au corps sensible, aux principes et à leurs composés, quoique d'ailleurs il ne croie pas que ce qui est éternel, indestructible, impassible, permanent, immuable et toujours fixe dans son être, ait la même nature que ce qui a engendré, qui est périssable, sujet au changement et à l'altération, et qui ne demeure jamais dans le même état. Au reste, si Platon a mérité d'être repris de cette confusion de termes, il devait l'être par des Grecs qui parlassent leur langue avec plus de pureté et raisonnassent avec plus de justesse. Mais il ne fallait pas lui reprocher d'avoir détruit les choses mêmes et renversé la vie humaine, parce qu'il avait appelé les choses sensibles des substances produites, et non pas des êtres, comme Épicure. « Après avoir justifié Parménide, il faut revenir à Socrate. Ici Colotes a, comme on dit, passé la ligne sacrée. Après avoir rapporté l'oracle rendu à Chéréphon en faveur de Socrate, par la prêtresse de Delphes, et qui est connu de tous , il ajoute : «Pour ce récit de Chéréphon, comme il est d'un orgueil et d'une fierté insupportables, nous ne nous y arrêterons pas. » Ainsi, pour ne rien dire des autres, Platon est d'un orgueil insupportable, lui qui nous a transmis cet oracle ; les Lacédémoniens le sont encore davantage, eux qui ont consigné dans leurs plus anciennes inscriptions celui qui fut rendu en faveur de Lycurgue. Ce fut encore par une vanité ridicule que Thémistocle rapporta aux Athéniens cette réponse de l'oracle, d'après laquelle il leur persuada d'abandonner leur ville, et vainquit sur mer les Barbares. [1117] Ce fut encore un artifice de la part des législateurs de la Grèce (1117) d'avoir institué la plupart de leurs sacrifices les plus solennels d'après des oracles de la pythie. Mais si l'oracle apporté de Delphes, et qui donnait la prééminence de la sagesse à Socrate, ce philosophe plein d'un saint enthousiasme pour la vertu, si cet oracle, dis-je, est d'un orgueil et d'un ridicule insupportables, quelle qualification faudra-t-il donner à ces cris tumultueux, à ces hurlements, à ces applaudissements forcenés, à ces apothéoses, à ce culte insensé, par lesquels vous célébrez, vous consacrez la vertu de cet homme qui vous exhorte à jouir sans cesse des voluptés, et qui, dans sa lettre à Anaxarque, s'exprime ainsi : « Je vous appelle à des plaisirs constants plutôt qu'à des vertus qui ne donnent que la vaine et inquiète espérance de fruits incertains? » Aussi Métrodore donne-t-il à Timarque les conseils suivants : «Nous agirons avec sagesse en évitant de nous enchaîner par des affections réciproques et en nous retirant de cette vie terrestre pour nous plonger dans les orgies vraiment divines d'Épicure. » Colotes lui-même, un jour qu'il entendait Épicure discourir sur la physique, se jeta brusquement à ses genoux, et Épicure s'en glorifie en ces termes : « Comme saisi à mes paroles d'un respect religieux, il vous prit subitement un désir surnaturel de vous prosterner devant moi, d'embrasser mes genoux, de vous coller à moi, de me donner tous les signes ordinaires d'adoration et de m'adresser des prières. Aussi, de mon côté, vous ai-je regardé comme un personnage sacré et digne de tous mes hommages. » En vérité, je pardonne la curiosité de ceux qui auraient voulu, à quelque prix que ce fût, voir cette scène mise en tableau, Colotes prosterné aux pieds d'Épicure et embrassant ses genoux, et Épicure, de son côté, adorant Colotes et lui adressant des vœux. Cependant cet hommage si humble , et acquitté par Colotes avec tant de ferveur, ne lui procura pas les fruits qu'il en espérait ; il ne fut pas déclaré sage, et Épicure se contenta de lui dire : «Va, sois incorruptible, et crois que je le suis aussi. » Et des hommes à qui leur conscience reproche des paroles, des faits et des passions de cette espèce, osent accuser les autres d'un orgueil insupportable ! Ce n'est pas tout : Colotes, après avoir dit sur nos sens naturels ces paroles si belles et si raisonnables : que nous mangeons de la viande et non pas du foin, que nous passons les grandes rivières dans des bateaux et les petites au gué, s'écrie : « Tu tenais, Socrate, des discours pleins d'arrogance; tu parlais d'une manière à ceux qui conversaient avec toi, et tu agissais d'une autre.» «Les discours de Socrate n'étaient-ils pas en effet bien pleins d'arrogance, lui qui disait qu'il ne savait rien, qu'il apprenait toujours, et qu'il faisait profession de chercher la vérité ! Mais Colotes, si vous aviez lu dans Socrate des paroles semblables à celles d'Épicure, lorsqu'il écrivait en ces termes à Idoménée : « Envoyez-moi, en votre nom et celui de vos enfants, des prémices de vos sacrifices, afin d'honorer mon corps sacré, car il m'est permis de m'exprimer ainsi, » de quels termes plus insolents auriez-vous pu vous servir? Quant au reproche que vous lui faites d'avoir parlé autrement qu'il n'agissait, vous en avez de merveilleux témoignages dans ce qu'il a fait à Délium, à Potidée, sous la tyrannie des Trente, à l'égard d'Archélaus et envers le peuple, dans sa pauvreté et dans sa mort. Sa conduite dans toutes ces occasions n'a-t-elle pas été d'accord avec sa doctrine? Vous auriez pu le taxer avec justice de cette inconséquence, si, après avoir établi en principe que la volupté était la fin dernière de l'homme, il eût vécu comme il l'a toujours fait. Mais en voilà assez sur les reproches personnels qu'il fait à Socrate ; passons à celui qui regarde sa doctrine sur l'évidence. Colotes n'a pas senti qu'il était lui-même coupable de l'inconséquence dont il accuse ce philosophe. C'est un des dogmes d'Épicure que personne, le sage seul excepté, ne doit s'attacher à une opinion au point de ne jamais en revenir. Puis donc que Colotes n'était pas sage, même après ses adorations à Épicure, il devait avant tout faire ces questions : Comment, lorsqu'il avait faim, il mangeait de la viande et non pas du foin; pourquoi il couvrait son corps de ses habits, plutôt que d'en revêtir une colonne; car enfin il n'était pas irrévocablement persuadé que la viande fût de la viande, ni qu'un habit fût un habit. [1118] Si donc il fait toutes ces actions, si même il ne passe pas au gué des grandes rivières, s'il évite les serpents et les loups, quoiqu'il ne soit pas irrévocablement persuadé que ces objets soient tels qu'ils le paraissent, et qu'en toutes ces occasions il n'agisse que d'après les apparences, il en était de même de Socrate; son opinion sur les sensations extérieures ne l'empêchait pas d'user des choses conformément à ce qu'elles paraissaient à ses yeux. En effet, il ne faut pas croire que le pain et le foin parussent à Colotes ce qu'ils sont, parce qu'il avait lu ces règles d'Épicure descendues du ciel pour le bonheur des hommes, et que c'était par vanité que Socrate s'imaginait que le pain était du foin, et le foin du pain. Ces sages sans doute professaient de meilleurs dogmes, et tenaient des discours plus sensés que nous; mais d'avoir des sensations, d'être frappé par les objets présents, ce sont des affections communes à tous les hommes, et qui sont produites par des causes purement mécaniques. Le raisonnement qui affirme que les sens naturels ne sont pas parfaits et ne peuvent être le fondement d'une entière confiance, ne nie point pour cela que chaque objet ne nous apparaisse réellement ; mais il nous avertit qu'en usant de nos sensations pour agir conformément aux apparences, nous ne devons pas y croire comme si elles étaient absolument vraies et incapables d'erreur. L'usage nécessaire de nos sens et les avantages que nous en retirons nous suffisent, parce que nous n'avons rien de meilleur; mais cette connaissance de chaque objet qu'une âme philosophe désire d'acquérir ne peut être dans les sens. Colotes nous donnera lieu de revenir encore sur cette matière, parce qu'elle est le sujet des reproches qu'il faisait à plusieurs philosophes. « Un des points sur lesquels il insulte Socrate, c'est la question que se fait ce philosophe sur la nature de l'homme, et à laquelle, par une vanité puérile, suivant Colotes, il répond qu'il ne la connaît point ; mais il est évident que Colotes n'a jamais réfléchi sur cette matière. Héraclite croyait avoir beaucoup fait que de pouvoir dire : Je me suis cherché moi-même. Entre les maximes qui sont gravées au temple de Delphes, celle qu'on regarde comme la plus digne de Dieu est celle-ci : "Connais-toi toi-même". Ce fut cette sentence qui donna lieu au doute de Socrate et à la question dont nous parlons, comme le dit Aristote dans ses Questions platoniques. Colotes trouve cela ridicule. Pourquoi donc ne se moque-t-il pas aussi de son maître, qui montre la même disposition que Socrate toutes les fois qu'il écrit ou qu'il raisonne sur la substance de l'âme et sur les principes dont elle est composée? Si, comme le disent les épicuriens eux-mêmes, il y a dans l'homme deux substances, l'âme et le corps, celui qui recherche la nature de l'âme fait par cela seul des recherches sur la nature de l'homme en commençant par le principe le plus noble. Que cette nature soit pour la raison même difficile à comprendre et inaccessible aux sens, c'est ce qu'il faut apprendre, non pas de Socrate, qui n'est qu'un sophiste vain et arrogant, mais de ces sages philosophes, qui, n'allant pas au delà des affections charnelles par le moyen desquelles l'âme communique au corps la chaleur, la force et la souplesse, et qui, formant sa substance d'un composé de chaud, d'esprit et d'air, ne pénètrent pas jusqu'à sa faculté principale, et restent loin du but. Ils prétendent que la partie de l'âme qui juge est le siège de la mémoire, qui aime et qui hait; en un mot, la faculté raisonnable et intellectuelle vient d'une qualité qu'ils ne nomment point. C'est la honte de leur ignorance qui leur fait dire qu'ils ne savent pas nommer ce qu'au fait ils ne peuvent pas comprendre. Mais accordons-leur sur ce point le pardon qu'ils demandent ; car l'intelligence de cette question n'est ni facile ni commune, et peu de personnes en sont capables. C'est un secret enveloppé de ténèbres profondes qu'il est difficile de percer, et, malgré la richesse de notre langue, nous n'avons pas de terme propre pour l'exprimer. Socrate n'était donc pas un sot lorsqu'il cherchait à se connaître lui-même ; il faut plutôt le dire de tous ceux qui cherchent quelque autre chose avant celle-là, dont la connaissance est aussi nécessaire que difficile; rarement pouvons-nous espérer d'acquérir aucune autre science tant que nous ignorons ce que nous avons de plus grand et de plus parfait en nous. Mais accordons à Colotes que rien n'est plus inutile et plus insupportable que de chercher à se connaître, [1119] et demandons-lui quelle confusion cette étude met dans la vie humaine, et comment l'homme ne peut pas vivre, lorsqu'il réfléchit en lui-même et qu'il se dit : Que suis-je? mon être est-il un composé, un mélange d'âme et de corps ? ou plutôt n'est-il qu'une âme qui conduit le corps, comme un écuyer qui gouverne un cheval n'est pas un composé de cheval et d'homme? Chacun de nous est-il cette faculté principale de l'âme qui nous fait comprendre, raisonner et agir? les autres parties de l'âme ne sont-elles que les instruments de cette faculté? ou bien n'y a-t-il absolument point d'âme, et n'est-ce que l'organisation du corps même qui est la faculté de vivre et de comprendre ? Socrate, en faisant toutes ces questions, ne prive personne de la vie ; tous les physiciens les font aussi. Il en est d'autres qui paraissent plus fâcheuses et qui portent le trouble dans bien des âmes : ce sont celles qu'il propose dans son Phèdre, où il veut que chacun se fonde soi-même et se demande s'il n'est pas un animal sauvage plus artificieux et plus violent qu'un Typhon, ou un animal doux et tranquille qui participe à la nature divine. Mais par toutes ces réflexions il ne détruit point la vie humaine ; il ne fait qu'en bannir la présomption, l'orgueil, et cette opinion avantageuse que nous avons de nous-mêmes, qui est ce vrai Typhon, dont votre maître a si fort rempli votre âme, en se déclarant l'ennemi des dieux et des hommes divins. « Après Platon et Socrate, c'est Stilpon que Colotes attaque. Mais il n'a rapporté ni les vrais dogmes de ce philosophe, ni les maximes sensées dont il faisait sa propre instruction, celle de ses amis et de sa patrie ; il n'a pas dit un seul mot des témoignages d'affection que plusieurs princes lui donnèrent, ni de sa grandeur d'âme, que relevaient encore sa douceur et sa modestie. Il n'a cité qu'une plaisanterie de Stilpon contre les sophistes, et, sans la réfuter, sans affaiblir ce qu'elle a de vraisemblable, il s'emporte contre ce philosophe et lui impute d'anéantir la vie humaine, parce qu'il a dit que ce qu'on affirme d'une chose ne s'affirme pas d'une autre, « Comment vivrons-nous, dit Colotes, si nous ne pouvons dire : Un homme bon, un général d'armée, et qu'il faille nommer séparément l'homme, le général, le bon ; qu'on ne doive pas dire ni dix mille cavaliers ni une ville forte, mais nommer à part les cavaliers, les dix mille, et ainsi des autres choses. » Et quel est donc l'homme qui ait moins bien vécu pour cela? Est-ce quelqu'un qui n'ait regardé ce mot de Stilpon comme un jeu d'esprit, comme une question de dialectique faite pour exercer? Ce n'est pas une chose dangereuse, Colotes, que de ne pas dire un homme bon ni dix mille cavaliers; ce qui l'est véritablement, c'est de ne pas convenir que Dieu soit Dieu, c'est de ne vouloir pas reconnaître, comme vous faites, qu'il y ait un Jupiter qui préside à la génération, une Cérès législatrice, un Neptune qui féconde les plantes. C'est là cette séparation de noms qui a été vraiment funeste aux hommes et qui leur a inspiré un mépris impie de la Divinité et une insolence inouïe. C'est vous qui, arrachant des noms des dieux les titres qui y sont joints, avez en même temps aboli les sacrifices, les mystères, les cérémonies et les fêles publiques. En effet, à qui sacrifierons-nous pour obtenir une heureuse culture, ou en reconnaissance de la vie sauve ? Comment célébrerons-nous les Phosphories, les Bacchanales, les cérémonies du mariage, si l'on supprime les bacchantes, les prêtres qui portent les torches dans les mystères, ceux qui président aux sacrifices pour le labourage, enfin les dieux sauveurs ? Voilà ce qui touche aux intérêts les plus précieux de l'humanité, et où l'erreur porte sur les choses mêmes et non sur les paroles, sur l'ordre des mots ou sur leur acception ordinaire. Au reste, si les noms portent le trouble dans la vie humaine, personne ne commet dans le langage plus de fautes que vous, qui, en voulant que les idées intérieures soient la seule substance du discours, détruisez entièrement les mots, et en ne conservant que les objets qui frappent nos sens, prétendez que les notions que notre âme en a, [1120] et d'où dérivent tous nos moyens d'instruction, tels que les enseignements, les prénotions, les conceptions, (1120) les mouvements de l'esprit et les assentiments, tout cela n'est rien. « Voici donc le sens de ce que dit Stilpon. Si nous affirmons d'un cheval qu'il court, ce qui est affirmé n'est pas la même chose que le sujet dont on l'affirme, comme la définition de l'homme n'est pas la même chose que celle de bon ; de même être cheval est autre chose que de courir, et si on nous demande la définition de l'un et de l'autre, nous en donnerons une différente pour les deux ; par conséquent ce serait se tromper que d'affirmer de l'un ce qu'on affirme de l'autre. En effet, si homme et bon, cheval et courir sont une même chose, comment bon peut-il s'affirmer d'un mets et d'un médicament ? Comment dit-on également d'un lion et d'un chien qu'ils courent? Mais si ce n'est pas une même chose, nous avons tort de dire d'un homme qu'il est bon et d'un cheval qu'il court. Si Stilpon va trop loin en cela, puisqu'il ne laisse subsister aucune liaison du sujet avec ce qui est dans le sujet ou avec ce qui en est affirmé, et qu'il croit que si chacun de nous n'est pas absolument une même chose avec ce qui est en nous un accident, on ne peut pas l'affirmer de nous-même comme accidentel, il est évident qu'il rejette quelques expressions employées ordinairement dans le discours et qu'il en blâme l'usage ; mais en cela il ne trouble point la vie humaine, et il n'anéantit pas toutes choses. « Après les anciens philosophes, Colotes livre le combat à ses contemporains, mais sans en nommer aucun en particulier, quoiqu'il eût été beaucoup plus juste d'attaquer ceux-ci nommément, ou de ne pas nommer les anciens. Mais s'il a tant de fois insulté sans ménagement Socrate, Platon et Parménide, il est évident que c'est par crainte qu'il n'a pas nommé les vivants, et non par un sentiment de modestie qu'il n'avait pas eu pour des hommes qui leur étaient bien supérieurs. Les premiers qu'il a eu en vue sont, si je ne me trompe, les cyrénaïques, et après eux les académiciens de la secte d'Arcésilas. Ces derniers n'affirmaient rien; et les autres, plaçant dans l'homme même ses perceptions et ses affections, ne croyaient pas qu'elles méritassent assez de confiance pour rien affirmer sur les objets qui les produisaient. En abandonnant tous les dehors, comme on fait dans une ville assiégée , ils se sont, pour ainsi dire, renfermés dans les affections dont ils affirmaient la vraisemblance; mais ils ne prononçaient jamais d'aucun objet extérieur telle chose est. Aussi Colotes prétend-il qu'avec cette doctrine ils ne peuvent ni vivre ni faire usage de rien, et ensuite, prenant le ton plaisant : « Ces philosophes, dit-il, nient que l'homme, le cheval et le mur existent; mais ils disent qu'ils deviennent eux-mêmes mur, cheval et homme. » En cela il suit la méthode des calomniateurs qui abusent malicieusement des termes. A la vérité, c'est une conséquence de la doctrine des cyrénaïques, mais il fallait l'exposer comme ils le font eux-mêmes. Ils disent qu'une Chose devient douce, amère, lumineuse ou obscure, lorsqu'elle est affectée par quelqu'une de ces qualités au point qu'elle ne peut plus en être séparée. Quoiqu'on dise que le miel est doux, l'olivier amer, la grêle froide, le vin chaud, l'air lumineux pendant le jour et obscur pendant la nuit, cependant bien des hommes, des animaux et des choses même attestent le contraire, puisqu'on voit des gens avoir le miel en aversion, et des animaux se nourrir de branches d'olivier; que certaines substances sont brûlées par la grêle, et d'autres rafraîchies par le vin; qu'il y a des hommes et des animaux qui sont éblouis par la lumière du jour, et qui ne voient clair que la nuit. Ainsi, quand l'opinion s'en tient à la sensation qu'elle éprouve, elle est à l'abri de l'erreur; mais si elle veut aller au delà, pour juger plus en détail les choses extérieures, et affirmer positivement quelle est leur nature, alors elle devient souvent incertaine, et se trouve en opposition avec d'autres personnes qui reçoivent des mêmes objets des impressions et des sensations différentes. Mais Colotes est comme les enfants qui commencent à apprendre à lire : accoutumés à voir les lettres sur des tablettes, quand ils les voient ailleurs, ils ont peine à les reconnaître et les lisent moins bien. [1121] De même les opinions que Colotes approuve et justifie dans Épicure, il ne les reconnaît et ne les entend plus dans d'autres philosophes. Les épicuriens, qui disent que lorsqu'il s'offre à notre vue une image ronde ou rompue, l'impression que notre organe en reçoit est conforme à l'objet, et qui cependant ne veulent pas qu'on affirme que la tour qu'on voit est ronde et la rame rompue; les épicuriens, dis-je, confirment la vérité de leurs perceptions, mais ils ne veulent pas avouer que les objets extérieurs y soient conformes. Or, comme les cyrénaïques ne disent pas qu'ils sont cheval ou mur, mais que leur organe reçoit la sensation du cheval ou du mur, il faut aussi que les épicuriens disent que leur sens reçoit l'image d'un objet rond ou rompu, et non qu'ils affirment que la tour est ronde et la rame rompue. L'image qui affecte la vue est brisée, mais la rame ne l'est point. « Puis donc qu'il y a de la différence entre la sensation et l'objet extérieur qui la produit, il faut ou s'en tenir au rapport de la sensation, ou être convaincu de faux, en affirmant sur l'apparence la nature du sujet. Et lorsqu'ils se récrient avec indignation contre les cyrénaïques, parce qu'en expliquant nos sensations ils disent que l'objet extérieur n'est point chaud, et que la chaleur n'existe que dans la sensation même que nous en avons, n'est-ce pas blâmer ce qu'on dit également par rapport au goût, que l'objet extérieur n'est pas doux, et que la douceur n'est que dans la sensation et dans l'impression qui se fait sur l'organe? Celui qui dit qu'il voit l'image d'un homme, mais qu'il n'est pas certain que ce soit un homme, d'où a-t-il pris ce raisonnement? N'est-ce pas de ceux qui disent qu'ils ont l'image d'un objet courbé ou rond, mais que la vue ne saurait prononcer affirmativement s'il est rond ou courbé, et qu'elle a eu seulement une image de forme ronde? Cela est vrai, me dira quelqu'un; mais si j'approche de la tour, ou que je touche la rame, je prononcerai que celle-ci est droite et que l'autre est de forme polygone. Et lui aussi, quand il sera près de l'objet, conviendra qu'il lui paraît et qu'il le croit tel, mais il n'ira pas plus loin. En cela, grand philosophe, il est beaucoup plus conséquent que vous, parce qu'il voit et observe que toute perception mérite également notre confiance en elle-même, mais non considérée par rapport à autrui ; car alors elles sont toutes d'une même condition. Et vous ne sauriez plus dire qu'elles sont toutes vraies et qu'il n'y en a aucune de fausse, si vous croyez que les unes doivent prononcer affirmativement sur l'objet extérieur, et que vous n'ajoutiez foi qu'à la sensation des autres. Si vous leur donnez la même confiance de loin comme de près, il est juste, sur le rapport de toutes, d'affirmer la nature de l'objet, ou de ne s'en tenir au rapport d'aucune d'entre elles. Si, au contraire, il y a delà différence dans la sensation, suivant qu'on est près ou loin, il est donc faux qu'il n'y ait pas des perceptions et des sensations plus évidentes les unes que les autres. Celles que les épicuriens appellent des attestations ne font rien pour le sens, mais beaucoup pour l'opinion. Ils veulent donc qu'en prononçant d'après ces sortes de sensations sur la nature de l'objet, on attribue le jugement à l'opinion, et la perception au sens naturel; ainsi ils transportent la règle de nos jugements de ce qui est totalement vrai à ce qui nous trompe souvent. Ai-je besoin de faire remarquer combien il y a dans cette doctrine d'incertitudes et de contradictions? « Il paraît qu'Épicure était vraiment blessé de la réputation d'Arcésilas, le plus estimé des philosophes de ce temps-là. Il dit de lui que, sans avoir jamais rien enseigné de son propre fonds, il avait su se faire passer, auprès des gens peu instruits, pour un esprit très orné et d'une vaste érudition. Mais Arcésilas était si éloigné de se donner pour un inventeur d'opinions nouvelles, ou de s'attribuer celles des anciens, que les sophistes de son temps lui reprochaient [1122] d'avoir fait honneur à Socrate, (1122) à Platon, à Parménide et à Héraclite de cette opinion dont il était l'auteur, qu'il faut suspendre tout assentiment et qu'il n' est rien que nous puissions comprendre; il le faisait, non que ces philosophes eussent besoin de cet hommage, mais parce qu'il croyait donner plus de poids et de stabilité à sa doctrine, en l'attribuant à des hommes célèbres. A cet égard, rendons grâce à Colotes et à tous ceux qui veulent que la doctrine des académiciens ait eu Arcésilas pour auteur. Quant à la suspension de tout assentiment, ceux qui se sont donné le plus de tourment, et qui ont péniblement composé de gros ouvrages pour combattre cette opinion, n'ont pu lui porter la moindre atteinte. Enfin, après avoir tiré du fond du Portique cette vie tranquille qu'ils recommandent si fort, et qui, selon eux, devait être pour leurs adversaires comme une tête de Méduse, ils ont été forcés d'abandonner la partie. Ils ont eu beau essayer de tout, et mettre tout en œuvre, jamais ils n'ont pu faire un consentement de l'impulsion qui nous porte à agir, ni lui donner le sens naturel pour principe de son mouvement. On a toujours cru qu'elle se portait d'elle-même aux actions qu'elle avait à faire, sans avoir besoin que le consentement s'y joignît. Au reste, avec d'autres adversaires, on peut établir une dispute régulière : Ils savent se défendre et repousser les coups; mais parler à Colotes d'impulsion et de consentement, c'est jouer de la lyre à un âne. « Pour ceux qui sont en état de saisir et de suivre nos raisonnements, nous leur dirons qu'il y a dans notre âme trois mouvements divers : celui de l'imagination, celui de l'impulsion, et enfin celui du consentement. Le premier existe nécessairement en nous, et nos efforts ne sauraient le détruire ; il est impossible que les objets dont nous approchons n'impriment en nous leur image. L'impulsion donnée par l'imagination nous porte vers les choses qui nous sont convenables, et nous détermine à agir par le mouvement qu'elle excite dans la faculté principale de notre âme. Ceux qui suspendent tout assentiment ne détruisent pas non plus cette seconde espèce de mouvement; ils font usage de cette impulsion naturelle qui conduit l'homme vers ce qui lui est convenable. Quel est donc le seul point qu'ils rejettent? c'est celui qu'accompagnent toujours la fausseté et l'erreur, c'est la facilité à croire et à consentir ; disposition qui nous fait céder par faiblesse à la simple apparence des objets, et qui jamais ne peut nous être utile. En effet, pour agir il faut deux choses, la perception d'un objet qui soit analogue à notre nature, et une impulsion qui nous porte vers ce qui nous a paru tel; et ni l'un ni l'autre ne répugne à la suspension de tout assentiment ; car la raison nous empêche de céder à l'opinion, mais non à l'impulsion ni à l'imagination. Lors donc qu'une chose agréable et qui nous est analogue s'offre à nous, l'opinion ne nous est pas nécessaire pour nous imprimer le mouvement qui nous porte vers elle; l'impulsion, qui n'est autre chose que le mouvement et la tendance de l'âme, nous est aussitôt imprimée. Or tout homme qui croira qu'il faut avoir des sens et en suivre les mouvements regardera la volupté comme un bien. Elle le sera donc aussi pour celui qui suspend son assentiment parce qu'il a des sens, et que lorsque l'image du bien se présente à son imagination, il en désire l'objet, il se porte vers lui, et ne néglige rien pour s'en assurer la possession. Mais, entraîné par une nécessité physique et non géométrique, il s'attache autant qu'il lui est possible à ce qui est analogue à sa nature. Ces mouvements si doux et si agréables de nos sens nous attirent assez d'eux-mêmes, sans le secours d'aucun maître, comme les épicuriens en conviennent, et ceux même qui ne veulent pas l'avouer en éprouvent l'attrait et la puissance. Mais, dites-vous, comment celui qui doute de tout ne va-t-il jamais au sommet d'une montagne en croyant aller au bain? Pourquoi, lorsqu'il sort pour aller à la place publique, ne donne-t-il pas de la tête contre le mur de sa maison, et qu'il passe toujours par la porte ? Quoi! vous me faites cette demande, vous qui croyez que le rapport des sens est infaillible, et que toutes les perceptions sont vraies? C'est que le bain lui paraît un bain, et non une montagne ; c'est que la porte s'offre à lui sous l'image d'une porte et non d'une muraille, et ainsi de même de tous les autres objets. La doctrine de la suspension de tout assentiment ne pervertit pas les sens naturels, et ne cause pas dans les affections et dans les mouvements purement mécaniques un changement qui trouble et altère l'imagination ; elle rejette seulement les opinions, et fait usage des autres facultés suivant leur destination naturelle. [1123] « Mais, diront les épicuriens, il est possible de ne pas consentir à l'évidence. (1123) Oui, mais il est plus absurde de nier ce que l'on croit certain que de ne rien nier ou affirmer. Quels sont donc ceux qui nient ce qu'ils croient, et qui combattent contre l'évidence ? Ce sont ces philosophes qui détruisent la divination, qui méconnaissent la providence des dieux, qui soutiennent que ni le soleil ni la lune ne sont animés, ces astres à qui tous les peuples sacrifient, qu'ils invoquent et qu'ils adorent. Ne niez-vous pas ce que tous les hommes avouent, que les enfants sont naturellement contenus dans leurs parents? N'assurez-vous pas, contre l'expérience universelle, qu'il n'y a point de milieu entre la douleur et la volupté ? qu'être exempt de douleur, c'est jouir de la volupté, et que n'être pas dans la joie, c'est souffrir? Et sans citer bien d'autres exemples, n'est-il pas de toute évidence, et tout le monde ne convient-il pas qu'un homme dont le cerveau est troublé ou qui est attaqué d'une humeur mélancolique, lorsqu'il est dans l'accès de son mal, croit voir et entendre des choses qu'il ne voit et n'entend réellement pas? Tel était celui qui disait : "Quels monstres effrayants vêtus d'habits funèbres S'attachent à mes pas dans l'horreur des ténèbres, Et sur mon front brûlant agitent leurs flambeaux"? Et ailleurs : "dieux! entre ses bras je reconnais ma mère". Ces sortes de personnes sont bien souvent le jouet d'illusions plus étranges encore, qu'on peut comparer à ces monstres que les épicuriens tournent en ridicule, et qui, selon Empédocle, ont des jambes tourtues, des pieds de bélier, un corps de taureau, une tête humaine, et toutes ces formes bizarres qu'enfante dans ses rêves une imagination en délire. Les épicuriens prétendent qu'il n'y a dans toutes ces extravagances ni erreur, ni mensonge, ni incohérence; que ce sont autant de perceptions vraies, autant de corps et de figures produites par l'air ambiant. De quoi donc pourra-t-on douter dans la nature, si de telles choses sont croyables? Ce que jamais aucun ouvrier en masque ou en figures bizarres, ni le peintre le plus hardi, n'oseraient hasarder pour surprendre ou amuser les spectateurs, ces philosophes en affirment sérieusement la réalité ; ils vont même jusqu'à dire que si cela n'existe point, il n'y a plus de confiance et de certitude, plus de discernement de la vérité. Par là ils mettent en tout de la perplexité, ils nous rendent timides dans nos jugements et incertains dans nos actions, parce que les choses que nous faisons ordinairement, que nous regardons comme certaines et que nous avons, pour ainsi dire, sous la main, ils les attribuent à la même imagination, et leur donnent la même confiance qu'à ces illusions maniaques aussi extravagantes qu'absurdes. Cette égalité qu'ils mettent entre les unes et les autres attire moins la confiance pour celles qui répugnent à la raison qu'elle ne l'ôte à celles qui passent pour certaines. Aussi connais-je bien des philosophes qui aimeraient mieux croire qu'il n'y a aucune perception de vraie, plutôt que d'admettre qu'elles le sont toutes. Ils se défieraient de l'existence de tous les hommes qu'ils voient, de tous les discours qu'ils entendent, de tous les corps qu'ils touchent, plutôt que de croire à la vérité et à l'existence d'une seule de ces illusions fantastiques enfantées dans un état de fureur ou dans les rêves extravagants d'une imagination délirante. « Puis donc qu'il y a des sensations qu'il faut rejeter et d'autres qu'on doit admettre, on peut toujours suspendre son jugement, quand on n'aurait d'autre motif que cette différence qui suffit pour jeter des soupçons sur la nature véritable des choses ; sans cela, nous n'aurions rien d'assuré, tout ne serait que confusion et qu'obscurité. Quant à l'infinité des mondes, à la nature des atomes, aux diversités des substances indivisibles et de leurs déclinaisons, quoiqu'elles jettent du trouble dans bien des esprits, on a du moins cette consolation que tous ces objets sont loin de nous, et que chacune de ces questions est hors de la portée de nos sens. Mais cette défiance, cette ignorance sur les objets qui affectent nos yeux, nos mains et nos oreilles, sur nos sensations et nos perceptions, cette incertitude sur leur vérité ou leur fausseté, quelle opinion n'ébranlent-t-elles pas? quel est le jugement qui n'en soit entièrement confondu, et qui puisse leur donner ou leur refuser son consentement ? Si des hommes qui ne sont ni ivres, ni fascinés, ni dans le délire, mais sobres et de sens rassis, qui donnent des règles pour bien juger de la vérité, [1124] lorsqu'il s'agit des perceptions et des mouvements qui frappent le plus évidemment leurs sens, admettent pour vrai ce qui n'existe pas, ou pour faux ce qui existe, il est étonnant sans doute, mais non pas incroyable, qu'ils portent des jugements opposés sur ce qui s'offre à eux, et non qu'ils n'en portent aucun. Il est moins surprenant de ne rien affirmer sur des choses opposées et de suspendre son jugement, que d'affirmer des opinions contradictoires; et celui qui, sans affirmer ou nier, reste dans le doute et retient son consentement, est moins opposé à celui qui affirme une opinion que celui qui la nie, et il l'est moins à celui qui la nie que celui qui l'affirme. Mais si l'on peut suspendre son jugement sur certaines choses, il n'est pas impossible de le faire sur d'autres, du moins selon vous, qui prétendez qu'il n'y a aucune différence ni entre les sensations ni entre les perceptions. La suspension de tout assentiment n'est donc point une fable ni une invention de jeunes téméraires, comme l'imagine Colotes: c'est une disposition, une habitude de gens raisonnables qui veulent se préserver de toute erreur, qui n'abandonnent pas leur jugement à des sensations suspectes et incertaines, et ne partagent pas l'illusion de ceux qui ajoutent foi à des perceptions obscures, tandis qu'ils voient sujettes à tant d'incertitudes et de doutes celles qui les frappent le plus. Mais ce qu'il faut regarder comme de pures fables, ce sont ces mondes infinis en nombre et ces images d'Épicure. Ce qui est fait pour inspirer de la présomption et de la témérité aux jeunes gens, c'est ce qu'il dit de Pythoclês, à peine alors âgé de dix-huit ans, qu'il n'y avait pas dans toute la Grèce un meilleur naturel que le sien, et qu'il exprimait ses conceptions avec une facilité prodigieuse. Ce philosophe, aussi passionné qu'une femme, prie les dieux que les avantages extraordinaires que ce jeune homme possède n'excitent pas contre lui la haine et l'envie. Les véritables sophistes, les hommes arrogants, sont ceux qui écrivent avec tant d'indécence et de fierté contre les philosophes les plus célèbres. Certainement Platon, Aristote, Théophraste et Démocrite ont quelquefois contredit ceux qui les avaient précédés; mais personne, avant Colotes, n'avoir osé écrire un ouvrage où il se proposât d'attaquer seul tous les philosophes ensemble. « Aussi, à l'exemple de ceux qui ont offensé la Divinité, il fait, à la fin de son livre, l'aveu de sa faute, et il convient que ceux qui ont établi la justice et les lois, qui ont donné aux villes des rois et des magistrats pour les gouverner, ont fait la sûreté, la paix et la tranquillité de la vie humaine ; il avoue que si l'on supprimait toutes ces institutions, les hommes mèneraient la vie la plus sauvage, et se dévoreraient les uns les autres. Ce sont ses propres expressions ; mais elles ne sont ni justes ni vraies ; car si, en abolissant les lois, on conservait les dogmes de Parménide, de Socrate, d'Héraclite et de Platon, les hommes seraient encore loin de s'entre-dévorer et de vivre comme des bêtes féroces. Ils n'en auraient pas moins horreur des crimes, et par le sentiment seul de l'honnêteté, ils respecteraient la justice, les dieux, les magistrats, persuadés qu'ils ont au-dessus d'eux des génies qui sont préposés à la garde de notre vie; convaincus que tout ce qui est sur la terre ou dans son sein ne peut entrer en comparaison avec la vertu, ils feraient volontairement et par raison, comme le dit Xénocrate, ce qu'ils font souvent malgré eux par la crainte des lois. Quand est-ce donc que la vie humaine deviendra sauvage, féroce et insociable? Lorsque les lois étant abolies, il ne nous restera plus que les écrits qui nous exhortent à la volupté; lorsqu'on niera la Providence des dieux ; qu'on regardera comme des sages ceux qui crachent sur la vertu, si elle n'est jointe à la volupté, et qui tournent en ridicule les maximes suivantes : "Rien ne peut échapper à l'œil de la justice. Un dieu toujours présent observe tous nos pas". Et celle-ci surtout : Dieu, qui, d'après l'opinion la plus ancienne, embrasse le commencement, le milieu et la fin du monde, marche toujours sur une ligne droite dans la route de la nature, suivi de la justice, qui venge les attentats commis contre la loi divine. [1125] Ceux qui méprisent ces belles maximes et les traitent de fables, qui placent le souverain bien de l'homme dans les sens et dans les organes de ses plaisirs, ceux-là ont besoin de lois, de crainte, de châtiments, de rois et de magistrats qui, armés du glaive de la justice, les empêchent de dévorer leurs voisins, et de se livrer à une voracité féroce qu'enhardit encore l'impiété. C'est là véritablement la vie des animaux féroces, qui ne connaissent rien au-dessus de la volupté, qui n'ont nulle idée de la justice divine, qui ne sont point frappés de la beauté de la vertu, et qui ne font servir qu'à satisfaire leur sensualité et à assouvir leurs désirs ce que la nature leur a donné de force, d'audace et de ruse. Aussi les épicuriens vantent-ils la sagesse de ces paroles de Métrodore : « Toutes les plus belles et les plus subtiles inventions de l'âme n'ont eu pour objet que les plaisirs des sens ou l'espérance d'en jouir, et toute action qui ne tend pas à ce but est vaine et inutile. » Lorsque, par de tels raisonnements et par cette belle philosophie, on aura anéanti les lois, il ne nous manquera plus, pour être des bêtes féroces, que des griffes de lion, des dents de loup, des estomacs de bœuf et des cous de chameau. Voilà les inclinations et les préceptes que les animaux, qui n'ont ni langage ni écriture, expriment par leurs rugissements, leurs mugissements et leurs hennissements; tous leurs cris n'ont pour objet que leur ventre et leur sensualité ou présente ou à venir, si l'on excepte quelques espèces qui aiment à chanter ou à gazouiller. On ne saurait donc donner trop de louanges à ceux qui, pour réprimer ces passions brutales, leur ont opposé le frein des lois, la police des gouvernements et l'autorité des magistrats. Mais quels sont ceux qui confondent et anéantissent ces sages établissements? Ne sont-ce pas ces philosophes qui disent que la couronne du repos vaut infiniment mieux que les plus grands empires; qui prétendent que régner est une erreur coupable qui nous éloigne du bonheur, et qui écrivent en propres termes : « Il faut chercher les moyens les plus sûrs de tendre au but de la nature, et d'éviter dès le commencement l'exercice volontaire de toute autorité sur la multitude , » qui osent même ajouter : « Il ne faut pas se tourmenter pour sauver les Grecs, et obtenir d'eux le prix de la sagesse; il vaut bien mieux, mon cher Timocrate, boire, manger et tout accorder à ses sens, en observant seulement de ne pas se nuire?» « Mais, dans cette institution des lois que Colotes lui-même a louée, le premier point, comme le plus important , est celui qui établit la foi de la Divinité. Aussi Lycurgue consacra-t-il aux dieux les Spartiates; Numa en fit autant des Romains; l'ancien Ion des Athéniens, et Deucalion de tous les Grecs, en établissant parmi eux les prières, les serments, les oracles et la divination, et en les attachant fortement à ces êtres suprêmes par le double lien de l'espérance et de la crainte. En parcourant la terre, vous trouverez des villes sans murailles et sans rois, dont les habitants, dépourvus de toute culture d'esprit, n'ont ni maisons, ni argent, ni monnaie, ni théâtres, ni gymnases; mais l'on n'en vit et l'on n'en verra jamais aucune qui n'ait pas l'idée d'un dieu, qui ne fasse ni prière, ni serments, ni divination, ni sacrifices pour obtenir les biens ou détourner les maux. Pour moi, je pense qu'on bâtirait plutôt une ville sans fondement, qu'on ne pourrait établir et conserver un gouvernement dans lequel on aurait absolument détruit toute idée de Divinité. Ce qui donc est le lien de toute société, ce qui est le fondement et l'appui de toute législation, les épicuriens le renversent, non par des détours cachés et d'une manière énigmatique, mais par la première des maximes qu'ils donnent pour les plus certaines. Ensuite, comme pressés par la vengeance céleste, ils sont forcés d'avouer qu'ils commettent un crime atroce, en confondant les droits les plus sacrés, en abolissant l'institution des lois, et ils se reconnaissent indignes de pardon. Adopter de fausses opinions, si ce n'est pas une preuve de sagesse, c'est au moins un apanage de l'humanité ; mais reprocher aux autres les fautes dans lesquelles on tombe soi-même, quel nom mérite une pareille inconséquence? [1126] « Lorsque Épicure, en écrivant contre Antidore ou contre Bion le sophiste, faisait mention des lois, de l'ordre et de la police des gouvernements, n'avait-on pas droit de lui dire : "Tenez-vous, homme faible, enfermé dans vos langes, et soignez bien votre corps"? C'est à ceux qui ont bien rempli les devoirs de la vie civile et domestique à relever nos fautes en ce genre ; et tels ont été tous ceux que Colotes a calomniés dans son ouvrage. De ce nombre est Démocrite, qui conseille dans ses écrits de se former à l'art militaire, comme le plus important de tous, et de s'accoutumer à en supporter les fatigues, parce qu'elles procurent les plus brillants avantages. Parménide donna à sa patrie des lois si sages que tous les ans, lorsque les magistrats entrent en charge, on leur fait jurer d'observer les lois de Parménide. Empédocle ayant convaincu les principaux d'entre ses concitoyens de concussions et de violences, il les fit condamner; il délivra son pays de la stérilité et de la peste, en faisant boucher des défilés de montagnes par où souillait un vent du midi qui désolait les campagnes. Socrate, après sa condamnation, afin de conserver aux lois leur autorité, ne voulut pas profiter des moyens d'évasion que ses amis lui avaient ménagés, et il dit qu'il aimait mieux mourir injustement que de sauver sa vie en violant les lois. Mélissus, élu général par ses concitoyens, défit les Athéniens dans un combat naval. Platon a laissé d'excellents préceptes sur les lois et sur les gouvernements ; mais il les a mieux gravés encore dans le cœur de ses disciples. Ce fut par l'ascendant de ses discours que Dion délivra la Sicile de la tyrannie de Denys; que Python et Héraclide tuèrent le roi Cotys et affranchirent la Thrace de la servitude. Chabrias et Phocion, deux généraux athéniens, étaient sortis de l'Académie. Épicure, il est vrai, envoya jusqu'en Asie pour réprimander Timocrate et l'arracher de la cour où il était, parce qu'il avait offensé son frère Métrodore, et il l'a consigné dans ses ouvrages. Mais Platon députa plusieurs de ses disciples pour donner à divers peuples une forme de gouvernement ; il envoya Aristonyme aux Arcadiens, Phormion aux Éléens, et Ménédème à ceux de Pyrrha. Eudoxe et Aristote, deux disciples de Platon, donnèrent des lois, le premier aux Cnidiens, et le second aux habitants de Stagyre. Alexandre demanda à Xénocrate des préceptes pour bien régner. Celui que les Grecs d'Asie députèrent vers ce prince, et qui contribua le plus à allumer en lui le désir de faire la guerre aux Barbares, fut Délius d'Éphèse, l'ami de Platon. Zénon, le disciple de Parménide, qui avait voulu tuer le tyran Démylus, ayant manqué son coup, fit éclater dans les tourments la beauté des préceptes de son maître, comme on voit l'or s'épurer dans le feu ; il montra qu'un grand homme ne redoute que l'infamie ; que la douleur n'effraie que les enfants, les femmes et les cœurs efféminés ; car il se coupa lui-même la langue avec les dents, et la cracha au visage du tyran. « Mais la doctrine et les dogmes d'Épicure n'ont jamais produit un vengeur de la tyrannie, un législateur, un magistrat, un ministre des rois, un défenseur des peuples, un homme qui ait été tourmenté ou qui soit mort pour la justice. Je vais plus loin encore : quel est le sage sorti de son école qui ait entrepris un voyage sur mer pour le service de sa patrie, qui ait été en ambassade, ou qui ait fait quelque dépense pour le bien public ? Quelle action utile au peuple peut-on citer d'un seul d'entre eux ? Métrodore descendit d'Athènes au Pyrée, et fit quarante stades pour aller au secours d'un Syrien nommé Mythrès, officier du roi de Perse, lequel avait été fait prisonnier. Épicure en parle sans cesse dans toutes ses lettres, et exalte cette action dans les termes les plus magnifiques. Et qu'auraient-ils donc dit s'ils avaient fait une action semblable à celle d'Aristote, qui obtint le rétablissement de sa patrie, détruite par Philippe, ou à celle de Théophraste, qui délivra deux fois la sienne, opprimée par des tyrans? Tout ce que le Nil produit de papier n'aurait pas suffi pour décrire de pareilles actions. [1127] N'est-il pas indigne que, dans un si grand nombre de philosophes, ils soient les seuls qui jouissent de tous les avantages que les citoyens ont dans les villes, sans contribuer à les servir de la moindre chose ? Tandis que les poètes tragiques et comiques s'efforcent de faire et de dire des choses favorables aux lois et au gouvernement, les épicuriens seuls l'écrivent sur la politique que pour nous éloigner de l'administration des affaires ; sur la rhétorique, que pour nous détourner d'en faire usage ; sur la royauté, que pour nous engager à fuir la société des princes. Ils ne parlent jamais des hommes d'État que pour en plaisanter, et pour rabaisser leur gloire. Ils conviennent bien qu'Épaminondas avait quelques bonnes qualités, mais ils disent qu'au fond son mérite était assez mince : ce sont là leurs propres expressions; ils ajoutent même qu'il avait un cœur de fer, et ils demandent ce qui avait pu l'engager à courir à la tête de son armée dans tout le Péloponnèse, au lieu de se tenir tranquille chez lui, couronné d'un chapeau de fleurs, apparemment pour s'y livrer à la bonne chère et à tous les plaisirs des sens. « Mais je ne crois pas devoir omettre ici ce que Métrodore a écrit dans son traité sur la Philosophie, où il abjure la politique. Il y dit en propres termes : « Il y a des sages qui, par un excès d'arrogance et de vanité, se sont tellement passionnés pour l'administration des affaires publiques, qu'ils ont donné des préceptes de sagesse et de vertu, et qu'ils ont eu la même ambition que Lycurgue et Solon. » C'était donc un excès de vanité que de délivrer Athènes des factions qui la divisaient, de donner à Sparte de bonnes lois, d'enseigner aux jeunes gens à modérer la fougue de leurs passions, et à ne pas se livrer à des courtisanes, de proscrire des villes les richesses, le luxe et l'intempérance, pour y faire régner les lois et la justice ; car c'était là le désir de Solon. Métrodore, d'un ton de raillerie, ajoute encore : « Un homme libre peut donc avec raison se moquer de tous les hommes en général, même des Lycurgue et des Solon. » Mais, ô Métrodore, celui qui se moque de ces grands personnages, bien loin d'être un homme libre, est un esclave insolent qu'il faudrait punir, non avec le fouet destiné aux personnes libres, mais avec ces étrivières hérissées de nœuds dont on châtie les prêtres de Cybèle quand ils ont manqué aux rites de leur culte. Au reste, ce n'est pas seulement aux législateurs que ces philosophes font la guerre, c'est aux lois elles-mêmes, et on peut s'en convaincre en écoutant Épicure. Dans son ouvrage sur les Doutes, il se demande à lui-même si le sage transgressera les lois lorsqu'il sera sûr de n'être pas découvert, et il répond : « Une assertion simple et précise n'est pas facile en pareil cas ; mais il dira : Je le ferai, et je n'en conviendrai point. » Ailleurs, en écrivant, je crois, à ldoménée, il l'exhorte à ne se pas asservir aux lois et aux opinions reçues, à moins que ce ne soit pour éviter le chagrin d'une prompte punition. « Si donc vouloir abolir les lois et le gouvernement c'est détruire tous les fondements de la vie humaine, Épicure et Métrodore sont coupables de cet attentat, eux qui détournent leurs disciples de toute administration des affaires publiques, qui s'indignent contre les hommes d'État, qui traitent avec insulte les premiers et les plus sages des législateurs, et qui provoquent les hommes à la transgression des lois, lorsqu'ils n'ont point à craindre le châtiment. Aussi Colotes, dans son ouvrage, a-t-il, ce me semble, moins intenté de fausses accusations contre les autres philosophes qu'il n'en a avancé de très véritables contre les écrits et les dogmes d'Épicure. »