[0] PARALLÈLE DE PAUL ÉMILE ET DE TIMOLÉON. [1] I. D'après l'idée que l'histoire nous donne de ces deux grands hommes, on voit aisément que leur parallèle n'offre pas des différences et des disparités bien sensibles. Les guerres qu'ils eurent l'un et l'autre à soutenir leur donnèrent à combattre des ennemis célèbres : à l'un les Macédoniens; à l'autre les Carthaginois. Leurs victoires eurent le plus grand éclat : l'un fit la conquête de la Macédoine et renversa le trône d'Antigonus, dont la succession s'était continuée jusqu'au septième roi; l'autre détruisit toutes les tyrannies de la Sicile, et rendit à l'île entière sa liberté. Peut-être mettra-t-on entre eux cette différence, que Paul Émile eut en tête Persée, qui avait de très grandes forces, et qui avait déjà battu les Romains, et que Timoléon attaqua Denys lorsqu'il était très affaibli et presque sans ressource. Mais on pourrait dire aussi, l'avantage de Timoléon, qu'il vainquit plusieurs tyrans et brisa, les forces des Carthaginois, non comme Paul Émile avec des troupes aguerries et formées à une exacte discipline, mais avec des soldats ramassés au hasard, avec des mercenaires accoutumés à une vie indisciplinée, et, qui ne faisaient à la guerre que ce qu'il leur plaisait. Or, des exploits pareils avec des forces inégales ajoutent à la gloire du général. [2] II. Ils se conservèrent tous deux purs et justes dans l'administration des affaires ; mais il semble que Paul Émile y arriva tout formé à la vertu par les lois et les mœurs de sa patrie, au lieu que Timoléon s'y forma lui-même. Ce qui le prouve, c'est que du temps de Paul Émile tous les Romains étaient également modestes, également soumis à leurs usages, pleins de crainte pour les lois et de respect pour leurs concitoyens mêmes. Au contraire, de tous les généraux et de tous les capitaines grecs qui commandèrent en Sicile, il n'y en eut pas un seul qui ne se corrompît, si l'on en excepte Dion, qui fut même soupçonné d'avoir aspiré à la tyrannie et formé le projet chimérique d'établir à Syracuse une royauté semblable à celle de Lacédémone. L'historien Timée rapporte que Gylippe lui-même fut renvoyé ignominieusement par les Syracusains qui avaient reconnu en lui, dans l'exercice de son commandement, une insatiable avarice. Les injustices et les perfidies que l'espérance de se rendre maîtres de la Sicile fit commettre à Pharax le Spartiate, et à Callippe d'Athènes, nous ont été transmises par plusieurs historiens. Cependant qu'étaient-ce que ces deux généraux, et quelles forces avaient-ils en main, pour se livrer à une telle espérance? Le premier faisait sa cour à Denys, déjà chassé de Syracuse; et Callipe était simple capitaine dans les troupes étrangères de l'année de Dion. Mais Timoléon, que les Corinthiens envoyèrent pour général aux Syracusains, sur leurs vives instances; qui, loin d'avoir à solliciter des troupes, était assuré de trouver une armée toute prête, qui ne désirait que de l'avoir pour chef, Timoléon n'eut, dans son commandement, d'autre ambition et d'autre but que de détruire ces tyrans injustes. [3] III. Ce qu'on ne peut trop admirer dans Paul Émile, c'est qu'après avoir détruit une si grande monarchie, il n'augmenta pas son bien d'une seule drachme, et ne voulait toucher ni voir ces trésors immenses dont il fit à d'autres de si grandes largesses. Je n'ai garde à blâmer Timoléon d'avoir accepté une belle maison à Syracuse, et une autre à la campagne : il n'y a pas de honte à recevoir le prix de si grands services ; mais il est encore plus beau de les refuser ; et c'est le comble de la vertu que de savoir se passer de ce qu'elle peut acquérir légitimement. Il y a des corps qui supportent le froid et d'autres le chaud ; les meilleurs tempéraments sont ceux qui peuvent souffrir également le chaud et le froid : de même l'âme la plus forte et la mieux constituée est celle qui ne se laisse ni enorgueillir par les succès, ni abattre par les revers. Sous ce rapport, Paul Émile paraît plus parfait que Timoléon. Dans le plus grand des malheurs ; dans la douleur extrême que lui causa la mort de ses enfants, il ne se montra ni plus faible ni moins estimable que dans sa plus grande prospérité. Timoléon, au contraire, après l'action généreuse à laquelle il se porta contre son frère, ne put soumettre sa douleur à l'empire de la raison; abattu par le chagrin et par le repentir, il n'eut pas, durant vingt ans, le courage de paraître à la tribune et sur la place publique. Il faut rougir, sans doute, des actions honteuses ; mais aussi, craindre toute sorte de blâme, c'est la preuve d'un caractère doux et simple , à la vérité, mais qui manque d'élévation et d'énergie.